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Frédéric Mathieu
Apologie de
Strauss-Kahn
La comédie hymen
Frédéric Mathieu
Montpellier 2012. Tous droits réservés.
2
La lune est pleine. Qui l’a mise dans cet état-là ?
Alphonse Allais
3
4
Sommaire
Pour le plus beau désastre............................................... 15
Anal plus si affinité ......................................................... 20
Les taxes, c’est moi ! ........................................................ 28
L’affaire est dans le sacre ................................................ 40
Un convoi d’anges heureux ............................................ 49
Bigard et Guillon-tine ..................................................... 62
Chut ! Mieux Voltaire ..................................................... 88
Onan, suspend ton viol ................................................... 95
Tous unis vers Cythère ................................................. 106
Les Lumières pour lanterne .......................................... 111
Les cénobites tranquilles............................................... 128
Les naissances in-vitraux .............................................. 142
Il faut que Genèse se passe ............................................ 145
Ça sent les curies ........................................................... 152
À la cuisine, les frigides errent ..................................... 156
L’intuition féministe ..................................................... 169
Sapho le détour ! ........................................................... 179
In kodak venenum ........................................................ 192
Un ticket d’aimer trop .................................................. 203
Police se gourre, c’est sûr .............................................. 206
Vérité au-delà du péroné… .......................................... 225
Les sexperts Manhattan ................................................ 247
Pour qui sonne le glabre ? ............................................ 256
Se faire casser l’aïeul ..................................................... 261
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Femme-fontaine de fric ................................................. 267
Changement de pécore .................................................. 272
La mie du peuple ........................................................... 278
Ruptures de communication ......................................... 290
Passer les douanes dans le nez ...................................... 294
L'apatride est en danger ................................................ 337
France, terre d’écueil ..................................................... 340
Trop polluée pour être eau nette .................................. 351
Hommes de bonne volupté ........................................... 365
Sauver les appâts rances ................................................ 371
Gagner la coupe des vices .............................................. 389
Ice-cream et châtiment ................................................. 410
Pas de Maure alitée ........................................................ 457
Le Panzer de Rodin ....................................................... 470
Moumoute écrase les prix ............................................. 477
Les petits potes iront...................................................... 483
Il faisait froid, ce meeting ............................................. 493
Merci de votre abstention ............................................. 515
Vote à bulletin sucré ..................................................... 525
Le cagnard enchaîné ...................................................... 540
Tel est psy qui croyait prendre ..................................... 552
Choper la star-latine ...................................................... 561
Le fion de l’affaire .......................................................... 573
6
Préface
Charles-Augustin Sainte-Beuve, littérateur de son
état et poète à seize heures (mais plus à seize heures
trente), faisait valoir que pour comprendre un
personnage, il fallait commencer par se demander
comment il s’était comporté dans les domaines de la
sexualité, de l’argent et de la politique. C’est à passer
Strauss-Kahn, ex-favori de la Socialie et d’Annal +, au
prisme de cette Trinité vireuse que se dédie ce présent
opuscule – énième sur le créneau, mais seul de sa
catégorie. Une biographie tantôt humoristique, tantôt
philosophique, confondant sans scrupule exploration,
dissertation et science-friction, passages chroniques et
romanesques pour une rétrospective haute en couleur de
l’année 2012 (il y a des anémones et d’autres plus
mauvaises). L’on y trouvera à boire et à manger, et tout le
reste à lavement. Signe des temps, l’Apologie de StraussKahn s’inscrit sous ces auspices dans les ornières de la
monumentale bibliothèque de la comédie hymen.
Sur le chemin des échos liés, nous croiserons, « au
nom de la prose », des marquis de stade oral, des replètes
aux flancs beaux, des esculapes de veau, d’illustres
éditocrottes bien trop au lit pour être inertes, des pigistes
de corvée de lettrines, des patrons de presse-purée, des
7
loques à terre et des amateurs d’ares, des
embrouillaministres, des guignols de l’impôt, des
commissions de sangsues, des Porsches casher, des
gardes-chastes langues de vicaire, des brêles de nuit du
bois de bowling, des ascètes à désert et autres experts en
relations bibliques, beaucoup de nains présionnistes et de
trans atlantiques, des Afghans de toilette, des sourates et
des hommes, des candidats képis-conformes et bons pour
le sévice, des pizzas, des mohairs, des oryx, d’élégants
barils ; mais également saint Augustin, Platon (de
fromage) et BHL (chercher l’intrus). Un voyage dans les
spasmes jusqu’aux boues de la nuit…
8
L’Apologie de
Strauss-Kahn
Image de Dominique Strauss-Kahn baignant dans les
reflets dorés de la vaste plaine de l’Alberta. Radieux, le
buste droit et fier, il éclipsait de sa lumière un soleil sans
facule. Plus qu’une idole, c’était une star. Il était l’homme
providentiel dont le pays avait besoin pour conserver le
cap du progrès, truster le leadership mondial et baiser les
Chinois. Le gourou de secours, disaient les journalistes.
La bonne personne au bon moment. Wall Street se tirait
la nouille. Tous les espoirs de la branchouille mondialiste
fluaient sur Dominique : « notre sauveur », fort de son
expérience, allait enfin sortir la France de son natron. La
presse galvanisée ne laissait pas de consacrer ses
meilleures pages – et toute son objectivité – à lui servir la
soupe. À faire son heureux-scoop1. Son eulogie de
1
La veine est lucrative. Plus qu'on ne se l'imagine. Nous
apprenions il y a quelques minutes que quelque dix
millions de Français consultent un astrologue ou un
voyant extralucide au moins une fois par an. Deleuze,
dans son Abécédaire, évoquait cette détresse
magnifiquement illustrée par primo Lévi, en quoi
9
kermesse. Elle le peignait en homme d’État. Lui s’y voyait
déjà. Le long chemin jusqu’à la présidence ne lui semblait
plus aussi sinueux qu’auparavant, lors des primaires de la
débâcle qui avaient succombé à la victoire de Royal.
L’avenue était ouverte ; elle était lisse, toute lubrifiée,
bordée de pelouses, de fleurs et d’écureuils au panache
roux qui s’inclinaient sur son passage. Strauss-Kahn se
sentait péter le feu comme une Ferrari tout droit sortie
des stands avec des gommes intactes, prête à manger
l’asphalte. C’était sa course. Ce serait sa victoire. Il avait
mis le contact avec le royaume d’essieux. Rien ni
personne ne pourrait plus l’arrêter. Le monde, bientôt,
serait à ses pieds, prêt à lui frictionner le métatarse avec
ardeur et huile de jojoba. Tant pis s’il devait consentir
dans l’intervalle à quelques tours d’exhibition. Rien de
sexuel, s’entend. Quoique…
Cela faisait partie du jeu. Strauss-Kahn n’ignorait pas
qu’il lui faudrait, s’il voulait conquérir son brevet
d’éligibilité, faire la tournée des râteliers et des usines en
restructuration. Contrefaire mine de partager un instant
de convivialité avec des types aux mains calleuses,
froqués comme des gobelins ; avec des culs-terreux
alloués du QI d’un animal de ferme. Ça le changerait du
FMI. Les fringues plutôt que le QI. Il s’était fait toute son
enfance des gâteaux de riz et une certaine idée de la
France d’en bas. Jeune homme, il était assez bien de sa
consiste la honte de partager la même humanité que ses
contemporains…
10
personne, et membre de plusieurs sociétés savantes. Son
corps nageait dans l’or et son esprit dans l’eau de
Cologne. Il croyait dur à son étoile et que la gloire lui
était due. Élevé dans le l’upper-class, il redoutait un peu
ces safaris sauvages dans les contrées Morlock de la ville
inférieure. Il descendait de haut pour finir au plus bas.
Au fion de la zone hadale. C’est toujours près du sol que
l’on range les aliments discount. Au rez-de-chaussée que
les loyers sont bradés. En bas de la pile se coagule la lie de
l’humanité. La plèbe n’était pas son rayon. Le contact
avec les « vrais gens » lui avait toujours paru rude et
déprimant. À peu de choses près, semblable à ces
interminables après-midis dominicaux avec Michel
Drucker pour seule désolation. Sans la zapette. Le
scrabble avec mémé, on voit d’ici le tableau. Mais c’était
là le cabotinage inévitable de toute campagne électorale,
la sienne incluse. Le fardeau de l’impétrant. L’amer à
boire, jusqu’à la dernière goutte. Il fallait se résoudre à ce
que la condition de surhomme soit un combat de tous les
jours. Il devrait le supporter pour quelque temps encore.
Ratisser large et populaire pour se maintenir à flot dans
les entrefilets de colin.
Les journalistes qui le suivaient se chargeraient euxmêmes d’emballer ça avec un joli nœud. Ils n’avaient pas
grand-chose à foutre, et déjà si peu de crédibilité qu’ils
n’avaient rien à perdre. La profession était en crise. Les
subventions publiques ne suffisaient plus à maintenir les
quotidiens à flot. Le triumvirat Nielle-Bergé-Pigasse,
patrons du Monde, tentaient déjà de racheter le Nouvel
11
Obs. Libération était en berne, Stéphane aussi ; et ce n'est
encore rien dire de son capitaine (ac)croché, Nicolas «
Demeuré », alias « téflon » (parce que ça glisse sur lui
comme sur une poêle à frire), allocataire de sa troisième
motion de défiance depuis son arrivée, votée à plus de 80
% par le personnel de la rédaction de Rothschild. Pas de
quoi sauter au plafond. Les annonceurs s’étaient trouvé
d'autres gisements de croissance. Sur Internet. Et dans les
stades. Et dans les clips de Rihanna, grâce au placement
de produit. Le business-modèle n'en avait plus pour très
longtemps. Comment Strauss-Kahn n'aurait-il pas sauté
sur l'occasion ? Les types écriraient volontiers n’importe
quoi contre une enveloppe de cash. Tant qu’on leur fiche
la paie, ils grattent, ils font mousser – parce qu’ils se
savonnette –, à Lèchepresse comme au Bigorneau. Pour
ne rien cacher de sa chance, Strauss-Kahn n'avait pas eu
besoin de beaucoup les titiller. Les gens du bord ont un
instinct très sûr pour s'aiguiller quand le vent tourne. On
survit comme on peut.
Ainsi les quotidiens, subventionnés par les mêmes
groupes et « fions de pension » qui sustentaient la
campagne de Jésus passaient pour DSK « du charisme en
syllabes »2. Son sacre était une question de jours.
Descendre dans la ville basse, y taquiner du plouc ; à
2
Le nœud du problème n’est pas (seulement) que les
journalistes subventionnés sont nuls. Le drame est qu’ils
s'accrochent de toutes leurs forces pour le rester.
Demeurer nuls, donc journalistes subventionnés.
12
cette concession près, il n’y aurait plus un être sain
d’esprit pour douter que Strauss-Kahn allait être fait roi.
Il avait fait semblant de tergiverser. Pour faire monter le
désir. Il avançait d'un pas pour reculer l'instant d'après,
énigmatique. Il s’était engagé sans vraiment s’engager
mais se savait, de toute manière, avoir franchi le point de
non-retour. Il ne pouvait plus faire marche arrière. Ses
états d’âme – qu’il n’avait jamais eus – n’intéressaient
personne. Les patrons de presse avaient déjà sorti le
jéroboam.
