Des textes anciens pour comprendre le développement des langues

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Des textes anciens pour comprendre le
développement des langues créoles :
Utilisation et interprétation, avec
application à l’aire caraïbe
Marie-Christine Hazaël-Massieux
[email protected]
Meillet
« …la parenté n’implique aucune ressemblance actuelle des
langues considérées, ni surtout du système général des langues
considérées ; et inversement il y a beaucoup de ressemblances,
soit de structure générale, soit de vocabulaire, qui n’impliquent
pas parenté. » (in Linguistique historique et linguistique
générale, 1982, p. 92)
Mettre ainsi cette présentation sous le patronage de Meillet, pour rappeler
ce qui permet de prouver parentés, et ce qui ne le permet pas : à l’heure
actuelle où discussions sur « substrat », genèse, universaux sont à l’ordre
du jour, rappeler que toutes les ressemblances ne sont pas expression
d’une origine commune, mais peuvent être le résultat de convergences
(qui donnent un même « type » linguistique mais qui ne sont pas le
produit d’un apparentement).
Plan de l’exposé
1. La question de l’évolution des langues
créoles
2. La question de l’authenticité des textes
anciens
3. La variation et ses causes
Introduction
• Importance des textes anciens et de leur utilisation
• Mais précautions importantes lorsque l’on se sert de textes
écrits aux XVIIIe et au XIXe siècles.
• Perspectives comparatistes à l’occasion.
• Difficultés nombreuses, dont nous voudrions essayer de faire
le tour.
1. L’évolution des langues créoles :
comment elle apparaît à l’écrit
• Evolution des créoles comme de toutes les langues.
• Elaboration du système grammatical (sans doute « réduit » à
l’origine) :
 Le système de chaque nouvelle langue se structure,
s’organise, se développe (contrastes, oppositions) à partir des
éléments utilisés pour la communication (qui sont « sortis » des
paradigmes de la / des langue(s) antérieure(s)).
 Certains éléments lexicaux peuvent devenir des morphèmes
grammaticaux en acquérant des fonctions nouvelles
(grammaticalisation) : à suivre de textes en textes
(historiquement datés) : cf. comment s’élabore le système des
déterminants dans la Caraïbe.
• Sans négliger toutefois les contacts de langues (qui perdurent à
époque contemporaine presque partout avec le français ou
l’anglais, selon zones), mais qui depuis longtemps ont cessé avec
les langues africaines.
Pour établir des schémas d’évolution, on ne peut travailler de
façon fructueuse que
sur des sous-systèmes grammaticaux :
• Système verbaux
• Systèmes pronominaux
• Systèmes de détermination
• etc.
(cf. règles de la grammaire comparée)
Ou sur des ensembles lexicaux (termes du vocabulaire de la
famille) et non pas sur des mots isolés. Quand on travaille sur des
mots isolés, on ne peut tout au plus qu’essayer d’étudier une
étymologie – ce qui est très difficile sur des mots courts. Ex. de
« ba » Sur un mot tel que « mabolo », c’est beaucoup moins
incertain.
L’écrit peut demander un certain temps pour « enregistrer »
une forme nouvelle : cf. la notion de date d’attestation (bien
différente de date de création).
Cf. quelques exemples pris dans l’étude sur les déterminants.
Ya/yan en Martinique ; lan en Haïti.
De quand peut-on dater exactement l’amuïssement du [l] dans
zozyo-(l)a en Martinique ; on le trouve noté vers 1940-1950 (chez
Gratiant, par exemple : existait-il avant ? ; forme inconnue dans
Choucoune d’Oswald Durand (1896) Haïti ; dans Cric-crac de
Georges Sylvain (éd. 1929) Haïti : on a uniquement « la », voire
« là ».
Intérêt de rappeler cette évolution des langues créoles.
•Pas nécessaire d’imaginer des « mélanges » de dialectes, très
difficiles à prouver, même si l’on peut imaginer que les auteurs ont
voyagé
•Quand des formes maintenant concurrentes (dans des dialectes
distincts) se trouvent dans un même texte, à quelques lignes (ou
mots) d’intervalle : n’est-ce pas plutôt l’indice d’une
indifférenciation (des différences n’ont pas été grammaticalisées, et
de ce fait sont peu « audibles » pour les locuteurs). Ils pensent avoir
affaire à la même forme. Cf. en français les locuteurs établissent-ils
une véritable différence de sens entre
 Je dois y aller / il me faut y aller ?
