ThomasOstermeier:«Toutremettreenquestion»

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culture
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Samedi 18 janvier 2014
ThomasOstermeier: «Tout remettre en question»
Le metteur en scène allemand présente, à Paris, deux pièces, «Un ennemi du peuple» et «Mort à Venise»
Entretien
mêmes : nous sommes tolérants,
bien éduqués, nous avons une
conscience politique, et nous
croyons que nous ne sommes pas
responsablesde la misère du monde. Mais nous en faisons partie, de
ce monde. Et, fondamentalement,
nous ne remettons rien en question, alors que tout devrait l’être.
T
homas Ostermeier présente
deux spectacles au Théâtre
de la Ville : Un ennemi du
peuple, d’Henrik Ibsen, et Mort à
Venise, d’après Thomas Mann. Le
premier, qui a triomphé à sa création, à Avignon, en juillet 2012,
brosse un portrait cinglant de la
démocratied’aujourd’huiet de ses
dysfonctionnements. Le second,
créé à Rennes, en novembre 2012,
est une variation magnifique et
inattendue sur la nouvelle de Thomas Mann, que Thomas Ostermeier accompagne des Kindertotenlieder de Gustav Mahler. Ces
spectacles permettent de prendre
toute la mesure du talent du directeur de la Schaubühne de Berlin,
un des grands metteurs en scène
européens d’aujourd’hui.
Avec « Mort à Venise », on change tout à fait de registre. Comment est né ce spectacle qui, sur
le fond et la forme, rompt avec
votre vision politique et esthétique du théâtre ?
En 2011, j’ai été invité à la Biennale de Venise, où le directeur,
Alex Rigola, a demandé à sept metteurs en scène de travailler sur les
sept péchés capitaux contemporains. Je me suis dit qu’un des
grands tabous, c’est la pédophilie,
et que si Thomas Mann publiait
aujourd’hui Mort à Venise, il se
ferait massacrer. Et puis, plus fondamentalement,il y a dans sa nouvelle des interrogations très profondes sur l’art et la mort, des
connexions entre l’érotisme et la
création. Tout cela m’intéresse
beaucoup.La beauté et la jeunesse,
qui sont sources d’inspiration, le
Depuis le début des années
2000, vous avez mis en scène
cinq pièces d’Ibsen. Pourquoi
vous êtes-vous tant intéressé à
cet auteur-là à ce moment-là ? Y
pensiez-vous, avant ?
Non, pas du tout. Quand j’ai
commencé à faire du théâtre, dans
les années 1990, je m’intéressais
aux pièces contemporaines, à certains grands auteurs, Büchner,
Brechtet Shakespeare,et à des classiques du XXe siècle, Arthur Miller,
Kroetz ou Fassbinder. Mais je ne
pensais pas du tout à Ibsen. Un
jour, je ne sais pourquoi, j’ai eu
Une maison de poupée entre les
mains. Je l’ai lue, et je me suis dit :
«Tiens, ça parled’argent, dèsla première scène. » Pour moi, c’était une
vraie découverte: je me suis rendu
compte qu’on pouvait mettre des
lunettes matérialistes pour entrer
dans le théâtre d’Ibsen, que je
voyais comme psychoanalytique.
La plupart des pièces d’Ibsen
sont bien faites, elles ont une
construction classique et parlent
d’un monde bourgeois connu. De
ce point de vue, elles sont un peu
limitées. En revanche, elles ont un
grand intérêt : on peut les retravailler, au point d’en faire presque
de nouveaux textes qui racontent
des choses importantes d’aujourd’hui, comme le fait notre version
d’Unennemidupeuple.J’aimebeaucoup cette démarche, qui a un côté
« cheval de Troie ». On fait croire
auxprogrammateursetauxspectateurs qu’ils sont en terrain connu,
en leur proposant Ibsen. Et ils
voient une pièce qui n’appartient
pasauxcanons classiques,maisà la
modernité contemporaine.
Le théâtre d’Ibsen parle des
angoisses de la société bourgeoise
de son époque, la seconde partie
du XIXe siècle. On retrouve ces
angoisses aujourd’hui, où l’on vit
des temps assez réactionnaires. Le
premier spectacle que j’ai mis en
scène, quand j’ai pris la direction
de la Schaubühne de Berlin, en
2000, c’était Catégorie 3.1., de Lars
Noren, qui parlait des SDF et
autres victimes de notre société. Je
me suis rendu compte que, pour
témoigner de la situation actuelle,
c’était peut-être moins fort que de
«Si Thomas Mann
publiait aujourd’hui
“Mort à Venise”,
il se ferait massacrer»
tabou et le désir, les abîmes qu’ils
entraînent,et qui mènentà la création: ces questions se posent dans
toute société, à toute époque.
