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TODD EBERLE POUR LA FONDATION LOUIS VUITTON
Ce hors-série ne peut être vendu séparément Le Temps Samedi 25 octobre 2014
ARCHITECTURE
& DESIGN
FRANK GEHRY
AU SOMMET
STEVEN HOLL
REVISITE GLASGOW
RENCONTRE AVEC
TADAO ANDO
2
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
ÉDITO
Sereinedélectation
Le Nouveau Testament? Certes, le ton est biblique. Mais
non. Il ne s’agit pas non plus
de l’aphorisme d’un prophète
de cocktail, débité lors d’un
vernissage en vue. Cette belle
définition de l’art en architecture nous vient d’une autre
bible: la Contribution à une
théorie de l’architecture
d’Auguste Perret, l’architecte
français (1874-1954) qui fut
l’un des premiers artistes du
béton armé.
Puisse ce numéro, au-delà
des chocs esthétiques et
émotionnels, nous conduire
sur la voie de la sereine délectation. Dans le futur, dépassera-t-on le stade de l’admiration pour la superlative
Fondation Louis Vuitton
construite par Frank Gehry?
(page 4). S’affranchira-t-on
La sereine délectation. C’est
toujours le sentiment qui
nous étreint quand on pénètre en Ecosse dans le «Mackintosh Building» (page 26).
En 1909, Charles Rennie
Mackintosh signait avec la
Glasgow School of Art
(GSoA) une autre icône de
l’architecture contemporaine. Un travail magistral
sur l’espace et la lumière,
qui a entre autres inspiré
Steven Holl.
Ce dernier vient de livrer le
«Reid Building», une annexe
à la GSoA de Mackintosh, qui
dégage elle aussi un sentiment, au-delà de l’admiration béate. Sans doute car
l’architecte américain a su
trouver cet «équilibre entre
l’intensité et l’intimité», dont
il parle (page 27). «La clé en
architecture, c’est ce que
j’appelle «l’haptique» (du
grec «je touche», soit la
science du toucher, ndlr). La
géométrie globale, l’ensemble conceptuel se mesurent
au final à ce que l’on ressent
à l’échelle de la main. Les
détails, les matériaux,
comme quand vous touchez
une poignée de porte ou une
rampe d’escalier.»
TADAO ANDO
Le nouveau Paris de Frank Gehry
Avec la Fondation Louis Vuitton, l’architecte nord-américain signe un monument qui replace le Bois de Boulogne
au centre de la capitale. Et change le regard sur la ville.
Par Rinny Gremaud
10
10 Tadao Ando
«Se réunir pour voir la lumière»
Tadao Ando considère l’architecture comme un espace
de rassemblement. A travers ses créations, il cherche
à créer des espaces de vie utiles aux gens. Rencontre.
Par Daniel Eskenazi
14
ÉRIC GARAULT/PASCO
«Celui qui, sans trahir les
matériaux ni les programmes modernes, aurait produit une œuvre qui semblerait avoir toujours existé, qui,
en un mot, serait banale, je
dis, celui-là pourrait se tenir
pour satisfait. Car le but de
l’art n’est pas de nous étonner ni de nous émouvoir.
L’étonnement, l’émotion
sont des chocs sans durée,
des sentiments contingents,
anecdotiques. L’ultime but
de l’art est de nous conduire
dialectiquement de satisfaction en satisfaction, par-delà
l’admiration, jusqu’à la sereine délectation.»
4
Les «elles» du design
Vous trouvez aussi que les hommes trustent le design
contemporain? Portraits de quatre femmes designers
suisses qui prouvent le contraire.
Par Emmanuel Grandjean
18
14 Julie Richoz
Charles Pictet, la reconnaissance
L’architecte genevois devient incontournable. Sur dix
réalisations nominées lors de la prestigieuse Distinction
romande d’architecture, son bureau a été primé trois fois.
Par Géraldine Schönenberg
22
Salon d’automne
Des cuirs fauve et des lumières de stars, des bougeoirs
argentés et des tables en bronze. Le design fait comme
la nature: il change de couleur en attendant l’hiver.
Par Emmanuel Grandjean
26
DR
Par Pierre Chambonnet
Serein, on l’est en tout cas
face au passé. A Brno notamment, en République tchèque, lorsque l’on visite la
villa Tugendhat (page 36), le
chef-d’œuvre fonctionnaliste
de Mies van der Rohe, qui
date de 1930. Une œuvre
géniale qui semble avoir
toujours existé, qui en finit
par paraître banale. Comme
si la définition d’Auguste
Perret en avait été directement inspirée.
SOMMAIRE
30 Werner Schmidt
Renouveau à Glasgow
Face au chef-d’œuvre Art nouveau de Mackintosh, Steven
Holl a réalisé l’extension de la «Glasgow School of Art», un
bâtiment conçu comme «un contraste complémentaire».
Par Pierre Chambonnet
30
ArchiCULTE
Objet d’avant-garde, parfois expérimental, l’église
moderne atteste de l’infinie variété de formes
qu’incite l’inspiration religieuse. Sélection divine.
Par Emmanuel Grandjean
34
DAVID ZIDLICKY
DAVID WAGNIÈRES
de l’émotion indiscutable
que procurent les œuvres
de Tadao Ando? (page 10).
Reléguerons-nous au second
plan l’étonnement que
suscite la plupart du temps
le travail des designers
(pages 14, 22, 34 et 39)?
36 Mies van der Rohe
La troisième dimension
Des feuilles qui se transforment en volumes,
de la science-fiction? Pas si l’on en croit le Suisse
Christophe Guberan, qui produit des objets en 3D,
nés de surfaces en 2D.
Par Catherine Cochard
36
Less is More
Ludwig Mies van der Rohe a bâti un chef-d’œuvre
de l’architecture contemporaine à Brno. Visite de la villa
Tugendhat, une maison où l’on a fait plus, avec moins.
Par Pierre Chambonnet
39
Rêves d’enfant
Plongée dans le monde de l’imaginaire de Ora-ïto.
Le designer, qui s’est fait connaître par ses détournements
d’objets, nous raconte l’enfant qu’il a été. Interview.
Par Isabelle Cerboneschi
La sereine délectation, là,
au bout de la main.
Editeur Le Temps SA
Place Cornavin 3
CH – 1201 Genève
Président du conseil
d’administration
Stéphane Garelli
Administrateur délégué
Daniel Pillard
Dédiée à la création
contemporaine,
la Fondation Louis Vuitton
ouvre ses portes à Paris au
Bois de Boulogne en ce mois
d’octobre, dans un édifice
imaginé par l’architecte
nord-américain Frank Gehry.
Photo: Todd Eberle pour
la Fondation Louis Vuitton
Un «driven void of light»
(puits de lumière)
dans le «Reid Building»
à Glasgow. Steven Holl
a réalisé l’extension
de la «Glasgow School
of Art», le chef-d’œuvre
Art nouveau de Charles
Rennie Mackintosh.
Photo: Pierre Chambonnet
Rédacteur en chef
Pierre Veya
Rédactrice en chef
déléguée aux hors-séries
Isabelle Cerboneschi
Responsable du Hors-Série
Architecture & Design
automne-hiver
Pierre Chambonnet
Rédacteurs
Isabelle Cerboneschi
Catherine Cochard
Daniel Eskenazi
Emmanuel Grandjean
Rinny Gremaud
Géraldine Schönenberg
Photographies
Pierre Chambonnet
Eric Garault
Eddy Mottaz
Roland Schmid
David Wagnières
Responsable production
Nicolas Gressot
Réalisation, graphisme,
photolithos
Cyril Domon
Christine Immelé
Mathieu de Montmollin
Correction
Samira Payot
Conception maquette
Bontron & Co SA
Internet
www.letemps.ch
Michel Danthe
Courrier
Case postale 2570
CH – 1211 Genève 2
Tél. +41-22-888 58 58
Fax + 41-22-888 58 59
Publicité
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Fax + 41-22-888 59 01
Directrice: Marianna di Rocco
Impression
IRL plus SA
La rédaction décline toute
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ISSN: 1423-3967
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4
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
PHOTOS: TODD EBERLE POUR LA FONDATION LOUIS VUITTON
Architecture & Design
Inspiré par les promenades de Marcel Proust dans le Bois de Boulogne, l’architecte a choisi de réinterpréter à sa façon la verrière du XIXe siècle.
MÉCÉNAT
LenouveauParis
deFrank Gehry
Avec la Fondation Louis Vuitton, l’architecte
nord-américain signe un monument
qui replace le Bois de Boulogne au centre
de la capitale. Et change le regard sur la ville.
Par Rinny Gremaud
A
vec des yeux d’enfant, on dirait un
Transformer, un animal mécanique prodigieux, diaphane et
étincelant, un titan
ailé de verre, que l’on trouverait au
repos, là, couché à la lisière des
bois. On dirait, aussi, un vaisseau
voilé de lumière, une caravelle de
l’espace affrétée par des elfes, ou
alors, c’est un iceberg qui se prend
pour un trois-mâts, un massif d’albâtre planqué sous une armure
translucide.
C’est un monument. Et pour Paris, qui en collectionne déjà un
certain nombre, le mot n’est pas
vain. Le groupe LVMH inaugure
ces jours la Fondation Louis Vuitton, un objet architectural spectaculaire, signé du Nord-Américain
Frank Gehry. Un événement longtemps attendu. Près de quinze ans
que l’on en parle, et plus d’une
décennie que les premières esquisses ont été lâchées.
Le produit fini, qui s’érige au
nord-est du Bois de Boulogne, à
l’orée du Jardin d’acclimatation,
marque certainement une étape
dans l’histoire de l’architecture,
tant il est sensationnel, d’un point
de vue technique. Il est aussi un
jalon pour Paris lui-même, à en
croire certains historiens de l’art,
qui affirment qu’après la tour Eiffel, et le Centre Pompidou, la Fondation Louis Vuitton compte désormais parmi les édifices les plus
audacieux de la ville.
Sa construction, dont le budget
n’a jamais été rendu public – mais
qui, officieusement, tenait du «no
limit» –, est une gageure, autant
qu’un puissant geste de mécénat.
Et une formidable opération publicitaire, aussi, puisque l’architecture est aujourd’hui l’un des canaux – le plus luxueux sans doute
– par lesquels se transmet l’image
d’une entreprise.
L’histoire de la Fondation Louis
Vuitton commence là où on ne l’attend pas, par les rugissements libidineux des lions du Jardin d’acclimatation. C’était dans les années
50, et les fortunés riverains de
Neuilly, au premier rang desquels
Fanny et Marcel Boussac, se trouvaient fort indisposés par le bruit
des fauves en rut. Marcel Boussac,
entrepreneur prospère, était à la
tête d’une holding très diversifiée
comprenant notamment la Maison Christian Dior et les magasins
Bon Marché. Il rachète alors la
concession du Jardin d’acclimatation, avec pour unique objectif de
se débarrasser prestement de ses
voisins en chaleur.
Lorsqu’en 1981, Bernard Arnault pose les bases de son empire
du luxe en reprenant la holding
Boussac en faillite, le Jardin d’acclimatation fait encore partie du portefeuille des actifs. Cette bizarrerie
prend toute son importance à la fin
des années 90, à l’heure où le grand
patron, devenu l’un des plus puissants du monde, se met en tête
d’ériger sa propre fondation pour
l’art contemporain. Commencent
alors les négociations, qui furent
longues et complexes, jusqu’à l’obtention d’un permis de construire.
Au cours des treize années qui
séparent les premières esquisses
de l’inauguration, une seule chose
fut simple: le choix de l’architecte.
En 2001, Bernard Arnault visite la
Fondation Guggenheim à Bilbao,
et c’est le coup de foudre. Il veut
travailler avec Frank Gehry. Ce dernier, invité à visiter le site, accepte
en souvenir des promenades de
Marcel Proust dans le Bois de
Boulogne.
> Suite en page 6
Frank Gehry est un navigateur. Il a donné des voiles à la Fondation Louis Vuitton.
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6
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
«Après la tour Eiffel,
et le Centre Pompidou,
la Fondation
Louis Vuitton
compte désormais
parmi les édifices
les plus audacieux
de la ville»
Douze voiles enveloppent le bâtiment, chacune composée de 3600 pièces uniques.
> Suite de la page 4
PHOTOS: TODD EBERLE POUR LA FONDATION LOUIS VUITTON
Tout le reste fut compliqué. Entre les premières esquisses et la
réalisation du bâtiment, toutes les
formes, toutes les matières, tous
les assemblages, tout, absolument
tout, a été dessiné, puis redessiné,
puis redessiné encore, réajusté, et
remis en question jusqu’à la fin.
Frank Gehry est réputé pour son
perfectionnisme. Au moment où
la maquette est présentée au public pour la première fois en 2006,
les moyens techniques pour la
réaliser n’existent pas encore. A
l’ouverture du chantier en 2008,
les fondations sont coulées à double, parce qu’à ce moment-là, personne ne sait encore quelles seront les dimensions, et donc le
poids, du bâtiment.
La mise en œuvre de ce projet
en mutation permanente, pilotée
par la société Vinci, doit tout à une
innovation technologique majeure: un logiciel initialement développé par Dassault pour la modélisation en 3D d’objets
aéronautiques complexes, a été
entièrement adapté à la gestion
de projets architecturaux. Cette
plateforme informatique, désormais brevetée et commercialisée,
permet de mettre en réseau l’ensemble des intervenants sur un
projet. Tous les ajustements en
cours de construction peuvent
ainsi être répercutés en temps réel
auprès de chacun.
Sur les 12 voiles qui enveloppent le bâtiment, chacune des
3600 pièces de verre est différente
de l’autre. Il a fallu inventer un
four intelligent permettant de
donner à chacune sa courbe
exacte. L’immense écheveau de
bois plié qui soutient l’ensemble a
également nécessité un nouveau
procédé industriel. «L’iceberg» qui
constitue le cœur d’ouvrage est
A la proue du navire, face à l’auditorium, une cascade rappelle le Bosquet du Théâtre d’eau du Jardin de Versailles.
Sous les ailes de
verre, le corps
du bâtiment est
recouvert de
Ductal®, un
béton doux et
blanc inventé
pour l’occasion.
recouvert de 19 000 plaquettes de
Ductal® – un béton blanc et doux
inventé pour l’occasion – qui, elles
aussi, sont chacune uniques. Pour
l’ensemble de la construction, 32
brevets ont été déposés.
La Fondation Louis Vuitton est
donc un accomplissement technique prodigieux, une œuvre d’art
aux proportions fantastiques. Et
le cadeau d’un mécène à la ville
qui fit sa fortune. Dans cinquantecinq ans, le droit de superficie
dont a bénéficié LVMH pour la
construction du bâtiment arrivera
à échéance. Le vaisseau reviendra
alors à la Ville de Paris.
Avec ses yeux d’enfant asthmatique, qu’aurait pensé Marcel
Proust de cet oiseau de verre descendu du futur? Aurait-il, lui
aussi, déambulé sous les voussures de ses ailes immenses, sur les
terrasses de béton blanc de son
corps irrégulier, pour voir Paris
comme jamais on ne le voit, rivages urbains alentour d’un bassin
forestier, Paris en lisière d’une
vaste canopée, avec, à bâbord, la
Défense, ici l’Arc de Triomphe, et
là-bas, tout au bout du regard, la
tour Eiffel dans une perspective
remarquable, pour ne pas dire salutaire, puisque de là, et de là seulement, elle cache parfaitement la
tour Montparnasse.
Avec des yeux d’enfant, monté
sur le dos d’un animal fantastique,
sur le pont d’un vaisseau féerique,
Paris est une forêt réenchantée.
> Le programme
La Fondation Louis Vuitton représente un ensemble de 11 galeries
auxquelles s’ajoute un auditorium
de 350 places assises et 1000 debout.
Elle présente une collection permanente, composée d’œuvres provenant de son propre fonds et de la
collection Arnault, ainsi que deux
expositions temporaires par année.
