Transcript L`éducation corporelle - Département d`histoire

Histoire d’O:
l’Éducation corporelle d’une jeune bourgeoise
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Guy Lanoue, Université de Montréal, 2011-2015
Le sociologue allemand Norbert Elias a suggéré (Sur le processus de civilisation, 1939) que la socialisation
(former à un modèle) et l’individualisation (affirmer son individualité) ne sont pas de processus opposés,
comme le prétend l’idéologie un peu partout en Occident. Nous ne sommes ni robots hyperconformes à
l’idéologie ou aux règles de la vie sociale, ni des iconoclastes. Elias a tenté de démontrer que l’affirmation du
Soi n’est pas nécessairement limitée l’appartenance à de réseaux ou à une communauté. En particulier, il
s’adressait à la question de la persistance d’un ensemble de traits qui encadrent la présentation publique du
Soi. Les rituels de politesse de la cour européenne médiévale sont devenus les règles de courtoisie de la vie
publique. Les courtiers de la cour en particulier ont développé une notion de réserve corporelle, de contrôler
l’expression des émotions, surtout celles liées à la honte, et ceci à fur et à mesure que les réseaux du pouvoir
sont devenus plus complexes suivant la centralisation du pouvoir. Ainsi, s’établit un lien entre le pouvoir et le
contrôle de la corporalité: moins l’individu communique ses émotions, plus il s’isole des formes primordiales
de la nature qui dominent la vie des paysans; moins la personne met l’accent sur la corporalité et son langage,
plus il souligne l’importance du verbal, de l’idéologie, de l’imaginaire. Par inversion et par contraste, le corps
contrôlé et rigide devient signe de la société fermée.
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Pourquoi soulever le petit doigt en buvant, ou parfois, quand
on réalise un geste «huppé»? Il indique la délicatesse, la
nuance, les bonnes manières. Notez les mains de la paysanne
(en bas). Ce n’est pas un hasard si l’artiste les a placées au
centre de la composition. Les paysans travaillent avec leurs
mains. En vieillissant, leurs doigts deviennent courbés, signes
corporels de leur vie dure et de leur statut inférieur. Le petit
doigt soulevé est donc signe que la personne ne travaille pas
les champs, qu’elle n’est pas soumise. C’est un symbole de
classe supérieure, urbaine, civilisée: dans l’économie
traditionnelle, si l’on ne travaille pas la terre, un autre travaille
deux fois plus.
Head of a Peasant Woman,
Sir George Clausen, c.1882
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Notez qu’on n’est pas obligé de
connaitre sa signification pour
utiliser ce symbole. Le geste est
tellement somatisé dans la
culture de l’Occident qu’il peut
être utilisé comme métonymie
ironique, même par des enfants
qui jouent en «imitant» la vie
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adulte.
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Ce n’est pas surprenant que la socialisation des enfants mette l’accent autant sur le développement
d’habitudes somatiques que les valeurs et les mœurs explicitées dans le discours (p.e., « arrête de
grouiller sur la chaise! » versus « téléphone à tante Camille pour la remercier pour la paire de bas
qu’elle t’a donnée pour Noël! »). Cependant, la discipline corporelle est différente pour les filles et
les garçons. Quel est l’avantage de produire de l’inégalité dans les rapports intimes, quand toutes les
données historiques depuis l’époque médiévale démontrent
l’inverse, que les femmes et les hommes collaboraient dans
la maisonnée? Le discours de la «faiblesse» de la femme est
assez récent, émergeant plus ou moins avec
l’industrialisation pour de raisons trop complexes pour cette
présentation. Reste que les femmes sont les porteuses de
l’identité bourgeoise, et ceci autant par leur déportement
que par les attitudes.
À gauche et en bas, même les très jeunes filles peuvent tenter de
«saboter» un uniforme scolaire standardisé pour se rendre
visiblement plus séduisantes.
