RFDA 2006 p. 248 Les contrats administratifs et leur évolution (1

Download Report

Transcript RFDA 2006 p. 248 Les contrats administratifs et leur évolution (1

RFDA 2006 p. 248
Les contrats administratifs et leur évolution (1)
Rapport de synthèse
François Borella, Professeur émérite de droit public à l'Université de Nancy 2
I - Je dirai d'abord quelques mots pour résumer, plutôt d'ailleurs que synthétiser, les riches
communications que nous venons d'entendre. Je prie les intervenants de bien vouloir excuser
les simplifications que je vais faire subir à leurs réflexions.
Frank Moderne a posé la question de savoir si la liberté contractuelle est une liberté
constitutionnellement garantie. La jurisprudence judiciaire et le Conseil d'Etat répondent
positivement, mais il y a un doute sur la réponse du Conseil constitutionnel, qui cherche à
adosser la liberté contractuelle à une liberté reconnue. L'auteur pense que le Conseil
constitutionnel devrait reconnaître son erreur.
Benoît Plessix a traité de la théorie des vices du consentement dans les contrats
administratifs. La jurisprudence utilise effectivement ce concept transposé du droit civil mais,
en ce cas, fondé sur la théorie du service public et en particulier du principe de continuité. Ce
faisant, le juge administratif pénètre les intentions des acteurs concernés, comme il le fait
dans le détournement de pouvoir.
Fabrice Gartner fait le point sur l'intérêt général dans les contrats administratifs aujourd'hui.
Cette notion fonde les prérogatives d'ordre public de l'Administration ; or celles-ci s'atténuent
dans la pratique. Le concept même d'intérêt général évolue ; il est remis en cause lorsque
l'Administration agit comme prestataire de services et donc comme une entreprise privée.
Patrick Wachsman, à propos de la recevabilité du recours en excès de pouvoir dans le droit
des contrats administratifs, montre que les frontières entre l'acte unilatéral et le contrat sont
souvent floues et évolutives. Quant au « droit au juge », notion créée par la Cour européenne
des droits de l'homme, elle était déjà prévue par J. Romieu dans ses conclusions sur l'arrêt
Martin en 1904.
Gabriel Eckert présente une réflexion critique sur l'évolution du droit des contrats publics. Il
constate un émiettement du droit de la commande publique, la multiplication des contrats
spéciaux et donc une complexité qui confine parfois à l'insécurité juridique. La réforme
récente du code des marchés publics n'est pas suffisante de ce point de vue.
Jean Waline traite des contrats entre personnes publiques, réalité souvent méconnue. Le code
des marchés publics leur est malaisément applicable, même si la liberté contractuelle est
reconnue aux personnes publiques par le Conseil constitutionnel. Il faut distinguer les contrats
entre l'Etat et les autres personnes publiques des contrats entre ces dernières. On voit bien
d'ailleurs les limites de la voie contractuelle (concurrence, prérogatives régaliennes...). On
peut se demander si l'Etat ne l'utilise pas comme un substitut à la tutelle.
Christian Autexier traite des contrats de partenariat dans le droit allemand. Celui-ci n'admet la
notion de contrat administratif que tardivement car l'Etat « ne pactise pas », il n'agit que par
acte unilatéral. A partir de 1976, la loi réglemente les contrats de coordination (entre
personnes publiques) et ceux de subordination (avec les personnes privées) ; les contrats de
partenariat entre personnes publiques et privées n'apparaissent que depuis 1995. Le débat
sur leur compatibilité avec le droit administratif allemand n'est pas clos.
II - Après cette tentative de synthèse des communications présentées durant cette journée
d'études, je voudrais maintenant proposer quelques brèves réflexions sur l'oeuvre scientifique
d'Yves Weber.
Pour ce faire, j'ai recherché dans ma bibliothèque personnelle les publications de notre
collègue. J'y ai retrouvé, d'abord, sa thèse intitulée « L'Administration consultative » publiée
en 1968 à la LGDJ, dans la Bibliothèque de droit public, avec la préface de Claude
Durand-Prinborgne, qui avait dirigé son travail. J'y ai trouvé aussi douze tirés à part : articles
de revue, chapitres dans des ouvrages collectifs, participations à des volumes de Mélanges. Il
en manque sûrement. Presque tous ces textes sont consacrés à la question des marchés
publics, sauf un article à la Revue de droit public sur le bicaméralisme et son déclin dans les
Etats unitaires. Mais j'ai retrouvé aussi une oeuvre de jeunesse, presque un travail d'étudiant
; c'est son mémoire de doctorat sur les idées politiques d'André Tardieu. Publié en 1967 dans
les défunts Cahiers de la Faculté, il a l'ampleur d'un livre (120 pages) et dépasse de beaucoup
les écrits de cette nature par la finesse de l'analyse et l'ampleur de la culture philosophique.