Pour son inauguration, la Fondation
a passé commande d’installations
artistiques qui entrent en dialogue
avec l’architecture des lieux. Elles
seront exposées jusqu’à une date
encore indéterminée. Une œuvre in
situ d’Olafur Eliasson, notamment,
sera visible dès l’ouverture au public, le 27 octobre.
L’auditorium accueillera le 28 octobre un récital du pianiste Lang
Lang, puis, du 6 au 14 novembre,
une série de huit concerts rétrospectifs de Kraftwerk.
Enfin, d’octobre à décembre 2014,
la Fondation présentera une exposition consacrée à l’histoire et au
développement du projet architectural de Frank Gehry, exposition
complémentaire à celle qui se déploie, en même temps, au Centre
Pompidou.
Renseignements sur:
www.fondationlouisvuitton.fr
> Suite en page 8
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
> En quelques dates
AFP
> Suite de la page 6
Jeu de miroir et de transparence, les panneaux de verre reflètent le ciel et les arbres alentour pour mieux s’y fondre.
1929 Naissance à Toronto, au Canada,
de parents juifs polonais. Frank Gehry
s’appelle alors Frank Goldberg.
1947 Toute la famille déménage à Los Angeles.
1952 Premier mariage avec Anita Snyder,
dont il aura deux filles.
1956 Change de patronyme à la demande
de son épouse, qui veut éviter à leurs enfants
d’être exposés à l’antisémitisme.
1954 Diplôme d’architecture à l’Université
de Californie du Sud. Il travaille pour divers cabinets
à Los Angeles, dont celui de Victor Gruen.
1961 Séjour d’un an à Paris, où il travaille
pour André Rémondet.
1962 Retour en Californie, où il ouvre sa propre
agence.
1966 Divorce d’Anita Snyder.
1968 Achèvement de sa propre maison,
la «Gehry House» à Santa Monica.
1975 Second mariage avec Isabel Aguilera,
dont il aura deux garçons.
1989 Lauréat du Prix Prizker. Inauguration
du Musée Vitra, près de Bâle.
1997 Inauguration du Musée Guggenheim
de Bilbao.
2001 Première rencontre avec Bernard Arnault.
2003 Inauguration du Walt Disney Concert Hall
à Los Angeles.
2005 Sydney Pollack lui consacre
un documentaire, Esquisses.
2006 Début du projet Guggenheim
d’Abu Dhabi, et présentation de celui
de la Fondation Louis Vuitton à Paris.
2007 Ouverture du chantier
de la Fondation Luma à Arles.
2008 Lion d’or à Venise pour l’ensemble
de sa carrière.
2011 Inauguration de la tour 8 Spruce Street
à New York. Ouverture du chantier
Guggenheim d’Abu Dhabi.
2014 Inauguration de la Fondation
Louis Vuitton à Paris.
«PourFrankGehry,l’Europeestunterraind’expérimentation»
A l’occasion de l’inauguration de la Fondation Louis Vuitton, le Centre Pompidou organise la plus grande rétrospective jamais
consacrée à Frank Gehry en Europe. Frédéric Migayrou et Aurélien Lemonier ont dirigé ce vaste travail de recension.
Frank Gehry est aussi très
Américain, et plus encore,
Californien.
A. L.: On pourrait dire qu’il est un
architecte américain par un biais
détourné. Il s’inscrit, bien entendu, complètement dans la
filiation de Frank Lloyd Wright.
Mais ce sont surtout ses liens avec
la scène artistique californienne
des années 60 qui sont déterminants pour son travail. Des artistes comme Rauschenberg, Jasper
Johns ont eu beaucoup d’influence sur lui. Il est très proche
d’une communauté d’artistes
émergents, parmi lesquels Ed
Ruscha, Craig Kauffman, Claes
Oldenburg, des fréquentations
qui marquent profondément son
nienne, était politiquement très
engagé dans les années 50-60.
Venant d’une famille très pauvre,
il a toujours eu le respect des
classes populaires.
A. L.: Concrètement, ses architectures sont très ouvertes, avec la
conscience qu’il réalise non pas un
immeuble fermé, mais un morceau de ville. Ses constructions
intègrent toujours l’idée d’un
usage public, ce sont souvent des
lieux de rencontre, de croisement
et de mixité. Ensuite, il travaille
avec ce qui l’entoure, les matériaux
pauvres: la tôle ondulée, le
grillage, le bois de mauvaise qualité. C’est ce qui fait que son architecture a une image très populaire, les gens reconnaissent ces
matériaux. Frank Gehry a toujours
revendiqué la dimension contextuelle de son travail.
GEHRY PARTNERS, LLP
PHILIPPE MIGEAT, CENTRE POMPIDOU
THOMAS MAYER
Le Temps: Frank Gehry réalise à
Paris l’une de ses œuvres les plus
spectaculaires. Votre rétrospective,
d’une certaine manière, consacre
son attachement très fort au Vieux
Continent. En quoi Frank Gehry
est-il aussi, un peu, un architecte
européen?
Aurélien Lemonier: D’abord, il est
issu d’une famille d’immigrés
d’Europe de l’Est, de culture juive.
Après ses études d’architecture, il
travaille durant un an à Paris,
notamment pour André Rémondet. Alors qu’il entre dans la
trentaine, ce séjour en Europe le
marque profondément, et notamment ses visites en Italie. Ce
qu’il y découvre de l’art, de la
peinture, de la sculpture, de
l’architecture, devient des références permanentes dans son
travail. En outre, dès la fin des
années 80, il construit énormément en Europe. Le Musée Guggenheim de Bilbao est une clé
majeure de son œuvre.
Frédéric Migayrou: Pour Frank
Gehry, l’Europe est un terrain
d’expérimentation, bien plus que
les Etats-Unis, où l’architecture
reste très «corporate». Bien entendu, aujourd’hui, on a de l’architecture spectaculaire en Asie,
dans les pays du Golfe, ou en
Europe de l’Est. Mais l’Europe
reste le lieu privilégié d’une certaine architecture de recherche.
Ci-dessus, en haut: le Walt Disney Concert Hall, à Los Angeles. En bas, de gauche à droite: le Musée Guggenheim,
à Bilbao. Le Musée Vitra du Design, à Weil am Rhein, en banlieue de Bâle.
travail et déterminent sa réflexion sur l’objet architectural
dans son contexte.
A-t-il été plus influencé par des
artistes que par des architectes?
F. M.: On serait tenté de croire que
l’édification de sa maison, la
«Gehry House», qui est un manifeste autobiographique où se
lisent à la fois l’effectivité pratique d’un métier et le désir d’expérimentation, marque le début de
sa carrière. En réalité, à l’aube des
années 80, Frank Gehry est déjà
un urbaniste et un bâtisseur
confirmé. Il a notamment fait ses
armes avec Victor Gruen, un autre
immigré juif européen, qui est
l’inventeur des malls (centres
commerciaux). Ensemble, ils
travaillent sur de vastes projets
urbains, des lotissements pavillonnaires, des logements sociaux. Pour Gehry, c’est une manière d’entrer en décalage avec le
fonctionnalisme californien
orthodoxe, qu’il ne supporte pas.
Ce travail sur des programmes
urbains alternatifs va profondément marquer Frank Gehry, qui
défendra toujours l’idée d’une
démocratie en architecture.
Frank Gehry est notoirement
proche des démocrates. De quelle
manière ses convictions politiques
se manifestent-elles dans
son architecture?
F. M.: Rappelons d’abord que
Frank Gehry, par sa proximité
avec la scène artistique califor-
On a l’impression pourtant que
ses constructions sont davantage
des objets spectaculaires qui
fonctionnent indépendamment
de ce qui les entoure.
A. L.: Tout au contraire! Le
contexte est absolument déterminant pour Gehry. Outre son usage
spécifique des matériaux, ses
constructions donnent surtout à
voir la ville autrement. A Bilbao,
par exemple, c’est lui qui a choisi
le site, et en cela, il a travaillé
comme un urbaniste. La ville lui a
proposé un emplacement, et il l’a
obstinément refusé pour choisir
celui qui, selon lui, permettait de
réactiver l’ensemble de la ville: le
port, un lieu dévalorisé, en bordure d’autoroute, une zone de
transit de containers, l’endroit où
la désindustrialisation est la plus
patente. Là, il ne construit pas un
objet, mais le lieu par lequel la
ville trouvera un nouvel élan. Il
panse des plaies urbaines. C’est
pour cette raison que ses constructions suscitent souvent un
attachement très fort de la population locale.
Propos recueillis par R. G.
Exposition Frank Gehry,
Centre Pompidou, Paris.
Jusqu’au 26 janvier 2015.
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10
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
RENCONTRE
«Seréunir
pourvoirlalumière»
Tadao Ando
considère
l’architecture
comme un espace
de rassemblement
et de communication
entre les hommes.
A travers ses œuvres,
il cherche à créer des
espaces de vie utiles
aux gens. Chacune
de ses créations
a sa propre fonction
et son propre
concept. Explications.
Par Daniel Eskenazi
T
JAMES WHITLOW DELANO/LAIF
adao Ando est l’un des
architectes
qui
a
donné ses lettres de
noblesse au béton.
L’interaction de ses
œuvres avec la nature
renvoie directement au concept
des jardins japonais. Star planétaire distinguée par de multiples
récompenses, dont le Prix Pritzker, considéré comme le Nobel de
l’architecture, il a réalisé en Suisse
l’un des bâtiments du campus Novartis à Bâle. L’architecte de 73 ans
travaille actuellement sur le projet d’un immense parc à Vals, dans
les Grisons, situé à proximité des
bains thermaux réalisés par un
autre géant de l’architecture, le
Suisse Peter Zumthor. Le Temps a
rencontré Tadao Ando dans son
bureau à Osaka.
Le Temps: Vous êtes reconnu mondialement. Participez-vous encore
à des concours ou travaillez-vous
uniquement sur demande?
Tadao Ando: Je ne participe pas à
tous les concours. Je les choisis
lorsque j’imagine pouvoir proposer quelque chose d’original, qui
n’a jamais été réalisé. C’est donc
chaque fois un nouveau challenge à relever. Mais de manière
générale, j’ai perdu beaucoup de
concours auxquels j’ai participé.
Comment choisissez-vous
vos clients?
Il faut que je perçoive une passion
chez eux. C’est ce qui compte le
plus à mes yeux. Concernant le
projet qui m’occupe en ce moment à Vals, dans les Grisons, c’est
l’enthousiasme du client qui m’a
incité à accepter. C’était la même
chose pour le campus Novartis à
Bâle. L’entreprise commanditaire
voulait créer quelque chose de
spécial. Elle a réuni de très grands
architectes pour cela, ce qui est
assez unique. Le pouvoir du client
est énorme, indépendamment
des aspects financiers de la question. Si nos deux passions se
combinent, alors le projet pourra
se développer de manière harmo-
nieuse, avec succès. En général, le
client sait plus ou moins ce qu’il
veut et ce qu’il ne veut pas. C’est
en fonction de ces aspects que je
décide ou non d’adhérer à sa
vision.
Combien de personnes travaillent
pour vous?
Mon bureau compte 25 employés, ce qui est très peu par
rapport au nombre de projets
que nous développons. Je préfère
avoir de petites équipes autour de
moi. Cela me permet de contrôler
plus facilement nos activités.
Cela, même si nous menons des
projets en Suisse, aux Etats-Unis
et dans le reste du monde.
En quoi consiste votre projet à Vals,
dans les Grisons?
Je suis le juré principal d’un
concours pour la construction
d’un hôtel. Je ne prends évidemment pas part au concours, mais
j’ai été mandaté pour développer
un parc et un espace à proximité
de l’hôtel en question. Sur place,
il existe déjà des bains thermaux
construits par Peter Zumthor.
C’est un endroit paisible, sain,
avec une rivière et un beau paysage. Il ne sera pas destiné au
tourisme de masse. Mon objectif
est donc de créer un parc qui
préserve la nature luxuriante de
ce bel endroit. Je veux bâtir un
espace où les visiteurs seront
heureux, confortables. Un endroit où ils pourront se promener
et ressentir la fusion entre les
structures bâties et la nature
environnante. Le parc s’étendra
sur 40 000 m2. Il comportera
notamment des structures en
béton, une arcade, et des surfaces
d’eau. C’est un projet unique, une
de mes plus importantes créations en Europe.
Vous avez voyagé à plusieurs
reprises en Suisse. Observez-vous
des points communs avec le Japon?
La propreté, l’attention portée
aux détails, la méticulosité – des
artisans japonais, tout comme
celle des Suisses dans l’horlogerie
–, sont des points communs aux
deux pays. En Suisse, on trouve
aussi de très bons architectes.
Quelles sont parmi vos créations
celles qui vous ont le plus marqué?
D’abord l’Eglise de la lumière, une
chapelle construite à Ibaraki (un
quartier situé à 25 km au nord-est
d’Osaka, ndlr). C’est un lieu où les
gens peuvent se réunir et se recueillir pour voir la lumière. Un
des murs en béton de l’église
laisse apparaître une croix à
travers laquelle la lumière extérieure pénètre. Ensuite la réhabilitation de la Punta della Dogana,
à Venise. Un bâtiment qui date du
XVe siècle. La rénovation pour
abriter le Musée de François
Pinault consistait à recycler du
vieux, notamment des briques,
pour donner une nouvelle vie à
cet édifice. Enfin, à Fukushima
(dans la ville d’Iwaki, ndlr), en
2005, j’ai construit The Museum
of Picture Books, un musée pour
les enfants. A travers cette création, je voulais interroger sur le
sens de la vie, autour des activités
que l’on mène pour s’occuper.
L’architecture sert à cela. Comment contribuer par la création
d’un espace de façon concrète à la
vie des gens? La vision de l’architecte ne naît pas d’elle-même. Elle
provient d’une réflexion en rapport avec l’activité des gens. Chaque création a donc sa propre
fonction, son propre concept.
Un sentiment de calme, de sérénité
émane de vos créations. La lumière
et l’eau sont des éléments impor-
tants, comme dans l’église que
vous avez conçue à Ibaraki,
ou dans le Jardin des beaux-arts
à Kyoto. Autant d’éléments
de la culture japonaise…
Oui, je suis Japonais et il m’est
impossible de me détacher de ma
culture et des traditions de mon
pays. Le Jardin de pierre du monastère Ryoan-ji, à Kyoto, est
emblématique de la manière avec
laquelle la culture japonaise
célèbre la nature, avec simplicité.
C’est aussi ce que j’ai voulu montrer avec la récente réalisation
«Wall of Hope», un mur végétal
proche de mon bureau qui mesure 100 m de long, 3 m de large
et 9 m de haut. Pour moi, la nature est fondamentale.
Vous êtes devenu architecte à la fin
des années 60. L’architecture
a-t-elle évolué en près
de cinquante ans?
Les matériaux ont évolué, la
technologie aussi. Auparavant,
l’architecture était spécifique,
propre à chaque pays, voire à
chaque ville. Désormais, la technologie permet d’abolir les frontières, de les unifier. Mais
> Suite en page 12
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
> Suite de la page 10
l’architecture est pour moi restée
identique dans la manière de
construire des bâtiments. Elle
doit produire des espaces où les
gens peuvent se rassembler et
communiquer. Lorsque j’ai visité
des églises ainsi qu’une chapelle
de Le Corbusier, avant de commencer ma carrière, j’ai observé
des gens qui se réunissaient à
l’intérieur et à l’extérieur des sites.
Ces espaces de rencontre sont un
élément clé depuis mes débuts.
«L’architecture doit
produire des espaces
où les gens peuvent
se rassembler et
communiquer. Les
espaces de rencontre
sont un élément clé
depuis mes débuts.»
Quelle est votre philosophie?
En 1923, Frank Lloyd Wright a
conçu l’hôtel Imperial à Tokyo.
L’inauguration devait avoir lieu le
1er septembre, à midi. Or, le
grand tremblement de terre de
Kanto s’est produit à 11h57.