Grossière erreur. Trop vite. Trop tôt. Ils ont parié
trop vite. Tous allaient déchanter. Ils y laisseraient
quelques parcelles de substance grise et toutes leurs
illusions. La Ferrari dérape sur la « crampe de
lancement ». Le capot râle ; plus de freins, la voiture cale,
s’écrase contre un pylône sous le pont de l’Alma. Partir,
c’est crever un pneu… La presse de caniveau mite-raille
son coucher acronyque. Le water guette sévère avec ses
yeux d’onyx et les journaux, du jour au lendemain, de
publier d’autres photos : avisons désormais le corps de
l’inculpé, avachi, ventre à l’air, regard vague et passif. Et
son visage strié, si triste ; et sa poitrine, vidange poisseuse
qu’agite un râle ; et sa bouche catarrhale autrefois
sémillante, cernée de graillons baveux et de crèveries
salivaires. Il ne manque qu’une grosse pomme rouge
vermeil sous le gras groin congestionné de sa grosse tête
luisante pour parachever artistement son air de cochon
en gelée. Quelque chose d’indicible, qui n’était pas le
temps, ni l’excès de collagène, avait marqué ses traits. Le
13
papillon s’était mué en larve après s’être brûlé les ailes. Ô
frigide ère ! Strauss-Kahn vivait l’enfer sur du papier
glacé. Frissons humides sur des charbons ardents, il
souffrait dolemment la pyrexie de Pétrarque. On eût
voulu l'achever avec une telle. Par compassion – cela va
sans dire. Il était pathétique. Mais pathouseul non plus !
D’aucuns croyaient encore en lui. Et son réseau, déjà,
œuvrait à sa réhabilitation. Diallo violée ? « Pure
calomnie ! » s’écrient les camarluches du fond des arrhes.
L’odieux-visuel ne veut rien savoir de cette (ni faite ni)
affaire. C’était une farce, garce et attrape. Un lièvre pour
chaud lapin. Un piège à con, au sens premier du terme.
Strauss-Kahn, c’est en revanche certain, avait été « volé ».
Dépossédé de sa « légèreté » (sic) comme il s’en ouvrirait
bientôt. Parce qu’on le savait beaucoup moins lourd
avant. Il en avait tiré – selon ses mots – « une certaine
gravité ». Dominique ne ment pas : la vérité se trompe.
Télé la vérité que la télé-commande. Et la télé vous
interpelle par le truchement de ses presstituées : « et
vous, amorphes téléspectateurs, couch potatoes
conspirologues rincés, que n’êtes-vous pas fichus
d’entendre comme ces propos suent la sincérité ? Trop de
télé-fiction vous aurait-elle handicapé le cerveau ? » C’est
ça ! C’était la femme ; c’était Diallo la corruptrice.
L’ensorceleuse l’avait ensorcelé. La foutue Jézabel avait
encore frappé. Elle l’avait allumé tel le soleil de mars qui
fort émeut et ne résout rien. Elle l’avait aguiché, la
sombre Dalilah, puis s’était rétractée ; car souvent femme
variole. C’était Diallo, l’in-femme, qui l’avait perverti.
14
C’était pourtant – dirait Campbell – un monomythe. On
ne se lasse pas des références bibliques. Tous les
prophètes en leur pays évoquent avec émoi cet autre
personnage vivant au paradis, innocent dévoyé par une
femme pour un flirt d’oranger. Strauss-Kahn, Adam, deux
demi-dieux damnés par une langue de ***, par une langue
ophidienne bifide symbolisant le double discours et la
duplicité ; déchus d’avoir raidi le poireau puis croqué
l’abricot. Strauss-Kahn, Adam, ils avaient tout pour eux.
Ils avaient tout pourri. Strauss-Kahn, en sept minutes de
tendresse extemporanée, était devenu l’ennemi pubis n°
1.
Et sur ces singes paroles empreintes de gravité, de nous
confronter nous-même à la question qui, tous, nous brûle
les lèvres : comment un homme dont le destin semblait
moulé comme une faisselle dans le secret des dieux avaitil pu tomber si bas ? De son histoire, tragique, que
devons-nous retenir ? Au commencement était la verge.
Retour sur une affaire symptomatique du journalisme de
complaisance à l’aube du millénaire.
Pour le plus beau désastre
Il était rayonnant. Amarescent soleil, il rutilait à son
apside, séraphique tel un capucin. Il était gras, il était
riche, il sentait l’abondance (mon légionnaire). Il avait
tout pour lui. Il n’est plus rien du tout. « Amission de la
15
grâce ». Son monde s’est effondré comme les deux tours
jumelles (trois tours ; mais ne chipotons pas…) ce triste
jour où, poignardé vachement par une gouge hystérique,
mis aux arrêts, puis à l’amende, il avait pris conscience de
ce que dorénavant, plus rien ne serait comme avant.
Strauss-Kahn pourtant l’avait à peine touchée, la fille, la
gueuse, Nafissatou Diallo. Elle aurait dû se sentir flattée
qu’on lui témoigne de l’intérêt. Avec une pareille face de
lavabo, c’est pas Noël tous les midis ! Rien n’est plus
complaisant que la beauté qui s’ignore, si ce n’est la
laideur qui se sait. Ce qui est rare est « chair », dit-on en
Picardie. Il faut en profiter. Il est connu, du reste, que la
figue verte et la fille d’hôtel, en les tâtant, mûrissent. Il
est connu qu’une bonne action ne reste jamais sans
récompense. Diallo, sur ce coup-là, avait singulièrement
manqué de reconnaissance. Tout le plaisir aurait dû être
sien. Il aurait dû, dans le meilleur des mondes… or nous
n’étions que dans le Nouveau. Strauss-Kahn avait dû
présumer de son charme (ou était-il tombé sur un gazon
maudit ?). À femme ardente fait cour prudente, dit un
autre dicton. D’ordinaire si prévenant, le directeur du
FMI avait péché par verge et précipitation. Ça l’avait pris
comme ça. Sa prud’homie diplomatique avait cédé devant
l’appel de la mâture. Qui sait s’il eût mieux fait de se tenir
à l’escarre. L’homme, satyre mais-nippé, avait perdu de
vue qu’il est un vice aux USA dont l’éthique protestante a
fait l’alpha et l’oméga de la Richesse des nations. Un vice
de fond qui ne connaît pas de limites : l’avidité. L’avidité,
il connaissait. Il avait fait ses classes avec l’avidité, sa
bonne étoile, son cicérone dans l’existence. L’avidité avait
16
été jusqu’à présent son pendule de Foucault. Jamais,
auparavant, elle ne l’avait trahi. D’autant plus dure avait
été la chute. Ce ne pouvait être qu’elle – l’avidité, sa
douce – qui avait amené Diallo à réagir si étrangement –
en « reculant » à ses « avances ». Elle également –
l’avidité – qui l’avait poussé, lui, à négliger les règles
élémentaires de la civilité. Et de la séduction. Il l’avait
phacochère payé. Degueulassum est, se disait-il en lui et
en mauvais latin.
Car pour que X puisse pénétrer Y, il faut d’abord que
X invite Y au restaurant. Que X écoute Y, au restaurant,
faire le détail de ses drames existentiels. « Baobabs
beaucoup de baobabs, explique Henri Michaux, baobab
près, loin, alentour ; baobab, baobab » (Plume, 1938). Le
reste n’est que poussières. « Bien faire et la séduire »
requiert de la patience. Compter les gloussements de
poule, dire oui de temps en temps, cueillir le fruit
seulement lorsqu’il est mûr et emballer, ça n’était pas
sorcier. Mais la Diallo n’était pas mûre et DSK s’était
précipité. Il s’y était gâté les dents. Trop tartre pour
rattraper le coup. Quoi que mature (ses escalopes
n’étaient panées d’hier3) Diallo n’était pas prête pour
l’« amour avec un grand tas ». Le charme naturel de
L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert tenait le
calembour pour une construction « vicieuse ». Victor
Hugo l'assimilait pour sa gouverne à de la chiasse de
pigeon. Pourquoi cette animadversion ? Qu'en pense le
Docteur Freud ?
3
17
Dominique Strauss-Kahn ne viendrait pas à bout des
défenses de la gueuse. Même sa parade nuptiale, rôdée
dans les boîtes échangistes, laissait la dame de marbre.
Comment, pourtant, peut-on rester placide face à l’appel
irrésistible d’un porcinet sudoripare en rut et robe de
chambre, dansant le Harlem Shake, le virilisme enflé par
un mouchoir roulé en boule dans le slip ? Comment ne
pas plier à l’éloquence de la phéromone ? C’est attristant,
penserait Yseult. C’était très laie de sa part. Cette femme
– Diallo – était un coffre-fort. Ce devait être une pédale
gousse, souffrant de goret phobie. Une mauvaise pioche
pour l’homme de lard. Car nez-anmoins, on manque de
flair. Strauss-Kahn s’était heurté à plus coriace que lui.
Un échec relatif ; il en resterait là. Puisqu’à chaque jour
suffit sa pine. Il tâchera de fémur la prochaine fois, les
Sofitel ne manquaient pas. Il valait mieux, de toute façon,
rater sa chance que ne pas l’avoir tentée. Rater son viol
plutôt que son vol. C’est que Strauss-Kahn avait aussi un
avion de ligne à prendre. Qui trop embrasse, manque le
train. Son affaire consommée, tant bien que mal, StraussKahn avait donc décarré sans demander son reste. Il
aurait tout le temps de réfléchir plus tard à cette
mésaventure. En classe affaire. Puis il dînerait avec sa
fille. Pas (de) radis perdus.
Pendant ce temps-là, au Sofitel, un iPhone V vibrait.
Un autre iPhone, à quelques encablures, tentait de
contacter les services de police (« services » plutôt que
« forces » donne l’air moins agressif). Nafissatou se
morfondait, la joue humide collée contre le clavier de son
18
cellulaire. La domestique s’était prostrée dans un placard.
Elle avait dégainé sans plus attendre, dégainé son clapet,
consciente qu’il fallait agir vite. Sonné l’alerte, avant que
le sagouin ait eu le temps de s’exfiltrer ; avant qu’il ne
réussisse à déguerpir comme un pet sur la soie. Elle jouait
contre la montre. Serré. C’était le moment de jaculer
Dieu (on pouvait aussi bien adjurer une sardine ; comme
le stipule un proverbe japonais, ce n’est qu’une question
de foi). Par chance, Dieu n’était pas en déplacement.
Pouliche secours était en ligne. Et contre toute attente,
Diallo fut entendue. L’avion serait arrêté. La chienne
aboie et la caravelle cabre. Strauss-Kahn ne verrait pas le
ciel. Il ne décollerait pas si facilement que dans les
sondages truqués du Monde. Les agents de bord
l’appréhenderont quelques minutes après le signalement
de Diallo. Il se croyait sorti d’affaire. Croyait pouvoir en
toute quiétude rejoindre son hôtel privé, son petit groin
de fantaisie humide sous les halos de la ville lumière. La
déception : la guerre des truies aurait bien lieu. Il allait
voir comment les juges américains traitaient les gens de
son espèce. On allait aussi voir, pour notre compte, de
quelle manière la presse française traitait les gens de son
espèce.
19
Anal plus si affinité
Elle l’avait fait jusqu’à présent avec une brosse et du
cirage. Avec un piédestal. Avec estime et révérence. Avec
servilité et force compliments : toutes les vertus
théologales qu’on peut attendre de la part d’une
profession qui – chacun sait – ne doit sa longévité qu’à
son intégrité. Elle l’avait fait jusqu’à présent à la manière
dont on rendait traditionnellement culte aux fondés de
pouvoir ; à ceux qui, d’un revers de main, pouvaient
précipiter un mauvais ladre aux lions ou faire couler des
brassées d’or sur la maison de ses lieutenants. La chose
n’est pas nouvelle. Tant s’en faudrait. À la cour des
grands rois ou dans les temples sacrés, l’étiquette exigeait
que les adulateurs soumis donnent gage de leur vassalité,
en s’inclinant ou en mimant le baiser de la main.