A la relecture de ce corpus, réfléchissant sur le sens de l'oeuvre scientifique de notre ami, j'ai
cru voir s'ordonner les deux axes de ses recherches, l'administration consultative et les
marchés publics, selon une problématique centrale : celle du droit administratif dans une
société de liberté et plus précisément celle des rapports entre la puissance publique et le
monde de l'économie.
Derrière une rigueur juridique toujours dominante et parfois brillante, on découvre une
interrogation étonnamment actuelle, une prescience des débats contemporains et des conflits
qu'ils entraînent. Cette problématique est celle qui confronte la gouvernance des sociétés
humaines aux deux seuls moyens de réguler l'exercice de la liberté des acteurs sociaux : d'un
côté la règle et l'ordre imposés d'en haut, de l'autre l'accord des parties à la relation sociale.
C'est-à-dire soit la puissance publique et l'acte unilatéral, soit le contrat et l'acte négocié.
Il est fréquent aujourd'hui d'opposer les deux logiques, d'exalter l'Etat contre le marché ou le
contraire. Dans sa thèse, Yves Weber montre que l'acte unilatéral n'est pas l'oeuvre solitaire
d'une Administration enfermée dans une tour d'ivoire, seule détentrice et interprète exclusive
de l'intérêt général. Il est plutôt la dernière étape d'un processus complexe d'information et
de consultation. Ce thème avait déjà été abordé par Bernard Gény, le fils de François, dans sa
thèse publiée en 1935 sous le titre « La collaboration des administrés à l'Administration en
dehors de leurs rapports contractuels ». Y. Weber le reprend et le renouvelle ; il montre que la
consultation, au-delà de la fonction de conseil juridique à laquelle voulait la limiter la
conception napoléonienne, s'étend à tous les aspects techniques et d'opportunité de la
décision. Surtout, elle concerne les citoyens dans la diversité de leurs situations et de leurs
activités économiques et sociales et dans la multiplicité de la représentation de leurs intérêts.
Allant plus loin, il affirme que, dans certains secteurs, « la décision juridique apparaît
littéralement vidée de son contenu. Elle se trouve ramenée au rang d'une simple mesure de
ratification ou d'homologation de choix arrêtés lors de l'élaboration » (p. 293). Il démontre en
outre que la consultation n'est pas seulement une formalité administrative dont le juge ne
contrôlerait que le respect. Elle est elle-même un acte juridique unilatéral qui peut être
exécutoire, faire grief et est donc susceptible, de ce chef, d'un recours contentieux.
Mais c'est dans le domaine des contrats administratifs que les deux logiques de régulation de
la vie sociale sont le plus nettement confrontées l'une à l'autre. L'expression même de marché
public est emblématique de cette confrontation, voire de cette contradiction dans les termes.
Le mot de marché, comme celui de contrat, appelle l'égalité des partenaires et la libre
détermination des volontés sur l'objet et les modalités de leur accord. L'adjectif public évoque
la prérogative de puissance publique, la clause exorbitante du droit commun. Parler de
marché public, c'est se situer à l'interface entre la puissance publique et le marché libre.
Les travaux d'Yves Weber développent cette problématique d'une manière approfondie et très
technique en l'appliquant à tous les aspects des marchés publics, en particulier aux modes de
passation et aux clauses des cahiers, théoriquement unilatérales et pratiquement négociées
avec les organisations professionnelles. Je ne reprends pas ses analyses, souvent d'ailleurs
dépassées par les changements fréquents, et tout récemment encore, du cadre normatif ;
preuve, s'il en était besoin, que la question n'a pas trouvé son point d'équilibre, en particulier
dans le cadre du droit européen d'un marché où joue une concurrence libre et non faussée.
Dans une dédicace rageuse d'un de ses articles, publié dans les Annales de l'Université de
Thessalonique en 1991, il m'écrivait : « Ras le bol du marché dans des domaines où il n'a que
faire ». L'article s'intitule « Personnes publiques et droit de la concurrence ».