Beaucoup de bâtiments de Tokyo
se sont écroulés, mais pas l’hôtel
Imperial, qui n’a pas été très
endommagé. J’ai compris avec cet
exemple que l’architecture pouvait détruire ou protéger physiquement et mentalement la vie
des gens. L’architecture est donc
responsable dans les deux cas. Cet
événement de l’histoire continue
d’inspirer ma philosophie.
Vous avez été boxeur durant votre
jeunesse. Votre but n’était-il pas de
gagner votre vie avec ce sport?
Non, contrairement à ce que
beaucoup de gens ont écrit à mon
sujet, mon objectif n’était pas de
devenir boxeur professionnel,
par l’architecte japonais Kenzo
Tange, même si je n’étais pas
proche de lui lorsqu’il exerçait
(Kenzo Tange est mort en 2005 à
91 ans, ndlr).
Quels conseils donneriez-vous
à un jeune architecte
qui commence sa carrière?
A mon époque, je n’avais pas
d’autre choix que de travailler
dans des bureaux d’architectes,
car je ne pouvais pas aller à l’université. Aujourd’hui, c’est mieux
de privilégier la voie universitaire. D’un côté, on peut avoir
accès à beaucoup d’informations
via Internet. Mais de l’autre, la
communication se fait essentiellement de façon virtuelle et non
plus physique. Il devient donc
plus difficile de savoir avec qui on
veut réellement travailler, quels
sont les désirs des clients.
MITSUO MATSUOKA
Contrairement à la grande majorité
des architectes, vous êtes un autodidacte. Pourquoi avoir choisi cette
voie difficile et originale dans un
pays où les diplômes jouent un rôle
majeur?
J’ai choisi l’architecture quand
j’avais 15 ans. Mon professeur de
mathématiques enseignait son
savoir avec passion. Je me suis
demandé à l’époque les raisons
de cette passion. Par la suite, j’ai
vu le charpentier agrandir la
maison où nous vivions avec
tellent de cœur qu’il en oubliait
même de manger. C’est donc une
sorte de combinaison entre les
mathématiques et le travail du
bois qui m’ont poussé à m’intéresser à l’architecture. Pour des
questions financières et familiales, je n’ai pas pu aller dans des
écoles ni à l’université, raison
pour laquelle j’ai choisi d’être
autodidacte. Le fait d’avoir grandi
dans une famille modeste m’a
peut-être permis de voir les choses de manière différente. J’ai dû
trouver ma propre voie, ma propre manière de penser et de
conceptualiser mes idées. Il fallait
que je réalise des choses qui
n’avaient jamais été faites auparavant. Lorsqu’à la fin de l’adolescence, j’ai décidé de devenir
architecte, mes voisins ont pensé
que j’étais devenu fou. Tout le
monde m’a dit que ce serait difficile et que je n’y arriverais jamais.
Mais au final, toutes ces pensées
négatives ont agi comme un
déclencheur.
Tadao Ando
Eglise de la lumière, Osaka, Japon, 1989. «Un lieu où les gens peuvent se réunir et se recueillir pour voir la lumière.»
puis architecte. En fait, à l’époque,
je vivais à proximité d’une salle
d’entraînement de boxe. Je pratiquais le noble art, je gagnais
100dollars par match, ce qui était
beaucoup. Cela correspondait à
une nuit dans un bon hôtel aux
Etats-Unis. Grâce à l’argent gagné
avec la boxe, j’ai pu voyager dans
le monde entier et découvrir ainsi
l’architecture, notamment en
France et aux Etats-Unis. J’ai ensuite travaillé pour différents
bureaux d’architecture et de design. Je voulais certes me mettre à
mon compte, mais ce n’est pas un
drame si tout ne s’est pas passé
comme prévu dès le début.
Quelles ont été les étapes?
J’ai dû apprendre et maîtriser
beaucoup de choses dans un laps
de temps assez court. A 25 ans, j’ai
gagné un concours national pour
un projet de parc à Osaka. J’ai
commencé à gagner de l’argent.
J’ai donc pu continuer à voyager.
En 1969, à 28 ans, j’ai ouvert mon
propre bureau. Mais je me suis
rendu compte que l’argent ne
constituait pas ma priorité, ce
que m’avait entre autres inculqué
ma grand-mère. L’argent ne
signifie rien si on ne le dépense
pas pour acquérir un savoir, un
savoir-faire, de l’expérience.
Même si, au départ, je n’étais pas
riche, je n’ai jamais eu le
sentiment d’être pauvre. Jamais je
n’ai pensé qu’il m’avait manqué
quoi que ce soit durant mon
enfance.
Vous avez maintes fois évoqué
l’influence de Le Corbusier.
Quelles en sont les raisons?
Je n’ai jamais pu le rencontrer
(Tadao Ando est arrivé à Paris
quelques semaines après le décès
de Le Corbusier, ndlr). Lorsque
j’avais 19 ans, je suis allé dans une
librairie de livres d’occasion et j’ai
vu un de ses ouvrages au-dessus
d’une pile. Il m’a immédiatement
attiré, mais je n’avais pas assez
d’argent pour l’acheter. A chaque
fois que je revenais dans cette
librairie, le livre était à la même
place. J’ai fini par me dire qu’il
m’était destiné. J’ai donc fait des
économies pour pouvoir acheter
ce qui allait devenir mon premier
livre d’architecture.
TADAO ANDO
C’est tout ce que vous saviez
de l’architecture à l’époque?
Je ne savais pas qui était Le Corbusier, ni ce qu’était vraiment
l’architecture. J’ai donc lu des
livres et je recopiais les dessins.
C’est ce qui m’a ensuite incité, en
1965, à voyager en France notamment pour aller voir de mes
propres yeux les créations de
Le Corbusier. C’était une première bonne expérience, mais au
terme de mon voyage, je me suis
rendu compte que je n’avais
toujours pas compris ce qu’était
réellement l’architecture. Il me
fallait faire d’autres expériences
après ce voyage autour du monde
qui a duré huit mois, c’est pourquoi je suis allé travailler ensuite
pour différents bureaux d’architectes afin d’apprendre.
La Punta della Dogana à Venise. Rénovation du bâtiment qui abrite le Musée d’art contemporain de François Pinault.
Le Corbusier est-il toujours présent
dans votre esprit?
Quand on a été marqué par une
personne dès sa jeunesse, l’influence reste dans une certaine
mesure présente durant toute la
vie. Mais je suis aussi influencé
Est-ce un problème?
Les jeunes architectes ont peutêtre perdu un peu le sens de la
communication. Quand ils se
mettent à leur compte, ils doivent
trouver et convaincre des clients,
ce qui n’est pas aisé. Mais Internet
offre aussi plus d’opportunités.
De mon côté, j’ai toujours été
proche de mes clients, que ce soit
Panasonic, Sony, Kyocera, Sanyo,
voire François Pinault. J’ai beaucoup appris à leurs côtés. C’est
grâce à ce que j’ai réalisé pour eux
que je me suis fait connaître. J’ai
été aidé par beaucoup de personnes durant ma carrière.
Vous vous êtes impliqué pour les
Jeux olympiques de Tokyo en 2020.
Pour quelles raisons?
Je ne suis pas engagé politiquement dans ce domaine. Je suis
l’un des jurés du concours pour la
construction du nouveau stade
olympique. Je ne suis pas le seul à
avoir choisi le projet de Zaha
Hadid. Cela a été une décision du
comité. Son projet était le
meilleur, le plus adéquat, indépendamment de toute considération politique. Il existe évidemment beaucoup de problèmes
politiques au Japon, mais j’espère
que le projet de Zaha Hadid
constituera un point fort dans le
développement des infrastructures liées aux Jeux olympiques de
Tokyo.
Sur quels projets travaillez-vous
actuellement?
J’en ai plusieurs en Chine et en
Asie du Sud-Est. J’en ai aussi à
New York et à Los Angeles. En
octobre, un opéra à Shanghai que
j’ai conçu (Opera House, ndlr)
sera inauguré.
Vous avez construit des dizaines
d’édifices remarquables. Avez-vous
encore un rêve?
Oui, j’ai construit la Maison
Azuma à Sumiyoshi (un quartier
d’Osaka, ndlr) au début de ma
carrière. Elle avait une surface
d’environ 50 m2, ce qui est très
petit. Avec cette réalisation, je
voulais préserver la culture japonaise et ses traditions. J’aimerais
terminer ma carrière en construisant une maison encore plus
petite, un espace où les personnes
pourront simplement vivre.
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
PARITÉ
Les«elles»dudesign
K
Vous trouvez aussi que les hommes
monopolisent le design contemporain?
Portraits de quatre femmes designers
suisses qui prouvent le contraire.
onstantin Grcic, Tom Dixon, Ronan et
Erwan Bouroullec, Philippe Starck, Marc
Newson… On pourrait continuer longtemps la liste des designers stars qui inventent le confort de notre époque. Et arriver à
la conclusion que dessiner des objets reste
visiblement un métier d’homme. Il faudrait, c’est vrai,
ajouter des femmes à ce palmarès un peu trop viril:
Patricia Urquiola, Hella Jongerius, Matali Crasset, en
ayant quand même la désagréable impression
d’avoir, en trois noms, fait le tour de la question.
Des femmes designers il en existe pourtant, et
même passablement. Sauf que l’Histoire ne leur a pas
fait beaucoup de cadeaux. Charlotte Perriand a dû
supporter l’ombre de Le Corbusier, Eileen Gray atten-
DAVID WAGNIÈRES
Par Emmanuel Grandjean
dre 1968 avant de sortir de l’oubli où les architectes
modernes l’avaient soigneusement reléguée. Il reste
Gae Aulenti qui a pu faire carrière entre Achille Castiglioni et Vico Magistretti, les deux titans du design
italien des années 60.
Aujourd’hui, la situation a changé. Les écoles enseignent autant à des étudiantes en design qu’à des
étudiants. Sans parvenir à rompre le déséquilibre
d’une profession où l’utilisation des machines, le
travail de matériau lourd et la finalité industrielle
cultivent un certain machisme ambiant. En voici
pourtant quatre. Quatre designers diplômées de la
HEAD à Genève ou de l’ECAL à Lausanne qui racontent leur rapport à la forme en posant avec leur
création.
La designer
et le radiateur
> Bertille Laguet, 26 ans, Lausanne
D
ans la vitrine de son atelier de la
rue du Valentin, Bertille Laguet
a accroché un tissu de William
Morris, homme politique et designer anglais du XIXe siècle pour qui la
révolution industrielle relevait de la catastrophe humanitaire. Au point qu’il réveilla l’artisanat du Moyen Age en regroupant un groupe d’artistes sous le
nom de «Art & Craft». «Une esthétique
qui est revenue très fort depuis quelques
années», remarque la designer, propriétaire des lieux et de ce long lé où des
oiseaux picorent des fraises. Un retour à
la mode, qu’elle compare à celui de son
objet phare, «que le chauffage au sol
tente de faire disparaître».
En janvier 2014, Bertille Laguet a créé
«Gris Fonte». Un radiateur gris éléphant
en fonte (d’où son nom) disponible en
cinq tailles, sur lequel on peut aussi s’asseoir et dans lequel on peut ranger des
choses. Un vrai défi de designer, vu que
franchement, un radiateur, moins sexy tu
meurs. «C’est là qu’est le challenge! Je ne
vois pas l’intérêt de créer une nouvelle
lampe ou une nouvelle table», estime la
designer qui passa son enfance au milieu
de beaux objets. «Mes parents achetaient des lampes Tizio de Richard Sapper
et des chaises Marcel Breuer avec lesquelles je meublais mes cabanes. Inconsciemment cela m’a sans doute influencée», se souvient cette native de Dole,
dans le Jura français, qui vit à Lausanne
depuis 2009, date de son entrée à l’ECAL
(l’Ecole cantonale d’art de Lausanne).
«En France, j’avais suivi une filière
technique. J’y apprenais à désosser des
scooters et à programmer des barrières
automatiques», continue Bertille Laguet
qui, forcément, se trouvait être l’unique
fille de sa volée. «Et puis j’ai eu envie de
comprendre les objets autrement. Je savais comment ils étaient fabriqués. J’ai
voulu apprendre à les dessiner.» En commençant par un radiateur donc. «A la
base, j’avais déjà travaillé avec des fonde-
ries. La fonte est un matériau qui m’intéresse, avec lequel on peut à peu près tout
faire et que les progrès dans le domaine
des alliages ont rendu extrêmement résistants.» Elle présente ensuite «Gris
Fonte» au salon Blickfang de Copenhague avec la cafetière de Mathieu Rohrer
un autre designer qui partageait jusqu’à
récemment son atelier.
Leur stand remporte le premier prix,
et le radiateur fabriqué en Alsace – «le
seul 100% français du marché» – fait un
carton. «La plupart des gens l’utilisent
pour se chauffer. Quelques-uns l’achètent comme un pur objet de mobilier»,
explique la designer pour qui à l’Est il y a
du nouveau. En Autriche d’abord où Bertille poursuit sa collaboration avec le
cristallier viennois J. & L. Lobmeyr. Et en
Bohême où elle expose bientôt à Prague
les jouets qu’elle développe avec des
tourneurs sur bois du Jura.
www.grisfonte.ch
Architecture & Design
DAVID WAGNIÈRES
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
La poétique
du banc
> Juliette Roduit, 28 ans, Genève
A
ssez vite dans la conversation,
Juliette Roduit vous parle de
théâtre. Et en particulier des
maquettes d’Anna Viebrock, la
scénographe attitrée du metteur en
scène Christoph Marthaler depuis au
moins vingt ans. «Des outils incroyables
très détaillés et très efficaces. En tant
qu’architecte d’intérieur et designer, la
question du décor et du modèle réduit
m’interpelle forcément.» Mais Anna Viebrock c’est surtout une pompe à références pop qui, de l’art à l’électroménager, en
passant par Fantomas et l’Ostalgie (ce
rapport mélancolique au design soviétique de l’ex-Allemagne de l’Est), aspire
tout ce qui passe.
Une boulimie de sens et de sensations
que la designer genevoise diplômée de la
HEAD (Haute Ecole d’art et de design
Genève) et lauréate du Design Incubator
de la Fondation Ahead revendique dans
son travail. Car tout l’inspire: les sculptures de l’Anglais Anthony Caro, l’architec-
ture de l’Italien Carlo Scarpa ou encore
les dessins de Martine Bedin, designer
française du groupe Memphis dont les
créations sont chargées de la belle énergie des années 80. «J’aime cette époque
où les designers dessinaient énormément. Le design pour le design, ce n’est
pas trop mon truc. Pour moi, il faut que
l’objet créé raconte quelque chose, si
possible d’une manière plutôt drôle.»
Réalisée en collaboration avec la designer Réanne Clot, son tout premier projet
est une console. Une table marrante avec
un plateau dont une partie perforée est
remplie par des poches de céramique
dans lesquelles se glissent des livres ou
des carnets. «En fait c’est un panorama
inversé, un peu comme une ville à l’envers. Il y avait aussi l’idée que cet ajout qui
dégouline en donnant l’impression d’être
mou est en fait solide mais extrêmement
fragile.» Ensuite il y a eu deux tables basses en Corian® (un matériau composite),
une lampe «dont le pied reprend un profil
d’escalier en plâtre que j’ai découvert à
Paris, au Musée des arts et métiers», et
un banc, l’ancêtre de tous les réseaux
sociaux.
Un mobilier public qui encourage le
partage et qui, chez Juliette Roduit, se
situe entre la banquette et la méridienne
en bois. «C’est un objet qui s’inscrit dans
le paysage, à la montagne, dans les villes
voire dans les espaces d’expositions.
Mais c’est d’abord un meuble dont on se
sert pour se reposer.»
Le sien est suffisamment large et
confortable pour adopter la position allongée, sa forme courbe le rendant aussi
propice au rapprochement. «A tous les
rapprochements. Le banc a quelque
chose d’éminemment romantique et
poétique. Michael Jakob vient de publier
chez Macula un livre entier sur le sujet.