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La parenté européenne
Les femmes d’Europe occidentale, depuis la chute de
l’Empire romain, ont joué un rôle social ambigu: elles
consolidaient les liens entre les maisonnées dans la
génération actuelle (« 0 »), surtout à l’époque médiévale;
elles peuvent occuper le rôle d’ancêtre dans le passé (la
génération « 2 »), mais ne peuvent transmettre l’identité
sociale aux générations futures (les enfants adoptent le
nom du père).
Commençant au 14e siècle, surtout dans les
villes où les ateliers familiaux («les
maisonnées») sont lentement transformés en
usines par les capitalistes-marchands et les
artisans-marchands en employés, les liens
entre maisonnées jadis consolidés par les
femmes ont de moindres importances. La
catégorie «femme» devient un symbole sans
référent précis.
La gouvernance ‘traditionnelle’ et la beauté
Le pouvoir de certaines classes les permet de définir leur habitus comme supérieur et donc
comme le modèle à imiter, car il définit le «normal» (le processus de «normalisation», qui
définit aussi la naturalisation). Les symboles qui mettent en scène telles définitions
influencent les marqueurs de statut des classes subalternes. Un tel marqueur est la beauté: on
a traditionnellement tendance à accepter les canons esthétiques qui dominent l’habitus des
classes dominantes. Leur contrôle des technologies de représentations garantit que ces
définitions deviennent répandues.
La beauté ‘traditionnelle’ de la modernité
L’européanisation de la beauté:
comment la mondialisation a-t-elle
transformé les notions de beauté
•
Néfertiti, reine égyptienne (3,300 a.p.)
•
Femme blanche
•
Femme «asiatique»
•
Femme «noire»
L’européanisation de la beauté
Avant et après l’intervention chirurgicale pour ‘européaniser’ ces femmes asiatiques
L’évolution de la beauté roumaine et les divers régimes politiques
La beauté roumaine
‘slavisée’ durant le
socialisme (années 1970)
La beauté roumaine
durant le protochronisme
(années 1980), après que les
socialistes aient brisés avec
Moscou: à la recherche d’une
identité purement roumaine
La beauté roumaine
contemporaine (2007),
cherchant l’identité
européenne; une
publicité pour
l’assurance-vie
L’actrice autrichienne Romy
Schneider (décédée 1982),
parangon de la beauté bourgeoise:
visage en forme de cœur, yeux
distants l’un de l’autre, sourcils
subtils en forme d’arche, visage
et regard dégagé, nez petit, lèvres
pulpeuses, maquillage léger,
aspect composé et neutre.
Esclave libérée, 13 BCE-5 CE.
Rome: Vatican Museums
(Chiaramonte). Il existe peu
d’images de femmes esclaves ou
plébéiennes; celle-ci a survécu
parce que la madame s’est enrichie.
Notez la frange de sa coiffure.
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Bronze d’une femme
noble; époque d’Auguste,
14 CE. NY: Metropolitan
Museum of Art.
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Mosaïque d’une Napolitaine.
Pompeii, 1st century CE. Naples,
National Archaeological Museum
Il est remarquable à quel point reste constant le style
du visage dégagé pour les femmes de rang supérieur.
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Balle internationale de débutantes, 2009;
Portrait de la fille de
représentantes du Texas
l’Ambassadeur américain en
Italie, C. Ruggiero, débutante,
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Balle autrichienne
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(contemporain)
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Femme noble, Italie, 16e siècle
Les femmes bourgeoises
peuvent avoir les cheveux
longs; cependant, le visage est
toujours dégagé.
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La danse formelle n’est pas uniquement une occasion pour présenter un beau visage au grand public,
mais souligne également la maitrise du corps. Même le ballet, qui à ses origines est plus spectacle de
cour que rituel corporel, est une occasion d’éduquer les jeunes bourgeoises. Comme les leçons de
piano pour les jeunes filles de bon statut, le but d’interminables leçons n’est pas de les transformer en
pianistes ou en ballerines, mais de s’assurer que ce contrôle soit incarné et normalisé: la jeune signale
qu’elle maitrise son corps, la dimension corporelle, et, donc, qu’elle domine son petit univers. Les
jeunes filles développent de mouvements gracieux; être
composée est également signe de la maitrise du corps.
