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Cécité au changement : contexte
Voir en détails : une illusion ?
Stocker un percept
La notion de représentation
Nous pensons saisir instantanément tous les
détails de notre environnement et disposer d’une
perception extrêmement riche et détaillée.
Pourtant, cette impression n’est peut-être qu’une
illusion. C’est ce que semble nous montrer le
phénomène de cécité au changement, qui est
l’échec surprenant à remarquer un large
changement visuel. Il était généralement admis
qu'une modification était détectée par comparaison
point à point des représentations visuelles. Ces
découvertes ont nécessité la révision des théories
psychologiques de la perception. Elles ont parfois
amené les philosophes à clarifier les concepts
utilisés.
Une fois la représentation construite, il est
nécessaire que cette dernière soit stockée. Un
problème central concerne la nature des
informations perceptuelles stockées, la capacité
de stockage et sa durée.
Dans une célèbre expérience, Sperling (1960)
flashe des tableaux (3x4) de lettres et demande
de rappeler les lettres vues. Les sujets n’en
reportent pas plus de 4. Mais, si après la
présentation, un son leur indique quelle ligne
rappeler, ils peuvent la reporter entière. Cela
montre que la limitation vient du déclin de la
mémoire visuelle qui serait plus rapide que le
report verbal. Cela sous-entend que la scène est
entièrement stockée dans une mémoire iconique
très brève (de l'ordre de 300 ms) mais d'une
taille potentiellement infinie.
D’autre part, certaines expériences montrent
que nous pouvons enregistrer très rapidement
et reconnaître près de 10 000 images
différentes (Standing, 1973).
Les représentations mentales sont un sujet
d’importance en philosophie depuis l’antiquité.
Elles ont donné lieu à une littérature considérable, bien antérieure à la “révolution cognitive”, et
sont aujourd’hui encore un objet d’étude privilégié
pour la philosophie.
Ici par “représentation mentale” nous entendrons
plus particulièrement une construction théorique
des sciences cognitives. D’après cette théorie, les
états et les processus cognitifs sont constitués par
l’occurrence, la transformation et le stockage
(dans le cerveau/esprit) de structures véhiculant
de l’information. Ces structures sont désignées
sous le nom de représentations (mentales).
Une représentation mentale est un objet
caractérisé par différentes propriétés syntaxiques
(combinatoires), sémantiques (le contenu de la
représentation, sa référence, ses conditions de
vérité ou sa valeur de vérité), et éventuellement
par son rôle inférentiel ou conceptuel.
Les théories en sciences cognitives sont dites
représentationnalistes, lorsqu'elles postulent l’existence de représentations et leur donne le statut
d'objets mentaux basiques. Les représentations
comprennent les pensées, les concepts, les
percepts, les idées, les impressions, les règles, les
schémas, les fantasmes ou les représentations
“sub-personelles” (non-conscientes).
Construire un percept
Classiquement, les sciences cognitives postulent
que la perception est le résultat d'un processus
constructif. Dans cette approche, différents
traitements ont pour fonction d'extraire de
l'information du monde extérieur. Cela inclut par
exemple, les processus à l'oeuvre aux niveaux des
capteurs biologiques (photorécepteurs). Chaque
étape de la perception débouche sur un type de
représentation du monde.
L'une des théories les plus influentes est la théorie
de Marr (1982). Selon lui, il existerait trois étapes
en série aboutissant à la création d'une
représentation visuelle complète. La première
étape
serait
l’extraction
de
formes
2D
rétinotopiques (c’est-à-dire centrées sur la rétine).
Les informations de profondeur permettraient
d’obtenir une représenta-tion 2D-1/2, une vue en
3D centrée sur le point de vue de l’observateur.
Finalement, une représen-tation spatiotopique
(c’est-à-dire similaire à l’espace extérieur 3D)
serait créée, indépendante du point de vue en
remplissant par exemple les espaces cachés
(occlusions).
Système d'alerte : détecter un
changement
La
détection
de
changements
repose
traditionnellement sur un système d'alerte. Il s'agit
d'un système d'attention dit « exogène ». Il
fonctionne automatiquement, à un niveau cortical
très bas.
Cécité au changement : expériences
L'expérience princeps
Pour mettre en évidence ce phénomène, les
auteurs (Rensink, O’Regan & Clarck, 1997) ont
développé le paradigme suivant: une image et
une
image
modifiée
sont
présentées
alternativement en répétition. Elles durent 240
ms et sont séparées par un écran blanc de 80
ms. Les changements peuvent porter sur un
objet d’intérêt central ou marginal. La tâche des
sujets consiste à détecter le plus rapidement
possible le changement survenu.
Des résultats surprenants
Les résultats montrent très clairement deux
phénomènes. Si aucun écran blanc n'est intercalé
entre les images, la détection de changements
est quasiment instantanée (après une ou deux
répétitions). Par contre, le nombre de répétitions
nécessaires pour trouver le changement est bien
plus grand avec l’écran. C’est la cécité au
changement. Enfin, les sujets mettent plus de
temps à détecter un changement jugé marginal,
qu’un autre d’intérêt central.