J’avais envie d’entretenir le mythe, celui
du banc lieu des amours naissantes.»
www.julietteroduit.ch
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
ÉRIC GARAULT/PASCO
Architecture & Design
Métal
dentelle
> Julie Richoz, 24 ans, Paris
C’
est une corbeille à fruits qui
nous avait méchamment tapé
dans l’œil. Un panier en acier
ressort, léger comme une
plume et souple comme de la soie, produit
depuis 2013 par Artecnica, éditeur de design basé à Los Angeles, mais conçu à
Lausanne par Julie Richoz. «C’était mon
travail de diplôme de l’ECAL», explique
l’auteure de cet objet de table à l’élégance
folle baptisé «Thalie», du nom de la muse
grecque et de la Grâce romaine qui préside
aux libations festives.
«Je cherchais alors à traiter le métal
différemment. J’avais trouvé un livre magnifique Les ouvrages de dames qui compilait et expliquait aux femmes toutes les
techniques de tricot et de crochet avec de
splendides illustrations gravées. Et puis
j’aimais l’idée d’associer l’univers délicat
de la mode à celui plus industriel du design.» D’où cet objet en métal réalisé par
découpe chimique mais cousu comme du
textile. Une manière d’allier les opposés
qui se retrouve dans la production récente
de cette designer de 24 ans.
Comme dans ces séries de vases colorés réalisés au Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques
(Cirva) de Marseille qui associent le verre
moulé au verre soufflé. «J’essaie de faire
des objets parlants, mais réalisés de manière simple et ludique», analyse Julie Richoz, qui cite parmi ses influences l’Anglais Jasper Morrison, le Danois Poul
Kjærholm ou encore la Française Charlotte Perriand… Bref rien que des designers
de la forme épurée.
«J’ai toujours su que je m’orienterais
vers un métier créatif. Le travail en volume
du design m’est apparu comme le plus
complet parmi les Arts appliqués. Mais
aussi comme le plus maîtrisable et le plus
à échelle humaine par rapport à l’architecture», poursuit la designer née à Yverdon
mais qui a grandi en France. Avant de
revenir en Suisse étudier à l’ECAL.
En 2012, elle participe au Design Parade
de la villa Noailles à Hyères. Elle présente
notamment «Fierzo» un set de porte-papier qui, habillé de feuilles, dessine dans
l’espace du bureau comme un tableau
abstrait, et repart du festival avec le Grand
Prix du jury et les 5000 euros offerts par
Kreo, le galeriste parisien de design, pour
produire une pièce chez lui. Ce sera
«Dyade», une suspension en forme
d’ovale évidé dont la source lumineuse
cachée dans le cadre ricoche contre une
lame en Corian®.
Une lumière qui tourne? On pense à la
«Dream Machine», la lampe hypnotique
de Brion Gysin. «J’aimerais beaucoup
créer du mobilier. Je suis en train de développer une table et une chaise pour l’extérieur. C’est un projet assez complexe où je
revisite la typologie de ce genre d’objet de
plein air», termine Julie Richoz, qui travaille en ce moment à Paris, où elle assiste
le designer Pierre Charpin. Une référence.
www.julierichoz.ch
Architecture & Design
ROLAND SCHMID
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Le journal,
objet design
> Sibylle Stœckli, 34 ans, Lausanne
A
Depot Basel, espace d’exposition bâlois consacré au design
qui réfléchit, Sibylle Stœckli
présente des objets dont elle
n’est pas l’auteure. Des charbons japonais, des presse-agrumes et des grattoirs qui parlent tous de notre relation à
la nourriture et que la designer lausannoise a collectionnés aux quatre coins
du monde.
C’est le résultat d’un voyage de sept
mois, ou plutôt d’une grande enquête
mondiale intitulée «Global Design Research», que la designer a entrepris en
2013. Et dont elle regroupe les résultats
dans un journal, sa contribution design.
«C’est un outil au même titre qu’un tournevis. Un complément à l’expo que les
visiteurs peuvent emporter chez eux
pour poursuivre la réflexion sur le
monde en général et celui du design en
particulier.»
Sibylle Stœckli expose à Depot Basel, mais elle y vit aussi pendant toute
la durée de l’accrochage, «pour transmettre oralement mes souvenirs et
mes découvertes». Un vrai partage, au
point qu’elle va jusqu’à organiser chaque midi un déjeuner où tout le monde
est invité. «Je cuisine selon un thème.
La tomate, par exemple, elle est associée à l’Italie et au bassin méditerranéen. J’avais envie de raconter son histoire, pour expliquer comment ce fruit
né au Pérou est arrivé jusqu’à nous.» La
table comme le premier objet communicant de l’histoire.
On l’aura compris, le design selon
Sibylle Stœckli ce n’est pas que de la
forme, c’est aussi et surtout une question de fond. «Plus on avance, plus le
nombre d’objets augmente et plus les
gens en sont dépendants. J’aimerais
trouver le moyen de leur apporter un
peu d’indépendance.» Pour elle, le design contemporain doit se remettre en
question. Et se demander comment il
peut procurer du confort aux gens. La
réponse? «Peut-être qu’elle ne passe
plus forcément par la production d’objets», estime la designer formée à
l’ECAL, qui a travaillé pour Atelier Pfister
et continue à créer du mobilier et des
accessoires d’intérieur pour divers espaces dont la galerie Davel 14 à Pully
«parce que le designer a cette faculté
d’assembler des formes, des idées et
des personnes à travers un projet».
Elle poursuit d’ailleurs sa collaboration avec HorizonSud, qui travaille avec
des personnes atteintes de schizophrénie. Elle a dessiné des séries d’ustensiles
en bois dédiés aux arts de la table et
fabriqués dans les ateliers gruyériens de
la fondation. «L’objet doit être conçu
pour son utilisateur, mais avant ça, il doit
être pensé pour celui qui va le fabriquer
étape par étape. Le design, c’est aussi
donner du sens à ce que l’on fait pour
gagner en qualité de vie.»
www.sibyllestoeckli.com
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
PREMIER PRIX
CharlesPictet,
lareconnaissance
L’architecte genevois devient incontournable. Sur dix réalisations nominées lors de la prestigieuse
Distinction romande d’architecture, son bureau a été primé trois fois. L’occasion d’esquisser son portrait
et de visiter l’une de ses réalisations à l’honneur cette année. Par Géraldine Schönenberg
L
e premier contact est particulièrement affable. Il ne
vous connaît pas et signe
«amicalement» en bas du
mail. Pour l’avoir aperçu
lors de la remise des prix
de la DRA3 (Distinction romande
d’architecture) dont il est trois fois
lauréat cette année, on s’attendait
à davantage de réserve dans le
choix de la formule. Mais chez
Charles Pictet, fils de diplomate,
sous le costume bien taillé de la
distinction innée, palpite le sens
de l’humain. Empathie, respect,
intégrité, des notions qu’il revendique en préambule. Et lorsqu’on
pénètre dans son bureau genevois, aménagé dans d’anciens entrepôts, ses premiers mots sont
pour présenter ses associés, Marc
Chevalley et Baptiste Broillet,
complices indissociables d’un
team qui a la gagne. Car les récompenses ont auréolé le bureau 5 fois
nominé et 3 fois primé lors de la
DRA3 qui s’est déroulée à Fribourg
le 17 septembre dernier (voir LT
des 04.06, 27.08 et18.09).
Une naissance à Ankara et une
enfance ouverte sur le monde
auront définitivement ancré en
lui le goût de l’authenticité. Son
inspiration il la puise, dit-il, dans
les expériences vécues mais aussi
dans l’ailleurs et les traces du
passé. «Le samedi, à la maison, au
lieu d’aller au cinéma on regardait
EDDY MOTTAZ
«QUAND ON ÉTUDIE
L’ARCHITECTURE,
ON ÉDUQUE
SON INTUITION»
Charles Pictet: «L’architecture a besoin de sincérité. Le but n’est pas de se démarquer et d’être original. Il faut arriver à insuffler à l’intérieur d’un projet quelque
chose qui est complètement senti.»
les diapositives de Turquie, du
Caucase, de Syrie, de Jordanie, de
toutes ces régions incroyables que
mon père visitait. C’était de l’architecture et encore de l’architecture, des ruines, des monuments,
des mosquées. De retour en Europe, encore gosse, j’ai passé mes
vacances à visiter des châteaux,
des églises et des musées en
France ou en Italie.» D’où découle
chez lui une compréhension intuitive des espaces, des lumières,
des manières de construire, des
assemblages. «Des choses qu’on
n’analyse pas mais qu’on ressent.
Et quand on étudie l’architecture,
on éduque son intuition.»
S’il évoluait, enfant, dans des
intérieurs patinés par le temps,
son inclination se porte, par esprit
de contradiction, vers l’architecture contemporaine. Une fascination que conforte une adolescence passée en Amérique du
Nord. Son regard s’aiguise. Puis
vient le temps de l’apprentissage.
Un cursus tardif terminé à l’âge de
34 ans. Le temps de voyager et de
«regarder les choses autrement»
pour se créer un vocabulaire propre. Le sien se veut discret, respectueux d’un programme ou d’un
langage séculaire comme lors de
transformations d’ouvrages patri-
Architecture & Design
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
moniaux, pour lesquels il a été
plébiscité plusieurs fois (lire p.
20) et qui constituent la moitié de
ses mandats. «L’architecture a besoin de sincérité. Le but n’est pas
de se démarquer et d’être original.
L’expression architecturale doit
venir de ce fonds personnel, de
son musée imaginaire. Il faut arriver à insuffler à l’intérieur d’un
projet quelque chose qui est complètement senti.»
L’architecte reconnu par ses
pairs n’est pas un partisan de l’expression hyperbolique, de ces navires amiraux qui fendent le paysage et colonisent les pages des
magazines en papier glacé. «C’est
vrai qu’il y a une espèce de zoo
architectural avec des trucs très
bizarres qui doivent faire dire à
tout un chacun «ça c’est de l’architecture!» Il existe pourtant des bâtiments qui sont de la grande architecture et qui passent
complètement inaperçus dans le
décor parce qu’ils sont tellement
évidents.»
Comme ceux qu’il a imaginés
au sein de son bureau, fondé en
2002 et qui a été récompensé plusieurs fois par la DRA, prix quadriennal, en 2010 et 2014. Des
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réhabilitations de bâtiments anciens à usage privé (orangeries,
écuries, granges) mais aussi des
ouvrages collectifs tels que l’immeuble locatif pour étudiants La
Ciguë à Genève (lauréat), ou encore un immeuble de logements
à Nyon (nominé).
De confidentielle, sa patte va
bientôt marquer ostensiblement
la cité puisque le bureau Charles
Pictet est à l’origine d’un chantier
monumental au cœur des RuesBasses de Genève où a été rasé un
pan de la rue du Marché pour y
bâtir un hôtel. «C’est très rare de
construire un nouveau bâtiment
à côté d’un centre historique.
C’est une grosse responsabilité.»
La visibilité, un défi à double
tranchant car comment être sûr
que l’expression architecturale
d’un bâtiment vieillira bien dans
un contexte aussi exposé? «Si on
comprend les enjeux de la
culture d’un moment et qu’on définit un objet qui a un sens, une
valeur, au niveau du langage
culturel de ce moment.» L’architecte évoque cet «effet retard» qui
nous fait aimer ce qui a été honni
quelques dizaines d’années auparavant, en évoquant le pouvoir de
la photographie, qui a revalorisé
des lieux oubliés comme les friches industrielles, par exemple.
«On a été énormément nourri par
la photographie contemporaine,
nous les architectes. Elle a attiré
notre œil sur le caractère sculptural, poétique de ces paysages, de
ces bâtiments abandonnés et qui
sont entrés aujourd’hui dans l’esthétique collectif.»
Capter l’air du temps mais toujours en puisant dans ce qu’ont
légué des générations de bâtisseurs, en s’enracinant dans les fondations de l’éducation, selon
Charles Pictet. «On ne peut pas
avoir de mauvaises idées si on a de
la culture. Il faut étudier celle dont
on a hérité et qui forme la base sur
laquelle on construit, tous les
écrits que l’on a sur la Renaissance,
l’architecture romane ou gothique. Pour comprendre aussi
l’éclectisme du XIXe siècle avec
l’introduction de l’acier, les ouvrages d’art du génie civil et leur abstraction, l’apparition du béton
armé et les possibilités d’expression qui en ont découlé. Je pense
qu’on n’est jamais assez cultivé
pour faire le métier d’architecte.»
Ce qui permet d’éviter les écueils
«Ce qui influence
ma façon de faire
de l’architecture,
c’est tous les souvenirs
et toutes les choses
apprises, le musée
imaginaire de ce
que j’ai expérimenté
dans la vie.»
Charles Pictet
dus aux matériaux par exemple.
«En architecture, Il y a eu quelques
grandes révolutions de langage: le
béton armé et l’acier justement.
Mais il faut apprendre à les manier. Le béton par exemple est un
matériau beaucoup trop tolérant,
il accepte n’importe quel caprice
et malheureusement on en fait
souvent de vilains bâtiments. Personnellement, j’aime tous les matériaux.»
Son métier, il l’envisage comme
un pilote d’hélicoptère qui est
confronté à de nombreux paramètres à la fois, certains étant
complètement intuitifs et d’autres
devant être modifiés pour établir
le plan de vol. Car Charles Pictet
invoque son sens de la rationalité
en définissant pour chaque projet
ses «règles du jeu»: «Il y a un moment où les sentiments, les envies,
se mettent en place dans un organigramme, une structure qui va
imposer des restrictions au rêve. Il
ne faut jamais avoir d’a priori. Il y a
un terrain, un lieu, il faut écouter
les forces en présence, mettre en
place le programme qui devra ressembler à ce qu’expriment ceux
qui vont y habiter mais aussi qui
devra intégrer les données du
contexte, jusqu’à celles de la vue
lointaine, du voisinage, et aussi les
obligations légales.» L’architecte
se veut autant à l’écoute des lieux
qu’à celle des hommes. L’humain,
sa grande préoccupation. «Quand
vous construisez la maison d’un
couple ou d’une famille, vous entrez drôlement dans l’intimité des
gens…» La sienne, il ne la dévoilera pas, laissant dans l’opacité
son musée imaginaire personnel
à partir duquel il trace, toujours à
main levée, les esquisses de ses futurs projets.
> Suite en page 20
19
20
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
«Onnepeutpasforcerunbâtiment»
D’une grange à foin
à un atelier d’artiste:
la transformation d’un
bâtiment patrimonial
selon Charles Pictet,
projet lauréat
de la DRA3
U
n domaine du XVIIIe siècle, restauré par étapes au
fil du découpage de l’hoirie familiale, s’étend entre maison de maître et dépendances dans la campagne
genevoise. En 2011, la grange à
foin d’une ancienne étable vit son
affectation évoluer en un atelier
d’artiste. Côté rue, la paroi révèle
des pierres de molasse sous la
chaux délavée par les ans, où courent quelques conduits électriques d’un autre âge, désaffectés.
De part et d’autre, deux portes de
bois à battants, voûtées, s’ouvrent
sur un passage anciennement
destiné à la circulation des bestiaux. Une disposition caractéristique des fermes tripartites genevoises protégées par le Service du
Patrimoine et des sites.
Le lieu semblerait s’être figé
dans le temps s’il n’apparaissait
au-dessus des arcs de décharge,
sur toute la longueur de l’édifice,
un plafond de bois à caisson, monumental, en une seule portée.
C’est dans cette séparation de
1,50 m d’épaisseur que réside le
projet proprement dit, l’impulsion créatrice insufflée par Charles Pictet.
