La question de la standardisation des soins ou des dossiers

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Dossier informatisé entre standardisation et personnalisation

Dr Anne Berquin, Cliniques universitaires Saint-Luc, Bruxelles [email protected]

Résumé

La standardisation des soins de santé, loin d’être simplement le résultat d’une démarche de contrôle de qualité ou de limitation des dépenses, plonge ses racines dans la démarche scientifique occidentale réductionniste et biomédicale. Cette démarche, qui a montré sa puissance dans l’élucidation de nombreux phénomènes, néglige cependant des paramètres essentiels en termes de santé. Le modèle biopsychosocial, qui tient compte de la variété, du nombre et de la subjectivité des paramètres influençant la santé est dans cette perspective nettement plus pertinent que le modèle biomédical. On pourrait proposer que la standardisation est incompatible avec le modèle biopsychosocial. Elle a cependant un certain nombre d’avantages et est inévitable dans le contexte actuel. Diverses propositions peuvent être faites pour concevoir des soins classification et de quantification. – ou des dossiers standardisés – qui tentent de respecter simultanément la complexité des situations de terrain et les nécessités de

Mots-clé

Modèle biomédical Modèle biopsychosocial Personnalisation Standardisation

1. Introduction

Qu’il s’agisse du développement de dossiers informatisés, de la mise en œuvre de procédures diagnostiques ou de la réalisation de protocoles de soins, infirmiers ou médicaux, la standardisation des soins de santé est à la mode. Elle soulève cependant beaucoup de réactions, parfois fort passionnées, qui posent la question des

enjeux sous-jacents à la standardisation

.

2. Enjeux cliniques et économiques

Un premier niveau d’analyse permet d’identifier deux objectifs possibles à la standardisation : l’amélioration de la qualité des soins et/ou le contrôle des dépenses. La

qualité des soins

est susceptible d’être améliorée de plusieurs manières. D’une part, concevoir un dossier informatisé nécessite de

réfléchir sur les pratiques

, de les « mettre à plat », de fai démarche re un tri entre ce qui semble justifié et ce qui l’est peut-être moins. Quantifier et décrire l’activité

facilite la recherche

, dont on peut espérer qu’elle permette à moyen terme d’améliorer la qualité des soins. D’autre part, cette

permet d’évaluer les ressources nécessaires

pour fournir des soins de qualité, par exemple de calculer l’encadrement en personnel d’une unité de soins. Enfin, on peut suggérer qu’un dossier infirmier standardisé bien conçu

facilite la communication entre soignants

et améliore ainsi la continuité des soins. Par ailleurs, un autre avantage possible d’un dossier infirmier informatisé sera une

meilleure visibilité des pratiques infirmières

al., 2001 ; Freeborn, 2001). et donc la promotion de l’identité professionnelle des infirmier(e)s. Or, certains auteurs ont suggéré que la qualité des soins était influencée par la satisfaction professionnelle des soignants (Barr, 1995 ; Chehab et 1

Le

contrôle des dépenses

permette s’observe lorsqu’on espère que la standardisation

d’économiser des ressources

, par exemple en achetant du matériel en grande quantité ou en favorisant l’interchangeabilité du personnel. On pourrait ainsi imaginer qu’un dossier informatisé, s’il améliore la communication entre soignants, permette de réduire la durée des réunions. Cependant, lorsque la standardisation semble essentiellement motivée par des objectifs budgétaires, elle est souvent perçue comme une contrainte imposée par une administration bureaucratique coupée des réalités du terrain et préoccupée uniquement du bilan financier des institutions de soins, aux dépens de la qualité (Grimaldi, 2005).

3. Enjeux anthropologiques et épistémologiques

des enjeux beaucoup plus profonds un modèle scientifique particulier. Poursuivant l’analyse, on peut se demander si la standardisation ne déborde pas sur – donc moins conscients – que ceux qui ont été évoqués plus haut. En effet, la standardisation des soins de santé est sous-tendue par une conception particulière de la nature humaine et de la santé qui s’inscrit dans