Trois, la danse classique est aussi métonymie de l’aisance
et de la stabilité de la famille sur quelques générations, car
les leçons nécessitent une organisation précise du temps et
d’avoir des membres (p.e., la grand-mère, la gouvernante)
qui puissent suivre les enfants attentivement. Par contre,
les parents nouveaux-riches sont plus aptes à envoyer leurs
petites filles à des leçons de danse contemporaine, où
l’expression de la soi-disant créativité est très valorisée.
Pour en savoir plus sur la
théorie de la danse, voir,
Estelle Prébolin; « Les cours
de danse africaine à
Montréal, émergence d’une
production socioculturelle et
esthétique”, M.Sc.,
Université de Montréal.
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Ce n’est pas la bouche serrée qui ne
signale le statut haut, ni la coiffure un
peu asexuée, mais l’inclination de la
tête, qui oblige la personne de fermer
légèrement les yeux. Les yeux
normalement grands mais légèrement
fermés signalent, évidemment,
l’hauteur, comme si l’individu était sur
une échelle, et qu’il ne voit pas l’autre.
Le message est: « tu ne vaux pas la
peine de te regarder directement. Je
m’aveugle à ton existence. »
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Par contre, regarder vers le bas avec les yeux
fermés est un acte de soumission, mais l’inverse
l’est aussi: quand on incline la tête vers le bas
pour regarder vers le haut, cela confirme le
statut bas de départ et lance un message ambigu,
car les yeux agrandis par une pose (souvent
souligné par le maquillage) évoquent la
néoténie, le syndrome du visage enfantin. Donc,
agression contrôlée et ritualisée: de soumission à
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la séduction.
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La position des jambes lors assises est un signal important
pour les filles bourgeoises. Dans le sens des aiguilles d’une
montre: 1) acceptable; 2) acceptable; 3) acceptable
uniquement dans un environnement institutionnel et, donc, pas
acceptable pour une rencontre sociale; 4) pas acceptable. De
quelle façon ces poses sont-elles liées?*
* Réponse: la façon dont les jambes suggèrent le mouvement ou l’immobilité: moins les
jambes sont placées dans une pose qui suggère l’immobilité, plus haut est le statut.
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Cendrillon (Cendrillon, ou la petite pantoufle de verre) est un récit folklorique européen
qui a été souvent interprété comme une métaphore de l’exploitation typique de l’Ancien
Régime. Cependant, le drame central tourne autour de la question de la pantoufle de
verre. Les versions contemporaines oublient qu’à la fin du récit, Cendrillon pardonne ses
sœurs pour les abus qu’elle a subies, et elles épousent deux nobles de la cour du Prince
Charmant. Donc, pas de punition pour une mauvaise nature. Après le bal, le prince
désespéré tente de trouver la femme dont le pied et la cheville gracieuse sont signes de sa
qualité noble. Après avoir fait la preuve avec toutes les femmes du royaume, il retrouve
et épouse Cendrillon. La cheville mince et le pied petit sont depuis l’époque médiévale
signes de classe supérieure.
À droite, les chevilles de la
poupée Barbie sont trop
grosses pour sa taille fine
et irréelle. Dans le discours
populaire, on parle
beaucoup de la «libération»
de Barbie, émancipée de
son rôle traditionnel, mais
quelqu’un a-t-il parlé à
Ken? Serait-ce la vraie
raison pour la rupture?
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Cankle = ankle + calf; donc, cheville + mollet = chevollet?
La raison pour laquelle les femmes surtout portent de bracelets autour du poignet est
pour souligner sa finesse, ainsi que celle de la main et des doigts.
Trop de bracelets ou de bijoux trop voyants sur le
poignet ont l’effet inverse: madame tente de cacher ses
mains de menuisier. Stratégie acceptable pour séduire
l’Américain Mr Big, mais inefficace pour Alexandr
Petrovsky, européen d’origine et donc plus sensible à
l’importance de ce marqueur de classe.
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Traditionnellement, deux hommes
se donnent la main pour établir
qu’ils sont à pied d’égalité, mais la
femme se présente pour un
baisemain pour démontrer la finesse
de sa main afin que l’homme
constate son statut élevé.
