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Que nous dit le texte ?
Le travail du traducteur littéraire
L’exemple des Brieven aan Poseidon
de Cees Nooteboom en traduction
française
Que nous dit le texte ?
Le travail du traducteur littéraire
• 1. Qu’est-ce que la traduction (littéraire) ?
2. L’œuvre de Cees Nooteboom :
– Quelques remarques
– Les Lettres à Poséidon (2012)
3. Un texte et sa traduction: ‘Blauw’ / ‘Bleu’
1. Qu’est-ce que la traduction
(littéraire) ?
• “Que nous dit le texte?” Question fondamentale pour le
traducteur.
• Traduire commence par une lecture (très attentive). Mais
qu’est-ce que lire ?
• Cf. Umberto Eco, Lector in fabula, Grasset 1979 :
• “[Un texte] est un tissu de non-dit, de non manifesté en surface, et c'est ce
non-dit qui doit être actualisé (...)
• Le texte est donc un tissu d'espaces blancs, d'interstices à remplir, et celui
qui l'a émis prévoyait qu'ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour
deux raisons : d'abord parce qu'un texte est un mécanisme paresseux qui
vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire. Ensuite
parce que, au fur et à mesure qu'il passe de la fonction didactique à la
fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l'initiative
interprétative même si, en général, il désire être interprété avec une marge
suffisante d'univocité. Un texte veut que quelqu'un l'aide à fonctionner (...).
Que nous dit le texte (1) ?
• Quand nous lisons un texte, nous “remplissons des
interstices” : nous “interprétons”. En ce sens, nous
sommes tous des traducteurs ! En général, ce
processus est inconscient ou presque.
• Exemple : le déchiffrage d’un texte publicitaire :
• ‘Gent, wild van fietsen’. (“Gand, fou du vélo”)
• ‘Gent, wild van feesten’. (“Gand, fou des fêtes”)
• ‘Gent, wild van fiesten’ (idem, en Gantois)
• Soutien visuel : chaîne de vélo = nœud coulant
• Pour comprendre le jeu de mots, il faut connaître le
dialecte et l’histoire locale.
Que nous dit le texte (2) ?
• Nous interprétons la réalité, écrite ou non, qui
nous entoure.
• Le traducteur aussi. Mais il va plus loin :
• (1) Il enquête sur la relation entre le texte et la
réalité décrite (en fiction ou non-fiction), en
d’autres entre le «signifiant» et le «signifié» :
• L’information disponible sur le Net l’incite /
l’oblige à vérifier des éléments de l’arrière-plan
non verbal du texte : il affine et complète ainsi
son interprétation.
Que nous dit le texte (3) : la traduction
comme compte-rendu de lecture
• (2) Le traducteur doit rendre compte
publiquement de sa lecture : c’est sa mission.
• Mais ce compte rendu doit être fait dans une
autre langue que le texte (langue cible) :
problème !
• (a) La disparité sémantique oblige à des choix : Cf.
Jiri Levy, “Translation as a Decision Process”,
1966. Exemple du titre de Bertolt Brecht : Der
gute Mensch von Sezuan / “The good Man”? “The
good Woman”? Cf. titre français : “La bonne âme
de Sechuan”
Que nous dit le texte (4) : la traduction comme
compte-rendu de lecture : l’obstacle culturel
• (b) “Toute traduction est d’abord une traduction
culturelle, notamment dans l’essai et le roman. Mais
cela vaut toujours, pour n’importe quel texte.” (Ton
Naaijkens, 2004)
• L’oublier, c’est s’exposer à une rupture dans la
communication. Deux exemples :
• “A Deltaplan for elderly care” (Pays-Bas, 2012)
• “le Grenelle de l’environnement” (France, 2007) ou
« de la famille » (2014).
• Le décryptage des deux termes exige des
connaissances de l’histoire des deux pays, leur
traduction une définition ou paraphrase.
La traduction, mauvaise copie ou
commentaire ?
• Une traduction est toujours un compte rendu incomplet et
imparfait d’un texte : ce n’est jamais une copie du texte source.
• La traduction est l’une des transformations possibles (“métatextes”)
qu’un texte peut subir, au même titre qu’une imitation, un pastiche,
un commentaire, une adaptation théâtrale ou un scénario de film
(cf. Raymond Van den Broeck,1999)
• La traduction exprime une vision du texte, comme un commentaire.
• Exemple : les 2 traductions françaises de Het Achterhuis d’Anne
Frank : Journal de Anne Frank, trad. Tylia Caren et Suzanne Lombard
(1949) : un livre de jeunesse ;
• Les journaux d’Anne Frank, trad. Isabelle Rosselin & Philippe Noble
(1989) : un document historique.
• C’est pourquoi les grandes œuvres de la culture européenne sont
régulièrement retraduites (cf. interprétations musicales, mises en
scène de théâtre ou d’opéra).
La traduction comme témoignage
• Mais la traduction est un commentaire d’un type
particulier, différent par exemple d’une mise en scène.
• Le traducteur n’est pas libre dans son commentaire : son
compte rendu doit être véridique, au moins en intention.