«Pour créer l’atelier de l’artiste,
il fallait franchir la portée, d’un
côté à l’autre. Soit je mettais des
poteaux un peu partout, soit je
concevais une dalle porteuse. Je
voulais passer au-dessus des pierres de l’arc de décharge pour ne
pas couper en travers de la porte»,
explique l’architecte. Pour offrir
des proportions agréables à l’atelier, c’est-à-dire que l’espace ne
soit ni trop bas ni trop volumineux sous la charpente de la ferme
et puisse être chauffé, il restait
1,50 m de hauteur utilisable pour
contenir la dalle au-dessus de
l’étable. Des mois de conception,
en cheville avec un bureau d’ingénieurs, et une année de construction pour arriver à encastrer ce
plafond de fines lamelles de sapin
qui épouse la forme en parallélépipède aux angles inégaux, et qui
semble flotter, sans points d’attache sur les côtés. «Ce genre de
dalle à caisson existe mais elle est,
Au-dessus de l’étable restée intacte, un monumental plafond de bois à caisson en une seule portée forme la dalle de l’atelier d’artiste aménagé dans la grange.
en général, en béton armé,
comme celles conçues par l’ingénieur Pier Luigi Nervi en Italie
dans le courant du XXe siècle»,
précise Charles Pictet.
Selon l’architecte, toute transformation d’un bâtiment ancien
nécessite 15 à 20% d’inventivité
pour 80% d’entretien, c’est-à-dire
d’améliorations qui ne se voient
pas: réfection de la toiture, mise
aux normes de l’installation électrique, creusement des égouts…
C’est dire que l’architecte doit contenir son imagination face aux
exigences du bâtiment existant.
N’est-il pas frustrant pour lui de
devoir s’effacer devant quelques
vieilles pierres? «Pas du tout. Il y a
deux types de restauration: celles
où il faut reconstruire une partie
en intervenant en profondeur ou
ajouter un espace parce que le bâtiment initial ne supporte pas le
programme qu’on veut y mettre.
Et puis il y a celles où il faut faire
en sorte, s’il s’agit de bâtiments à
haute valeur patrimoniale, qu’on
PHOTOS: THOMAS JANTSCHER
L’atelier, clair et reposant, s’étend sur toute la longueur de la bâtisse dans l’espace réservé autrefois au stockage du foin.
La double volée d’escaliers montant à l’atelier, dont une partie s’actionne
à l’aide d’un poids coulissant.
ne voie pas les transformations.
Cela signifie, par exemple, que si
vous avez fait deux ans de travaux
dans un salon du XVIIIe siècle, on
doit avoir l’impression qu’il est
d’époque. Mais entre-temps vous
avez installé l’électricité, le chauffage, vous avez enlevé et reposé les
lambris ou parquets qu’il a fallu
soulever, enlever, recheviller, en
numéroter les lames…»
Charles Pictet apprécie ce travail sur les assemblages, les enduits. Il aime aussi acquérir des
connaissances techniques sur la
manière de construire des anciens. «On ne peut pas forcer un
bâtiment à avoir une utilisation
pour laquelle il n’a pas été construit.» Un respect qui se vérifie ici à
l’étage du bas où subsistent mangeoires et ouvertures d’origine, et
où ont été élevées de minces cloisons pour aménager local technique et entrepôt. «Si l’on avait
voulu ajouter des fenêtres à ce niveau où se trouve un parking, ça
n’aurait plus eu de sens. On aurait
dû percer les façades. Il ne serait
rien resté du bâtiment.»
Une double volée d’escaliers
monte à l’atelier, dont une partie,
amovible, s’actionne grâce à un
système de poids coulissant pour
pouvoir y accéder des deux côtés
de la bâtisse. Sous la charpente
refaite à neuf, l’ancienne étant vermoulue, l’espace blanc et clair invite à la pause malgré la présence
active du peintre. Deux fenêtres
ont été percées pour diffuser la
lumière du jour essentielle à l’artiste en plus de celle d’origine par
laquelle on rentrait le foin, que
l’on stockait, à l’époque, sur de
simples plateaux qui surplombaient le passage des vaches à
l’étable. Des vitres placées en face
des ouvertures en œil-de-bœuf,
destinées à ventiler le foin, permettent de cadrer des détails de
l’architecture ancienne comme le
poinçon métallique de la charpente. G. S.
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
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Architecture & Design
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ARCHITECTURE
& DESIGN
PIERRE CHAMBONNET
Lumières
d’Ecosse
«Driven void of light» dans le «Reid Building»:
un détail architectural de l’extension
de la Glasgow School of Art par Steven Holl
26
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
PHOTOS: PIERRE CHAMBONNET
Architecture & Design
Un «contraste complémentaire»: au premier plan, le grès rouge du bâtiment de Mackintosh. Au second plan, la façade vitrée de l’édifice de Steven Holl qui lui fait face, de l’autre côté de «Renfrew Street».
OXYMORE
RenouveauàGlasgow
U
Face au chef-d’œuvre Art nouveau de Charles Rennie Mackintosh,
Steven Holl a réalisé l’extension de la «Glasgow School of Art»
(GSoA), en signant le «Reid Building», un bâtiment conçu comme
«un contraste complémentaire». Visite des lieux. Par Pierre Chambonnet
Building». Le chef-d’œuvre, édifié
entre 1897 et 1909, a été ravagé
par un incendie au printemps
dernier, un mois après l’inauguration du «Reid Building». Ce bâtiment est l’un des plus marquants
du début du XXe siècle. Le tout
premier à avoir osé le langage de
l’Art nouveau en architecture.
Une merveille.
Bilan des flammes: 10% de la
structure du bâtiment détruite;
30% du contenu partis en fumée –
dont l’exceptionnelle bibliothèque. Pour certains des étudiants
des Beaux-Arts, quatre années de
labeur consumées en quatre heures. L’art est éphémère.
Du courage, de l’inconscience. Il
fallait en tout cas quelque chose
de particulier pour se lancer dans
pareille aventure. Le défi? Dans
une GSoA à la réputation gigantes-
que mais aux murs exigus, bâtir un
nouvel édifice pour abriter l’école
de design, qui campait jusque-là
dans des tours seventies, rasées
pour l’occasion.
A qui confier les clés de la bétonneuse? 154 participants, 11 finalistes. Ce sera Steven Holl. Le
projet de l’architecte américain est
primé à l’unanimité. Le mandat:
imaginer une extension qui soit
une réponse directe au bâtiment
de Mackintosh. Se confronter à un
chef-d’œuvre: sans doute l’exercice
le plus dur qui soit. Les critiques
ont dégringolé comme un orage
d’été, avant même le premier coup
de crayon.
Autant que le dehors peut déconcerter, le dedans – empaqueté
sous 800 panneaux de verre translucide vert-de-gris – subjugue.
Oubliez le blanc clinique des pho-
tos léchées promotionnelles. Les
murs commencent à se salir,
comme une cafetière se culotte.
Dans cette maison d’art, des accrochages spontanés et des expositions sauvages. L’intérieur immaculé, voulu par Steven Holl comme
une carte blanche aux étudiants,
se transforme. La toile vierge est
féconde. Car ce nouvel écrin transpire l’inspiration. Le «Reid Building» est un bâtiment qui contient
un souffle.
Barbour et Chelsea boots, chemise à petits carreaux. Look traditionnel anglais, un brin conservateur. Fraser est étudiant à la GSoA,
en troisième année d’architecture:
«Je n’ai pas arrêté de changer d’avis
durant la phase de conception du
projet. Maintenant, je l’adore. Le
bâtiment est fantastique. Toutes
ces ouvertures dans une lumière
aussi belle. Même prendre un café
devient inspirant», sourit-il jusqu’aux oreilles.
La lumière. Les trois «driven
voids of light» (lire ci-contre) sont
des lanternes magiques. Il faut
connaître la ville. Avoir vu Glasgow sous des trombes d’eau et des
lumières blafardes, pour comprendre à quel point la lumière y
est un bien précieux.
Face à Mackintosh, n’importe
quel projet paraissait fou. La réponse de Holl? Un «contraste
complémentaire» en termes de
structure, de couleur, de détails:
quand Mackintosh construit sur
une structure fine en acier qu’il recouvre de matériaux épais comme
le grès, Holl imagine une ossature
épaisse en béton, couverte de panneaux de verre très fins.
Le «Reid Building» a coûté
29 millions de livres. Il en faudra
au moins autant pour réparer le
«Mackintosh Building». Le prodige est en sommeil. Un siècle au
service de l’art, jusqu’à l’incendie.
Dans Renfrew Street, la grue s’est
tue. Bientôt, le chantier de la réfection. Silence, la GSoA se repose. Pour mieux renaître de ses
cendres.
ALAN MCATEER
n peu de San Francisco, en miniature.
Dans le dédale de ses
rues quadrillées, Glasgow joue aux montagnes russes. Laissons
«Sauchiehall Street» la commerçante et ses enseignes barbares qui
défigurent un patrimoine unique.
Grès rouges sur façades humides –
style seigneurial écossais –, la ville
prolétaire a un goût de pierre à
fusil. A quelques pâtés de maison,
le Pot Still – le pub le mieux achalandé en single malts d’Ecosse – et
ses odeurs capiteuses d’alambics.
Au sommet d’une des bosses, deux
parallélépipèdes.
Nous sommes sur Garent Hill.
Dans la rue principale, deux bâtiments se toisent. A ma gauche, la
«Glasgow School of Art» (GSoA),
signée Charles Rennie Mackintosh
(1868-1928). A ma droite, le «Reid
Building» – l’extension de l’Ecole
des beaux-arts de Mackintosh qui
abrite la partie consacrée au design, l’œuvre de Steven Holl, inaugurée en avril 2014.
Un bruit, continu et sourd: la
grue télescopique qui balance
une nacelle d’experts casqués le
long des façades du «Mackinstosh
A gauche: un détail d’un des trois «driven voids of light», depuis le haut. Ci-dessus: le bâtiment de Mackintosh qui abrite l’Ecole des beaux-arts et celui de Holl, dévolu à la partie design de la GSoA.
Architecture & Design
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
ALAN MCATEER
CORBIS
«L’espacen’estriensanslalumière»
Détail de l’un des «driven voids of light». Ces puits de lumière sont percés d’ouvertures
qui permettent à chaque étudiant de l’école de design de s’inspirer du travail des autres.
Le Temps: Qu’est-ce qui motive à
concourir pour le projet d’extension
d’un bâtiment aussi iconique que
celui de Mackintosh, l’édifice préféré en Grande-Bretagne de ces
150 dernières années?
Steven Holl: En 1967, j’étais étudiant en architecture à Seattle.
Mon professeur d’histoire de
l’architecture,
Hermann G.
Pundt, nous a
fait un cours
spécial d’une
heure sur la
Glasgow
School of Art
et le travail de Charles Rennie
Mackintosh. C’était un moment
unique grâce à la passion et à
l’enthousiasme de cet enseignant.
Le travail de Mackintosh, et spécialement la Glasgow School of
Art, occupe depuis toujours une
place particulière pour moi. Il est
une part émotionnelle importante de ma propre passion pour
l’architecture.
Quel a été votre sentiment
quand vous avez visité l’école
pour la première fois?
C’était en juin 2009. Je me suis
senti très inspiré par la vie qui
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habitait l’école et l’utilisation de
la lumière par Mackintosh. A
l’époque, ce langage architectural
était totalement nouveau et d’une
inventivité sans commune mesure. Il reste toujours d’actualité.
Pouvez-vous nous expliquer
ce langage particulier?
Il s’agit d’une symphonie de
lumière en plusieurs mouvements. Un poème symphonique
qui se récite du nord au sud, sous
une lumière zénithale, avec des
modulations sombres et mélancoliques. Il compose une structure qui repose sur des ateliers
d’artistes parfaitement proportionnés et éclairés. Cet espace
idéal pour l’enseignement et la
création de l’art a aussi prouvé sa
modularité: il s’adapte au fil des
ans aux changements dans les
pratiques de l’art et dans sa manière de l’exprimer.
Avez-vous passé quelques nuits
blanches, une fois votre projet
sélectionné?
En septembre 2009, lorsque j’ai
reçu un appel m’informant que
notre projet venait d’être choisi,
je n’en revenais pas. J’ai su aussitôt
que la bataille ne faisait que
commencer et que nous serions
mis au défi d’une telle entreprise.
Mais je savais instinctivement
aussi dès ce moment que notre
projet – une ode épurée à la modernité qui habille un intérieur
plein d’énergie pour les étudiants
– était juste.
A observer le «Reid Building»,
on comprend immédiatement
que vous n’avez pas voulu entrer en
compétition avec celui de Mackintosh, encore moins le copier…
Le «Reid Building» est un «contraste complémentaire» au bâtiment de Mackintosh. Cela produit une symbiose dans laquelle
chaque structure met en évidence
les qualités intrinsèques de
l’autre.
Y a-t-il néanmoins des hommages
directs au bâtiment
de Mackintosh?
Bien sûr. La façon incroyable dont
Mackintosh a distribué les espaces dans son bâtiment en fonction de la lumière est si inventive
qu’elle ne peut qu’inspirer. Nous
avons conçu les volumes intérieurs avec différentes lumières.
> Suite en page 28
27
28
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
> Suite de la page 27
«La Glasgow School
of Art de Charles Rennie
Mackintosh occupe
une place particulière
pour moi. Elle est
une part émotionnelle
importante
de ma propre passion
pour l’architecture.»
PHOTOS: PIERRE CHAMBONNET
Steven Holl
Les façades nord du «Reid Building» de Steven Holl (à gauche) et du «Mackintosh Building» (à droite). Là où la lumière est la meilleure pour le travail des étudiants.
Ils sont ouverts et éclairés par une
lumière distribuée par le haut et
constituent des environnements
de travail inspirants. L’hommage
direct à Mackintosh est au cœur
du bâtiment: ce sont les trois
«driven voids of light» (des «puits
qui guident la lumière», ndlr) qui
traversent le bâtiment de part en
part et de haut en bas.
En quoi consistent
ces «driven voids of light»?
Ils ont une quadruple fonction: ils
sont une partie intégrante de la
structure du bâtiment, ils distribuent l’espace, assurent une
ventilation naturelle et diffusent
la lumière du dehors à l’intérieur
du bâtiment. Ce sont concrètement des cylindres en béton de
6m de diamètre, qui élancent les
étages vers le haut, inclinés de
12degrés vers la lumière du sud
et percés d’ouvertures qui servent
à éclairer les studios et les espaces
de vie attenants. Ils dépassent du
toit et sont sectionnés verticalement pour maximiser l’exposition
vitrée vers le ciel. Le vitrage supérieur s’ouvre et se ferme automatiquement pour la ventilation, ce
qui évite de recourir à une climatisation; l’air chaud aspire l’air
frais, depuis les «driven voids of
light», dans la structure entre les
vitres et la façade dans toute
l’enveloppe du bâtiment.
On est frappé dans le «Reid
Building» par l’usage magistral
de la lumière naturelle. Le résultat
des «driven voids of light»
est éblouissant…
L’espace s’efface en l’absence de
lumière. L’espace n’est rien sans la
lumière. Un bâtiment parle dans
le silence de la perception orchestrée par la lumière.
A l’intérieur du «Reid Building»,
on voit des ouvertures partout.
Pour quelle raison?
L’idée était de créer une
«abrasion créative» entre les
différentes parties de l’école. Des
rampes relient tous les espaces
principaux. Elles s’enroulent
autour des «driven voids of light»
ou les traversent en partie,
offrant des perspectives en haut
vers le ciel et vers le bas, en
direction des ateliers, comme des
fenêtres sur les différents espaces
d’activité créatrice de l’école.
Chacun peut s’inspirer du travail
de l’autre.
Il faut être courageux pour
construire en face de Mackintosh.
Vous saviez que vous seriez
très critiqué?
Quand notre projet a remporté la
compétition, nous avons déjà fait
face à quelques critiques – quelqu’un nous a même attaqués à ce
moment-là sur nos réalisations
antérieures, notre philosophie et
ma technique de plans à l’aquarelle. Le vieil adage «ce qui ne te
tue pas te rend plus fort» nous a
alors été fort utile, dans cette
période de grand stress. Notre
équipe est toujours allée de
l’avant, et le soutien de Seona
Reid (l’ex-directrice de la GSoA,
qui a donné son nom au bâtiment de Steven Holl, ndlr) et de
beaucoup d’autres n’a jamais
faibli.