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*Je ne parle pas des motivations ou raisons pour cette
allure, qui, comme le petit doigt soulevé quand on boit
d’une tasse signe du statut «raffiné», est un symbole
tellement iconique qu’il peut être consciemment ironisé
ou inconsciemment somatisé.
Il y a deux raisons pour le déhanchement qui devient un
stéréotype de la démarche féminin «sexy»*: a) quand
une personne qui marche place ses pieds sur une ligne
imaginaire étroite, l’un devant l’autre, les hanches (et
donc les fesses) oscillent dans la direction opposée pour
équilibrer le corps; b) quand une femme (normalement)
fléchit sa jambe au genou pour signaler qu’elle n’a pas
de hâte (elle limite son pas), cela réduit sa vitesse.
Inconsciemment, elle va déhancher pour augmenter la
distance du pas sans augmenter le jet de la jambe. Les
deux pas sont inconsciemment motivés par la même
structure sémiotique – limiter
l’impression qu’elle est «en
mouvement». Bref, ce sont
des métonymies du féminin
qui se définit en limitant le
nombre de signifiants
(synecdoque) ou, dans ce
cas, en boitillant les signes
de l’agir; la femme devient
donc plus passive, et le
masculin devient la norme
pour définir l’agir.
Ce n’est pas très précis, mais ici on peut voir la
différence entre les traces de pas laissées par les
hommes et par les femmes. Les femmes ont tendance à
marcher sur une ligne plus étroite comparée aux
hommes. Encore signe que la femme est
symboliquement immobile comparée aux hommes.
C’est l’équivalent des jambes de femmes assises
fléchies à un angle.
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man_and_woman_leave_footprints_behind_in_the_082259.jpg
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Mâle, 20 ans, américain:
Longueur moyenne, jambe supérieure, cm.
Taille moyenne, cm
Proportion jambe/taille
Femelle, 20 ans, Américaine:
Longueur moyenne, jambe supérieure, cm
Taille moyenne
Proportion jambe/taille
Femelle, tous les âges, américaine:
Longueur de l'enjambée, moyenne, cm
Proportion, enjambée/taille
Mâle, tous les âges, américain:
Longueur de l'enjambée, moyenne, cm
Proportion, enjambée/taille
42.2 *
176.3
23.9%
38.0
162.2
23.4% **
67.0
41.3%
76.2 ***
43.2%
Bien qu’il semble
que les femmes aient
les jambes plus
longues comparées
aux hommes, ceci est
vrai uniquement pour
les modèles et pour
certaines actrices.
Les deux gendres ont
plus ou moins les
mêmes proportions.
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Les hommes et les femmes ont de proportions du corps presque identiques, tenant compte de la taille: la différence
de la jambe supérieure est seulement de 0.5% en faveur des hommes. Cependant, les hommes mesurent en
moyenne 14.1 cm plus que les femmes, avec une enjambée 9.2 cm plus longue, qui se traduit dans une proportion
de 41.3 (femmes) à 43.2 (hommes), compte tenu de la taille. Autrement dit, les femmes prennent des enjambées
qui sont, en moyenne, 41.3% de leur taille, et les hommes 43.2%. Donc, comparé aux hommes, le pas féminin est
plus petit par rapport à sa taille.
* Le CDC (Center for Disease Control, l’organisme médical principal des États-Unis) n’a pas publié la longueur moyenne de la jambe
entière, mais le fémur est considéré comme plus indicatif de la taille que le tibia.
** "Anthropometric Reference Data for Children and Adults: United States, 2003–2006", by Margaret A. McDowell, Ph.D., M.P.H.,
R.D.; Cheryl D. Fryar, M.S.P.H.; Cynthia L. Ogden, Ph.D.; and Katherine M. Flegal, Ph.D.; Center for Disease Control, National
Health Statistics Reports Number 10, October 2008; Ref: http://www.cdc.gov/nchs/data/nhsr/nhsr010.pdf
*** Ref: http://walking.about.com/cs/pedometers/a/pedometerset.htm