Evidemment, c’était très tentant de mettre en scène Mort à
Venise à Venise. Nous avons créé le
spectacle, qui était une ébauche,
dans un palazzo qui ouvrait sur le
Grand Canal. Puis j’ai eu envie de
le reprendre, à Rennes, en travaillant, comme j’ai besoin de le
faire régulièrement, d’une manière très différente, avec la musique
et la danse. Je ne l’aurais pas fait
sans Josef Bierbichler, qui joue le
personnage principal, cet homme
hanté par la peur de mourir s’il ne
crée plus.
A la Schaubühne, à Berlin, jeudi 16 janvier. JÖRG BRÜGGMANN/OSTKREUZ POUR « LE MONDE »
mettre en scène la classe moyenne
d’aujourd’hui, qui a peur de devenir une victime de la crise économique, et de tomber dans une classe inférieure. J’ai donc fait le choix,
conscient, de mettre en scène le
théâtre d’Ibsen, pour cette raison.
« Un ennemi du peuple » occupe
une place particulière dans ce
théâtre. Longtemps, cette pièce
a été mal vue, certains l’ont
même traitée de « fasciste », parce que sa critique de la démocratie en vient à nier l’intérêt même
de la démocratie. Qu’en pensezvous ?
Jepartagecette critiquedelapièce. Si je l’ai montée après cinq
autres d’Ibsen, c’est parce qu’elle
est beaucoup moins forte que les
autres. Il y a un côté simpliste dans
Un ennemi du peuple, mais il y a
aussi une vraie complexité dans la
relation entre les deux frères, le
médecin qui veut faire éclater la
vérité sur l’eau des thermes de la
ville, polluée par des tanneries, et
le maire de la ville, qui ne veut pas
qu’on touche aux thermes, parce
qu’ils assurent la prospérité de la
ville. C’est très simple de dire: d’un
côté, il y a un révolutionnaire, de
l’autre, un homme de pouvoir.
C’est vrai. Et c’est faux, parce que
chacun d’entre nous, dans une
même journée, peut se retrouver
du côté du maire : on fait des compromis, on essaye de trouver un
équilibre entre les exigences de
l’économie et la volonté de rester
humain.
Ily a,c’est sûr, un côtéantidémocratique chez le médecin. Mais ce
n’est pas celui d’Ibsen. Je pense
qu’il ne faut jamais confondre les
paroles d’un personnage avec celles de son auteur. Pour moi, l’histoire du médecin est celle d’un
homme qui, face aux limites de la
démocratie, face au mur du pouvoir, devient fondamentaliste.
Radical. C’est ce qui se passe quand
la participation n’est pas assez
développée, ou mal gérée.
De ce point de vue, Un ennemi
du peuple n’est pas une pièce
contrela démocratie,mais une pièce contre la démocratie dans
laquelle on vit. Si le médecin avait
rencontré une société qui l’écoute,
il n’aurait pas pris ce chemin antidémocrate. Ce qui m’intéresse,
c’est commentquelqu’und’intelligent devient si stupide. L’histoire
du XXe siècle nous l’a montré souvent, en particulier pendant la
Vous redoutez de connaître un
jour cette peur ?
Républiquede Weimar, en Allemagne. Si cette République n’avait
pas été aussi faible, les nazis
n’auraient pas pris le pouvoir.
Je n’ai pas peur qu’elle vienne
un jour. J’en ai peur tous les jours.
(Et, là, Thomas Ostermeier éclate
de rire.) p
J’approuve la colère, dans cette
pensée. Quand j’étais jeune, et
squatter, j’étais complètement
contre la société libérale. C’était
l’ennemi, même si l’extrême droite était un ennemi beaucoup plus
fort, et dangereux, pour mes amis
et moi. On avait un côté punk, on
était radicalement contre tout.
Aujourd’hui, je ne critique pas
le système en général, je critique
les politiciens au pouvoir, et nous-
Mort à Venise/Kindertotenlieder,
d’après Thomas Mann et Gustav Mahler.
Samedi 18, à 20 h 30 ; dimanche 19, à
15 heures ; du lundi 20 au jeudi 23 janvier, à 20 h 30. Durée : 1 h 15. En allemand surtitré.
Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen.