Que répondez-vous aux critiques?
L’architecture n’a de sens que
dans son utilisation, au moment
où l’humain se déplace physiquement dans l’espace bâti. Les critiques sont venues avant même
que la première pierre n’ait été
posée. Sans aucune expérimentation. Sans aucune confrontation à
l’espace créé, à sa lumière, à ses
matériaux. Or trouver un équilibre entre l’intensité et l’intimité
est la clé en architecture – c’est ce
que j’appelle «l’haptique» (du
grec «je touche», l’haptique désigne la science du toucher, à laquelle on associe la perception
du corps dans l’environnement,
ndlr).
C’est-à-dire?
La géométrie globale, l’ensemble
conceptuel se mesurent au final à
ce que l’on ressent au toucher, à
l’échelle de la main. Les détails,
les matériaux, comme quand
vous effleurez une poignée de
porte ou une rampe d’escalier.
Grâce au toucher et aux détails,
dont l’importance forme un
espace architectural, l’expérience
sensorielle devient intense.
Elle engage une dimension
psychologique.
Suite à l’incendie dans le
Mackintosh building, êtes-vous lié
aux travaux de réfection?
Voir le «Mackintosh Building» en
flammes le 23 mai dernier a été
un véritable choc. Cela m’a rendu
extrêmement triste. La perte est
colossale, en raison de la passion
que suscite un tel ouvrage. Ce
bâtiment était et demeure
fondamental dans l’histoire de
l’architecture. Il représente, je l’ai
dit, une rupture unique dans le
langage architectural en raison
de son modernisme, et une étude
spectaculaire sur la lumière.
Encore plus important, c’est
un endroit vivant, qui inspire
des étudiants depuis plus
de cent ans.
Est-ce la fonction même
de l’architecture?
L’art et l’architecture sont des
armes contre le cynisme ambiant.
Une œuvre comme la GSoA, qui
est l’incarnation de grandes idées,
vous élève au-dessus des
sarcasmes. Elle vous donne de la
force, et vous pouvez, à condition
de persévérer, trouver votre
propre voie, vos propres
convictions et valeurs
fondamentales pour vous
épanouir en tant qu’artiste.
Vous parliez d’un bâtiment
inspirant…
L’énergie qui se dégage de la
GSoA est très féconde. C’est pour
cela qu’il faut la restaurer intégralement. Elle doit rester une école
d’art. Le célèbre mot de Churchill – «On bâtit d’abord des édifices, ensuite ce sont eux qui nous
façonnent» – l’illustre parfaitement, précisément car la GSoA
produit chaque année des artistes, depuis 1909. Nous devons
tous nous impliquer dans la
réfection. Il faut perdre le moins
de temps possible pour pouvoir
former à nouveau là-bas des
étudiants dès 2016.
Les coûts seront importants…
Georges Braque avait dit un jour:
«La seule chose qui a de
l’importance en art est
précisément ce qui ne peut pas
être expliqué.» La GSoA fait partie
d’un patrimoine qui se situe audelà de la valeur des choses.
Impossible d’en estimer le prix,
car elle n’a pas qu’une valeur
pécuniaire. Sa valeur est
intérieure et sa fonction bien
au-delà du numéraire.
Propos recueillis par P. C.
PHOTOS: ALAN MCATEER
Comment ont-ils été fabriqués?
Ils ont été coulés dans des
coffrages en tôle d’acier avec du
béton auto-compactant pour
créer une surface lisse comme de
la soie, idéale pour réfléchir la
lumière. En amenant la lumière
naturelle jusque dans les
profondeurs de l’édifice, les
«driven voids of light»
répercutent les changements
d’intensité et de couleur du ciel,
donnant de la vie aux espaces. La
nuit, ils sont éclairés par des LED,
qui inversent la direction de la
lumière.
L’intérieur du «Reid Building» de Steven Holl. A gauche, une partie des rampes de circulation dans le bâtiment et à droite, l’un des ateliers du dernier étage, orienté vers le nord.
SWISS First
Découvrez un monde nouveau
avant même de changer d’horizon.
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
L’église Saint-Nicolas à Hérémence
KEYSTONE
par Walter Förderer
TREVOR PATT
Encore une histoire de catastrophe. En 1947, un tremblement de
terre endommage l’église SaintNicolas d’Hérémence. Abîmée et
devenue trop exiguë, elle est détruite vingt ans plus tard. En 1968,
le Bâlois Walter Förderer, qui envisage l’architecture en béton à la
manière de la statuaire, dessine
les plans du nouveau bâtiment.
Entre la sculpture habitée et le
bloc granitique colossal, l’église
consacrée en 1971 renvoie à la
fois à la rudesse de la montagne
et à la monumentalité du barrage
de la Grande-Dixence voisin,
achevé quelques années plus tôt.
DEO GRATIAS
ArchiCULTE
Objet d’avant-garde, parfois expérimental, l’église moderne
atteste de l’infinie variété de formes qu’incite l’inspiration
divine. Comme quoi, l’architecture religieuse sait aussi vivre
avec son temps. Par Emmanuel Grandjean
O
n a tendance à ramener l’architecture religieuse aux grandes
machines du gothique, à ces
gigantesques
cathédrales,
monstres de pierre ciselés
comme des dentelles pour
mieux s’élever vers l’esprit sacré. Depuis les
années 50, la modernité s’est également occupée de construire des églises. Histoire d’appliquer aux nouveaux matériaux disponibles
– l’acier, le verre, le béton – la charge symbolique évidente que représente la maison de
Dieu. Objet d’avant-garde, parfois expérimental, le sanctuaire moderne atteste de l’infinie variété des formes qu’incite l’inspiration
divine. Il montre aussi l’étonnant degré
d’ouverture esthétique d’un dogme vieux de
2014 ans. Six églises incroyables, six églises
archicultes.
L’église Sainte-Bernadette-du-Banlay à Nevers
PHOTOS: CLAUDE PARENT
par Claude Parent et Paul Virilio
Un tombeau? Une tête de Snoopy? Un blockhaus de
la dernière guerre? L’église Sainte-Bernadette-duBanlay à Nevers de l’architecte Claude Parent et du
philosophe Paul Virilio supporte depuis cinquante ans
le feu roulant des comparaisons désagréables. Des
comparaisons pas toujours infondées, le bâtiment
assumant son emprunt au vocabulaire militaire, notamment. A la fois bunker protecteur et crypte cavernicole inspirée de la grotte de Massabielle à Lourdes,
l’édifice construit en pleine Guerre froide pousse loin
le radicalisme dans l’architecture religieuse. Expression du brutalisme extrême ici adapté par le maître du
plan incliné et le penseur de la vitesse, Sainte-Bernadette-du-Banlay veut ainsi expérimenter un nouvel
espace dynamique où l’utilisation de l’oblique doit
transformer notre rapport au monde. Renversant.
> Suite en page 32
SWISS First
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Les voyages en SWISS First offrent aux passagers une expérience unique qui réveille en eux la soif de découverte.
Une ambiance raffinée, un service discret et un accueil chaleureux, comme le veut l’excellence de la qualité et de la
tradition suisses.
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Se reposer de la plus belle
manière.
Quand le temps presse, un rendez-vous chasse l’autre. Nous
courons toute la journée sans jamais vraiment prendre le temps
de nous arrêter. Mais qui n’a jamais rêvé de suspendre le temps ?
Tout simplement pour oublier le
tic-tac de l’horloge et profiter de
ce qu’il y a de plus précieux : du
temps pour soi.
Le temps n’est pas le seul atout
d’un voyage en SWISS First. C’est
un ensemble de détails qui font
la différence. Une différence qui
se reflète dans des matériaux de
qualité suisse magnifiquement
mis en valeur ou dans l’exceptionnel service SWISS First qui se plie
à toutes les exigences.
Ressentir l’immensité du ciel.
Un lieu ne se définit pas uniquement par sa splendeur mais aussi
par l’espace qui vous y est offert.
Avoir de l’espace, c’est pouvoir
penser librement, être ouvert sur
le monde et se sentir libre. C’est
à la fois un tremplin et un lieu où
l’on peut se retirer au calme. Et
quand on a suffisamment de place
pour soi, on a aussi la possibilité
de s’épanouir et d’aborder l’autre
avec une autre ouverture d’esprit.
Profiter d’un service personnalisé sans être dérangé.
Le son du silence se décline à
l’infini. C’est l’occasion d’écouter tranquillement sa petite voix
intérieure, de laisser voyager ses
pensées et de faire de nouvelles
découvertes. Un instant pour
s’évader dans le lointain. Ou se
laisser distraire de la plus belle des
manières. Avec un livre, quelques
notes de Mozart, ou simplement
en rêvant.
Voyage culinaire en Suisse et
autour du monde.
La vie nous offre un nombre infini
d’impressions, d’images, de senteurs et de goûts. Et plus nous les
expérimentons, goûtons et savourons, plus nous affinons nos sens
et apprécions ce qui nous attire
réellement. Car nous avons enfin
la liberté de laisser de côté tout ce
qui n’est pas vraiment indispensable à notre plaisir.
SWISS, en sa qualité d’hôte,
comble le moindre désir avec rapidité et discrétion : au restaurant
à la carte du SWISS First Lounge,
lors du contrôle des passeports et
naturellement à bord grâce à nos
hôtesses et stewards spécialement
formés.
Nos sièges offrent un très grand
espace de liberté et de mouvement
pour qu’un voyage se déroule à la
perfection. Des panneaux latéraux
permettent aux passagers de préserver au mieux leur intimité et le
lit qui se déploie entièrement à
plat assure un repos garanti.
Les passagers ont le loisir de déguster des spécialités selon leurs
envies. Avec le programme SWISS
Tastes of Switzerland, par exemple,
ils peuvent découvrir une cuisine
régionale suisse concoctée par
des chefs étoilés. Le menu gastronomique, composé de 7 plats,
est également proposé. Sans oublier les excellents produits suisses
proposés par Sprüngli, Balik Lachs
et Nespresso.
32
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
> Suite de la page 30
L’église Saint-Pie à Meggen
par Peter Zumthor
par Franz Füeg
L’architecte grison aime les églises modestes. Il y a celle de Sumvitg, en Engadine, recouverte d’une carapace de tavaillons en mélèze qui lui donne cet
aspect chou de tatou des montagnes. Et la
très spectaculaire chapelle Bruder Klaus,
édifice privé commandité en 2007 par un
riche fermier de Rhénanie-du-NordWestphalie pour remercier saint Nicolas
de Flue de sa réussite dans les affaires. Un
ex-voto géant à la rectangularité sévère,
éclairé par 350 billes de verre et dont le
coffrage, constitué de 112 troncs de pins
de 12 m de haut, a été brûlé une fois le
béton pris, laissant des traces arrondies et
noircies sur les supports naturels. L’odeur
du bois carbonisé parfume, quant à lui,
l’atmosphère d’un air de fumoir mystique.
PHOTOS: KEYSTONE
PHOTOS: VIELPHOTO
La chapelle Bruder Klaus à Mechernich
Vue de l’extérieur, l’église Saint-Pie
c’est un cube blanc, un monolithe enchâssé dans un carcan d’acier posé à
deux pas de Lucerne, pas très loin du
lac des Quatre-Cantons. Vue de l’intérieur, c’est l’expérience d’architecture
sacrée la plus hallucinante du pays.
Les plaques de marbre translucide qui
recouvrent intégralement l’édifice
prennent soudain feu lorsque la lumière passe au travers. Le dessin aléatoire de la pierre révèle alors en couleur fauve un espace complètement
vide rendu possible par l’utilisation
d’une structure métallique, à la manière d’un hangar, dessinée en 1966
par l’architecte Franz Füeg.
La Steinkirche à Cazis
DR
par Werner Schmidt
MARIO SCALET
A Cazis, tout petit village des Grisons, la paroisse
ressemble à une baraque Barbapapa. Un édificebulbe à trois ventricules percés de larges fentes pour
laisser entrer un maximum de lumière et dont l’analogie avec les pierres de la rivière toute proche lui a
donné son nom: Steinkirche. Construite en 1994 sur
les plans de l’architecte grison Werner Schmidt,
l’église s’est adjoint l’expertise de Heinz Isler, le spécialiste du voile de béton. L’auteur du pavillon Sicli à
Genève a ainsi dû résoudre l’épineux problème des
ouvertures, les immenses fenêtres en amande
complexifiant la statique d’un bâtiment conçu comme
un œuf.
Architecture & Design
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
La Chiesa di San Giovanni Battista à Mogno
Au printemps 1986, une avalanche emportait une partie du village de Mogno au Tessin. Douze
maisons en tout, sans oublier la
petite église dédiée à saint JeanBaptiste balayée par les éléments. Le hameau décida de reconstruire la chapelle disparue.
En 1990, c’est Mario Botta qui s’y
colle. Il imagine un cône tronqué,
éclairé uniquement par une gigantesque lucarne zénithale, et
dont l’alternance de marbre de
Peccia et de granit du val Maggia,
rythme ce lipstick en noir et
blanc. Un battement coloré qui
continue à l’intérieur – mais en
motif damier – de ce mini-espace,
qui peut contenir 15 personnes à
tout casser. Total Op’Art.
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DR
par Mario Botta
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
PHOTOS: DR
Architecture & Design
DESIGN EXPÉRIMENTAL
Latroisième
dimension
Le projet Hydro-Fold: l’imprimante dépose de l’eau sur une feuille qui, en séchant, prend une forme tridimensionnelle.
Des feuilles qui se transforment toutes seules en objets, de la science-fiction? Pas si l’on en croit Christophe Guberan,
qui a rejoint le Massachusetts Institute of Technology pour poursuivre des recherches visant à produire des objets en 3D,
nés de surfaces en 2D. Interview d’un Suisse prometteur. Par Catherine Cochard
«J’
espère que
vous avez du
temps à disposition, je
suis d’un naturel assez
bavard et comme mon profil est
plutôt atypique, j’ai tendance à
déborder», met en garde au téléphone Christophe Guberan, depuis la cafétéria du bâtiment signé Gehry (lire page 4) qui abrite
le prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston.
Le jeune designer de 29 ans s’est
installé en février dernier – grâce
au soutien d’Ikea et de la fondation Leenards – sur la côte Est des
Etats-Unis. Une traversée de l’Atlantique qui répondait à l’invitation du professeur Erik Demaine,
très impressionné par ce qu’il
avait vu et lu sur Internet au sujet
d’Hydro-Fold, un projet lancé par
le Romand durant ses études à
l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Aujourd’hui, Christophe Guberan divise son temps
entre l’institut américain et
CRGDI, un bureau de design basé
aux Grisons qu’il dirige aux côtés
de Carlo Clopath et Julie Richoz
(lire son portrait en page 16).
Le Temps: En quoi consiste HydroFold, votre projet de l’ECAL qui
vous a ouvert les portes du MIT?
Christophe Guberan: Hydro-Fold
est un procédé expérimental
inédit. Par le biais d’une imprimante, d’une simple feuille de
papier-calque et d’eau, il permet
de passer de la 2D à la 3D en
créant de petits volumes en quelques minutes. En absorbant l’eau,
les fibres du papier commencent
par gonfler, s’étendent dans une
direction, puis se rétractent dans
une autre, créant des reliefs sur la
feuille. Cette expérience montre
qu’un élément en 2D peut tout
seul prendre une forme tridimensionnelle.
Comment cette idée vous
est-elle venue?
En deuxième année à l’ECAL, j’ai
été amené à travailler sur le papier. Je me suis rendu compte
qu’on essayait bien souvent de
protéger ce matériau contre
l’humidité. Habituellement
quand je dois imaginer des objets
à partir d’une matière spécifique,
j’ai tendance à essayer d’en exploiter les qualités. Mais cette
fois, j’ai plutôt eu envie de jouer
avec le fait que le papier est vulnérable à l’eau et c’est cet effet
que j’ai cherché à magnifier.