Nombre d'alternations
20
15
10
5
0
Expérience
sans écran
blanc
Changements
centraux
Changements
marginaux
Des conclusions fortes de la
part des auteurs
Trois conclusions sont établies:
-Nous voyons la scène comme à travers un
tube: c’est-à-dire que seuls quelques éléments
visuels d’intérêt particulier sont retenus dans le
focus attentionnel.
- Pour cela, ces éléments doivent être convertis
dans un format non-visuel abstrait (par
exemple de type fichier-objet).
- Soit nous n’avons aucune représentation
visuelle du monde, soit chaque nouvelle image
supprime l’image précédente.
Confirmations : des échecs,
même en condition favorable
L’un des points les plus frappants de ces
expériences est que le change blindness a lieu
même si l’objet qui change est au centre de
l’intérêt et est activement regardé.
Par exemple, dans une expérience (O’Regan,
Deubel, Clark & Rensink, 2000) qui introduit les
changements au moment où les observateurs
clignent des yeux (10% du temps), il reste 40%
de cécité au changement alors que le regard
est orienté sur le changement.
A partir d’observations dans le cinéma, il a été
montré que les changements de plans caméra
induisent une cécité à de larges changements
sur le centre d’intérêt: le personnage (Levin &
Simons, 1997).
Enfin, dans une scène réelle d’interaction
sociale (Simons & Levin, 1998), le change
blindness apparaît aussi. Un passant (complice)
demande son chemin au sujet. Une porte passe
entre eux dans le champ visuel et le complice
échange sa place avec un porteur. Le
changement n’est pas remarqué dans la majorité
des cas, même si la taille, la voix et la couleur
des vêtements diffèrent.
Simons & Levin, 1998
Des phénomènes ayant des
implications similaires
D’autres expériences vont dans le même sens
que celles sur la cécité au changement:
-illusion de la couleur en périphérie: la
nature des photorécepteurs en dehors du centre
de notre champ visuel nous rend aveugles à la
couleur en périphérie.
-Cécité inattentionnelle: il a été montré que
de larges objets visuels en plein champ peuvent
rester indétectés si cet objet est inattendu et si
l’attention est occupée dans une tache au même
endroit (comme un avion garé sur une piste
pendant un atterrissage).
Cécité au changement : la controverse
Les cinq requisits pour une théorie sans représentation (Simons, 2000 ; Simons et Rensink, 2005)
Récemment, certains chercheurs ont attaqué les conclusions anti-représentationnalistes des expériences de la cécité au changement en leur
opposant qu’on pouvait y substituer au moins cinq conclusions alternatives.
(1) Oubli, dégradation ou écrasement:
Les données doivent éliminer la possibilité
que des représentations complètes et
détaillées existent, mais qu’elles
sont
remplacées ou se dégradent avant que la
perception du changement ne survienne.
(2) Inaccessibilité: Les données doivent
éliminer
la
possibilité
que
des
représentations du stimulus précédant le
changement
existent,
mais
sont
inaccessibles aux mécanismes qui soustendent la perception de changements.
(3) Format inadapté: Les données
doivent éliminer la possibilité que de telles
représentations existent, mais sont dans un
format qui ne peut pas être utilisé par la
perception de changements.
La durée des images blanches:
L’expérience princeps a été refaite avec succès (Rensink, O’Regan &
Clark, 2000) avec des durées plus courtes de l’image blanche (40 ms).
De plus, on a vu que les expériences de changements de plan-caméra
introduisent des changements instantanés (Levins & Simons, 1997).
Le rôle des images blanches:
Le problème de l’image intercalée est qu’elle peut potentiellement agir
comme un masque sur les éléments à détecter. Une critique plus
sérieuse est que le système qui compare fonctionne avec une
mémoire de 2 éléments. Il existe en effet des preuves que nous ne
pouvons détecter qu’un changement à la fois et donc ne comparer que
deux éléments ensemble (Rensink, 2002). Dans ce cas, la 1e image
peut être comparée avec le cache blanc et celui-ci avec la 2e image
mais pas les deux images ensemble.
Pour répondre à cela, un autre paradigme fait apparaître
transitoirement des « taches de boues » sur l’image pendant qu’elle
change (O'Regan, Rensink, & Clark, 1999). Ces tâches ne sont pas
superposées au changement. De même, un second paradigme utilise
des changements très lents (Simons, Franconeri & Reimer, 2000). Le
rôle de l’image blanche semble donc bien uniquement de tromper le
système d’alerte.
(4) Cohabitation de contradictions: Les
données doivent éliminer la possibilité que
de telles représentations existent dans un
format approprié, mais que l’opération de
comparaison n’est pas réalisée (bien qu’elle
le puisse).
Il existe des preuves que le système cognitif peut stocker et tolérer des
informations contradictoires par manque de comparaison systématique.