Du lundi 27 au mercredi 29 janvier, à
20 h 30 ; vendredi 31, à 20 h 30 ; samedi
1er février, à 14 heures et 21 heures ;
dimanche 2, à 15 heures. Durée : 2 heures. En allemand surtitré. Théâtre de la
Ville, 2, place du Châtelet, Paris 4e.
Tél. : 01-42-74-22-77. 26 ¤ et 35 ¤. En
allemand surtitré.
Dans la pièce, le public entre
dans le débat, et on entend des
slogans comme « le pire ennemi
de la liberté, c’est cette putain
de société libérale, ce n’est pas
l’économie ». Vous approuvez ?
Propos recueillis par
Brigitte Salino
Jean-Marie Besset tire sa révérence à Montpellier sur un testament provocateur
Avant la fin de son mandat au Centre dramatique national, le metteur en scène a monté une pièce inspirée d’une part méconnue de la vie de Molière
Théâtre
Montpellier
E
n cadeau d’adieu, l’équipe du
théâtre lui a offert un beau
livre : Le XVIIIe siècle libertin,
de Marivaux à Sade. Un prochain
sujetde pièce pour Jean-MarieBesset ? Mercredi 15 janvier, le directeur du Centre dramatique national-Théâtre des 13 vents de Montpellier a tiré sa révérence. Après
avoir mené une vive campagne
contestant son éviction par le
ministère de la culture après un
mandat de quatre ans, il a été rem-
placé, le 1er janvier, par le metteur
en scène et dramaturge hispanoargentin Rodrigo Garcia (Le Monde
du 16décembre 2013).
Jean-Marie Besset n’a pas choisi
par hasard sa dernière création
montpelliéraine. Avec Le Banquet
d’Auteuil, qui se déroule chez
Molière un jour de mai 1670, il a
voulu faire « un clin d’œil », un brin
mégalomaniaque, à l’heure où il
cède sa place à contrecœur : « Un
an après ce fameux banquet, le roi
enlevait sa pension à Molière pour
l’octroyer à Lully, et Molière se
retrouvait seul », dit-il. Mais c’est
aussi une sorte de testament, tant
cette pièce renferme ses thèmes
de prédilection: l’homosexualité,
l’amour, le pouvoir, l’art.
Ce spectacle, qu’il considère
comme sa pièce « la plus ambitieuse, [s]on XVIIe siècle à [lui] », il l’a
écrite en 2011. Lorsque, au printemps 2013, Jean-Marie Besset
comprend qu’il ne sera pas renouvelé à son poste, il décide de la
monter coûte que coûte avant son
départ.
« La programmation était faite,
il n’yavait plusd’argent,alors, dans
une économie de guerre, nous
avons utilisé toutes les ressources
techniquesdu théâtre»,raconteGil-
bert Désveaux, bras droit de JeanMarie Besset, co-metteur en scène,
avec le jeune Régis de MartrinDonos, du Banquet d’Auteuil. Sans
décor, en utilisant avec ingéniosité
lesguindes,le rideaurouge, lagrandeportedu fondde scène,et enpuisant dans les stocks de costumes, le
Théâtre des 13 vents a été transformé « en maison de Molière».
Fiction nocturne
Dans cette pièce d’hommes,
Jean-Marie Besset s’attaque à ce
qu’il appelle « le secret de famille
du théâtre français : la relation de
Molière avec le jeune comédien
Michel Baron ». Séparé de sa femme Armande Béjart, Molière s’est
installé dans une maison à
Auteuil. Là vivent son protégé,
Michel Baron, et son vieil ami,
l’écrivain Chapelle. Ce dernier,
libertin, a invité à dîner les musiciens Lully, Dassoucy, Pierrotin
mais aussi des hommes de cour et
le spectre de Cyrano de Bergerac.
Tissée à partir de personnages et
d’événementsdu XVIIe siècle, cette
fiction nocturne met en scène une
bande de libertins qui vont s’amuser de la passion jalouse de Molière pour Michel Baron et mettre à
nu, au sens littéral du terme, un
maître d’armes, un danseur et un
comédien pour savoir « lequel parmi ces métiers fait le plus beau
corps ». Bien sûr, c’est l’acteur qui
remportera ce concours de beauté.
Jean-Marie Besset se veut provocateur et y parvient avec élégance.
Il quitte Montpellier, où il a été
« heureux », reconnaissant qu’un
centre dramatique national est
« un formidable outil pour un
auteur». p
Sandrine Blanchard
Le banquet d’Auteuil. Théâtre des
13 vents, Montpellier (34). Jusqu’au
18 janvier. Tél. : 04-67-99-25-00