Hydro-Fold, c’est ça: les fibres du
papier absorbent l’eau et se gonflent. Le papier se contracte alors
dans une direction précise, créant
des monts et des vallées sur la
feuille. Une surface 2D prend
toute seule une forme tridimensionnelle.
Qu’en ont pensé vos enseignants?
Alexis Georgacopoulos, le directeur de l’ECAL, a trouvé cela intéressant et m’a proposé de présenter ce travail durant la foire du
meuble de Milan au SaloneSatellite. Toutes mes expériences m’ont
amené à remplacer l’encre des
cartouches de l’imprimante
familiale par de l’eau, ce qui m’a
permis de déposer une quantité
d’eau précise à un endroit précis.
Le problème, c’est qu’après une
semaine, l’imprimante était
fichue…
Qu’avez-vous fait?
Je me suis mis à chercher une
solution en démontant différents
types d’imprimante, en m’informant sur Internet, en allant voir
des experts à l’EPFL ou chez Sicpa,
l’entreprise qui fabrique l’encre
des billets de banque. A force de
tests, j’ai compris quels étaient les
produits que je devais rajouter à
l’eau pour que cela fonctionne. Je
suis arrivé à Milan trois jours
avant le début de l’exposition et
là, ça ne marchait plus… J’ai testé
encore et encore et me suis rendu
compte que parmi les facteurs
nécessaires au bon fonctionnement de mon prototype, la température ambiante avait son
importance. Comme il n’y avait
pas encore de visiteurs, il faisait
trop froid et donc ça ne marchait
pas. Lorsque le public est arrivé,
ça a réchauffé l’atmosphère et les
imprimantes se sont enfin mises
à fonctionner!
Qu’est-ce que les visiteurs
en ont pensé?
A Milan, la question qui revenait
le plus souvent était: «A quoi ça
sert?» Je ne pouvais pas y répondre, puisqu’il s’agissait d’une
recherche, de la mise au point
d’un procédé de production dont
la fonction restait encore à définir. La même année, après Milan,
on m’a invité à présenter mon
travail au festival des Urbaines à
Lausanne. L’accueil y a été très
différent: on me disait de ne pas
penser à la fonction mais d’apprécier simplement la poésie d’une
matière qui se met en mouvement toute seule.
Comment le MIT a-t-il eu vent
de votre invention?
Nous avons réalisé une vidéo que
nous avons postée sur Internet.
Elle montrait l’impression à l’eau
sur une feuille couverte de lignes.
En sortant de l’imprimante et en
séchant, la page se plie toute
seule selon les tracés et se transforme en une structure 3D. La
séquence a été reprise sur de
nombreux blogs et sites. Un soir,
j’ai reçu un e-mail d’Erik Demaine, professeur au MIT. Il m’expliquait que cela fait des années
qu’il travaille sur la façon de
passer d’une surface en deux
dimensions à une forme tridimensionnelle et qu’il aimerait
que je vienne à Boston présenter
mon travail. Ce que j’ai fait en
2012 au MIT mais aussi chez
Swissnex et à l’EPFL.
Comment se sont passées
vos présentations?
Les questions des scientifiques
étaient très différentes de celles
des designers. Ils voulaient savoir
comment ça marchait, si j’avais
pris un microscope pour aller
voir où ça se pliait, si j’avais essayé
avec de l’eau salée ou fait une
coupe dans le papier pour l’analyser… J’étais face à des chercheurs
qui toute la journée sont en prise
avec des éléments complexes
qu’ils tentent de comprendre.
Architecture & Design
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
«Cette naïveté,
je la revendique!
Pour un designer,
cela peut être
une force qui permet
d’aborder un projet
d’une façon différente
et de proposer des idées
nouvelles.»
PHOTOS: DR
Christophe Guberan
Alors que moi c’est sans
contrainte et avec une certaine
forme de naïveté que j’ai créé
Hydro-Fold. D’ailleurs cette
naïveté, je la revendique! Pour
un designer cela peut être une
force qui permet d’aborder un
projet d’une façon différente et
de proposer des idées nouvelles.
Quelles sont les directions que
prennent vos recherches au MIT?
Le laboratoire avec lequel je
collabore s’appelle le «Self Assembly Lab». Il est dirigé par
Skylar Tibbits. Il s’agit d’utiliser
des sources d’énergie comme
l’eau, le vent, la chaleur, la houle
des océans voire même d’autres
phénomènes terrestres pour
construire des choses. Au sein de
ce labo, je me concentre sur le
projet «active material, pre-programmable material» qui réfléchit aux matériaux qu’on pourrait programmer au niveau de la
fibre pour qu’ils s’activent d’une
certaine façon. Un peu comme
Hydro-Fold. Mais là, il s’agit de
redessiner la fibre pour qu’elle
réagisse d’une façon bien précise
en séchant, pour qu’en se rétractant on obtienne la forme voulue. Mon rôle est de trouver des
applications possibles.
Des industriels s’intéressent-ils
déjà à votre travail?
Actuellement, nous avons un
mandat de recherche avec trois
entreprises dont je ne peux pas
citer les noms. Pour la première,
active dans l’aéronautique, nous
travaillons sur une pièce de
refroidissement du réacteur,
capable de changer de forme en
fonction de la température sans
avoir recours à un moteur, d’où
un gain de poids significatif. Pour
la deuxième, une marque de
chaussures, il s’agit de concevoir
un modèle qui s’adapte au pied
de son utilisateur, une sorte de
sur-mesure rendu possible grâce
à un matériau capable de s’ajuster au corps. Enfin, pour la troisième, une société de meubles,
l’idée serait d’avoir une surface
plane en bois dont on a redessiné
les fibres, qu’on a plongée dans
l’eau puis mise sous vide.
Expliquez-nous…
Lorsque l’utilisateur ouvre le
packaging, l’eau s’évapore et la
pièce de mobilier se met en
forme toute seule. On peut
même imaginer préprogrammer
les meubles pour qu’ils interagissent avec l’espace, ils pourraient
par exemple s’adapter au coin
d’une pièce. On imagine également de grands rouleaux de
papier qui, une fois déroulés,
sécheraient et créeraient des
cloisons légères. Ou des parois
acoustiques qui changent de
forme en fonction des sonorités.
Mais il faut bien préciser que ces
travaux sont encore expérimentaux. Le jour où on pourra se
faire livrer des planches sous
vide, ouvrir le paquet et regarder
son lit se monter seul n’est pas
pour tout de suite. Mais il s’agit
de repenser le design et sa
consommation, de mettre au
point des matériaux dont la
fonction peut être définie dans
leur structure même. Ce qui, en
fin de compte, est une bonne
définition du design.
Vous dites avoir un profil atypique.
Pourquoi?
Quand j’étais petit, je voulais
devenir clown. J’ai suivi les cours
du Teatro Dimitri et même fait
moniteur de camp de cirque
pour enfants. J’ai grandi dans un
petit village de moins de 150
habitants, La Praz, dans le canton de Vaud. Dans ce contexte
rural, mes parents, tous deux
éducateurs spécialisés, passaient
pour des gens plutôt atypiques.
Mais mon père m’a tout de
même recommandé de suivre
une formation technique. C’est
pourquoi j’ai fait un apprentissage de dessinateur-architecte
dans un petit bureau à La Sarraz.
Durant mon CFC, j’ai pu me
rendre compte que si j’aimais
beaucoup l’architecture, l’échelle
dans laquelle il faut la penser ne
me convenait pas. Je voulais
dessiner des objets à l’échelle
1/1, plus proches de la matière,
de la personne.
Ce rapport à l’objet,
d’où vous vient-il?
Sans doute de mon père. Il a
toujours adoré s’entourer d’objets de toutes sortes. Ce qui a le
don d’énerver ma mère. La maison dans laquelle j’ai grandi était
peuplée de choses à toucher, à
comprendre. Ça a dû être formateur. Même dans les musées où je
me fais régulièrement engueuler, j’ai énormément de mal à ne
pas toucher les objets. Cette
obsession à vouloir comprendre
les détails, c’est un vice de designer! Même lorsque je suis
invité, pour peu que la conversation ne me captive pas, je vais
m’intéresser aux couteaux et
fourchettes, regarder comment
ils ont été conçus. Puis je vais
passer à la table, etc. Les gens
sont tellement habitués à voir et
utiliser une poignée de porte
qu’ils ne se demandent pas
comment elle a été pensée. Alors
que moi ça me fascine!
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
PHOTOS: DAVID ZIDLICKY
Architecture & Design
VUE SUR BRNO
Miesismore
En République tchèque, Ludwig Mies van der Rohe a bâti
une merveille de l’architecture contemporaine, dans la capitale
de la Moravie. Après des travaux de rénovation pharaoniques,
la villa Tugendhat a rouvert au public l’an dernier.
Visite d’un chef-d’œuvre fonctionnaliste où l’on a fait plus,
avec moins. Par Pierre Chambonnet
B
ien sûr, il y a l’Histoire.
C’est là, sur les hauteurs
de la ville qui surplombent la rivière Ponávka,
qu’ont été signés les accords de partition de la
Tchécoslovaquie, en 1992. Avant,
c’est également là que le Reich,
troisième du nom, étendait aussi
ses tentacules. 1938. Un énième
cas d’expulsion des Juifs et de spoliation par les nazis.
Nous sommes à Brno, la
deuxième ville du pays, à équidistance entre Prague la tchèque et
Bratislava la slovaque. Périphérie,
quartier bourgeois. Un terrain en
pente douce toise les flèches baroques du centre-ville. Mais en arrivant par le haut de la colline, on la
remarque pourtant à peine. Elle,
la villa Tugendhat, du nom des
commanditaires de l’ouvrage, un
riche couple d’industriels juifs
alors Tchécoslovaques.
Si la bâtisse est mondialement
célèbre, au-delà des convulsions
de l’Histoire, c’est d’abord parce
qu’elle est l’œuvre de Mies van der
Rohe, le père du «style internatio-
nal» et l’un des apôtres du fonctionnalisme. Parfaitement intégrée dans son environnement, la
maison a été dessinée par l’architecte allemand jusque dans le mobilier, en passant par les interrupteurs et le jardin. Elle a été
inventée puis construite entre
1928 et 1930.
«Belle, sans ornements, dans le
plus
simple
appareil / D’une
beauté qu’on vient d’arracher au
sommeil.» Si elle était un personnage de tragédie, elle serait la Junie de Racine. La villa est bâtie sur
un plan libre qui fait la part belle à
l’aspect fonctionnel, chaque ligne
et chaque élément obéit à des
considérations purement pratiques qui produisent une esthétique aussi simple que sublime.
Pour la plupart, les espaces liés
à une fonction y sont définis sans
être cloisonnés. Portes, placards, etc.: tout l’espace est occupé, du sol au plafond. La maison
est la parfaite illustration du principe cher à Mies van der Rohe,
«Less is more». L’architecture y est
clinique: épurée à l’extrême et
parfaitement rationnelle. La merveille est classée depuis 2001 sur
la liste du patrimoine mondial de
l’Unesco.
Auparavant – après avoir été
quelques années la résidence de la
famille Tugendhat, entre 1930 et
1938 –, la villa a été réquisitionnée
par la Wehrmacht puis transformée en bureau d’études pour l’industrie de l’armement germanique. Après la guerre, elle
deviendra un centre de rééducation pour enfants. Ensuite aux
mains de l’Etat tchécoslovaque,
elle sera finalement ouverte au
public en 1994. Les subventions
de l’Unesco ont permis de restaurer la villa entre 2010 et 2012 de
manière très fidèle à la version
d’origine.
Un passage entre le haut et le
bas. Quand on vient de la rue, la
maison ne constitue qu’un accès,
quasi naturel, entre le haut de la
colline et le lit de la rivière en contrebas. Un sas construit dans la
pente. On descend de l’entrée vers
le cœur de la maison, qui projette
lui-même sur le jardin intégré
dans la dénivelée. Un rez-dechaussée côté rue, en haut de la
colline (l’étage de service et celui
des chambres). Les pièces à vivre
se situent à l’étage inférieur en
rez-de-jardin.
Quand on est dans la maison,
on ne voit qu’elle sans la voir. Mies
a réussi le tour de force de rendre
le discret ostentatoire. En évitant
cependant l’emphase, il met en
évidence dans des lignes pures
l’essentiel. Dans la bâtisse au toit
plat, le pur et donc le discret deviennent éblouissants.
Pourquoi les Tugendhat, Fritz et
Grete, qui habitaient à Brno, ont-ils
voulu une maison faite par Mies?
Le couple connaissait le travail de
l’architecte à Berlin. Notamment la
maison d’Eduard Fuchs. Les Tugendhat étaient intrigués par la façon dont le salon communiquait
avec le jardin et par la manière
dont les différentes zones de vie
étaient clairement séparées. Grete
dira plus tard: «J’ai toujours voulu
une maison moderne et spacieuse
avec des formes simples et claires.
De son côté, mon mari était traumatisé par les intérieurs chargés de
bibelots et de dentelles de son enfance.» Mies imaginera la synthèse
de ces deux aspirations.
A la fin des années 20, Mies van
der Rohe est déjà connu et réputé.
Il hésite alors à accepter un mandat à Brno, dans une ville aussi
éloignée de Berlin. Quand il se
rend sur place en septembre 1928,
il est très vite conquis, non seulement par le site qui surplombe
magnifiquement la ville, mais
aussi par les standards architecturaux de Brno.
Durant l’entre-deux-guerres, la
ville était devenue le foyer de l’architecture européenne d’avantgarde. «Brno la fonctionnaliste.»
La capitale de Moravie était l’un
des plus importants centres industriels de l’Empire austro-hongrois. Sa richesse lui assurant un
patrimoine architectural hors
norme. Adolf Loos (1870-1933), le
chantre du dépouillement absolu
dans l’architecture moderne est
natif de Brno.
Architecture & Design
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Ci-contre, à gauche:
La villa Tugendhat vue depuis
le jardin en contrebas.
Un escalier de service hélicoïdal.
«Dieusecachedanslesdétails»
Un design innovant, une composition spatiale différente, un perfectionnisme
dans l’ingénierie et une interaction parfaite avec l’environnement:
Mies van der Rohe ne laissait de côté aucun élément
LA STRUCTURE
Au début, sur les plans: une pièce
gigantesque avec une cloison rectangulaire et une autre incurvée. Rien
d’autre. Sauf de petites croix, éloignées de 5 m environ les unes des
autres. Les Tugendhat s’interrogent.
De quoi s’agit-il? «Comme si c’était
la chose la plus naturelle du monde –
se souviendra Grete –, Mies a simplement répondu: – Ce sont les supports en acier, qui vont porter toute la
structure.» A cette époque, il n’existait bien entendu aucune demeure
privée dans laquelle une structure
métallique constituait l’ossature. Les
fins poteaux apparents en acier sont
cruciformes et habillés d’inox. La
structure, qui vaut pratiquement à
elle seule le voyage en République
tchèque, permet d’éviter les murs
porteurs et de distribuer la maison
en toute liberté pour l’architecte.
LES BAIES VITRÉES
Gigantesques, elles sont entièrement escamotables. Elles bordent la
partie sud du living-room, et projettent sur la nature. Elles peuvent être
électriquement abaissées dans le
sous-sol, disparaissant entièrement
de l’espace. La façade sur le jardin est
donc entièrement vitrée, les menui-
series sont quasi invisibles. Un
garde-corps sera ajouté, pour concilier fonctionnalisme et sécurité.
LE CHAUFFAGE
La villa est équipée d’un chauffage
central et d’un système d’air conditionné, bâti autour d’une chambre
d’humidification à régulation. C’est
la première fois dans l’histoire de l’architecture des maisons privées
qu’une telle ingénierie a été mise en
œuvre. Thermostats «Swiss made».
LES MATÉRIAUX
En tant que fils de maçon, Mies van
der Rohe connaissait très bien la
pierre, avec une affinité particulière
pour les matériaux précieux. C’est
lui-même qui a choisi la pierre d’onyx
de l’Atlas, le monolithe qui fait office
de filtre entre le bureau et la lumière
de l’extérieur. Ailleurs, ébène de Macassar, poirier noir, citronnier, entre
autres. Les parois sont toutes plaquées en bois précieux.