D’origine perse achéménide, prenant naissance au VIe
siècle avant J.‑C., cette pratique du fléchage de bottes,
humiliante à dessein, allait s’étendre dans tout l’empire
pour s’aggraver avec les Parthes du Ier siècle de notre ère
d’une génuflexion ployée. Ce n’est qu’avec les Perses
sassanides, au IIIe de l’ère commune, qu’elle se
transforme enfin en une prosternation totale. Le temple
et le palais se confondent désormais. Toute personne,
quel que soit son rang, reçue à une audience royale devait
au préalable se jeter à terre et demeurer figée dans cette
inconfortable position jusqu’à ce que le souverain lui
donne quitus et lui permette de se relever. Ce protocole
d’adoration avait pour nom la « proskynèse ». Vile et
20
servile, la proskynèse attestait
l’obséquiosité sans faille du courtisan.
rituellement
de
Avant l’affaire Diallo, la proskynèse était le quotidien
de Dominique Strauss-Kahn. Le temps allant n’avait fait
qu’aggraver les choses. La déférence polie des journalistes
avait progressivement cédé le pas à une véritable
adoration des mages pour culminer dans une forme
inédite de culte médiatique. Ils monnayaient leurs
drouilles. Entretenaient le désir et la rumeur sur une
possible candidature à la présidentielle. On faisait mine
de croire en son destin comme on croyait au Christ,
intercesseur des hommes auprès du Père, intermédiaire
entre les deux Royaumes. Libérateur. (Las ! le Christ fut
tout le contraire. Mais c’est une autre histoire). Pareil aux
arbres-monde, aux arcs-en-ciel et aux colonnes de feu ;
pareil aux cheminées ardentes et généreuses du Père
Noël, aux satellites et aux fusées de détresse, StraussKahn reliait la Terre au Ciel. Il ne s’agissait pas, dès lors,
de se faire prendre en grippe. Il y avait trop à perdre.
Comme on disait au XIIIe siècle, fou est le prêtre qui
blâme ses reliques. Heureux celui qui n’a jamais douté –
ou exposé ses doutes. À beau jeu, beau retour. StraussKahn saurait demain leur rendre la pareille. Car qui,
mieux que Strauss-Kahn ; mettons plutôt, qui d’autre que
Strauss-Kahn aurait pu l’emporter ? Lui seul, au vu de
l’état de délabrement dans lequel s’était encalminé le
parti socialiste, aurait pu tirer son épingle du jeu. Quand
on est seul, on devient nécessaire. D’aucuns le
déploraient – d’où tenait-on que Strauss-Kahn était de
21
gauche ? – ; les autres, d’obédience mondialiste, n’avaient
de cesse de s’en féliciter. « Les autres », dont les satrapes
actionnaires d’Anal + qui ne sont pas tous des trous du
cul. Or l’on concevait mal la chaîne de l’atlantisme
économique rater une occasion de faire mousser son
candidat. Strauss-Kahn serait leur futur petit soldat.
Autant prendre les devants. Garder en tête que l’herbe
qui vous promeut, on la doit bien lier à son doigt. Le
peuple écoperait de son indifférence, l’opposition de ses
foudres, les courtisans de ses grâces. Tel était donc l’état
d’esprit (Anal) qui présida au tournage du documentaire
dédié par le groupe Vivendi à l’impétrant non déclaré :
« Un an avec Strauss-Kahn ». Las ! citoyen, le
carambouillage commence dans ton salon ! Et sans
cryptage. Anal, fédérateur, s’y connaissait en la matière –
fécale4.
Propagandiste, Anal ? Suffisamment pour attirer les
mouches. La chaîne se porte bien. La chaîne à son public,
c’est indéniable. Elle dynamite la TNT. Médiamétrie l’a
dit. Le CSA aussi, qui enregistre chaque année de
meilleurs « taux de pénétration Anal ». Un taux de
pénétration qu’il conviendra tout de même de relativiser.
Anal, quoiqu’elle en ait, n’a pas su empêcher la Une de
phagocyter le « temps de cerveau disponible » de ses
4
Ne faisons pas semblant de tendre l’objectivité. Ce serait
prendre le lecteur pour une guimauve, et le lecteur
n’aime généralement pas qu’on le prenne pour ce qu’il
n’est pas.
22
consommateurs, réalisant les 99 des 100 meilleures
audiences de l'année 2013. Succès d’audience qui n’est
pas étranger aux efforts consentis par Sarkozy pour
promouvoir financièrement l’antenne de sa campagne.
Disons que Sarkozy fut servilement à Bouygues ce
qu’Anal+, pour sa contribution, attendait de StraussKahn. L’idée de supprimer la pub sur le service public
après vingt heures n’avait pas d’autre fin que d’apprécier
la côte des plages publicitaires de TF1 aux heures de
grande écoute. Raréfier l’offre sur le public pour faire
monter les prix sur le privé : telle fut la stratégie,
machiavélique, derrière le prétendu « cadeau » offert aux
téléspectateurs. Et le privé, et Bouygues, en aurait fait son
beurre s’il n’y avait eu dans le même temps la propulsion
de TPS, puis de la TNT pour lui tirer la bourre. De là la
dispersion des annonceurs sur la cohorte des nouvelles
chaînes. De là l’augmentation de la redevance pour les
chaînes historiques. Seul Anal +, dans le lot, fut épargné,
de par son mode de financement par abonnement.
Ce qui explique que l’on y soit pas trop mal
rémunéré. Le people Michel Denisot ne gagnait pas
moins de 200 000 euros du temps où il présentait le
Grand Journul sur l’antenne mondialiste du foot et du
porno. De Caunes, son remplaçant, se négocie au même
tarif. Le talent paie, c’est rassurant. Comment s’explique
une telle santé ? Il faut, pour le comprendre, en revenir
aux fondamentaux. Anal, ce sont d’abord tout plein de
programmes « funs et peps » (sic), suivant la nouvelle
ligne éditoriale fixée par le DG de la chaîne (c’est pas
23
waouh !? Carrément bath !). C’est également du cinéma,
du porno et du sport, fonds de commerce historique du
groupe. Et si possible – autant que possible – un habile
crossover des trois. Mélange des genres : porno et foot
avec Zahia ; foot, fun et peps avec Ménès ; info,
entertainment, infotainment, tittyainement et tutti
chianti. Tout cela scandé au rythme des jingles (la vie est
un jingle), entrecoupé de grandes questions
métaphysiques qui vous donnent l’air intelligent (l’air,
c’est très bien…) parce que quand même, on a beau dire,
on a beau faire, la branchitude sans Sartre et BHL, c’est
comme de l’aïoli sans ail, de l’aloyau sans os, c’est comme
du pain sans pain. C’est comme manger son pain comme
au Mali, mi-cuit avec de la mayo. C’est alors à midi, après
Miss météo (jeune et jolie stagiaire au bassin ravagé
autant que ravageur), que le chroniqueur d’astreinte
s’astreint à chatouiller le cortex des quelques spectateurs
qui pensent en avoir un : « pourquoi, pourquoi,
pourquoi ? », surtout « pourquoi pourquoi ? » ; « Qui suisje ? », « D’où viens-je ? », « Où vais-je ? » (dixit Mewto
dans Pokémon le film), « Et dans quelle étagère ? »,
« Quand est-ce qu’on mange ? ». Morceau de bravoure en
cinq minutes micro et montre en main, réalisé sous la
houlette d’Ali Baddou, présentateur en chef de la
Nouvelle Édition et chargé de cours de philosophie à
l’IEP de Paris (apocopé « Sciences Po »). Socrate entre
deux pubs. À l’usage des artiens. Preuve, s’il en est, que la
bêtise se théorise très bien. Pédagogique, Anal a toujours
pris à cœur de faire l’éducation morale du spectateur. On
24
comesse à toute heure dans la joie et la bonne humeur.
Quitte à sombrer parfois dans une certaine « bobogogie ».
« Bobogogie ». Sans doute est-ce là le terme qui
s’applique le mieux au ton panégyrique, très peu critique,
qui fut celui du commentaire à l’endroit de Strauss-Kahn.
C’en était presque embarrassant. Tout est dans le
« presque ». Mais comme disait Audiard, « les cons osent
tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ». On aurait pu
accuser là une manière de compromission ; à tout le
moins une dissonance de la part d’une presse qui se
réclame de gauche et, de surcroît, laïque (le culte de
l’argent se revendiquant tel). Une presse si désinvolte
qu’elle néglige d’être cohérente. La cohérence, ça ne paie
pas. C’est excluant. Un moyen assuré de finir relégué à la
périphérie de l’establishment. La chaîne revendiquée du
sport, du porno et du cinéma français se ménage un autre
destin. Ainsi vient-elle de consacrer pas moins d’une
pleine après-midi (« après-midi », masculin ou féminin ?
– on en perd son français) à chanter les louanges de
Dominique Strauss-Kahn. « Un an avec Strauss-Kahn » se
présentait comme le meilleur du genre « documenteur »,
le summum de la « prosti-duction » alliée à la plus
parfaite objectivité. Un bel hommage sans artifice, tourné
dans un décor de carton-pâte où retentissent
naturellement les dithyrambes et les éloges doigtés (Anal
soutient les « doigts de l’homme », sauf à Guantanamo).
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Le spectateur le
sait s’il n’est pas trop décérébré, qui dut boire le calice
jusqu’à la lie. Calice rempli de pisse chaude et d’empathie
25
fadasse. Couper l’image ; entendre seulement le
commentaire : des phrases mal fagotées, soutenues par le
même chœur de thuriféraires se relayant en
extradiégétique. « Expert », « talent », « brillant », ils n’ont
plus d’épithètes pour rendre compte de leur incestueuse
admiration. « Brillant », Strauss-Kahn ? N’est-ce pas
rendre à César ce qui est à Shakespeare ? De l’ironie ? Du
tout. Le troisième degré (l’« esprit Anal ») rebondit sur le
premier. Ils ne parlent pas, nos reporters ; ils militent à
plein temps. Il n’y a pas d’heure pour les baves. Ils
fabulent à plein tube, les enfants de pub. Ils font des
phrases, les reporters. Écrivent des chants lyriques. Se
risquent à de grandes gestes stylistiques dont la langue
dégouline de petit-lait et s’enivre d’elle-même pour
mieux faire oublier qu’elle ne raconte rien. À l’image
donc, ils joignent la parole ; au crime le crime. StraussKahn peut être satisfait. Si tout se passe comme prévu, il
sera fromage président. Les journalistes, pour eux, auront
leur part de croûte.
Après la preuve logique de Cicéron, la preuve
ontologique de saint Anselme, la preuve cosmologique de
saint Thomas d’Aquin, l’argument « panthéiste » de
Spinoza, l’argument anthropique de Boyd ; après la
preuve morale de William Craig et la preuve téléologique
de William Palley, les mondialistes d’Anal + avaient ainsi
fourbi une huitième preuve de l’existence de Dieu,
preuve généalogique : « voyons, si Dieu n’existait pas,
comment aurait-il eu un fils ? »
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« Un an avec Strauss-Kahn » revisitait en une aprèsmidi (ou un après-midi, on ne sait toujours pas) des
siècles de christologie. Une délirante hagiographie digne
d’un Vasari qui nous fut assénée sans aspirine par les
décisionnaires de la « télé des jeunes ». Documentaire si
partisan qu’on l’aurait dit tout droit sorti des officines de
la Pravda ; documentaire dont seule une formation
déséduquée des mass-médias peut expliquer la diffusion.
Strauss-Kahn n’était alors qu’une hypothèse, un souhait.
Il n’était pas en lice. En tout cas pas officiellement. Il
avait trop de casseroles. Il fallait donc, pour le convaincre
lui, pour convaincre les autres de tapiner pour lui, refaire
son pedigree. De l’impétrant non déclaré il fallait
restaurer l’honneur. La starlette au haras n’était pas si
cotée chez les turfers d’estaminet. Était-il donc si mal en
point, l’honneur de Dominique Strauss-Kahn ? Pire que
cela. « Nauséabond », dit-on en politique. Férocement
laid, l’alezan chaud. Fripé comme un bébé hippopotame.
Ni fait ni à faire. Cette image écornée par des scandales
sexuels en escadrille s’accordait assez mal avec l’aura
présidentielle qu’on lui voulait donner ; guère mieux, au
demeurant, que sa rapacité de Capo sans feu ni lieu et
d’« affameur de peuple » au nom des règles du « mâché
commun ». Qu’y l’en blâmera ? Il ne savait rien faire
d’autre. C’était son cadre, sa philosophie de vie.