• Le traducteur ressemble à un témoin qui rend compte d’un
événement : il doit raconter exactement comment il a vécu
l’événement, sinon il ment.
• C’est l’aspect éthique de la traduction : la traduction est un
témoignage sincère sur une expérience de lecture.
• Le traducteur a un “pacte de confiance” avec le lecteur, qui
considère sa traduction comme un “équivalent” du texte
original, alors qu’il en est en réalité une transformation ,
mais aussi limitée que possible.
2. L’œuvre de Cees Nooteboom
• Cees Nooteboom (1933) est le dernier survivant d’une
génération de grands écrivains : Hugo Claus, Harry
Mulisch…
• Il est l’un des auteurs néerlandais les plus traduits dans le
monde, avec Hella Haasse.
• Son œuvre comprend de la poésie, du théâtre, des récits de
voyage (qui l’ont rendu célèbre) des essais, des nouvelles et
des romans.
• Il publie depuis 1955 (Philip en de anderen / Philip et les
autres, 1991)
• Ses romans les plus connus sont Rituelen/Rituels (1980/
1985), Het volgende verhaal /L’histoire suivante (1991),
Allerzielen / Le jour des morts (1998/2001).
Quelques thèmes dans l’œuvre de
Nooteboom
• Les arts visuels : N. a beaucoup écrit sur la
peinture, la photo, le cinéma.
• La culture européenne : l’Antiquité, le monde
méditerranéen, les grands classiques en cinq
langues (anglais, allemand, français, espagnol,
italien).
• Autres civilisations : le Japon.
• Le voyage, la solitude, la vie monastique.
• Le temps, la mémoire, l’histoire.
• L’amour (généralement contrarié ou impossible)
Quelques traits de l’œuvre de
Nooteboom
• N. est un poète, même en prose : importance des
métaphores, du rythme, de la rhétorique (figures de
style).
• N. est un auteur érudit : son œuvre est en partie un
commentaire d’autres œuvres : arts plastiques,
littérature, philosophie…
• Son œuvre est plurilingue et multiculturelle : par les
citations, par la réflexion sur les différences
linguistiques et culturelles.
• Sous des dehors légers, l’œuvre est philosophique et
met en question le moi, l’être, le non-être, le réel, etc.
Brieven aan Poseidon / Lettres à
Poséidon
• Recueil de 75 textes courts, écrits entre 2008 et 2012.
• Modèle : Sandor Marai, (Les quatre saisons, 1938) : “un
homme qui passe sa vie à observer et à lire, à voyager et à
écrire”
• Pourquoi Poséidon? Raisons accidentelles et plus
profondes.
• “Ce seront des choses que je lis, que je vois, que je pense.
Que j’invente, que je me rappelle, qui m’étonnent. Des
nouvelles du monde…”
• Une thématique philosophique : vie et mort des religions,
signification de l’Antiquité pour nous, et des thèmes chers à
l’auteur : le temps, la mort, le visible dans la nature et dans
l’art.
Lettres à Poséidon (2)
• Stylistiquement, certains textes se rapprochent de poèmes
en prose.
• D’autres sont comme des fragments de journal, des
impressions notées essentiellement en voyage.
• Ou bien des commentaires de lectures, mais plus encore
d’images : films, vidéo, tableaux, dessins, photos, cartes
postales… etc.
• Rejetés en fin de volume, les illustrations, complétées par
des notes explicatives de l’auteur sur ses sources, et bien
souvent aussi des commentaires supplémentaires.
• Langues : outre le néerlandais, on trouve des citations en
anglais, espagnol, allemand (et moyen haut-allemand),
français, italien, grec ancien.
BLAUW - BLEU
• Brigitte Bardot is in 1963 nog
mooi. Haar huid glanst
wellustig, maar haar gezicht
kan niet goed minachten. Jack
Palance heeft voor een
filmmogul een te kleine en te
rode sportwagen, en Michel
Piccoli begrijpt alsmaar niet
waarom zijn geliefde hem
minacht, terwijl hij toch
overduidelijk bezig is zijn
talent aan de vulgaire
producent Palance te
verkopen.
• En 1963, Brigitte Bardot est
encore jolie. Sa peau a un éclat
sensuel, mais son visage
n’exprime pas bien le mépris.
Pour un gros bonnet du
cinéma, Jack Palance a une
voiture de sport trop petite et
trop rouge, quant à Michel
Piccoli, il ne parvient toujours
pas à comprendre pourquoi sa
femme adorée le méprise,
alors même qu’il est, à
l’évidence, en train de vendre
son talent au vulgaire
producteur Palance.
BLAUW – BLEU (2)
• Fritz Lang is er voor het
intellectuele tegenwicht, draagt
met Duits gevoel voor retorica
een passage voor uit het 26ste
Canto van het Inferno, waarin
Odysseus als vlam voorkomt.
