La mixité dans les équipes infirmières

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Profession
Lorsque femmes et hommes travaillent ensemble
La mixité dans les équipes infir
Qu’ils soient femmes ou hommes, les soignants se considèrent avant tout comme des professionnels
à part égale, libérés de toute différenciation due à leur sexe. Or, dans les équipes mixtes, la
répartition du travail quotidien relève plus du genre que des acquis professionnels. C’est ce qu’a
constaté une recherche dans le milieu infirmier et de la technique en radiologie médicale.
M É L A N I E B AT T I S T I N I
SÉVERINE REY
Q U E provoque la mixité des équipes –
entendez par là des équipes composées
de femmes et d’hommes – dans un domaine professionnel très féminisé, celui
de la santé? Est-ce que la répartition des
activités et leur coordination changent?
Pour répondre à ces questions, nous
avons mené une enquête auprès
d’équipes de soins infirmiers et de tech-
nique en radiologie médicale (voir encadré page 48). Nous avons sélectionné ces
deux professions, car elles sont contrastées dans leur composition. Au niveau de
la formation en Suisse romande par
exemple, la Haute école spécialisée de
Suisse occidentale dénombrait, en 2011,
87% de femmes en soins infirmiers et
67% en technique en radiologie médicale. Les techniciennes et techniciens en
radiologie médicale (TRM) vivent la
mixité au quotidien, alors que celle-ci est
moins fréquente dans les soins infirmiers et dépend fortement des secteurs.
Concrètement, nous avons voulu savoir
si, dans les équipes soignantes, femmes
et hommes font le même travail (négociations au sein des équipes, attribution
d’activités ou de patients, etc.).
Situation banalisée
Au terme de cette recherche, un premier constat, général, peut être formu-
De prime abord, elle ne semble pas être un sujet préoccupant pour les professionnels, et pourtant la mixité de genre influence la
dynamique des équipes.
Photo: Hanspeter Bärtschi
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Soins infirmiers
lé: ces deux professions ne présentent
pas de différences frappantes entre
elles à propos de la mixité. Si les résultats sont donc valables pour toutes
les deux, nous présenterons ici des
exemples tirés essentiellement du domaine des soins infirmiers. Précisons
également que du côté des soins infirmiers, la situation de mixité, pourtant
rare dans la profession, est totalement
banalisée. Ainsi, aux urgences du
CHUV, où l’équipe regroupe une centaine de personnes, le nombre d’infirmiers est souvent estimé de manière
plus élevée qu’il ne l’est en réalité. Les
personnes interrogées pensaient que
les hommes représentaient plus du
tiers, voire la moitié de l’équipe.
Par ailleurs, nos interlocutrices et interlocuteurs ont souvent déclaré que,
pour eux, la mixité ne pose «aucun problème», ne crée pas de «conflits» et
est «normale» – certains se sont même
étonnés de notre sujet de recherche.
Les entretiens, que nous avions conçus
à partir des observations préalablement faites, ont permis de nuancer ces
premières réactions et de montrer ce
que la mixité suscite au sein de leur
équipe de travail.
Des soignants avant tout
Le fait de considérer la mixité comme
n’étant pas un sujet de préoccupation
peut être associé à deux éléments. Premièrement: la mise en avant du professionnel, de son identité, voire de la
professionnalité («travailler ensemble
sans différenciation de sexe»). Les soignants1 se considèrent avant tout comme des professionnels formés et expérimentés. Pour certains, femmes ou
hommes, la formation professionnelle
prouve qu’ils sont soignants à part égale, capables de réaliser leur travail de
la même manière, sans que des caractéristiques sexuées entrent en jeu. «Le
1
Soignant, patient: à lire également au féminin. Le
terme «soignant» est utilisé pour parler des deux
professions.
Les inégalités
persistent
Derrière la complémentarité
entre les sexes se cache un mécanisme social qui se base sur
des différences biologiques pour
établir une différenciation sociale
et qui nie la hiérarchie au fondement
de sa logique (Delphy, 2001). Les
professionnels que nous avons rencontrés partagent la même vision
que la plupart des individus de notre
société: les hommes et les femmes
sont différents et n’ont pas les
mêmes rôles.