Libido/destrudo, c’était le binôme roi pour ce
schumpetérien de stricte obédience. Le viol participait
des deux. Le viol – comme l’être – se dit en plusieurs
sens. C’était un vice auquel il avait su symboliquement
(et pratiquement, à ce qu’on raconte, avec du verre pillé)
27
donner sa pleine mesure depuis son sacre au FMI. Il faut
savoir servir avec intelligence les penchants de sa nature
(sucre Gandhi l’a dit). Qui vole un œuf est con, parce que
ça ne sert à rien. Qui vole un peuple tient le bon bout.
Les taxes, c’est moi !
FMI, « porc d’attache ». Une brève incise s’impose.
Ne laissons pas de nous appesantir sur cette instance,
terrible engeance de la seconde guerre mondiale. Trop se
méprennent depuis la crise sur la fonction du FMI : de
quoi est-il le nom ? En théorie, c’est un « bailleur de
fion ». En fait et en pratique, c’est un prêteur sur gages.
Le FMI, le bras armé de l’esclavagisme obligataire, a
rapidement poussé l’art du coup de pouce jusqu’au
toucher rectal. Une main de fer sans gant de velours.
Comprendre ici que le FMI n’est pas que l’instance
bancaire de la troïka. Le FMI est cela ; il l’est devenu ;
mais il est beaucoup plus. Et pis. Le FMI est l’agent du
maintien, de la « pérexistence », et le facteur étiologique
de la disette dans les pays les moins lotis d’Afrique ; pays
qu’on sait pourtant pourvus comme aucun autre en
ressources pétrolières, en gisements de diamants et en
carrières de métaux rares. C’est un peu grâce au FMI si
Areva peut continuer à extorquer du deutérium à la
petite semaine en polluant sans vergogne les rivières au
phosphore et les nappes phréatiques. Nous ne sommes
pas écolos, mais « nom d’un chien », le cynisme a ses
28
limites (blague d’hellénistes). Au FMI, les industries
pétrochimiques – dont Monsanto, avec « round’up » (qui
n’est pas un Viagra, mais un biocide exterminant tout ce
qui n’est pas de la gamme Monsanto, surtout les
Vietnamiens ; car « Dieu reconnaîtra les siens » et Hanoï
au beurre noir), son armada de semences brevetées et son
agent Orange – doivent également l’ouverture au forceps
d’un biotope de consommateurs serviles et dépendants
(les germes sont stériles). L’impasse du FMI, c’est le
coupe-gorge idéal pour obliger les quelques
tyranneaux(saures rex) qui sévissent sur le globe à rapiner
leur terre. Jusqu’à plus soif, pour « éponger la dette ».
Parce que « la dette ». Et s’ils regimbent, comme Kadhafi,
ou comme Gbagbo, ils finiront, eh bien… comme
Kadhafi et comme Gbagbo, « emportés par le fuel ».
Kouchner y pourvoira (« il doit bien rester un angle de tir
pour la paix »). Et BHL, derrière, fera passer le con-primé
(« tendre la main aux révoltes arabes »). Le FMI, crédit
des damnés de la terre, « ma tante » de la géopolitique, ne
s’embarrasse pas de principes. Il n’a pas d’âme ; seulement
des intérêts. Le FMI, c’est un peu le quartier général (de
brimade) de l’URSS capitaliste. « La-faillite, nous voici ! »
Grâce à ses dictateurs comptables, l’Afrique était un
continent d’avenir et elle resterait longtemps.
29
30
Le FMI, c’était la sinécure rêvée pour Dominique
Strauss-Kahn. En quoi précisément ? Pourquoi le FMI ?
Qu’était le FMI ? Surtout, qui servait-il, qui s’en servait,
et qui s’en sert, et contre qui ? Bavure de l’ONU, le Fonds
Monétaire International avait été créé (à ce qu’on
raconte) pour amortir les trop grandes inégalités induites
par le système de changes flottants en vigueur depuis
19715. Un tel système avait permis aux banques de
5
En moins de douze ans, la richesse planétaire s’est vue
accroître de 70 %. Pour ne regarder qu’aux plus récentes
infographies sur la répartition des revenus aux ÉtatsUnis, 120 % de la richesse produite au cours de l'année
2013 ont été absorbés par 1 % de la population. Ce qui
veut dire que non seulement l’équivalent de la croissance
totale du PIB a été confisqué par la frange la plus riche de
la population, mais également que cette hyperclasse s’est
arrangée pour transférer dans ses gibecières un quart du
patrimoine des 99 % restants. Ceux mêmes qui
chahutaient au bas de Wall Street avec des masques de
Guy Fawks avant que Goldman Sachs ne consentît des
dons sans précédents à la police locale pour dissiper les
mouvements de foule. On pourrait résumer la chose en
rappelant que Warren Buffet a extorqué trente-sept
millions de dollars par jour au cours de la même période.
On tergiverse entre l’hilarité et la consternation. Ce n’est
pas terrible terrible : c’est bien la première fois depuis
quarante ans que Buffet fait moins que la bourse. Preuve
que si la bêtise est bien la chose au monde la mieux
partagée, on ne peut pas vraiment en dire autant du fric.
31
générer des prêts fictifs et d’émettre toujours plus de
papier toilette en supprimant l’indexation de la devise sur
une valeur concrète. Le dollar, désormais, n’est plus gagé
sur
l’or(taux-lent).
Faute
d’étalon
monétaire
international, le cours des différentes devises varie au
jour le jour. Les monnaies s’apprécient et se déprécient,
s’évaluent et se dévaluent de manière autonome sur les
marchés spécialisés, sans que les États ne puissent rien
faire pour arrêter (directement) leur taux d’échange.
Alimenté par les quotes-parts de tous ses membres, le
FMI avait ainsi à charge de maintenir la stabilité des
cours de leurs différentes monnaies. D’éviter trop d’écart,
de « spread », entre ces différentes monnaies. Il fallait
donc qu’il puisse voler au secours des pays en difficulté :
ceux qui, dans le jargon économique, « peinaient pour
équilibrer leur balance des paiements ». Il fallait donc
qu’il puisse aider les cancres (la métaphore scolaire est un
tropisme de la macroéconomie) à soutenir coûte que
coûte la valeur relative de leur monnaie. Il sert toujours à
cela. En théorie, le FMI peut débloquer ses fonds pour
prêter de l’argent à un État trop endetté et le sauver
provisoirement de la banqueroute. L’intrication des
intérêts économiques étant ce qu’elle est, le laisser faire
faillite eût été suicidaire. État, banques, fonds de pension,
particuliers détenant tous des titres de sa dette,
l’effondrement économique dudit pays représenterait une
perte sèche pour ces acteurs lésés. Mais toute aide à son
prix.
32
Le FMI n’est pas le Père Noël – ou bien le Père Noël
est vraiment une ordure. Il ne prête pas sans garantie.
« C’est tarifé demain » à la dette du client. Et c’est là tout
le problème, et la racine du mal, et la raison, peut-être,
qui convainquit Strauss-Kahn d’en prendre la direction,
flanqué de son armée d’écono-mystificateurs frais
émoulus de l’école de Chicago, libéraux à tout crin. La
main qui donne est toujours au-dessus de la main qui
reçoit. Accepter l’« aide » du FMI, c’est contracter un
emprunt perpétuel à taux variable. Un contrat léonin qui
condamne à pépette. Le diable seul en sort gagnant. Il y a
des clauses, des engagements à prendre, des « conditions
signées canon » à son intervention. Ouvrez la porte, et
votre accompte est bon. Lorsqu’il avance ses fonds, le
diable vauvert exige du débiteur qu’il se soumette à des
programmes de « libération de la croissance » plus
sobrement intitulés « ajustements structurels ». Ces
éléments de langage recouvrent à peu de choses près
toujours les mêmes intimations : réduction des dépenses
engagées par l’État, amputation ou suppression des aides
sociales (sécu c’est cuit), « dégressivité » des revenus du
travail, arrêt des subventions, titrisation du patrimoine
(on somme la Grèce de vendre les Cyclades), baisse des
allocations, impôt sur le sale-air, non-renouvellement
(i.e. « liquidation ») des fonctionnaires, cession des
secteurs stratégiques, mainmise des fonds de pension et
grands
financiers,
abaissement
des
frontières,
« flexisécurité », privatisation des services publics,
ouverture à la concurrence des derniers pans de
l’économie restés sous influence, fin des protectionnismes
33
et hausses toujours, tu m’intéresses ; tout cela ayant pour
conséquence la fin des garde-fous que pouvait imposer
l’État à l’inflation des prix des énergies (eau, gaz,
électricité) et de certains produits de première nécessité
(céréales, lait, minerais de viande), désormais intégrés au
catalogue de la finance spéculative.
Tant pis – « tant mieux » rectifierons certains – si cela
implique de minimiser les minima sociaux, histoire de
rester « concurrentiel ». Le « coût du travail » ne sera
jamais trop bas. Quant au travail lui-même, ce serait une
occasion de lui substituer le « jobbing » : une manière de
petit boulot de laquais rémunéré des clous. Réparer les
fenêtres de Madame Bettencourt, porter chez le
blanchisseur la chemise du banquier, faire les boutiques
de luxe pour la huitième cousine de l’émir du Qatar,
poser un luminaire n’auront jamais semblé activités si
nécessaires à la survie du rescapé de la jungle néolibérale.
C’est qu’il ne s’agirait pas de rester dans l’entre-soi. Le
village d’Astérix n’est plus à l’ordre du jour. Pas d’isolat
dans le village global. Pas d’empire dans l’empire. Il est
question de « s’ouvrir au monde ». De la même manière
que la Chine eut le bonheur de « s’ouvrir au monde »
lorsque les Britanniques se sont faits forts de lui
refourguer ses invendus d’opium. Dans le jargon des
relations internationales, on appelle ça être un « global
player », un acteur planétaire. Et qui regimbe décède ou
se taise à jamais. Bien fou qui ne s’y risquerait pas.
34
Car ce remède de cheval serait, aux dires des
chirurgiens experts de Washington, la seule médication
possible. Remède peu sympathique, allopathique,
farouchement anti-keynésien. Remède amer mais
nécessaire. La troïka6 maintient que les installateurs de
chômage central peuvent seuls ressusciter les morts et
remettre une économie à flot. Plus de marché ; moins de
dépenses, « d’illégitimes dépenses ». C’est rabot-joie, mais
salutaire. Telle est la voie. Telle est la loi du corps
néocapitaliste qui pardonne mieux le meurtre, le viol et
la torture d'enfants que le chèque sans provision.
Raquer : impôts c’est tout ! Il n’est qu’à écouter les
commensaux chroniques de C dans l’air pousser la
chansonnette. Moralité : n’acceptez pas trop vite si
d’aventure un urologue propose de vous payer un-pot7…
Inutile de préciser que les populations bénéficiant de
ces « programmes d’ajustement » ne l’entendent pas de la
même oreille. Ils voient d’un œil moins déférent la
violation de leur souveraineté par une instance
essentiellement créée pour mettre au pas les modèles
6
Pieuvre mafieuse de la finance mondialiste, la Troïka a,
comme la pieuvre, trois cœurs : la Commission
européenne, la Banque centrale européenne (BCE), le
FMI. Trois organes autonomes chargés d’ « auditer la
situation économique » des États sur la paille, afin de les
guider vers la lumière.
7 Précisons « à toutes fins futiles » qu’un ur-ologue n’est
pas un spécialiste de la civilisation chaldéenne.