Piccoli geeft een bewijs van goed
gedrag af door het citaat te
herkennen als regels van Dante,
maar of hij in staat zal zijn voor
Fritz Lang het scenario te
schrijven voor de film Odyssee,
het onderwerp van de film die ik
nu, 2012, veel te laat zie (Le
Mépris, De Minachting), valt te
betwijfelen.
• Fritz Lang, lui, est là pour faire le
contrepoids intellectuel, il
déclame avec un sens tout
germanique de la rhétorique un
passage du Chant 26 de l’Enfer où
Ulysse apparaît sous la forme
d’une flamme. Piccoli gagne un
bon point en reconnaissant dans
la citation des vers de Dante,
mais sera-t-il capable d’écrire
pour Fritz Lang le scénario du film
Ulysse, - ce qui est le sujet du film
(Le Mépris) que je vois
aujourd’hui, en 2012, c’est-à-dire
beaucoup trop tard – il est permis
d’en douter.
BLAUW – BLEU (3)
•
Hij is er te licht voor, deze nog zo
jonge Piccoli, en bovendien draagt hij
de hele film door een zwarte hoed,
die hem pas van pas zal komen als
Bardot en Palance zich in het rode
autootje onder een reusachtige
tankwagen hebben doodgereden.
Odysseus, de held van de film van
lang die nooit af zal komen, loopt
rond in een eigenaardig kostuumpje
uit de theaterwinkel, wat figuranten
die het koor moeten voorstellen
dwalen tussen de marmeren zuilen in
gewaden die sinds de achttiende
eeuw voor Grieks moeten doorgaan.
•
Il est trop léger pour cela, ce Piccoli si
jeune encore, et de surcroît il porte
pendant tout le film un chapeau noir,
qui lui sera bien utile lorsque Bardot
et Palance auront trouvé la mort,
encastrés dans leur petite voiture
rouge sous un énorme camionciterne. Ulysse, le héros du film de
Lang qui ne sera jamais achevé, se
promène dans un drôle de petit
costume sorti tout droit du magasin
du théâtre, les quelques figurants
censés représenter le chœur
déambulent entre des colonnes de
marbre dans ces tuniques qui, depuis
le dix-huitième siècle, passent pour le
comble de l’hellénisme.
BLAUW – BLEU (4)
• De drie hoofdpersonen
tobben moeizaam in het
rond in een drama dat geen
ogenblik het
onontkoombare en ijzeren
aroma van een antieke
werkelijkheid krijgt, het
enige echte wat we te zien
krijgen is een klassiek beeld
van Athene, en een
machtige Poseidon tegen de
achtergrond van zijn eigen
blauwe zee.
• Les trois personnages
principaux se tourmentent
laborieusement et tournent
en rond dans un drame qui
à aucun moment n’acquiert
l’inéluctabilité et le goût
d’airain [l’arôme
d’inéluctable et de fer]
d’une réalité antique, tout
ce que nous voyons
d’authentique, c’est une
effigie classique d’Athéna et
un formidable Poséidon se
détachant sur l’arrière-plan
bleu de sa mer.
BLAUW – BLEU (5)
• Plaats van de handeling is
de futuristische villa van
Erich Maria Remarque op
Capri, en bijna een halve
eeuw nadat de film is
gemaakt kijk ik ernaar
omdat ik bij Anne Carson
gelezen had dat Poseidon
κυανο-χαίτης is, zeer
donkerblauwharig, en
omdat iemand mij gezegd
had dat de kleur blauw de
god ook in deze film
vergezelt. Het was waar en
niet waar.
• Le lieu de l’action est la villa
futuriste de Curzio
Malaparte à Capri et, près
d’un demi-siècle après le
tournage, je regarde le film
parce que j’ai lu chez Anne
Carson que Poséidon est
κυανο-χαίτης, « aux
cheveux bleu très foncé » et
que quelqu’un m’a dit que
la couleur bleue est
inséparable du dieu dans ce
film également. C’est vrai et
c’est faux.
BLAUW – BLEU (6)
• Eénmaal, als de god in al zijn
macht als gebeeldhouwde vijand
van Odysseus getoond word, zijn
niet zijn haren maar zijn lippen en
zijn blinde oogschelpen gekleurd
met een bijna giftig, alles
doordringend, lichtend blauw, de
kleur van zijn zee zoals Tiberius
die hier op Capri altijd gezien
moet hebben, het blauw van het
epitheton dat aan de naam van
de zeegod hangt als een
homerische schaduw die gaat
waar hij gaat, de bijnaam als
eeuwige hond, tot het eind erop
volgt.
• Une seule fois, lorsque le dieu est
montré dans toute sa puissance
sculptée d’ennemi d’Ulysse, ce ne
sont pas ses cheveux mais ses
lèvres et les conques aveugles de
ses yeux qui sont d’un bleu
phosphorescent, perçant,
presque vénéneux, la couleur de
cette mer telle que Tibère devait
la voir chaque jour ici à Capri, le
bleu de l’épithète attachée au
nom du dieu marin telle une
ombre homérique qui le suit
partout, le surnom, sorte de
chien éternel, fidèle jusqu’à la
mort [jusqu’à ce que fin
s’ensuive].