Les sciences sociales l’ont démontré, toutes les sociétés se basent sur
la différence sexuelle entre hommes
et femmes pour distinguer deux catégories d’individus en leur attribuant des qualités ou des défauts qui
renvoient à l’idée de «nature». De là
découle la division sexuelle du travail, qui oppose des sphères d’activités et leur attribue des valeurs différentes (Kergoat 2000). Les hommes
s’occupent en priorité de la production et de la technique, les femmes
de la reproduction et des soins à autrui. Cette division sexuelle permet,
par exemple, de légitimer des différences de salaires, de valorisation
des professions et de rôles familiaux.
Ainsi, seules les femmes vont devoir
«concilier» travail et famille, réduire
leur taux d’occupation, voire arrêter
de travailler.
travail infirmier, que ce soit un homme
ou une femme qui le fasse, c’est la
même chose, car on a le même rôle et
on a été formé de la même manière»,
déclare un infirmier.
Le deuxième trait mis en évidence
renvoie aux spécificités individuelles,
pour lesquelles c’est moins le sexe qui
est un critère que la personnalité d’un
individu. Ces différences sont même
vues comme un plus dans le travail, car
elles permettent de répondre à la diversité des patients, «comme une presta-
Photo: Photocase
mières
Division sexuelle du travail
Diverses études montrent que dans
la plupart des cas où des professions
typiquement «masculines» ou «féminines» ont connu une certaine mixité, la division sexuelle du travail, au
lieu de disparaître, s’est déplacée
(Fortino, 2002). C’est notamment le
cas dans le domaine de la santé. En
effet, la mobilité professionnelle ascendante est plus fréquente pour les
hommes qui ont choisi une profession «féminine». Ce phénomène est
décrit par l’expression «escalator de
verre» (Williams, 1992) en comparaison au «plafond de verre» (Laufer,
2004) auquel se heurtent les femmes.
Par ailleurs, les hommes se dirigent
vers certaines spécialisations, ce qui
semble recréer des oppositions entre
sexes. Les infirmiers s’orientent par
exemple majoritairement dans les
soins dits aigus comme en anesthésie, aux urgences et aux soins intensifs (voir notamment Snyder et
Green, 2008).
tion supplémentaire qu’on peut proposer au patient».
Un équilibre apprécié
Ce n’est que dans un deuxième temps
que nos interlocutrices et interlocuteurs ont constitué des catégories, en
attribuant des caractéristiques, des
qualités ou des défauts aux femmes et
d’autres aux hommes. La logique qui
prévaut ici est celle de la complémentarité, se nourrissant de clichés et de stéK r a n k e n p f l e g e 11/2012
Soins infirmiers
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Profession
Genre et ségrégation horizontale
La recherche en bref
La recherche intitulée «Genre et
ségrégation horizontale dans les
professions de la santé: le partage
de la pratique quotidienne» s’est
déroulée en 2010 et 2011 au
Centre hospitalier universitaire
vaudois (CHUV) à Lausanne, dans
trois services différents. Pour les
soins infirmiers, l’enquête a eu lieu
au service des urgences et à la clinique d’alcoologie, des secteurs
où la présence des infirmiers est
plus importante qu’ailleurs, leur
proportion atteignant les 30% au
moment de l’enquête. Pour la technique en radiologie médicale, elle
a été menée dans le service de
radiodiagnostic et de radiologie
interventionnelle, où les hommes
représentaient 46% des effectifs.
La démarche méthodologique a
associé observations (non-participantes) au sein des équipes et
entretiens avec des membres du
personnel soignant et des cadres
des services (50 entretiens).
Cette recherche, menée par Séverine Rey, Christine Pirinoli et
Mélanie Battistini, a été financée
par l’Office fédéral de la formation
professionnelle et de la technologie
(programme fédéral Egalité des
chances entre femmes et hommes
dans les HES), la Haute école spécialisée de Suisse occidentale et
la Haute école de santé Vaud
(HESAV). L’équipe de recherche
était accompagnée par un comité
composé de professeures HES:
Nicole Richli Meystre (TRM, HESAV),
Annick Anchisi (infirmière, sociologue, HESAV) et Annie Oulevey
Bachmann (infirmière, Haute école
de santé La Source).