35
hérétiques. Le FMI n’a jamais fait qu’utiliser les armes du
chantage économique pour reconduire les colonies
émancipées dans l’escarcelle des Nords. Il rend possible –
et acceptable – une forme d’esclavage en plus
sophistiquée, au sein de laquelle le maître s’appelle le
« créancier » et l’esclave « débiteur ». En fait d’éteindre
l’incendie – pompier bon œil –, le FMI gratte l’allumette,
sinistre sire, profite de la faiblesse en partie provoquée de
ces États pour imposer leur ordre libéral, lequel ne sert
qu’à majorer leur dette et à les appauvrir ; d’où la
nécessité d’un deuxième « plan de sauvetage », etc., etc.
C’est bien le moins qu’il pouvait faire dans un « régime
d'identification projective normal ». Ainsi l’a décidé la
synarchie de la nuisance néolibérale. On sait qu’il y a
plusieurs degrés dans le végétarisme. Il y a les végétariens
qui ne mangent pas de viande rouge, pas de viande
blanche, et les végétaliens qui ne mangent pas de poisson
ni d'œufs. Puis il y a les veganes, qui se refusent à se vêtir
de fourrure ou de cuir. Il y a, enfin, les Somaliens qui ne
mangent plus du tout et qui se fringuent en toile de jute.
Voici son œuvre. Il aurait pu en être bien différemment.
Si un centime était versé pour chaque « plan de
sauvetage » engagé par le FMI, le PNB de la Mauritanie
surclasserait de cent fois le capital de toutes les
technopoles de la Silicon Valley (rappelons que la
Californie jouit à elle seule d’un PIB plus important que
l’Afrique tout entière). Autant verser des droits d’auteur à
la famille Cambronne. Ce qui donne une bonne idée du
rapt à ciel ouvert auquel se livrent nos économistes. Des
rebouteux spécialisés dans les hernies fiscales, qui ne se
36
gênent pas pour se servir, un peu comme ces Croates à
l’allure louche croisés au coin d’une rue qui vous
endorment à la seringue hypodermique pour vous
enlever les reins. C’est le passe-droit des sciences dites
praxéologiques. Qui n’ont d’objets et d’objectifs que leur
intérêt. Celui de se refaire une santé (crises systémiques
obligent) sur la dette du quart-monde. Avec l’Afrique,
berceau de la civilisation, le FMI joue à cash-cash et au
petit soldé. Façonne un continent d’ilote. À Bamako
comme chez Aldi, on fait ses courses à moindre prix.
Deuxième démarque avec drive-in pour les retardataires.
Le FMI ne se ménage pas pour mettre tout ce petit
peuple bien à l’abri du développement économique et de
la prospérité… « et de l’histoire », ajoute Gua(i)no. Mais
la puissance de feu du FMI est loin de se limiter aux pays
africains. La Commission européenne a extorqué sous sa
bénédiction plus de 1800 milliards d’euros aux États
prisonniers de l’Union depuis 2005 pour éponger le
déficit des banques (et vous mendierez tant). « Privatiser
les gains, socialiser les pertes » : credo de la finance, « too
big to fail », qui, sous couvert de recouvrir les découverts,
ponctionne toujours et toujours plus au nom du pèze, du
fisc et du saint-grisbi. Ses Kurt-cobayes l’ont toujours eu
mauvaise. Mais le système pourvoit à tout : il a gravé
« démocratie » en lettres capitalistes au frontispice de ses
institutions. Les peuples sont donc parties-prenantes de
leur « modernisation ». À tout le moins, sur le papier.
Hors du papier, le FMI qui « modernise » ne fait pas
grand cas du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il
37
est heureux pour les élites qu’on ne leur demande pas
leur avis (« tais-toi, le peuple, tu me renfloues »). C’eût
été provoquer la faillite de la Grèce…
Rapt financier, servage
bancaire et viol
démocratique… on peut comprendre que DSK ait adoré
38
participer à cette grande aventure qu’était le FMI. Qu’il y
ait trouvé ses marques et déposé durablement les siennes.
À croire que les socialistes chérissent tellement les
pauvres qu’ils les fabriquent eux-mêmes. Mais il ne suffit
pas de vouloir un poste pour l’obtenir. Il faut encore
remplir certains critères. Un critère géopolitique,
d’abord : être Français. Il existe un contrat – celui-là peu
matière à la vindicte des Inrockuptibles – entre la France
et les États-Unis, dont la matière est d’assurer aux deux
parties une mainmise pérenne sur les deux grands leviers
de la finance globale, les deux institutions issues de
Bretton Wood. À l’aigle américain revient la Banque
Mondiale, dite également la « BIRD » (Banque
Internationale pour la Reconstruction et pour le
Développement) – parce qu’elle vole. Au coq gaulois
échoit le FMI, parce que la France est bien le seul pays
dont les ressortissants, une fois assis à un poste
international, ne songent jamais à promouvoir les intérêts
de leur population. Mieux vaut passer et le poste hériter
que passer à la postérité. Le partage du gâteau était donc
idéal. Mais que la présidence du FMI dût avoir l’« air
français » ne suffisait pas non plus à désigner StraussKahn candidat naturel au sacerdoce. N’importe qui
d’aussi philanthropique que le bonhomme aurait pu faire
l’affaire. Alors pourquoi Strauss-Kahn ? Pourquoi StraussKahn, un « socialiste » et qui plus est, sur
recommandation d’une présidence « de droite » ? Quel
intérêt Sarko aurait-il eu à faire nommer un ennemi
politique doyen de l’une des plus puissantes armes de
39
destruction économique massive, quitte à braquer le
canon de la grosse Bertha contre sa propre tempe ?
L’affaire est dans le sacre
Le même genre d’intérêt qu’ont les agents traitants
pour ceux qu’ils manipulent. L’ancien ministre de
l’intérieur avait dans son tiroir un dossier fort
compromettant qu’il pouvait ressortir à tout moment et,
par inadvertance, transmettre à Médiapart. C’eût été fort
dommage. Dommage pour Dominique dont l’avenir
politique eût été mis à mal. Dommage aussi pour les
Français dont le crédit diplomatique aurait suivi le même
chemin. La France sans la superbe n’est plus la France,
pour pasticher De Gaulle. Mais cela, Sarko ne s’en
souciait pas outre mesure. Il l’avait déjà fait réintégrer
l’OTAN. Pour le crédit de la France, on repassera. Pour
lui, il avait sur Strauss-Kahn la férule du maître chanteur.
Il pouvait « piloter » Strauss-Kahn aussi longtemps que de
besoin. Strauss-Kahn était sa chose. Il tirait les ficelles. Le
meilleur dans tout ça ? Personne, à plus forte raison,
parmi les socialistes, n’aurait gagné à dénoncer ce trouble
jeu. Ç’aurait été se tirer une balle dans le pied : StraussKahn ne comptait-t-il pas parmi les mastodontes de
l’opposition ? Voilà qui en faisait à bien des titres une
pièce maîtresse sur l’échiquier de la Sarkozie. Il avait
toutes les qualités pour servir au plus près les intérêts du
roi. Le fou est aux échecs la pièce la plus semblable au roi.
40
Autant de facteurs qui semblaient destiner Strauss-Kahn
au poste convoité d’apothicaire du Fonds ; et à rester
longtemps encore maître du haut château. Il le serait
toujours, en route pour un nouveau mandat (on ne
change pas une équipe qui triche), n’y aurait-il eu
l’affaire du Sofitel. On voyait donc se dérouler la chaîne
des hiérarchies : Strauss-Kahn tenait des pays membres
du FMI, Sarko tenait Strauss-Kahn, la Maison-Blanche
tenait Sarko, la haute finance tenait la Maison-Blanche,
rien ni personne ne tenait la finance. C’est ce que
Heidegger appelait un « processus sans sujet ». Chacun
tenait ainsi sa place, pour le temps qu’il y reste.
Le temps était venu pour Dominique de libérer la
sienne. Strauss-Kahn fut déposé plus tôt que prévu. Un
drame ! Il prisait tant sa sinécure ! Ce fut pour lui une
tragédie sans nom. Les événements étant ce qu’ils sont, il
fallut bien alors le remplacer. Penser « le jour d’après »,
son successeur ab intestat. Trouver quelqu’un d’aussi
manipulable qui ne soit pas déjà manipulé, quelqu’un sur
qui Sarko pouvait compter au moins autant que sur
Strauss-Kahn. Pourquoi pas un ministre ? Les plus fidèles
se recrutent au bercail. Christine Lagarde semblait, de ce
point de vue, bardée de compétences. Économiste horspair, elle maîtrisait le globish comme une seconde langue.
Ou tout au moins, en donnait l’impression : le spirituel
Diderot rappelait à l’occasion qu’il n’est pas nécessaire
d’entendre une langue pour la traduire, « puisqu’on ne la
traduit que pour des gens qui ne l’entendent point ». Plus
assurée était son habileté diplomatique. Sa connaissance
41
des dossiers internationaux faisait l’admiration de ses
homologues du monde entier. C’était une femme. Elle
frisait l’excellence. Et si Sarko pouvaient encore nourrir
des doutes quant à sa loyauté, sa lettre de motivation
devait achever de le convaincre. Missive émue que la
dame calamistrée mandait au président quelques
semaines
avant
son
intronisation,
récemment
perquisitionnée au domicile de l’intéressée dans le cadre
de l’« affaire Tapie ». Morceaux choisis :
« Utilise-moi pendant le temps qui te convient et
convient à ton action et à ton casting, y écrivait-elle
notamment. Si tu m’utilises, j’ai besoin de toi comme
guide et comme soutien : sans guide, je risque d’être
inefficace, sans soutien je risque d’être peu crédible.
Avec mon immense admiration ».
N’en jetez plus, la cour est pleine ! Les manuscrits
« épistouflants » de la marmotte battaient tous les records.
Tant de passion, de fougue en si peu de mots, c’était
inespéré ! Sarko, ce « nain qu’on prie », était sensible aux
petites attentions. Lagarde marquait des points. Tant
d’obséquiosité aurait fait fondre n’importe quelle armoire
à glace. Elle atteindrait directement au petit cœur blessé
du président. La lettre d’allégeance ferait sur sa vanité
l’effet d’un massage thaï. À l’huile de truite. Si la
pasionaria était capable de condescendre à ce degré
d’avilissement, de sacrifier sa morgue au pas du courtisan,
ce ne serait pas le sursaut de conscience qui l’empêcherait
de servir jusqu’au bout les intérêts de son bienfaiteur. Et
42
puis, comme l’histoire aime se répéter, Sarko disposait
désormais sur elle d’un important moyen de pression : la
lettre, précisément. À croire qu’elle l’avait fait exprès ! Il
pourrait toujours la rendre publique en cas de
retournement de veste. Il avait barre sur elle. Il
descendrait Lagarde comme il l’aurait montée. Au propre
comme au sale. Il se coulerait avec, certes, mais il
coulerait Lagarde (Lagarde coule mais ne se rend pas).
Une logique préemptive transposant dans le domaine des
relations humaines ce que les militaires appellent, par
euphémisme, « dissuasion nucléaire ». Le tout n’est pas
que cela serve, mais que cela puisse servir. Une libérale
de droite conditionnée US, traduisant en américain les
oukases des marchés sans trop toucher aux intérêts
électoraux de Sarko : le président, avec Lagarde, avait
trouvé un clone de DSK. Le FMI, avec Lagarde, avait
trouvé sa perle rare. Lagarde, avec le FMI, avait trouvé
son os. Lagarde serait enchantée de prendre en main la
succursale de l’oncle Scrooge. Un enthousiasme que l’on
comprendra mieux au vu des frais émoluments de 530
000 dollars qui l’attendent chaque année, flatuosités
exclues ; plus les actions, les primes, les stock-options.
Plus le « pont d’or » (« Golden Hello ») : l’impôt sur
« l’heureux venu ». Que serait le bâton sans la carotte ?
