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Olivier May
L’Île Rousseau
Olivier May
VII
C’est donc une chose incontestable que l’amour même, ainsi
que toutes les autres passions, n’a acquis que dans la société cette
ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste aux hommes,
et il est d’autant plus ridicule de représenter les sauvages comme
s’entr’égorgeant sans cesse pour assouvir leur brutalité, que cette opinion
est directement contraire à l’expérience, et que les Caraïbes, celui de
tous les peuples existants qui jusqu’ici s’est écarté le moins de l’état
de nature, sont précisément les plus paisibles dans leurs amours, et
les moins sujets à la jalousie, quoique vivant sous un climat brûlant
qui semble toujours donner à ces passions une plus grande activité.
Jean-Jacques Rousseau. Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes.
Je m’éveille dans la douleur qui pulse de toutes les extrémités
– euphémisme ! – de mon corps. Je me suis endormi chargé de grise
et je sens à présent les sangles de cuir qui enserrent la naissance
de mes biceps imprimer leur tempo dans ma chair.
Je constate que pendant mon sommeil, Rana a prélevé sa
part de venaison. Après avoir découpé en rondelles les membres
antérieurs du gibier matrimonial, elle en a émincé la chair en
lamelles avant de l’ajouter à la marmite de Manta. Mes yeux
embrumés trouvent cette dernière en train d’extraire la moelle
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L’Île Rousseau
des os en les fracturant longitudinalement à l’aide d’une hachemarteau d’éclogite avant de distribuer la friandise toute fraîche
aux bambins accourus en se léchant les babines.
Rana m’en apporte une cuillerée, que j’hésite – vieux réflexe
colonial européocentriste – à ingurgiter. Puis, me ressaisissant
– quand le vin est tiré… –, je parviens à me décentrer culturellement
et à accepter l’offre de ma deuxième épouse.
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Une autre femme peut donc contenter les nouveaux désirs de l’homme
aussi commodément que celle qu’il a déjà connue, et un autre homme
contenter de même la femme, supposé qu’elle soit pressée du même
appétit pendant l’état de grossesse, de quoi l’on peut raisonnablement
douter. Que si dans l’état de nature la femme ne ressent plus la passion
de l’amour après la conception de l’enfant, l’obstacle à la société avec
l’homme en devient encore beaucoup plus grand, puisqu’alors elle n’a
plus besoin ni de l’homme qui l’a fécondée ni d’aucun d’autre. Il n’y
a donc dans l’homme aucune raison de rechercher la même femme,
ni dans la femme aucune raison de rechercher le même homme.
Jean-Jacques Rousseau. Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes.
Mon premier souvenir de l’Île Rousseau est une immense
vague qui me projette violemment sur la plage de sable blond
avant que le ressac ne menace de me restituer à la mer.
Plus tard je comprendrai que les coordonnées calculées
par Manfred n’ont pas tenu compte de paramètres purement
théoriques comme la tectonique des plaques, l’élévation du
niveau des mers et la modification du littoral sous l’effet de
mouvements volcaniques sous-marins.
Viser une plage n’était certainement pas le choix le plus
sûr, bien que guidé par le bon sens. Car être rejeté sur la
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grève par la mer était la seule explication plausible à mon
apparition sur l’île. J’avais d’ailleurs prévu d’expliquer, dans
la mesure de mes moyens, que j’avais fait naufrage sur ma
pirogue et rejoint l’île à la nage. Le fait est que cette petite
erreur de calcul, outre qu’elle offrait une brutale validation aux
hypothèses scientifiques, eut un effet bénéfique sur l’accueil
qui me fut fait par les locaux.
En effet, je fus rejeté par une vague plus grosse que prévue
sur la plage jouxtant le site principal fouillé par les archéologues,
à la tombée du jour, et au moment où les pirogues de la
flotte de pêche étaient tirées sur le sable encore chaud par
les hommes tandis que femmes et enfants accouraient à leur
rencontre pour aider à décharger les dons de la mer.
Sonné par la violence de la vague, je décidai de ne pas
bouger et d’attendre tout en reprenant mon souffle et en
recrachant l’eau salée qui accentuait ma toux. Je perçus tout
d’abord le chant des piroguiers hissant les esquifs sur la plage,
les cris des enfants et les appels des femmes. Quelques minutes
d’une intensité inouïe.