réotypes sociaux. Ainsi, des spécificités
sont identifiées pour chaque sexe et
mises au service de la collaboration
professionnelle. Cette approche justifie
la perception positive de la mixité, présentée, la plupart du temps, comme un
«enrichissement», apportant «homo-
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Soins infirmiers
généité» et «cohésion». En effet, les
soignants, hommes et femmes, dépeignent l’atmosphère de travail comme
plus détendue et harmonieuse lorsque
les équipes sont mixtes. Ils évoquent
des comportements associés aux
femmes empreints de rivalités et de
jalousies, rendant le travail en équipe
féminine difficile. Bien souvent, les
professionnelles nuancent leur propos:
elles s’entendent très bien avec leurs
collègues femmes, mais préfèrent travailler dans des équipes mixtes, parce
que les femmes seraient plus «chamailleuses». Dès lors, la présence des
hommes est plébiscitée comme si elle
était la garantie du bon fonctionnement
des équipes, même si quelques voix ont
associé le travail dans des équipes
masculines à des termes tels que «bazar» ou «foire». D’après ces témoignages, c’est donc bien la mixité qui
apporte un équilibre.
Des discours ambivalents
Nos résultats soulignent une certaine
ambivalence des discours: d’un côté ces
derniers valorisent la professionnalité et
les caractéristiques individuelles, mais
d’un autre côté ils mettent en avant des
différences entre hommes et femmes et
leur donnent un statut explicatif (c’est
parce qu’untel est un homme qu’il agit
ainsi, car tous les hommes agissent
ainsi). Dans cette optique, le fait d’appartenir à la catégorie «hommes» ou
«femmes» prend un caractère déterminant et permet d’expliquer des situations et des spécificités loin de toute
prise en compte de facteurs tels que les
conditions de travail, sa pénibilité ou la
dynamique de groupe.
Stéréotypes persistants
Les soignants rencontrés sont
conscients qu’ils formulent des stéréotypes, et relativisent parfois leurs propos: «Il n’y a pas tant de différences, ce
sont surtout les clichés qui restent», ou
«Les hommes ont une sensibilité un
peu différente de nous, même si, nous
les femmes, on n’a pas toutes la
même». Mais ils établissent quand
même des oppositions entre hommes et
femmes, dont un exemple-type est l’association masculin-action versus féminin-relationnel. Cette supposée préfé-
rence nous a souvent été rapportée,
tout en étant d’emblée contredite: «Les
infirmiers aiment mieux être par
exemple aux urgences couchées qu’à
l’unité d’observation. Ils aiment mieux
être dans l’action, vraiment les plus
grosses urgences. Mais il y a des infirmières qui sont aussi comme ça». Or,
quand nous demandons aux infirmières et infirmiers d’expliquer leur
choix de travailler dans ce service, les
mêmes termes reviennent, qu’ils soient
hommes ou femmes. Pour les urgences,
ils mettent en avant la variété des cas,
l’adrénaline, le fait de ne jamais avoir
les mêmes patients. Ils apprécient donc
tous ce qu’ils définissent comme «masculin». Et ils présentent tous le travail
relationnel comme au centre de leur vision du métier, avant la technicité des
gestes. «Mon métier, c’est d’entrer en
relation avec un être humain qui est
dans une phase précise de son existence. Cela va bien au-delà de la maîtrise
technique», explique un infirmier.
Influence sur la répartition
du travail
La distinction entre hommes et
femmes est également faite pour établir
une répartition des patients selon les
circonstances. Les soignants mettent
souvent en avant l’opportunité qu’offre
la mixité en la matière, pour intervenir
«dans l’intérêt des patients». C’est en
particulier le cas quand des patients
font la demande spécifique d’être pris
en charge par un homme ou par une
femme, car les soignants l’affirment: ils
ne se donnent pas le «droit de choisir»
et doivent pouvoir intervenir pour tout
type de patients. S’ils sont satisfaits de
cette souplesse qu’offre la mixité, ils
sont cependant critiques envers de
telles requêtes, dans la mesure où elles
restreignent leur rôle professionnel,
quand par exemple des patients «nous
voient comme des femmes», remarque
une infirmière. «On se retrouve ainsi
un peu plus souvent à faire le boulot
maternel».
Délégation entre collègues
Et qu’en est-il d’une délégation du
travail entre collègues? S’il n’y a pas,
formellement, de répartition préalable
des patients entre soignants et que cha-
Photo: Giorgio von Arb
En travaillant côte à côte avec des infirmiers, comme aux urgences, attention de ne pas s’attribuer des rôles qui n’ont rien à voir avec la profession... mais bel et bien avec le genre.
cun est censé faire de tout, une certaine
distribution peut quand même être
constatée. «Selon les situations des patients, on essaie de s’entraider quand
c’est possible», explique une infirmière.