43
44
Passe pour Christine Lagarde. Les poules seront
Lagardées. Mais l’engagement de Strauss-Kahn à la tête
du fonds monétaire, s’il allait de soi de son point de vue,
était loin d’être justifié aux yeux des militants et des
sympathisants PS. Strauss-Kahn DG du FMI, un titre de
noblesse, mais d’une noblesse dure à porter. Le FMI,
sourd comme impôt, ça lève l’impôt sur le rêve-nu, ça fait
pleurer magot. Ca suscite plus la demi-ration que
l’admiration. Le FMI : que diable un socialiste allait-il
faire dans cette galère ? Celui qui dissèque la grenouille
ne peut pas être l’ami de la grenouille. Naïfs, nous aurions
pu penser que pareil pedigree eût nuit à sa réputation.
Nous aurions pu douter qu’il fût à même d’escamoter
longtemps ses petites canailleries. Et croire mal engagée
son ascension vers l’Élysée. On se serait même laissé aller
à le prétendre disqualifié sur le pas de course. Roulé
comme une chipolata. Sinon par ses frasques privées, au
moins par sa licence publique, sa politique. Son passif
financier ne prêchait pas pour sa paroisse. Pas plus que
son train de vie, positivement obscène. Rien chez
Strauss-Kahn ne servait les socialistes, ni même son
engagement auprès des socialistes – bien qu’il y aurait
beaucoup à dire sur l’engagement du socialisme actuel ;
sur ce que pense un socialiste de la manière selon laquelle
un être humain se doit – ou non – d’être considéré. Qui
sait encore que la France est le premier pays au monde à
avoir dérégulé ses banques en 1984 ? C'était déjà le PS, le
parti néo-libertaire français. Le même qui promeut
actuellement le travail du dimanche, les mères porteuses
(reconnaissance des gniards par circulaire) et les « salles
45
de consommation ». Soit le marché tous azimuts. Pascal
Lamy, un socialiste de sa chapelle, n’était-il pas devenu
grand-prêtre de l’OMC ? Or, qu’était l’OMC ? Ô père
Castor, dis-nous ce qu'est l'OMC.
En 2010, un quart de la population mondiale vivait
sous le seuil de pauvreté, fixée à 1,25 $ par jour. Le moins
que l’on puisse dire est que l’OMC n’est pas dans cette
affaire que pour faire le l’animation. Replaçons-nous dans
le contexte de sa création. Nous sommes au lendemain de
la seconde guerre mondiale. Jadis première puissance de
la planète, l’Europe a perdu l’essentiel de ses atouts
économiques, diplomatiques, humains et matériels. Son
empire colonial réduit à peau de chagrin poursuit
inexorablement sa balkanisation. L’Europe en crise et
sans ressources. Exsangue, elle dépérit. Les financiers –
qui ne perdent pas le Nord – bondissent sur l’occasion
pour proposer un vaste plan de relance mêlant
libéralisme à la sauce forte et convergence économique.
Ils entreprennent de relancer le commerce mondial en
abaissant en une seule fois le maximum de protection
douanière entre le maximum d’États. Cette entreprise
donne lieu à une première série d’accords signés dans le
cadre du Gatt (accord général sur les tarifs douaniers et le
commerce). Le Gatt est relayé en 1995 par une institution
chargée de promouvoir et d’étendre ses clauses à
l’international : c’est la naissance de l’OMC. Le FMI et
l’OMC sont ainsi « frères de laid » : quand l’un dit tue !
L’autre dit assomme ! Le mandat prescriptif de l’OMC
s’associe en effet d’un privilège coercitif lui permettant de
46
sanctionner les pays contractants irrespectueux des
accords
ratifiés.
L’institution
ouvre
également
périodiquement d’interminables tractations portant sur
tel ou tel secteur d’activité. On les appelle les « rounds »
ou « cycles ». Parce que ça tourne en rond. Comme les
cercles vicieux.
Le dernier « cycle » en date, le « cycle de Doha »
ouvert en 2001, porte en particulier sur les denrées
alimentaires. Il s’agit, pour une part, d’introjecter les
ressources agricoles de base sur le marché spéculatif, de
sorte à faire des nourritures terrestres « un produit
comme un autre ». Le second axe de la concertation vise à
la suppression des moratoires « iniquement introduits »
par les États adeptes du principe de précaution, contre les
OGM, les hormones de croissance, les additifs et les
engrais
chimiques
potentiellement
polluants,
cancérogènes et mutagènes mais tellement plus rentables.
Les détracteurs de l’OMC pensent à raison que la
fondation n’est rien de plus, tout comme la Banque
Mondiale, le FMI ou la CNUCED (Conférence des
Nations Unies sur le commerce et le développement),
qu’un énième club de happy few gouverné par les États
riches pour empêcher ceux qui le seraient moins
d’atteindre à leur niveau de développement. Ce que
prouve une fois encore l’inflexion prise par les
négociations visant à l’organisation pour 2015 d’un Grand
Marché Transatlantique. L’ami Lamy – le « bourreau de
mes thunes » ne s’en cache plus, lequel a déclaré en 2007
au sujet de l’AGCS (accord général sur la
47
commercialisation des services) qu’elle serait « avant tout
un instrument au bénéfice des milieux d’affaires ». Sauf à
se protéger derrière la « sophistique du ruissellement »
(ou « éristique des miettes ») et perdre définitivement ses
derniers points de crédibilité intellectuelle (pour ce qu’il
en reste…), on conçoit mal par quel miracle un
quelconque embryon de « progrès social » pourrait surgir
de cette bérézina.
Cette conception particulière du socialisme ami du
fric, ennemi du peuple, aurait pu faire du tort à
Dominique Strauss-Kahn. L’homme démontrait qu’il n’y
avait pas si loin, tout bien considéré, du social-démocrate
au libéral-fasciste. L’orthorexie bancaire auquel il
soumettait les peuples finissait en tout lieu le travail
entamé par les spéculateurs. Et ce n’était pas ses «
conférence de fesses » qui pourraient le racheter. Une
presse révélée par sondage à 80 % « de gauche » aurait pu
prendre ombrage de ce qui s’apparente assez ouvertement
à foutage de gueule. Il n’en fut rien. En fait de fourches
caudines, c’est sous l’arche de Rome que les médias l’ont
accueilli. Au scélérat fut octroyée la palme. Au voleur
d’or le triomphe des héros. Escamotée, l’ardoise magique
de ses méfaits. Le jouisseur noctambule redevenait blanc
comme neige. Pour les médias, c’était gagné. Restait
encore le peuple. Il fallait l’imposer. Le faire monter en
mayonnaise. Et ce n’était pas à la portée de n’importe qui.
Jamais client n’avait donné autant de grain à moudre et
de fil à retordre aux grandes agences de communication.
Il faudrait prendre à revers chacune des remontrances,
48
toutes les critiques faites à Strauss-Kahn, tout renverser
pour obtenir la négative parfaite de l’argentique. Laver
son âme tourettisée de ses scories abjectes. Faire paroles
d’Évangile de ses discours laxatifs sur les hideurs de
l’inflation et les vertus contraires de la concurrence libre
et non faussée. Non pas changer les faits, celer les actes,
mais les tourner (to spin, pour spin-doctors) de sorte à
leur faire dire l’inverse de ce qu’ils sont. Un même fait
présenté différemment n’est pas perçu de la même
manière. C’est ce qu’on appelle, en bonne psychologie,
un « biais de cadrage ». Une question d’angle et de point
de vue. Director’s cut. Choix du cameraman. Qu’on
appréhende seulement, sous ces auspices, « Un an avec
Strauss-Kahn ». Soyons critiques. Analysons. Et comme y
invitait si gentiment Heinrich Himmler en visitant
Auschwitz dans la fraîcheur de l’hiver blanc : « ne
boudons pas notre plaisir ».
Un convoi d’anges heureux
D’abord, la mise en scène. Pose du décor : la crise, la
dette, le populisme, la montée des extrêmes, la peste
bubonique, l’apocalypse, l’horreur, l’horreur. Le drame se
noue. Comme dans les années trente. On angoisse tous,
ça va péter, c’est un capharnaüm. Les banques s’écroulent
les unes après les autres ; et ce n’est qu’alors, quand tout
semble perdu, qu’on fait entrer Strauss-Kahn. Plan fixe
(américain, bien sûr) : il est confiant, rasé, il porte
49
l’Évangile. Un magicien n’arrive jamais en retard, disait
déjà Gandalf (un grand homme). Strauss-Kahn aussi
arrive à point nommé. Tout dans la construction vise à
relever son statut d’homme providentiel. Il est De Gaulle,
mais il n’est pas De Gaulle. Il est bien mieux, l’anti-De
Gaulle et l’antidote qu’il faut à notre époque. Il est Adam,
il est Bouddha, il est Jésus de Washington. Il est l’élu,
l’homme du Siège Périlleux. Il est Phébus, coursier du
Saint Sépulcre, baignant dans la lueur dorée du
crépuscule ; il est Jeanne d’Arc venu bouter hors du
système les adversaires de la croissance ; il est Odin venu
détruire à coups de marteau tout ce qui refuse d’enfler. Il
est à l’heure. Salué unanimement par les experts de
l’internationale (celle-là peu socialiste), aimé des banques
et des élites, crédité par les bourses, il avait tout pour
plaire. Portrait flatteur, inattaquable. Strauss-Kahn était
donc hors de cause. Ce serait lui. Pour peu qu’il daignât
travailler la voix. Forcer la luette, c’était de saison.
Car les voix molles font mol effet. Elles portent court
et passent rarement le périphérique. Strauss-Kahn devrait
revisiter son jaspe. Les discours du prophète restaient par
trop narcoleptiques pour plaire à son électorat. Le genre
de maladie qu’on chope avec la prose du mercenaire,
quand on fréquente trop les élites. Malgré la gloire qui
l’auréole (parce que Dieu le vaut bien), Strauss-Kahn
n’échappait pas à cette vésanie. Jusqu’à présent, tous s’en
accommodaient. Ses verbiages affabulatoires faisaient
partie du jeu. Cela fonctionnait au Bilderberg, à la
Trilatérale ou à Davos ; moins dans les conférences de
50
presse. Les choses avaient changé. L’esprit de sérieux
pouvait tromper les journalistes et toucher les « experts »
(qui n’auraient pas mieux dit) ; pas le public. Le grand
public, il s’en lassait. Les discours de Strauss-Kahn, son
sabir caréné dans du plastique opaque, ne le réjouissaient
pas. C’était un empilement dénué de charme d’éléments
de langage. Des redondances cailletées de poupée
mécanique, avec des bruits de tiroir-caisse qui
échappaient
résolument
à
tout
effort
de
conceptualisation. Des logorrhées brumeuses comme
d’Héraclite, aussi impénétrable que les folios de Voynich.
Plus grave : ses mots qui s’enchaînaient sans logique
apparente ne laissaient rien paraître de l’éventuel sens
politique qu’il attachait à ses interventions. Avait-il un
projet ? Quelle était sa vision ? Personne n’en savait rien.
Il valait mieux, sans doute, rester dans le flou. Histoire de
ne pas se dévoiler trop vite. Toute politique est en effet
fondée sur une conception de l’homme – une
anthropologie –, celle-ci faisant le lien entre les domaines
respectifs du droit et de la métaphysique. Quelle
anthropologie pouvait bien cultiver Strauss-Kahn, et
libérale s’il en est ? Moins celle de l’animal social que de
l’homo economicus. Et quelle métaphysique sinon celle
de la bourse, celle du crédit, de la spéculation ; avec des
chiffres et des devises en fait d’humains et de nations.
Avec des courbes et des fonctions, des algorithmes, des
inconnues, des taux, des pourcentages et des opérateurs
d’algèbre en guise de substantialité. Tout cela était sousentendu. Or, il n’est pas plus sourd que ceux qui ne
51
veulent pas entendre. Inclus les journalistes. Mettons,
pour ce qui les concerne, qu’il est fort délicat de faire
comprendre quelque chose à quelqu’un qui tire ses
revenus de ne pas le comprendre. Personne ne
comprenait Strauss-Kahn. Ainsi se donnait-il toute
latitude pour se répandre en sentencieuses absurdités sans
jamais se départir de sa sérénité, et demeurer crédible.
