1 novembre 2014 - Toussaint Bénédiction abbatiale de Dom André
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1er novembre 2014 - Toussaint
Bénédiction abbatiale de Dom André-Junien Guérit
Les relations entre l’abbaye de Ligugé et le diocèse de Poitiers sont millénaires.
Savez-vous que je réside entre Saint Hilaire et Saint Martin ?
Je m’explique : ma résidence, dans le jardin de l’archevêché, se trouve entre l’église Saint
Hilaire entre les églises, et les vestiges de l’église Saint Martin.
Je suis donc à côté de l’une et de l’autre, à côté de l’un et de l’autre.
N’est-ce pas ce qui nous échoit à chacun ? Je pense ici au Père André-Junien Guérit, à moimême, mais aussi à nous tous présents dans cette église.
Nous sommes toujours à côté de quelqu’un ; nous ne sommes ni saint Martin ni saint Hilaire,
pourtant, nous les recevons comme modèles et comme appels, mais sans jamais tenter de
copier ceux qui n’ont pas à l’être, car ils sont uniques, comme l’est chacun.
A la fois proches d’eux, mais différents de qui ils furent ; telle est la vocation à la sainteté, elle
conjugue la communion et l’appel personnel.
Telle est la charge que vous recevez aujourd’hui Père, vous inscrire dans les pas de vos
prédécesseurs, mais sans jamais cesser de répondre à l’appel que le Seigneur n’adresse qu’à
vous seul.
Je poursuis par cette question : « Le pape, combien de divisions ? » Il n’est pas besoin de
rappeler qui formula cette interrogation.
Quelques décennies plus tard, la réponse à la question fut donnée aux successeurs de Staline.
Elle passa tout particulièrement par des polonais, un électricien et un saint pape ; elle fit
tomber des murs et réconcilia des peuples.
La sociologie, les stratégies d’influence et de domination, n’ont pour instrument d’analyse
que les chiffres, ceux des profits comme ceux des billets d’entrée.
Il se pourrait que parmi les fidèles de Jésus-Christ certains succombent à l’esprit du monde et
mesurent le succès, car c’est le mot qui convient, et non celui de sainteté, d’une proposition
religieuse, ou d’une communauté, à l’aune des seuls chiffres, semblant dès lors oublier ce qui
fut le grand péché de David, le recensement du peuple, lequel devient dès lors le sien et non
plus le peuple de Dieu.
Alors, on dira, ou on pensera : « Le diocèse de Poitiers, combien de séminaristes ? »
« L’abbaye de Ligugé, combien de moines ? » « Telle communauté, combien de jeunes en
formation ? »
Certes, les instruments d’analyse des sciences humaines ne peuvent être négligés, pourtant…
pourtant… ceci exprime-t-il le dernier mot de la mission chrétienne et de la vocation de
l’Eglise ?
L’expérience suivante est sans doute arrivée à beaucoup d’entre vous, en tout cas je l’ai vécue
moi-même…
Un samedi matin, c’est le jour et le moment où cela se passe généralement, deux personnes
frappent à votre porte, et se recommandant de la Bible, vous demandent si vous voulez être au
nombre des cent quarante-quatre mille.
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C’est vrai qu’il y a des chiffres et des nombres dans la Révélation ; des chiffres précis et des
nombres clos.
Quatre pour les Evangiles, douze pour les tribus d’Israël et les apôtres, sept pour les
sacrements, et bien entendu trois pour l’identité de Dieu, un et trine ; et combien d’autres
encore, le livre de l’Apocalypse aime à les utiliser.
Cependant, aucun de ces chiffres ne signifie une quelconque exclusion, tout au contraire, ils
sont les signes d’un appel et d’une communion plus grande.
Avant tout c’est ce qu’exprime l’identité même de Dieu. Son mystère trinitaire explique cette
relation unique et première qui fonde l’amour auquel nous sommes appelés : dans
l’incarnation de l’un de la Trinité, toute l’humanité reçoit sa vocation, une vocation de
sainteté et de communion avec le Dieu créateur et sauveur.
Dans chacune de nos communautés chrétiennes, on peut dénombrer ceux qui la composent ;
ainsi dans une assemblée liturgique, dans un des conseils qui structurent la vie de l’Eglise,
dans le collège des évêques, dans une communauté monastique.
Cependant, à l’image de Dieu qui nous appelle, aucun de ces chiffres n’exclue, au contraire, il
doit sans cesse appeler et accueillir. Les cent quarante-quatre mille sont l’image du petit
troupeau qui confesse le Dieu d’Israël et de Jésus-Christ, ce petit troupeau qui proclame que
Dieu est le Seigneur de tous.
Nous pouvons sans doute nous compter, même si un jour comme aujourd’hui c’est un peu
plus difficile, demain comme les autres jours de l’ordinaire de la vie, il en est autrement.
Mais, gardons-nous de nous arrêter à ce chiffre ; il y a aussi, il y a surtout « la foule immense,
que nul ne peut dénombrer, une foule de toutes nations, races, peuples et langues ».
C’est pour elle que nous sommes appelés et envoyés ; c’est pour elle que nous espérons, mais
aussi pour nous.
Selon le titre d’un des derniers livres d’Urs von Balthasar, nous avons le devoir chrétien
d’ « espérer pour tous ».