LE MOBILIER
Les Tugendhat n’avaient pas prévu
de demander à Mies le mobilier intérieur. Ils s’attendaient juste à ce
qu’il leur donne des indications sur
la manière de meubler une telle
maison. Mies réalisa cependant luimême le dessin des meubles, à sa
charge, les commanda, en courant
le risque qu’ils les refusent. Mais ils
acceptèrent immédiatement. Comment refuser, par exemple, cette table ronde dont les pieds en acier
reproduisent le design des piliers de
la structure? Plateau en poirier noir.
Vingt-quatre places à table. Vingtquatre «chaise Tugendhat», en acier
plat chromé garni de cuir piqué.
LE JARDIN
Mies a aussi dessiné les plans du
jardin, avec la paysagiste Grete Roder, de Brno. L’architecte dira plus
tard, au sujet d’une autre villa qu’il
réalisera dans la banlieue de Chicago: «La nature doit elle aussi vivre
sa vie. Nous devons être attentifs à
ne pas l’interrompre avec la couleur
de nos maisons et nos intérieurs.
Nous devons même faire converger
la nature, les maisons et les êtres
humains vers une plus grande unité.
Si vous regardez la nature depuis la
vitre de la villa Farnsworth, elle a une
plus profonde signification que si
vous l’observiez depuis l’extérieur. La
nature est une partie d’un plus grand
ensemble.» Exactement ce que l’on
observe à Brno. P. C.
PIERRE CHAMBONNET
Mies est vite séduit par l’idée
d’avoir comme nouveaux clients
des gens cultivés, qui, à part quelques menus détails, comprennent
et respectent totalement sa vision
d’artiste. Et pour qui accessoirement l’aspect financier du projet
est secondaire. (On ne saura jamais le coût total de la villa.) L’architecte peut dès lors mettre en
pratique sa théorie à Brno. Dès
1924, il avait annoncé: «La fonction d’un bâtiment lui donne tout
son sens. Une maison conventionnelle ne doit servir que pour l’habiter. L’implantation d’un édifice,
son orientation par rapport au soleil, son occupation de l’espace et
les matériaux de construction
sont les clés de sa réalisation.»
«L’infini dans un contour.»
Quand, depuis le salon, on regarde la nature à travers la baie
vitrée, comment ne pas songer à la
définition du beau par Victor
Hugo? Délimité par l’architecture,
le panorama – au loin le château
de Spilberk qui semble posé sur la
cime des arbres du jardin –, souligné par ce cadre, devient absolu.
La villa Tugendhat, cette somptueuse excroissance toute de béton, d’acier et de verre a poussé sur
la colline de façon naturelle. Elle
est une évidence dans le paysage.
Et dans ce musée à ciel ouvert de
l’architecture baroque qu’est la
République tchèque, on trouve à
Brno peut-être son antithèse la
plus absolue, à savoir le fonctionnalisme. Deux chemins opposés
qui se rejoignent dans le génie architectural.
PHOTOS: DAVID ZIDLICKY
PIERRE CHAMBONNET
Ci-dessous:
la principale pièce à vivre vue depuis
l’espace salle à manger.
Au premier plan, la chaise longue MR
100 dessinée par Mies, en chrome,
cuir blanc et velours rouge.
Ci-dessus, de haut en bas:
Détail d’un poteau en acier couvert
d’inox de la structure porteuse.
Détail du monolithe d’onyx qui fait
office de cloison dans la pièce à vivre.
Des interrupteurs dessinés par Mies.
La pièce de stockage du charbon.
Une poignée de porte dessinée
par l’Allemand Walter Gropius,
le fondateur du Bauhaus.
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Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
Architecture & Design
PHOTOS: DAVID ZIDLICKY
PIERRE CHAMBONNET
Ci-contre, de haut en bas:
La table à manger en poirier,
qui peut accueillir
jusqu’à 24 convives.
La porte d’entrée principale.
Le bureau, en ébène de Macassar,
avec deux chaises MR 20.
La chambre de Grete Tugendhat.
Une partie de la chambre
de Hanna, leur fille aînée.
«Unvéritableartiste»
KEYSTONE
Ludwig Mies van der Rohe est également
l’un des pères du modernisme en architecture
Quelques dates: 1886, naissance, à Aix-la-Chapelle, en Allemagne. 1951:
Lake Shore Drive Appartments, Chicago. Deux tours en verre et acier qui seront
copiées dans le monde entier. 1969: l’architecture est orpheline.
Plus intéressant, voici le portrait que fait indirectement Grete Tugendhat
de l’architecte germano-américain: «A la seconde où nous l’avons rencontré,
nous avons su que c’était lui qui devait construire notre maison, tant nous
avons été impressionnés par sa personnalité. Il dégageait une assurance
calme, une confiance en lui qui
séduisait à la seconde et qui suscitait l’adhésion immédiate.
»Mais, par-dessus tout, la façon dont il parlait de sa manière
de concevoir l’architecture donnait immédiatement l’impression
que nous étions en présence d’un
véritable artiste. Il aimait à dire,
par exemple, que les mesures
idéales d’une pièce ne se chiffraient pas à l’avance; que l’on devait ressentir la pièce une fois à
l’intérieur, en y évoluant. En
l’éprouvant physiquement.
»Il ajoutait qu’une maison ne
devait pas être construite à partir
de sa façade mais de l’intérieur, et
que les fenêtres, dans un édifice moderne, ne devaient plus être de simples
ouvertures dans un mur, mais au contraire emplir tout l’espace entre le sol et
le plafond, en devenant du coup des éléments à part entière de la structure.
»Il disait aussi combien le choix des matériaux était important, à savoir des
matériaux précieux, contrairement à Le Corbusier qui ne se préoccupait pas
de cela. Lors de cette première rencontre, Mies nous montra tous les dessins
extrêmement avant-gardistes qu’il avait faits jusque-là, mais qu’il n’avait
encore jamais réalisés concrètement.»
Tel était l’homme qui, à 42 ans, débarquait à Brno pour y signer un
chef-d’œuvre absolu. Par la suite, Mies van der Rohe allait devenir, une fois
exilé aux Etats-Unis et naturalisé Américain, l’un des pères du «style international». A Chicago entre autres, il bâtit des immeubles verre et acier, projetant
l’Amérique vers le ciel dans des formes pures. P. C.
Architecture & Design
Le Temps l Samedi 25 octobre 2014
INTERVIEW SECRÈTE
Ora-ïto,
qu’avez-vousfaitdevosrêvesd’enfant?
I
Quel était votre plus grand rêve
d’enfant?
Enfant, j’ai beaucoup rêvé, alors
parler d’un rêve en particulier ce
serait très compliqué. J’ai le sentiment de réaliser tous mes rêves
d’enfance, en fait.
Quel métier vouliez-vous faire
une fois devenu grand?
J’ai toujours eu envie de faire le
métier que je fais, à peu de chose
près. Un travail lié à la création.
J’ai grandi dans une famille d’architectes, de galeristes, de designers. On côtoyait beaucoup
d’artistes à la maison. Dès mon
plus jeune âge, l’architecture
m’a attiré. Je voulais devenir
architecte.
Qu’est-ce qui vous attirait
dans ce métier?
Le fait de construire, le rapport de
l’objet avec l’homme. Et surtout
certains architectes qui étaient mes
héros d’enfance comme Frank
Dans chaque numéro,
Isabelle Cerboneschi demande
à une personnalité de lui parler
de l’enfant qu’elle a été et de ses rêves.
Une manière de mieux comprendre
l’adulte qu’il ou elle est devenu(e).
Plongée dans le monde de l’imaginaire.
aujourd’hui. Au fur et à mesure
que la technologie évolue, on est
de plus en plus fliqués. On peut
vous entendre parler même si
votre portable est éteint à côté de
vous. Comme si on portait une
puce intégrée sur soi.
Quel goût avait votre enfance?
Celui des fraises Tagada.
Et si cette enfance avait un parfum,
ce serait?
Celui de la mer. J’ai grandi dans le
sud, à Nice, à Marseille, dans le
Var. La fleur d’oranger, aussi. Dès
que je sens cette odeur je pense à
ma grand-mère.
Pendant les grandes vacances,
vous alliez voir la mer?
Oui. Toujours. Ou alors la montagne, puisqu’on habitait près de la
mer.
Savez-vous faire des avions
en papier?
Bien sûr! C’était ma spécialité.
Je faisais les plus beaux.
ELLEN VON UNWERTH
l fallait une certaine dose d’humour, ou de culot, ou une capacité de rêver au-delà du commun, ou tout cela à la fois pour
imposer son image de designer, après s’être fait virer de
l’Ecole supérieure de design industriel, en piratant l’identité de
grandes marques – Louis Vuitton,
Apple, Nike, Bic – et en créant des
objets virtuels qui n’existaient pas.
Le sac à dos «Back Up» de Vuitton,
que d’aucuns ont tenté d’acheter
dans les boutiques, le briquet Bic
atomique, le «Hack-Mac» en tenue
de camouflage, c’est grâce à ses
détournements d’objets qu’Oraïto s’est fait connaître sur la Toile
en 1999. D’abord par les magazines Crash et Jalouse, qui ont publié
ses fausses pubs de faux objets,
puis par les marques elles-mêmes
qui, magnanimes/visionnaires/
opportunistes (rayer la mention
inutile si besoin est), sont devenues ses clientes.
La création, il l’a reçue en héritage, si tant est que le talent se
transmette par transfusion sanguine: Ito Morabito (de son vrai
nom) est le fils du designer
joaillier Pascal Morabito et le neveu de l’architecte Yves Bayard. Le
jeune designer de 37 ans est précoce en tout. Il dit que ses idées
étaient en gestation dès sa plus
tendre enfance. Il fut même décoré du titre de chevalier de l’Ordre des arts et des lettres en 2011, à
l’âge de 33 ans. L’homme est
pressé.
Son champ de création s’étend
à 360 degrés: une coque d’iPhone
à 16 euros, un casque audio, des
sets de couverts pour Christofle,
un canapé d’angle pour Dunlopillo, une table pour Roche Bobois, un fauteuil pour Zanotta,
une lampe pour Artemide, un
couteau pliant pour Forge de Laguiole, un hôtel (l’Hôtel O à Paris),
le flacon du parfum Idylle de
Guerlain, un concept de décoration qui sera appliqué à tous les
cinémas Pathé européens, entre
autres… En quinze ans, il a créé
près de 400 produits. Il a acquis
l’ancien gymnase et le solarium situés sur le toit de la Cité Radieuse
de Le Corbusier à Marseille pour
créer le MaMo, un lieu d’exposition saisonnier, une sorte de plateforme à ciel ouvert dédiée à un
artiste. L’exposition Défini, Fini, Infini, qui présente des œuvres in situ
de Daniel Buren, a d’ailleurs été
prolongée jusqu’au 31 octobre.
Lloyd Wright, Le Corbusier, Oscar
Niemeyer, Mies van der Rohe (lire
p. 36). Dans ma bibliothèque d’enfant, j’avais déjà des livres sur ces
gens-là. Ma famille m’a sans doute
ouvert l’esprit à cela, mais je me suis
créé mes propres références.
Même s’ils ont tous une esthétique
particulière, on peut toutefois
tracer un fil qui rejoindrait chacun
des architectes que vous citez…
Bien sûr. Ils ont clairement un
point commun: ce sont les inventeurs de la modernité. J’éprouve
un immense respect pour eux.
Etant un enfant de la modernité,
je suis né dedans, je n’ai pas eu
besoin de l’inventer, même si on
est dans une époque qui évolue
constamment et que l’on invente
sans cesse, en quelque sorte. Mais
eux sont de vrais inventeurs: de
Haussmann, on est passé à un toit
plat en béton. Ils sont les acteurs
d’un changement radical dans le
monde de l’architecture. Ils
avaient une vision avant-gardiste
et cela me fascine. Cela leur a valu
d’ailleurs d’être critiqués à l’époque. Le Corbusier a été très décrié
quand il a fait la Cité Radieuse!
Quel était votre jouet préféré?
Les Lego! Justement parce qu’ils
offraient la possibilité d’inventer.
Je construisais des maisons, des
voitures, des objets. Tout ce que je
Vous en fabriquez encore?
Non. J’en fais des vrais maintenant. Ils n’ont plus besoin d’être
en papier.
pouvais construire avec ces
petites briques, j’ai essayé
de les réaliser. J’aimais bien
les Playmobil aussi.
Les avez-vous gardés?
Non, j’ai beaucoup déménagé
dans ma vie et j’ai gardé peu de
choses. Et puis par définition, les
Lego c’est fait pour être démonté.
A quel jeu jouiez-vous
à la récréation?
Je jouais aux billes. A la balle. Et
j’ai dû jouer à la marelle aussi.
Grimpiez-vous dans les arbres?
Ah oui, toujours! J’adore grimper
dans les arbres, voir d’autres
horizons, d’autres points de vue,
d’autres perspectives. Je ressens
un sentiment de liberté quand
j’arrive au sommet.
Quelle était la couleur
de votre premier vélo?
Je ne me rappelle plus. Je crois
qu’il était chromé… Un Raleigh
avec des jantes Skyway! Je ne sais
pas comment cela me revient
tout d’un coup.
Quel super-héros rêviez-vous
de devenir?
Mon père. Il était mon héros. Mon
arrière-grand-père et ma grandmère aussi. Mes héros ont été les
gens de ma famille. Je voulais leur
ressembler. Je les admirais.
Comme tous les enfants, sans
doute, la plupart du temps. Ils
avaient tous un certain talent et
cela m’intéressait de voir comment ils l’exerçaient.
De quel super-pouvoir vouliez-vous
être doté?
Avec beaucoup d’humilité, je
pense déjà avoir un super-pouvoir: celui de matérialiser mes
rêves. Et c’est pour moi le plus
intéressant de tous. Pouvoir
projeter dans sa tête quelque
chose, puis se donner les moyens
– travailler, persévérer, y croire
fortement – de le réaliser. Ça ne
marche pas à tous les coups. Cela
n’arrive pas non plus de manière
instantanée comme on imaginerait que fonctionne un superpouvoir. Si je devais penser à un
pouvoir autre qu’humain, je
dirais celui de voler.
Rêviez-vous en couleur ou en noir
et blanc?
En couleur.
Quel était votre livre préféré?
Quand j’étais petit, j’adorais 1984
de George Orwell, et Charlie et la
Chocolaterie, de Roald Dahl.
Les avez-vous relus depuis?
Oui, 1984. Parce que c’est
l’époque dans laquelle on vit
Aviez-vous peur du noir?
Oui et non. J’ai vraiment besoin
d’être dans le noir pour dormir et
en même temps, il pouvait m’arriver d’avoir peur du noir, petit.
Mais j’ai toujours aimé être dans
l’obscurité. C’est quelque chose
qui rassure, qui enveloppe.
Vous souvenez-vous du prénom
de votre premier amour?
Alors comment elle s’appelait
déjà? Je ne sais plus. Attendez! Je
pense que c’était Marie-Claire.
Oui, c’est cela: Marie-Claire.
Et de l’enfant que vous avez été?
J’étais un enfant assez calme en
fait. Je me suis un peu excité en
grandissant. J’étais réservé, assez
seul finalement. Je n’avais pas
beaucoup de copains. J’en avais
un et puis voilà.
Est-ce que cet enfant vous
accompagne encore?
Oui. Je l’espère. C’est très important de garder un bout de son
enfance avec soi. C’est dans mon
enfance que j’ai créé tout ce que je
fais aujourd’hui, avec plus de
maturité, plus de connaissance,
bien sûr. Mais je ne suis pas très
loin des idéaux que j’avais quand
j’avais 8 ans. Je pense même que
je régresse un peu: j’étais plus
intelligent petit que je ne le suis
aujourd’hui. Mais j’ai d’autres
qualités qui viennent compenser
tout cela. (Rires.)
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