La comparaison n’a pas lieu automatiquement si elle n’est pas
demandée. Même si cela pourrait expliquer des phénomènes tels que le
change blindness induit en situation réelle, la consigne explicite des
autres versions expérimentales rend peu probable cette possibilité.
(5) Première impression: Les données
doivent éliminer la possibilité que la
première image soit stockée détaillée et
que l’observateur soit ensuite incapable de
la réactualiser.
Cette hypothèse est pertinente car le but de la perception est d’extraire
du sens et non d’être une copie du monde. Il se peut donc qu’aucune
réactualisation ne se fasse sans un signal comme celui qui est porté par
le système d’alerte. Un élément de preuve est que dans l’expérience
des plan-caméra où le personnage change de vêtements, 70% des
sujets décrivent l’acteur avec ses vêtements initiaux (Simons, Chabris,
& Levin, 1999).
Cécité au changement : apports et perspectives
Le monde comme mémoire externe
La cécité à la cécité
Pourquoi est-il possible que nous ne stockions pas les détails visuels?
L'une des raisons probables est que le monde est stable et ne disparaît
pas tout seul. La plupart de ses détails restent toujours accessibles. Il est
donc inutile de re-présenter le monde mentalement puisque nous pouvons
utiliser l'environnement lui-même comme une mémoire externe. La
situation est différente en audition puisque l’événement auditif disparaît
dès qu’il a lieu. Il doit donc être stocké. L’une des prédictions
La plupart des sujets croient fermement qu’ils remarqueraient
des
changements aussi importants que ceux qui interviennent lors des
expériences de cécité au changement Ce phénomène a certaines
applications pratiques. Par exemple, la croyance fausse que des
évènements inattendus dirigent systématiquement l’attention rend compte
du fait que nous pouvons en un sens « regarder sans voir » des
changements sur la route qui peuvent mener à un accident.
« Mind sight »
est donc qu’il n’y aura pas de change blindness en
audition. L’idée d’environnement comme mémoire
externe permet ainsi d’expliquer l’illusion d’une
richesse perceptive (O'Regan, Rensink, & Clark,
1999). A chaque fois que nous voulons vérifier
qu’une partie du champs visuel est bien perçu, il
suffit de le regarder pour le confirmer. Il s’agit de la
même erreur que celle que les enfants peuvent
faire à propos de la lumière dans le frigo.
La recherche sur la détection de changements a également permis
d’explorer de possibles contributions
non-attentionnelles (voire non
conscientes) à la perception visuelle. De tels processus peuvent enregistrer
la présence d’un changement avant la perception consciente, de celui-ci
soit via des processus implicites ou grâce au «mindsight» : l’aptitude de
certains sujets à expérimenter un sentiment viscéral de la présence d’un
changement avant même de l’identifier (ou sans le pouvoir). Cette
sensation de changement peut constituer un nouveau mécanisme perceptif.
Bien que de telles hypothèses soient controversées, le cécité au
changement a
incontestablement inspirée de nouvelles hypothèses
testables au sujet des mécanismes de la perception.
Attention et conscience
Bien que l’attention soit nécessaire pour la perception consciente de
changements, elle peut ne pas être suffisante. En effet, les changements
qui affectent des objets d’attention ne sont le plus souvent pas remarqués.
Ceci suggère que les propriétés consciemment perçues sont juste celles
dont nous avons besoin pour réaliser la tâche en cours, et remet en
question l’idée que l’attention lie toujours des propriétés en une
représentation complète d’un objet.
Le « change simultagnosia »
Bien que l’attention puisse être distribuée en 4 à 5 points en même
temps, seulement un changement peut-être perçu en un moment donné.
Ceci suggère que les informations en provenance de ces différents points
sont réunies en un seul point de connexion (ou nexus).
Enactivisme
La cécité au changement a souvent servi d’argument à un cadre théorique
alternatif à la théorie computationnelle de l’esprit : l’enactivisme. D’après
l’enactivisme il est faux que la perception soit un processus cérébral par
lequel le système perceptif construit des représentations internes du
monde. Il ne s’agit pas de remettre en cause le fait que la perception
dépende de ce qui a lieu dans le cerveau, et l’enactiviste admet qu’il existe
très probablement des représentations internes dans celui-ci. Mais ce serait
une erreur de considérer que la perception est un processus cérébral. Il
s’agit bien plutôt d’un genre d’aptitude de la part de l’animal tout entier.
Plus précisément, l’enactivisme défend l’idée que l’aptitude d’un sujet à
percevoir quelque chose est constituée en partie par une connaissance
sensorimotrice (c’est-à-dire, par une appréhension pratique de la manière
dont la stimulation sensorielle varie en fonction des mouvements du sujet
percevant).
Bibliographie
Marr, D. (1982). Vision. San Francisco: Freeman / Sperling, G. (1960). The information available in brief visual presentations. Psychological Monographs: General and Applied, 74(11), 1-29. / Standing, L. (1973). Learning 10,000 pictures. QJ Exp
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