Mais crédibilité et considération sont choses bien
différentes. Pour inspirer le respect, il n’avait pas la
sympathie. La sympathie, on ne l’inspire pas avec des
PowerPoint. Pas davantage en dépeignant son monde
comme un camaïeu gris. Il fallait corriger ces harmonies
lugubres, glisser une pointe d’humour entre ces quintes
écholaliques. Faire un peu rire, juste ce qu’il faut, pour
attirer le chaland. Il en allait de son élection. « Un an
avec Strauss-Kahn » avait un peu cette fonction-là.
« Un an avec Strauss-Kahn » servait aussi dans une
certaine mesure – dans une certaine mesure seulement –
à détourner le spectateur du fait qu’à l’évidence, leur
candidat n’aimait pas la contradiction. Débattre ? Cela
n’était pas de son rang. D’abord parce que cela tache ;
ensuite parce que c’est épuisant. Strauss-Kahn ne voulait
pas livrer bataille : il voulait l’emporter. Sans coup férir,
peut-être, et triompher sans gloire, sans doute ; mais les
mains propres. « La meilleure stratégie, aimait à répéter le
général Sun Tzu, est celle qui permet d’accomplir ses
objectifs sans avoir à se battre ». Face à l’intervieweur
naïf qui ose lui suggérer une rencontre en plateau, il se
contente d’ironiser avec une feinte légèreté ou perce la
52
menace. Son truc à lui, ce sont les homélies. Les Master
class. Les leçons de choses. Les cafardeux cours
magistraux d’amphi qu’il dispensait de-ci de-là contre
salaires solaires mirobolants. Pas les débats. Les
conférences. Pas les débats. Que les allocutions. Des
« exercices d’assouplissement ». Strauss-Kahn avait
toujours eu le souci – compréhensible pour qui connaît le
tarif à la minute – de comprimer le minimum d’idées en
un maximum de mots, de préférer les périphrases aux
slogans efficaces. Il maîtrisait comme personne d’autre
cet art si répandu de la langue de bois qui permettait d’en
dire plus qu’il n’en faut pour ne rien dire de ce qu’il ne
fallait pas. La confrérie de Crotone, si l’on en croit le
Stagirite, estimait que les choses étaient en quelque sorte
tissées de nombres. Statut ontologique du nombre.
Strauss-Kahn ne professait rien d’autre, mais avec
pléthore de zéro avant les décimales pour que ça vaille la
peine. Si ampoulées fussent-elles, chacune de ses
interventions se négociait à des barèmes prohibitifs.
L’économie de parole non plus n’avait jamais été son fort.
Alors, la partager ? Certainement pas.
Strauss-Kahn avait tout à y perdre. Avec la dualité
naît la contradiction disaient aussi les pythagoriciens de
Crotone. Le deux est la scission de la parité, comme le
notaient déjà les sages de la Grèce archaïque ; puisque le
deux est l’immédiat opposé du un. De la scission, de la
dissension, Strauss-Kahn n’en voulait pas. Il tenait ferme
au consensus. Devisait pour régner. Et puis surtout, il ne
voulait pas risquer d’être pris au dépourvu. Qui sait ce
53
qu’un Strauss-Kahn au pied du mur aurait pu sortir
comme ânerie ? Strauss-Kahn avait toujours tenu à sa
ration de sucre dans le café et de connivence dans
l’exercice de l’échange démocratique. Il aurait eu
pourtant tout à gagner à se plier aux règles du débat
contradictoire. Ne serait-ce qu’en vue d’affiner son
jugement dans la confrontation. De s’offrir une occasion
de « frotter et limer sa cervelle avec celle des autres »,
ainsi que le formulait élégamment Montaigne dans un
chapitre de ses Essais traitant de l’éducation précoce. Sans
oublier la magie du spectacle. La foule aime le pain et les
jeux ; elle n’offre son suffrage qu’à certaines conditions.
Quant à la presse, il lui fallait des titres. Elle dévorait les
noms d’oiseaux et, en l’absence de fond, misait
exclusivement sur la logomachie. Pour écouler, il lui
fallait du scoop. N’importe quoi. Des petites phrases, des
algarades, des clash, bref, de l’action ; tout aurait fait
l’affaire. Strauss-Kahn en était chiche. Strauss-Kahn
laissait toujours ses fans, les journalistes, sur le désir
inassouvi. Ses conférences dites « au sommier » lui
valaient une réputation de « légende des siestes » qui
n’étaient guère télégéniques, et laissaient présager
quelques « difficultés d’allocution ». Il entassait
datistement les synonymes, les périphrases, les à-peuprès, les à-très-loin, les circonvolutions ; il reprenait son
souffle et c’était reparti pour un énième Tour de Babil. Il
ne tenait pas son auditoire en liesse. Sa non-campagne
aussi manquait d’une dimension épique. Elle ne débordait
pas de violence et patio. Cela commençait à se voir. Son
refus obstiné de la controverse ne mettait pas Strauss54
Kahn sous les meilleurs auspices pour aborder cette
course à l’échalote présidentielle.
L’heure du bilan : quels sont les hics ?
Essentiellement
l’absence
de
face-à-face,
d’un
contrepoint stupide qui eût pu rehausser le prestige de
Strauss-Kahn. Incidemment, l’ambiance franchement
soporifique de sa campagne. Las, quelle déception ! Le
sage longtemps passé pour un expert de la dialectique ne
l’était point ; la pérenne équanimité de son caractère,
digne d’un tigre de papier, ne résistait pas à la
contradiction. Une solution intermédiaire devait être
avancée. Il fallait jouer le jeu. On ne pouvait pas se passer
de débat. Ce qui n’empêche pas de s’arranger un peu avec
les règles. Pour le débat, on fera comme de juste, comme
avec Attali, Minc, BHL et ce genre de brave type. Comme
on a toujours fait ; avec des martingales qui n’ont pas pris
une ride : on l’abouchera avec des underdogs. On le fera,
oui, certes, descendre dans l’arène ; mais en lui fabricant
sur pièce des faux contradicteurs. La référence au catch,
pancrace scénarisé, fera mieux entendre ce dont il ne sera
pas question. Tout cela se passera sur France 2. On
enverra ainsi le message que même pour DSK, le service
public, c’est important. Sur BFM aussi, parce qu’il y est
actionnaire. Voilà donc pour l’info. Pour la passion, pour
la chaleur humaine qui lui fait tant défaut, ce sera plutôt
sur Anal +. Les confessions, c’est « chiasse gardée ».
L’interprète a signé son contrat d’exclusivité pour un
grand film alimentaire. Les louanges ? Strauss-Kahn
n’était pas contre, à condition qu’elles soient servies.
55
Monsieur serait servi. Et pas avec le dos de Lelouche, le
scénariste s’est engagé. Généreusement. On allait mettre
les petits plats dans l’écran. En titillant l’homme au
peignoir dans son intimité. Plus proche de lui, chez lui,
on prêterait à Strauss-Kahn le vernis d’humanité
qu’étouffait l’albédo de ses ascendances divines.
« Un an avec Strauss-Kahn » – c’était le titre –: une
archive éloquente de l’expérience vitale du socialisme
post-soixante-huitard. Strauss-Kahn pris sur le vif dans
son écosystème cossu. Filmé comme un héros et, par une
clique d’envoyés spéciaux triés sur le volet, visiblement
remontés à bloc après un séminaire de motivation tous
frais payés au Hay-Adams, petit-déjeuner compris (pour
peu qu’il daigne articuler). Strauss-Kahn à l’état naturel,
sans décorum, sans artifice, ça leur vaudrait au moins le
Pulitzer. Voire l’Albert-Londres. Peut-être, sûrement, le
prix untel-rallié. Pour peu qu’ils sachent astucieusement
tourner le commentaire pour remplir le cahier des
charges. Un seul danger guette le superlatif : celui de sa
surabondance. Il faudrait jouer serré. Mais ce n’est pas
leurs collègues qui leur jetteront la pierre. De France télé
ou d’Anal +, les journalistes ont ostensiblement choisi
leur camp : le même qu’en 2002. Dans l’intention de
réfuter ceux qui feraient valoir un autre choix
(antisémites, forcément antisémites) ; qui reprocheraient,
les scélérats, à Dominique Strauss-Kahn d’être une élite
mondialisée de l’hyperclasse nomade sans dilection
territoriale (– comment, dites-vous ? Strauss-Kahn ? Être
une élite mondialisée de l’hyperclasse nomade sans
56
dilection territoriale ? Un socialiste membre du Siècle,
hôte récurrent du Bilderberg ? On en apprend
décidément chaque jour…), ils ont tenté de le faire
apparaître « en homme normal », dans toutes les
occasions de la vie quotidienne. Comment, l’« éthique » ?
Quoi ça, la « déontologie » ? On ne pourrait pas ? Pas
décemment ? Oh, yes we Khan ! Passé un certain seuil,
l’audace ne connaît plus de limites. On montre tout :
Strauss-Kahn sort la poubelle, Strauss-Kahn fait la
vaisselle, Strauss-Kahn cuisine un steak « dare-dare »,
Strauss-Kahn fait des haïkus, Strauss-Kahn tape la discute
avec sa femme, fait sa liste de courses (« acheter : beurre,
poireau, clé de douze, conscience… »), on ne nous
épargne rien. Chaque déplacement, parole, chaque
tranche de vie doit être analysée. Tous les mouvements
de Strauss-Kahn sont pour les journalistes, autant de
treille où pendent de belles grappes de raisin bien mûr.
Le tout laisse deviner une vie remplie de terribles
malheurs dont la plupart ne se sont jamais produits. Mais
auraient pu. Et ça, c’est vachement important. Il faut le
dire ; c’est écrit au carnet de commandes. Il s’agira de
lister point par point les principales attaques pour les
stériliser.
Alors on danse. On essange le peignoir. On ne lésine
pas sur les symboles. On contrecarre la mauvaise fâme
par du bon cinéma. On tire des rushes à ne plus savoir
qu’en faire. On joue l’image contre l’image. À
propagande, propagande et demie. On dépeint l’homme
tel qu’il se veut, à la Corneille. Le vrai Strauss-Kahn : un
57
« type normal » mais avisé, sérieux, attentionné,
professionnel et surtout « proche des gens ». Proximité,
sublimité, humilité, grandeur. Clipeus vertutis. La
transcendance de l’aigle. Un Juste parmi les hommes.