Tu peux bien t’en fiche / tu peux bien t’en ficher ? (langue populaire)
Ex. : Cf possessifs dans la Passion selon St Jean et jusqu’au XIXe siècle ;
question de gagne / gagné en haïtien (1821 : Idylles…) ; alé/va : « peur to va
refusé » / « m’alé di toi / t’alé conné »
•A l’inverse des formes différenciées ont pu disparaître.
Cf. les pronoms dans Idylles :
Opposition sujet / objet : mo / moi ; to / toi
Opposition to / vous (dans Idylles…, cf. Idylle II : c’est Zerbin qui le
premier passe à « to » ; également dans Jeannot et Thérèse…)
Les langues créoles continuent à évoluer. Cf le système des
déterminants à la Martinique + ya/yan.
« Kimoun ki nôz malpalé fanm
Jôdi ta-a anlè tè-ya ? »
« Pawol mwen sé an ti lafimen
Ka filtré anba kannari-w
Lafimen yan ké ay fè chimen-i » (Joby Bernabé, Fanm)
Affiche radio libre :
« Nou kontan wè zot ici ya ».
Conclusion : questions de convergences et de reconstruction
historique
Les langues créoles ont évolué depuis l’origine et continuent à
évoluer. Même si l’écrit peut prendre un certain temps pour
enregistrer l’évolution, il est le seul témoin dont nous disposons
vraiment maintenant, à compléter sans doute par des
reconstructions, pour lesquelles nous sommes cependant peu
« armés », cf. Meillet sur les langues qui ne se prêtent pas très bien
aux reconstructions :
« … le procédé de démonstration des parentés de langues indiqué ici s’applique bien à des langues dont le type
originel a comporté une grammaire compliquée […] Mais, si l’on est en présence de langues qui n’ont presque pas
de grammaire, si presque toute la grammaire proprement dite tient en quelques règles de position relative des mots,
comme dans certaines langues d’Extrême-Orient ou du Soudan, le procédé ne s’applique pas. Et alors la question
des parentés de langues est pratiquement insoluble, aussi longtemps qu’on n’aura pas trouvé de critères qui
permettent d’affirmer que des langues de ce type sont issues les unes des autres et que les ressemblances de
vocabulaire qu’elles offrent ne sont pas dues à des emprunts. » (p. 97)
Il ajoute
« Une concordance générale de développement ne peut servir à démontrer une communauté d’origine historique.
Le comparatiste historien doit se méfier avant tout de ce que les biologistes appellent des phénomènes de
convergence. » (p. 34)
« …la parenté n’implique aucune ressemblance actuelle des langues considérées, ni surtout du système général
des langues considérées ; et inversement il y a beaucoup de ressemblances, soit de structure générale, soit de
vocabulaire, qui n’impliquent pas parenté. », p. 92
2. La question de l’authenticité des
textes anciens
Les textes sont-il représentatifs du créole « réel » de l’époque ?
•Certains textes sont anonymes : On ne sait pas toujours qui les a
écrits et où on les a écrit. Un ex. Idylles ou Essais de poésie
créole par un Colon de Saint-Domingue.
•La « signature » peut ne pas correspondre : cf. Leclerc ou
Napoléon signant les « Proclamations révolutionnaires »
•Pour les textes les plus anciens, ils ont été vraisemblablement
écrits par des blancs (chroniqueurs, missionnaires, colons…),
créolophones non natifs dans le meilleur des cas (savoir écrire au
XVIIe-XVIIIe siècle est déjà le signe d’une culture en français
assez importante) : a-t-on du créole ou une « imitation » de
créole ?
•Question du genre littéraire : parodie, imitation, faire rire,
transmission d’informations – mais à qui ? Évangélisation,
divertissement…
•L’écrit n’est jamais tout à fait de l’oral fidèle, et si ces textes
anciens sont « fidèles » à quelque chose
Sont-ils fidèles à l’écrit français (règles de grammaire
française projetées sur le créole) ?
La rigueur n’est pas de mise dans l’orthographe aux XVIIIe et
même XIXe siècle, même en France. Ainsi dans Idylles, on trouve
« vou » et « nous »
Sont-ils fidèles à l’oral créole (noter des scrupules
phonétiques intéressants) : moins (pour 1ère pers.) manifeste
nasalisation que ne manifeste pas « moé » ; même si le « s » est
bien sûr inutile dans le premier cas, il montre que le scripteur
cherche à noter la prononciation nasalisée et qu’il prend pour
cela le mot français le plus proche auquel il pense.