Sur le plan épistémologique

, rappelons que la démarche scientifique contemporaine tire ses racines du développement des sciences physiques, notamment à la suite de Galilée (1564-1643), Kepler (1571-1630) et Newton (1643 1727). Un va-et-vient entre observation et réflexion théorique leur permet de décrire puis même de calculer les mouvements des planètes : le monde devient prévisible. Le rapport au savoir (auparavant soumis à des vérités révélées) en est profondément bouleversé. Le hasard n’existe pas et la nature est gouvernée par des « lois », absolument vraies (

déterminisme

). Ces lois, de nature mathématique, peuvent être élucidées au moyen de la raison (

rationalisme

). Le monde fonctionne à la manière d’une horloge (

mécanisme

sont négligées ( scientifique occidentale. ). Seules certaines propriétés de la matière sont utiles et nécessaires pour prédire le fonctionnement de la nature, les autres caractéristiques

réductionnisme

). La caractéristique fondamentale de la démarche scientifique, le moteur de son efficacité, réside ains i dans sa capacité d’abstraction, de généralisation, de réduction du réel à un petit nombre de paramètres pertinents. On voit que la standardisation s’enracine profondément dans la démarche

Sur le plan anthropologique

, c’est dans ce contexte de naissance de la science que des anatomistes comme Vésale, (1514-1564) décrivent la « machine corporelle » et que Descartes (1596-1650) écrit « l’homme est composé d’un corps machine et d’une âme, lieu du savoir rationnel et de la liberté ». Le

dualisme

platonicien ainsi réactualisé imprègnera profondément le développement d’une médecine biologique, centrée sur le soin du corps – celui des âmes restant dévolu aux prêtres ou éventuellement aux psychiatres. Le décor est ainsi mis en place pour plusieurs siècles : déterminisme, rationalisme et réductionnisme fondent le

projet moderne

, qui vise à comprendre les mécanismes de la nature pour mieux les contrôler (Feltz, 2003). L’homme, coupé de son corps, ne se vit plus comme partie intégrante de la nature, mais comme son conquérant (Le Breton, 1995). La santé est déterminée par des facteurs essentiellement biologiques que la médecine s’ingéniera à maintenir « dans les limites de la normale ». On conçoit facilement que dans une telle perspective la santé puisse être évaluée au moyen de quelques paramètres physiologiques (tension artérielle, glycémie, température…). La standardisation des dossiers et des soins est alors effectivement possible et utile. Mais les choses sont-elles aussi simples ? 2

De n ombreuses observations, anciennes ou plus récentes, montrent que l’on ne peut pas faire impunément l’impasse sur le sujet humain, concernant sa santé. Par exemple, le développement anatomique du cerveau chez le petit enfant est influencé par le contexte affectif dans lequel il se développe (Joseph, 1999). Le stress est un déterminant essentiel de la santé cardiovasculaire (Brotman et al., 2007). Les représentations et croyances des patients influencent les effets d’un traitement (Bradley et al., 1997). A pa rtir de l’observation d’un cas clinique d’infarctus favorisé par de la colère, Engel (1977) a proposé le terme de

modèle biopsychosocial

rapprochées entre facteurs somatiques, psychologiques et sociaux. pour décrire une conception de la santé et de la maladie comme résultant d’interactions Quelles sont les conséquences épistémologiques et anthropologiques du modèle biopsychosocial ? Au niveau anthropologique, retenons essentiellement un

abandon du dualisme cartésien

: le modèle biopsychosocial ré-inscrit l’homme dans la nature et lui permet d’habiter à nouveau son corps. Facteurs biologiques et psychosociaux n’appartiennent pas à des classes différentes et étanches l’une à l’autre, ils sont profondément intriqués et impossible à distinguer les uns des autres (Cyrulnik, 2006). Au niveau épistémologique, on observe le remplacement de systèmes de causalités simples et linéaires (A entraîne B, qui entraîne C, et ainsi de suite) par des causalités multiples et circulaires (plusieurs facteurs interagissent pour concourir au développement et à l’entretien d’une maladie). Dans cette perspective, il est malheureusement plus difficile d’identifier et d’influencer les nombreux paramètres influençant la santé que dans une démarche biomédicale. De plus, l’évaluation des facteurs psychosociaux est subjective, qualitative et non quantitative. Elle implique inévitablement une diversité de points de vue (entre soignant et patient, entre soignants de métiers différents ou même en fonction de la sensibilité et du parcours personnel de chaque intervenant) : il n’y a pas de discours unique possible sur la personne mais bien un ensemble de perspectives complémentaires. En conséquence, le modèle biopsychosocial introduit

une épistémologie de la complexité et de l’incertitude

. Il reste cependant dans le champ de la science, dans la mesure où le va-et vient entre observation et élaboration d’hypothèses reste un moyen essentiel de progression des connaissances. Même s’il a ses limites, il est à ce jour le modèle le plus satisfaisant dont nous disposons pour comprendre la santé et la maladie (Berquin, 2010).