Nous avons constaté deux types de situation. D’une part, il sera souvent fait
appel aux hommes dans les cas qui nécessitent de la force physique ou quand
est pressenti un potentiel danger ou
une situation de violence (des patients
envers les soignants) – malgré la possibilité de recourir à des moyens mécaniques, par exemple pour le relevage,
ou humains comme la résolution de
conflits ou la présence d’agents de sécurité. D’autre part, on confiera régulièrement aux femmes les cas relatifs à
la gestion de l’intimité ou à la pudeur
d’une patiente. En effet, les soignantes
disent que leurs collègues hommes
«font plus souvent appel à elles pour
une gêne d’une patiente, ça la gêne que
ce soit un homme qui vienne la voir».
Néanmoins, une certaine ambiguïté
transparaît dans les récits quant à l’origine de la répartition: derrière la gêne
présumée des patientes se cache parfois un malaise de la part des soignants
hommes, principalement s’ils sont
proches en âge et jeunes.
Si cette répartition du travail peut
paraître anodine ou rendre service, il
s’agit de se demander quelles en sont
les conséquences. En effet, comme certaines activités sont plus valorisées,
par exemple les gestes techniques et les
actions «risquées» dans le contexte des
urgences, le fait qu’un infirmier en décharge sa collègue signifie qu’il pourra
réaliser une intervention intéressante
et, par conséquent, qu’il relègue l’autre
à un acte potentiellement moins valorisé. C’est ce que suggère cet infirmier:
«Les hommes qui voient une situation
qui est plus ou moins critique ou difficile vont toujours aller voir, et ils diront
à l’infirmière: si ça ne va pas, tu me dis,
ou, si ça ne va pas, je vais aller piquer
le patient et mettre la voie veineuse et,
toi, mets-toi aux notes».
Déni des acquis
professionnels
L’ambivalence des discours révèle
une tension, peut-être un malaise, que
l’on pourrait formuler ainsi: les patients demandent parfois aux soignants
d’être des femmes ou des hommes
plutôt que des professionnels. Entre
collègues, les soignants s’attribuent
mutuellement des rôles qui n’ont pas
grand-chose à voir avec leur profession, mais avec le fait d’être une femme
ou un homme. La mixité suscite des
pratiques de répartition du travail qui
ne sont pas inéluctables puisqu’elles
ne se produisent pas dans les équipes
non-mixtes ou, si elles adviennent,
c’est en se basant sur des critères liés à
un individu, comme la maîtrise d’un
geste ou le gabarit physique. Cette répartition liée à la mixité est une manière de limiter les compétences professionnelles acquises durant la formation
et par l’expérience.
Dans un contexte de pénurie de personnel qualifié dans le domaine de la
santé, le facteur de la mixité devrait
être pris en compte par les responsables au niveau des services hospitaliers. Il est nécessaire que les équipes et
leur encadrement mènent une réflexion
au sujet des répartitions de patients. Il
faudrait également s’interroger sur les
conséquences de la mixité, tout particulièrement en termes d’égalité des
chances. En effet, à l’heure actuelle,
l’articulation entre carrière et famille
touche essentiellement les femmes, et
va en général de pair avec une réduction du taux d’occupation et une difficulté d’accès aux postes de cadre. Les
enjeux sont de taille.
Mélanie Battistini, sociologue, est assistante
de recherche à la Haute école de santé Vaud
(HESAV), [email protected]. Séverine
Rey, anthropologue, est professeure à HESAV,
[email protected]
Bibliographie
Delphy Christine (2001). L’ennemi principal. 2/
Penser le genre. Paris: Syllepse.
Fortino Sabine (2002). La mixité au travail. Paris:
La Dispute.
Kergoat Danièle (2000). «Division sexuelle du
travail et rapports sociaux de sexe», in:
Helena Hirata, Françoise Laborie, Hélène Le
Doaré et Danièle Senotier (Eds), Dictionnaire
critique du féminisme, p. 35–44. Paris: PUF.
Laufer Jacqueline (2004). «Femmes et carrières:
la question du plafond de verre». Revue française de gestion 4(151): 117–27.
Snyder, Karrie A. et Adam I. Green (2008). «Revisiting the glass escalator: The case of gender
segregation in a female dominated occupation». Social Problems 55(2): 271–299.
Williams Christine L. (1992). «The glass escalator:
Hidden advantages for men in the ‹female›
professions». Social Problems 39(3): 253–67.
www.sbk-asi.ch
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