Autre exemple : on peut constater par exemple dans Idylles
qu’il y a plusieurs formes attestées pour « faire », qui ne
semblent pas conditionnées par le contexte:
•« Qui ça li té fair là » (Id. 1) :
•« Dan cay-moi ça to té vini faire ! » (Idylle 3) ;
•« Tant sa to fai baï Mamsèl l’embraye, Tan ça to di fai quiormoi pré sauté… » » (Idylle 3)
Et même (Id. 4) :
« Astore là to faire la dévote !
Ma foi, Boud-ié va ben souchié
Si to vini sa matelote !
Mai d’abord que to fé la sote… »
Intérêt des apostrophes qui soulignent clairement des élisions:
Ex. dans la Parabole de l’enfant Prodigue :
« …pou’allé laút’ côté »
« Li té bien v’lé mangé ça cochons la io t’après mangé
pauv’diab’ »
Ou dans Idylle 2 : Quior moi batt’ si fort… »
La chute de nombreuses consonnes finales est intéressante, mais
elle est irrégulière. On trouve ainsi « ver la soir »*, « quan moi »,
également des élisions de « é » dans té devant voyelle : « mo t’a
voudrai pouvoir… « quand nous t’alé dan boi… » (qui se distingue
de « Si vou té conné », Id. 2), mais on a « moment », « comment » ;
quand on a « tout », faut-il ou non prononcer le « t » ? Et « dir »
comporte-t-il un « r » prononcé ou non ? Pourquoi « d’abord » ?
* A propos de cette incertitude de genre, noter que l’on a aussi « la jour » dans Lisette
(noté « Là jour » dans Ducoeurjoly)
•Malgré les difficultés de l’interprétation des graphies, la
linguistique comparée n’a jamais procédé autrement qu’en partant
de textes écrits, et sans avoir des certitudes sur la capacité des
scripteurs à noter exactement ce que les gens prononçaient : cela
n’a pas empêché de reconstruire l’indo-européen...
Certes en matière de langues créoles
•Nous avons moins de recul historique : cf. trois siècles seulement;
les mots ont donc moins évolué, les systèmes ne se sont pas aussi
systématiquement développés.
• Nous avons probablement globalement moins de textes.
•Nous travaillons à partir de langues où la morphologie est très
réduite (voire nulle) : cf. Meillet ci-dessus.
Mais l’intérêt est très grand quand même, à divers plans :
Lexique
On peut (parfois) trouver des attestations de mots maintenant
disparus (ou quasiment) : cf. bichi (?), wanga (disparu ailleurs
qu’en Haïti, mais d’origine bantoue certaine). Cf. Jeannot et
Thérèse../
Grammaire
On peut comparer des sous-systèmes grammaticaux et mesurer des
différences, noter des évolutions (cf. par exemple la préposition/le
translateur « à », mais cf. aussi l’opposition mo/moi (dans Idylles).
Phonétique
On peut même en partant des graphies, avoir des éléments sérieux,
voire décisifs, concernant la prononciation. Cf. mon exemple de
« moins » précédent, mais se rappeler aussi que les scrupules
« normatifs » étant moins grands que maintenant, quand les auteurs
remarquent des faits qui indiquent clairement la différence entre
créole et français, ils n’hésitent pas à les noter : cf. « quarquier »,
« amiquié » dans J et T ; « fini », « domi » (sans r final), alors que
même si nous pouvons supposer que le « r » ne se prononçait pas à
l’époque de la colonisation, les textes français le notent dans les
verbes du 2e groupe comme dans le verbes du 1er groupe.
Conclusion
Une langue écrite n’est jamais « authentique » à strictement parler
= elle est toujours une certaine représentation de l’oral, mais elle
n’est pas l’oral ! C’est avec cela que nous devons travailler (pas
d’autre ressource), et les scrupules des auteurs sont souvent très
significatifs.
3. La variation et ses causes
dans les textes anciens
(phonique, graphique, grammaticale…)
Variation extrême dans les textes anciens !