4. Modèle biopsychosocial et standardisation des dossiers de soins

Le modèle biopsychosocial est-t-il compatible avec la standardisation des (dossiers de) soins ? En première analyse, cela ne semble pas impossible si la

classification proposée fait place aux facteurs psychosociaux

l’approche du patient. . Une avancée importante dans ce sens est représentée par les classifications infirmières NANDA, NIC et NOC, nettement plus riches de ce point de vue que les classifications diagnostiques médicales de type ICD. Ceci illustre la plus-value de la démarche infirmière dans Cependant, une difficulté essentielle est l’augmentation importante du nombre de paramètres pertinents en termes de santé, ainsi que leur dimension subjective. Dans une telle perspective, on peut supposer que la

biopsychosocial standardisation est incompatible avec l’épistémologie de la complexité et de l’incertitude qu’implique le modèle

. Il est impossible d’anticiper l’ensemble des (combinaisons de) facteurs susceptibles de se présenter et toute tentative en ce sens générerait des classifications tellement volumineuses qu’elles en deviendraient impraticables :

« Ce qui est simple est faux, ce qui est compliqué est inutilisable »

(Paul Valéry). 3

On pourrait cependant poser la question d’une autre manière. En effet, l’évolution de nos sociétés, le souhait croissant des pouvoirs publics de contrôler et quantifier les soins de santé, le développement des technologies de l’information et les avantages indéniables d’une standardisation modérée rendent une

démarche de standardisation incontournable dans le futur

. La question qui se pose n’est donc pas « faut-il prévoir des dossiers standardisés ? » mais « comment concevoir des dossiers standardisés qui soient en accord raisonnable avec une conception biopsychosociale de la santé et de la maladie ? ». Quelques propositions peuvent être faites pour

baliser la démarche de standardisation et la rendre acceptable

, c’est-à-dire éviter qu’elle ne trahisse l’essence même de la démarche de soin. Dans la mesure où une standardisation inadéquate est favorisée par le modèle biomédical, encore largement dominant dans les hôpitaux et l’imaginaire collectif, l’essentiel sera une

meilleure diffusion du modèle biopsychosocial

, parmi les soignants mais aussi dans le grand public et chez les décideurs politiques. Ceci implique des efforts importants dans la démarche clinique, la recherche, l’enseignement et le financement des actes de soins à orientation psychosociale (Berquin, 2009). En ce qui concerne la question spécifique des dossiers de soins, il sera utile de réfléchir aux paramètres considérés comme les plus pertinents en termes de santé, c’est à dire de

faire des choix dans l’ensemble – potentiellement infini – des facteurs à considérer

. Dans cette perspective, on pourrait définir de grandes catégories, mais sans en préciser toutes les composantes. Les

algorithmes binaires rigides (« oui/non ») devront être évités laisser place à l’imprévu

afin de conserver une certaine souplesse (préférer par exemple « oui/non/autre à préciser »). Il faudra aussi , par exemple en concevant des dossiers informatisés dont certains champs acceptent du texte libre. La question de la

subjectivité des évaluations

, et celle de leur validation (par l’équipe et par les patients) devra être prise en considération. Enfin, il sera nécessaire de

tenir compte de la diversité et de la complémentarité des points de vue

sur le problème du patient, par exemple en prévoyant un dossier unique à entrées multiples (plutôt que des dossiers infirmiers, médicaux, kinésithérapeutiques… distincts).

4. Conclusion

La standardisation des soins de santé, loin d’être simplement le résultat d’une démarche de contrôle de qualité ou de limitation des dépenses, plonge ses racines dans la démarche scientifique occidentale réductionniste et biomédicale. Cette démarche qui a montré sa puissance dans l’élucidation de nombreux phénomènes néglige cependant des paramètres essentiels en termes de santé. On pourrait proposer que la standardisation est incompatible avec un modèle biopsychosocial respectueux de la variété, du nombre et de la subjectivité des paramètres influençant la santé. Cependant, il est indéniable que cette standardisation a un certain nombre d’avantages et est inévitable dans le contexte actuel. Diverses propositions peuvent être faites pour concevoir des soins classification et de quantification. – ou des dossiers standardisés – qui tentent de respecter simultanément la richesse des situations de terrain et les nécessités de

Références

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