Île Rousseau. 23 janvier 1483.
J’y étais, naufragé du temps. Je savourai ces instants et
ouvris un œil sur une scène idyllique digne des plus belles
représentations de la pêche miraculeuse : toute une communauté
unie solidairement dans une même tâche. Munies de paniers,
les femmes vidaient les pirogues de leur précieuse cargaison.
De leur côté, les hommes accueillaient les bambins dans leurs
bras aux muscles saillants : ceux dont la mer avait rendu le
père, l’oncle ou le frère une fois encore vivants !
Soudain, ma rêverie fut interrompue par un cri, vite suivi
d’autres, qui tous tranchaient avec le tumulte du retour comme
le son discordant d’une fausse note dans une symphonie.
J’étais repéré.
Je décidai de feindre l’inconscience et, plus tard, je devais
apprendre que bien m’en avait pris, car le devoir d’assistance
au naufragé évanoui primait sur toute autre considération
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dans cette culture insulaire. Je fus rapidement entouré d’une
ribambelle d’enfants, et bientôt un large cercle humain
m’abrita des rayons du soleil couchant.
C’est alors qu’une voix grave et rauque d’homme mûr se
fraya un chemin à travers le mur cuivré des corps : une main
puissante me retourna sur le dos.
Je décidai d’ouvrir les yeux sur mon nouveau monde fait
de cent faces brunes penchées sur moi.
Une émotion indicible me submergea comme un ressac
de marée montante : je m’évanouis pour de bon.
À mon réveil, je me trouvais allongé dans un hamac amarré
entre deux poteaux de soutènement solidement fichés dans
le sol compact, au centre d’une vaste hutte rectangulaire.
Prudemment, j’ouvris d’abord un œil, m’attendant à découvrir
le sourire narquois de ma sœur, heureuse de la bonne blague
procurée par quelque puissant psychotrope de synthèse
concocté par ce bon docteur Maillard ! Mais non : j’étais
bien dans ce même nouveau monde dont la fulgurance avait
provoqué mon évanouissement sur la plage.
Dans la pénombre de la hutte, mon œil fut d’abord attiré
par la gerbe de lumière mouchetée de poussière et voilée
de fumée qui dardait du trou central du toit, éclairant le
foyer où mijotait un liquide brunâtre dans une marmite de
céramique grossière.
J’ouvris l’autre œil et me retournai sur le côté opposé.
Un sourire m’attendait et la première chose qui me frappa,
contrastant avec la face lunaire coulée dans le bronze fut la
triangularité parfaite des incisives de mon vis-à-vis. Mon
regard s’égara bientôt sur un long cou surmontant des épaules
pleines avant de m’arrêter sur la plus magnifique paire de
seins qu’il m’eut été donné de contempler jusqu’ici, tant en
ce monde nouveau que dans l’autre. À peine avais-je eu le
temps d’apprécier leur parfaite tenue au galbe conquérant
qu’ils se retrouvaient à surplomber fermement ma poitrine
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alors que mes mains étonnées recevaient leurs grandes sœurs
en beauté.
La suite m’appartient et nulle description gratuite n’entachera
ces pages d’une quelconque trivialité, mais sachez que dans
ce hamac nuptial, je connus enfin cette plénitude – et
pas que celle de mes mains, voilà que je retombe dans les
clichés ! – primitive dont me parlaient mes exotiques lectures
adolescentes. Cette simplicité primale, cette harmonie sans
paroles – « silencieuse » serait impropre –, ce langage brut
des corps dans la fusion.
Après une sieste commune réparatrice, la scène devait se
répéter – vous ne me croirez sans doute pas et je vous entends
déjà hurler à l’imposture machiste ! – par deux fois… mais avec
deux autres partenaires à la plastique certes moins conforme
aux canons qui nous conditionnent, pauvres Occidentaux,
par le truchement formaté de la pub omniprésente, mais
tellement plus réelle.
Ainsi m’endormis-je à la tombée du jour sans savoir encore
je m’étais uni à trois sœurs, Manta, Conca et Rana. Mes
hôtesses, voire mes compagnes attitrées, à ce que je compris
rapidement des codes de ce nouveau monde insulaire, ce
recoin d’espace-temps qui m’accueillait comme un prince
envoyé des dieux.