Mais il est un point plus précis où ce conflit prend toute son ampleur ; c'est celui de savoir si
les délégations de service public par l'Etat ou une collectivité territoriale à une entreprise
privée sont ou non des contrats administratifs. Dans son article à la Revue de droit public «
Vers un nouveau droit des marchés publics », il écrit « De plus en plus on s'accorde à
considérer les marchés publics comme les seuls véritables contrats administratifs ». Il en voit
les raisons dans « le nombre dérisoire des marchés innommés » et surtout « compte tenu [...]
de la marge contractuelle faible permise par les autres contrats spéciaux, tels les contrats de
transfert de gestion dominés par les aspects institutionnels du service public ou du travail
public ».
C'est là un point capital dont on peut regretter qu'il ne l'ait pas plus développé. Dans la
conception française du droit public, l'Etat, les collectivités territoriales et leurs administrations
sont bien évidemment les agents de la puissance publique ; mais leur action ne se résume pas
à l'acte unilatéral exécutoire par lui-même. Elle est aussi une action de service public,
c'est-à-dire de fourniture au public des prestations que les autorités élues jugent peu,
insuffisamment ou pas du tout fournies par l'initiative privée.
Le service public apparaît alors comme la justification concrète et quotidienne de la
démocratie représentative. La démocratie élective, représentative, est le moyen, solennel et
intermittent, d'investir les organes publics du pouvoir. Plus modestement, le service public est
la démocratie au quotidien, journalière, dans le concret de la vie des citoyens.
Pour durer et s'enraciner, la démocratie ne doit pas être seulement la justification du droit de
commander, de sanctionner, de prélever. Elle doit être aussi l'autorité tutélaire qui protège,
aide, encourage, garantit à tous, autant que possible, les biens et les services indispensables.
***
Pour conclure cette trop brève réflexion, il me semble nécessaire de revenir un instant sur les
thèmes qui sous-tendaient le mémoire de doctorat d'Yves Weber, c'est-à-dire la réforme de
l'Etat. C'est là un thème récurrent de la pensée politique, et des programmes
gouvernementaux, depuis la Première Guerre mondiale jusqu'à nos jours. André Tardieu a, en
effet, beaucoup écrit sur le sujet. Mais les données du problème ont aujourd'hui changé. Les
institutions politiques, depuis la Ve République, se sont stabilisées ; il ne s'agit donc plus, pour
l'essentiel, de réforme constitutionnelle. Ce qui est en cause maintenant, c'est l'Etat lui-même
et son rôle dans et pour la société. L'Etat-Providence est en question. Certes, nul ne prétend
plus qu'il mène à la servitude, mais on l'accuse d'être inefficace et gaspilleur. Ce qui n'est pas
rien, mais, finalement, ne concerne que ses procédés d'action et non sa finalité. Nous
retrouvons ici au premier chef le droit administratif et le droit fiscal.
On sait par ailleurs que le collectivisme n'a jamais été institué par des voies ou des
procédures démocratiques vraiment libres ; l'exemple contemporain de la Chine montre au
contraire une dictature politique s'épanouissant dans une économie ultra-libérale.
La réflexion sur le droit administratif, et singulièrement sur les marchés publics, n'est donc
pas très éloignée de ces affirmations trop générales. Elle me semble au contraire y conduire,
non par de vagues affirmations et des simplifications abusives, mais par le moyen de l'austère
et rigoureuse analyse juridique de la production normative et jurisprudentielle. C'est bien le
rôle de la doctrine, comme on disait naguère, de faire ce travail. C'est, me semble-t-il celui
que s'était assigné Yves Weber.
Mots clés :
CONTRAT ADMINISTRATIF * Notion de contrat administratif * Evolution * Rapport de
synthèse
(1) Une Journée d'études en hommage au Professeur Yves Weber intitulée « Les contrats et
leur évolution » a été organisée à l'Université de Nancy 2 par l'Institut de recherches sur
l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE). Les articles de cet hommage, outre la présente
contribution, sont publiés, pour la seconde partie, dans le n° 2/2006 de cette Revue de la
façon suivante :
Les contrats entre personnes publiques, par Jean Waline, p. 229
L'introduction des contrats de partenariat en droit allemand : une autre façon de légiférer, par
Christian Autexier, p. 234
Réflexions sur l'évolution du droit des contrats publics, par Gabriel Eckert, p. 238
Yves Weber et la fonction publique territoriale. Témoignage, par Yves Gry, p. 244 .
RFDA © Editions Dalloz 2009