Que serait un disciple de Jésus-Christ qui aurait déterminé qui peut ou non accéder au
Royaume ? Surtout de qui ce recenseur prendrait-il la place ?
« Espérer pour tous », espérer pour cette foule que chacun doit se garder de dénombrer ; c’est
pour moi seul je peux douter, je sais mes péchés et mes infidélités à la grâce ; cependant, je
sais et je confesse la miséricorde du Père, et voici ce qui soutient mon espérance, y compris
pour moi-même.
Le devoir d’hospitalité qui se vit dans tout monastère est signe de l’attitude du Seigneur qui
appelle et qui accueille.
Un des gestes que peut faire l’abbé l’exprime si bien, lorsqu’à l’entrée du réfectoire, il peut
laver les mains des hôtes que la communauté accueille.
Parce qu’en effet, beaucoup ont besoin d’avoir les mains lavées, beaucoup ont besoin que
leurs vêtements soient lavés dans le sang de l’Agneau.
L’Eglise n’est pas faite de purs, elle n’est pas faite pour les purs ; elle est faite pour les
pécheurs que nous sommes tous et que seul le sang de l’Agneau est à même de purifier.
L’abbé, et en cela il est appel pour l’ensemble de ses frères, n’est pas un agent des douanes
qui vérifierait que ceux qui se présentent à la porte sont bien en règle, sont bien dans la règle
et dans la norme.
« Qui suis-je pour juger ? » interrogeait le pape François dans un avion qui le ramenait du
Brésil à Rome.
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Bien entendu que la conversion est au cœur de l’Evangile, bien entendu que les béatitudes de
ce jour nous mettent en cause et nous bousculent… mais n’y aura-t-il que quelques-uns à
pouvoir profiter des richesses qui sont notre vie ?
C’est vers tous que le Seigneur nous envoie, c’est à tous que nous avons mission de dire le
salut dont ils ont besoin.
Si le premier mot de la Règle reprend le premier mot de la profession de foi d’Israël :
« Ecoute ! », cet appel, cet impératif, s’adresse à tous.
La règle dit ensuite : « C’est à toi donc maintenant que s’adresse ma parole, à toi, qui que tu
sois, qui renonces à tes volontés propres et prends les fortes et nobles armes de l’obéissance,
afin de combattre pour le Seigneur Christ, notre véritable Roi. »
Chacun est appelé, la seule condition est bien de se mettre dans la capacité d’écouter une autre
parole que la sienne ; nous situant dans l’attitude même du Seigneur.
Lui qui est Dieu et Maître ne tourne pas les regards vers lui ; bien au contraire, c’est lui qui se
tourne vers nous, il voit et regarde les hommes pour lesquels il donne sa vie : « Quand Jésus
vit toute la foule qui le suivait, il gravit la montagne. »
Ainsi de l’abbé, au nom de la charge qu’il reçoit, il demeure dans la fidélité à deux mots, deux
attitudes, qui lui sont des impératifs, « Ecoute et regarde ».
La règle dit encore : « L'abbé ne doit rien enseigner, établir ou commander qui s’écarte des
préceptes du Seigneur ».
L’abbé est le premier obéissant sachant qu’il reçoit pour règle tant le Parole du Seigneur que
la réalité de qui sont ses frères moines.
L’abbé écoute, regarde, et il doit aussi parler, au risque d’être « un chien muet », pour
reprendre les mots de celui qui fut également et d’abord un moine, Grégoire le Grand.
Cependant, alors que Dieu parle et écoute, nous, nous devons d’abord écouter, avant que de
parler.
Dieu seul crée, et c’est l’effet de sa Parole ; parce qu’il créée, ensuite, il écoute ses créatures.
Notre parole, à nous, elle n’est pas créatrice ; dès lors, l’abbé met seulement dans une
meilleure écoute de ce qui est et demeure la seule et unique Parole.
Alors, parler, oui, c’est une mission et une charge, mais d’abord écouter.
C’est vrai, c’est là une forme d’épreuve pour qui a choisi la thébaïde ; la charge contraint à
sortir du seul colloque intérieur, de la fraternité et parfois aussi des murs que l’on a choisis et
que l’on chérit ; saint Grégoire exprimait aussi cela.
Il y a bien longtemps, les tourangeaux vinrent même ravir Martin pour en faire leur évêque,
un malheur que je ne saurais vous souhaiter…
Pourtant, même sans aller à une telle extrémité, me gardant de parler du diocèse de Tours,
celui de Poitiers semble encore supporter quelque peu son archevêque sans que la
communauté et le Père André-Junien ne craignent voir les poitevins chercher l’abbé de
Ligugé pour le transférer à la cathédrale…
Bref, sans aller jusque-là, le moine qui devient abbé est contraint à vivre de nouvelles
conversions, il reçoit des charges, à commencer par celles des insignes que vous porterez dans
quelques instants, tout ceci qui l’appelle à aller plus loin, à suivre Celui qui nous fait ses
disciples mais qui aussi nous institue pasteurs et gardiens d’un troupeau, ce troupeau qui
demeure sans cesse le sien, sans jamais devenir le nôtre.
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Gardez cher Père André-Junien, gardons, comme ligne de conduite la porte des béatitudes, la
première de celles que donne le Seigneur, la seule des béatitudes qui est au présent :
« Heureux les pauvres de cœur, le Royaume des cieux est à eux ! »
+ Pascal Wintzer
Archevêque de Poitiers