•Variation d’un texte à l’autre
•Variation d’un auteur à l’autre
•Variation à l’intérieur même d’un texte daté et signé : variation
orthographique, certes, mais pas seulement !
Plusieurs types de variation :
•Graphies très variables : selon position dans le mot, selon
moment du texte : « …quier » / « …tié », « à », ou « a »,
« moins » / « moé », « faire / fair / fai », « i » peut comporter ou
non un point, les accents sont aussi très incertains, etc.
•Graphies souvent difficiles à interpréter dans les manuscrits : i
ou e, s ou t (en particulier en finale), mais selon écriture : l peut
ressembler à i sans point, f et s ne sont pas toujours distincts, b ou
p peuvent être confondus, a, o pas faciles à reconnaître, u ou
n peu reconnaissables, etc. : problèmes de la lecture de tous les
manuscrits.
Au-delà du manuscrit, quand on part de textes imprimés :
•Beaucoup d’incertitudes orthographiques (le scrupule
orthographique n’est pas ce qu’il est maintenant) : des formes
identiques peuvent être notées différemment, des formes
différentes peuvent être notées de la même façon (sans être pour
autant homophones)
•Il existe parfois plusieurs versions d’une même œuvre, cf. le cas
de Jeannot et Thérèse, mais c’est le cas de Lisette quitté laplaine,
de la Parabole du Fils prodigue, d’Idylles [et chansons], etc.
Certains éléments changent de l’une à l’autre, sans que l’on puisse
toujours expliquer ce « type » de variation : variation phonique,
variation graphique…
•Conscient d’une variation dans la prononciation, un auteur
ne peut pas ou ne sait pas trancher : il n’y a pas de « norme »;
il représente d’une façon ou d’une autre selon le moment où
il écrit, sans qu’il y ait toujours pour nous une raison
apparente (parfois on peut penser au rôle de la rime : on écrit
« suffir » ou « suffire » ; « temps / tan / tant » : mots objets
de nombreuses confusions, d’ailleurs attestées en français, cf.
Grévisse…)
•Le contexte immédiat peut entraîner des différences de
prononciation, et éventuellement des différences de représentation
mais pas toujours. Ainsi dans Idylles, l’auteur note un phénomène
de variation contextuelle vraisemblable : té  t’ devant voyelle.
Dans les créoles contemporain de la Caraïbe : de nombreuses
répartitions contextuelles : cf. moin vwè-(l)i [vwèy] ; moin bat-li
[batli]).
Autre ex. : li tou / moin itou. (XVIIIe siècle)
Comme on ne prononce pas toujours de la même façon
(énonciation plus ou moins rapide), les auteurs représentent ou non
cette variation contextuelle (influence aussi du nombre des
syllabes résultantes dans les poèmes).
•Pas d’assurance dans la coupe des mots : la ri/la rue/lari/laru
(source supplémentaire de variation) : variation d’ailleurs non
signifiante dans ce cas : la représentation des mots du lexique est
particulièrement mouvante.
Conclusion
Noter que c’est le plus souvent à travers les comparaisons, les
rapprochements multiples de textes nombreux que l’on peut
conclure et assurer l’analyse.
Si les connaissances que nous avons des français populaires du
XVIIe-XVIIIe siècle nous aident pour découvrir et expliquer les
créoles, les connaissances de plus en plus décisives que nous
développons en matière de langues créoles, nous renseignent
aussi pour notre connaissance du français oral et populaire
ancien. Les indices ne manquent pas pour nous aider à opérer un
certain nombre de reconstructions probables (et utiles pour
faciliter de plus amples découvertes), à condition de savoir les
analyser et les interpréter…
Ex désormais classique de
« Compère Guilleri / te lairras-tu mourri ? » qui explique
l’absence de « r » prononcé dans les verbes du 2e groupe en
créole de la Caraïbe.
La datation du passage à « mwa » dans les campagnes de
l’Ouest, considérée comme bien plus tardive qu’à la Cour et
dans la région parisienne, est confirmée par les formes attestées
dans les créoles : moé/moin.
Alors :
• Rechercher des textes nombreux, sans négliger les versions
diverses, les retranscriptions, les rééditions...
• Analyser systématiquement les textes : aspects historiques, étude
du contexte, approche comparative sérieuse des diverses variétés…
• Travailler d’abord en système bien avant de tenter des
rapprochements (toujours aventurés) avec d’autres langues (cf.
principes de Meillet).