Injustement boudé, comme le furent tous les Justes :
Socrate, Jésus, Denver le dinosaure. Les pèlerins
plaident : « Santo subito ! », « qu’il soit fait Saint tout de
suite ! » Si Jean-Paul II pouvait prétendre à son
apothéose, rien ne s’opposait à ce que Strauss-Kahn fît
également valoir ses droits au ménologe chrétien – n’était
sa modestie. Point n’est besoin que d’une doublette de
« miracles » attestés pour être sanctifié. Que l’on pouvait
tout aussi bien acheter, comme de vulgaires Mondiaux de
football, Jeux Olympiques ou Prix de littérature. Deux
faits du Saint-Esprit : l’un donne accès à la béatification,
l’autre à la canonisation. DSK brisait les quotas. Sans
dépocher peau de zob. Strauss-Kahn était mille saints à
lui tout seul. « Légion », Strauss-Kahn, Légion de saints,
parce qu’ils étaient nombreux, indénombrables ses
miracles. On lui donnait autant de fois le bon Dieu sans
confession. Un guide, pasteur, berger de son troupeau,
« berger de l’être » dirait Hegel ; un sauveur, une lumière,
un phare dans la pénombre ; un ange, Strauss-Kahn était
tout cela, et combien plus encore. Il taquinait les dieux. Il
avait l’âme de miel et l’esprit d’améthyste. Il s’appelait
DSK ; il était DSK, irrésistible, ce monstre futuriste qui
vous bouscule au nom du bien…
« Un an avec Strauss-Kahn ». On n’en demandait pas
tant. Cela s’affichait comme une peinture profane du
58
Grand Siècle hollandais, qui de profane n’avait que
l’apparence. Avec l’hagiographie, les reporters
réinventaient le fil à couper le beurre. Le reportage
prétendait donc nous introduire au quotidien modeste
d’un présidentiable « normal » tout en étant « pas comme
les autres ». Vertiges de la communication. Présidentiable
si atypique dans sa normalité que son portrait ne pouvait
qu’en passer par l’expédient de l’apophatisme, à la
manière dont le pseudo-Denys, puis Augustin,
décrivaient Dieu de manière négative. On ne pouvait dire
de quoi Strauss-Kahn était le nom ; seulement qu’il
n’était pas n’importe qui. Strauss-Kahn, effectivement,
poussait à fond tous les curseurs dans le registre de
l’ineffable. Tant par ses fulgurances surnaturelles de
réflexion que par les exercices méditatifs auxquels il
s’astreignait quotidiennement. Pour ne rien dire
d’ailleurs de sa propension con-génitale à faire le bien
autour de lui. Il n’y peut rien, c’était de naissance. « Born
this way », comme dit Lady Gaga, la Déesse mère à ses
adulateurs : ses « little freaks ». Le reportage avait à
charge de restituer tout cela. Après avoir fait l’inventaire
des noms sacrés de saint Jérôme, la caméra suit l’homme
dans son appartement. Visite télé-guidée. Les séquences
se succèdent, pièce après pièce. « Dominique » ouvre les
persiennes, et la messe cathodique se fait panégyrique
quand le soleil vient nimber sa tunique d’une lueur
célestine. La lumière fuse et déchire la pénombre, traçant
sur le parquet des spirales régulières, se chevauchant
pareilles aux mosaïques d’une cathédrale gothique.
S’esquisse en un éclair la face hippocratique d’un Christ
59
compatissant. À ses traits décicats, l’astre du jour donne
l’éclat du Messie. Rehausse la gloire transcutanée perçant
sous la peau du Silène. Vision béatifique. Rencontre du
troisième type avec un satellite de Dieu. La voix over
s’emballe ; le perchiste est aux anges ; le spectateur
palpite ; la caméra sature (« tu ne feras pas d’images »),
l’équipe en tremble encore. Strauss-Kahn s’est révélé. Et
comme Anchise après sa nuit d’extase en compagnie de
Vénus, tous savent qu’ils n’auront plus jamais l’ardeur
d’une érection…
Le masque a dévoré les traits du comédien. En rien de
moins, Strauss-Kahn, menteur en scène taillé pour l’âge
du marketing viral, était passé d’obscur économiste
greffier du FMI à cet être irréel assoiffé de justice. Avec
Strauss-Kahn, l’avenir prenait de l’avance. Il fallait
embarquer. Sous peine de se retrouver pantois sur le quai
de gare. Et quand bien même son ciel était une
biocœnose fermée, hostile aux autres espèces, il fallait
aspirer à lui. S’en inspirer. Le respirer. S’en rendre digne.
Du moins était-ce le sentiment que s’efforçait de traduire,
maladroitement, « Un an avec Strauss-Kahn ». Et comme
tout ce qui monte doit un jour redescendre, la parousie
finit par s’estomper en fondu enchaîné quand, sur
l’invitation du maître de maison, la caméra pénètre dans
la salle de bain. Un coup du sort. Non dénué d’ironie.
Strauss-Kahn ne savait rien encore du rôle que serait
appelée à jouer la salle de bains dans son parcours
existentiel. Il ne s’agissait encore que de gratifier le
spectateur (nécessairement galvanisé) du « moment
60
familial » censé faire ressortir son indécente maîtrise du
système D. Strauss-Kahn a beau d’être un élu des cieux,
cela n’empêche pas être un élu proche des réalités.
Strauss-Kahn n’est pas que pur esprit : il a aussi des
mains, et il sait s’en servir. C’est un gars débrouillard. Un
vrai. Comme nous, comme vous. Il a d’ailleurs pour nous
quelques astuces pratiques.
Séquence coaching entre deux portes. Voici comment
notre homme (normal) qui pesait trois milliards et
quelques kilos de trop nous recommande de défroisser
nos costumes sur mesure (Brioni, Kiton, Hermès ; car la
vie est tailleurs) en l’absence de larbins (on plaint avec
Strauss-Kahn les aléas de la gauche kérosène. Les bons
usages se perdent…) : chauffer le tissu. Joignant le geste à
la parole, il suspend ses affaires par le tasseau du rideau
de douche ; laisse couler l’eau bouillante à flux constant,
directement dans la baignoire. « Ce sera prêt dans une
demi-heure ». Il fallait y penser ! Simple, efficace,
follement économique. Il y en a d’autres qui dansent
devant le buffet ; Strauss-Kahn, lui, vaporise ses fringues.
Les pauvres sont des enfants. Ils ont décidément tout à
apprendre. Résumons-nous : costume froissé ? – une
demi-heure d’eau chaude. Laisser goutter dans le
caillebotis. Plus de taxi ? – sortez la Porsche(erie)
tranquille ! Plus de biscottes pour les enfants ? – qu’ils
mangent de la brioche ! Aux dires de Ionesco, on peut
prouver que le progrès social est bien meilleur avec du
sucre…
61
La com’ était pourtant rodée. Huilée, graissée. Cela
ne pouvait que réussir. Du feu de Dieu ; cela devait
réussir. Rien n’a marché comme cela aurait dû. Avec ce
paradoxe qu’en termes d’audience, « Un an avec StraussKahn » avait été un triomphe sans pareil. Mais les
sondages ne donnaient toujours pas leur candidat
gagnant. Des enquêtes d'opinion, Chirac disait qu'il fallait
mépriser les hauts et repriser les bas. Facile à dire. Le
vieux était déjà élu. Strauss-Kahn risquait de ne pas l’être.
Décourageant. Était-ce seulement possible ? Les grands
éditocrates, sincères, se désespéraient de comprendre un
jour pourquoi, en dépit des efforts consentis par la bande,
après des semaines de dithyrambes et de poèmes
exclusivement dédiés au génie fabuleux, cette ultime
flèche de propagande ne suffisait pas à lui refaire un nom.
La foule interrogée ne démordait pas de cette image de
rentier. Image encore trop indulgente, somme toute,
beaucoup plus émolliente que la réalité sordide qu’elle
avait enveloppée comme du papier cadeau. La suite (du
Sofitel) devait en apporter la preuve…
Bigard et Guillon-tine
La politique est un poison violent. On ne s’en purge
que par l’échec. Les politiques connaissent qu’il est bien
des manières d’échouer. Aucune n’est agréable. Kaï
O’Hara ne décrocha-t-il pas son baccalauréat avec
mention très bien et la nuitée suivante, incarcéré « in62
pace » ? On sait depuis la Rome antique que la roche
tarpéienne est près du Capitole. La fin tragique, à deux
pas du sommet. Strauss-Kahn l’avait en vue, le python du
sacre. Son ascension ne lui avait guère coûté beaucoup
d’effort. Il y a moins d’une semaine, le président du FMI
passait ainsi pour être le meilleur des candidats du parti
socialiste, manière avant-gardiste d’imam caché de la
deuxième gauche : la droite. Une seule ombre au tableau,
le peuple ; mais il y avait longtemps que le parti avait
appris à faire avec – c’est-à-dire sans. Terra Nova avait
fait des merveilles. Bien sûr, tout n’était pas si rose.
Même pour les socialistes. Des voix – vite étouffées –
s’élevaient sporadiquement contre sa politique. Les
arbitrages de Dominique Strauss-Kahn allaient rarement
en faveur des populations. Fort avec les faibles, faible
avec les forts, le FMI perdait sa cote auprès des militants.
Dramatiquement. Sa dernière fantaisie avait été
l’orchestration du dépouillement de la Grèce. Il fallait,
disait-il, liposucer la Grèce, ce « poids mort » de l’Europe.
Le FMI allait bientôt s’en repentir au martinet. Plus tard.
Trop tard. C’est-à-dire aujourd’hui, tandis que les experts
encombrés de leur nouvelle présidente (Christine
Lagarde, nymphe de Bernard Tapie) viennent à
résipiscence sur la pointe des orteils. Il s’est trompé, le
FMI, dommage. Une erreur de calcul. Une ligne
escamotée sur un tableur Excel, et voilà toute la zone
euro plongée en récession. Et pour ne rien arranger, la
Grèce assume en cette année 2014 la présidence
tournante de l'union européenne. Les marchés peuvent
trembler. La vengeance est un plat qui se mange froid.
63
Sans doute le FMI aurait-il pu considérer les rames
d’autres rapports préconisant exactement l’inverse de leur
politique de l’offre (aux appétits des grands banquiers). À
savoir la relance. Mais non. Pour « éponger la dette »,
pour « renflouer les banques », pas d’autre choix que de
tailler dans le gras. Strauss-Kahn savait y faire, avec le
gras. Il était là pour ça. Bilan des courses : 23 % de
chômage, 60 % pour la catégorie des moins de trente ans.
Splendide. Il avait bien bossé. Il pouvait être heureux.
Heureux d’avoir réduit la Grèce à l’état de Nafissatou. Ou
bien l’inverse : qui peut le plus peut le moins. En fait,
pourquoi choisir ?
Gourmand le DSK. Nafissatou serait la cerise sur la
gâterie. En attendant, il préparait le terrain. Les proches
de Dominique n’en avisaient pas moins d’un œil dubitatif
tous ces petits à-côté, ces (promos-)canapés et ces horsd’œuvre que s’accordait l’intéressé. Son train de vie, ses
mœurs, ses attitudes « pressantes » envers les femmes,
nourrissaient la rumeur. On l’avisait parfois
baguenaudant en compagnie de galantes fort accortes. Un
homme à femmes ? Dont acte ; mais il était marié ! Cela
n’était pas décent. Un jour, peut-être, cela jouerait contre
lui. Tout spécialement ses amours interlopes mais non
moins régulières, ses galipettes d’un soir avec des
étudiantes harmonieusement nubiles et dealées sur
commande – on l’apprendrait plus tard – par « Dodo la
saumure », marchand de poisson et d’amour. Un
pourvoyeur opportuniste qui ne manquerait pas de tirer
son épingle du jeu (Dodo sort instamment sa biographie).
64
Si bien que plus personne, dans le petit milieu de la
politicaillerie, ne pouvait ignorer ou feindre d’ignorer les
inconduites fréquentes de Dominique Strauss-Kahn. Le
loup-garou de Doyle souffrait déjà, avant déchéance
publique, de cette image de prédateur sexuel, de sa pleine
réputation de mouette à partouze. Tout cela bien avant
les philippiques radiophoniques de Stéphane Guillon.
Stéphane Guillon qui n’a rien inventé, mais dont le
mérite est d’avoir su se surmonter une fois dans sa
carrière, en se retenant quelques secondes de faire caca
sur Sarkozy pour mettre en boîte une tout autre nature.
Guillon n’est pas un parangon de whistle-blower, mais il
sut prendre les devants. Rendons-lui grâce : il faudrait
bien ces guillonneries pour que le grand public, enfin,
commence à y voir clair.
A tribute to Guillon. Guillon, le résistant à la
francisque. Parce qu’il serait dommage de le quitter sur
un mal-entendu. Parce que depuis Warhol, chacun a
droit à son chapitre de célébrité. Surtout, parce que
Guillon aura longtemps servi de caution d’indiscipline au
PRF (Paysage Radiophonique Français). Manière
condescendante de Laurent Baffie de la fréquence FM, il
occupait alors la place d’honneur et de cache-sexe du
diablotin de service, appelé à jouer la subversion sur une
radio qui n’eut jamais de subversif que la conviction de
l’être. Toute seule. Guillon y tenait sa chronique. Il y
mettait les formes. Il avait appliqué tout son génie à nous
faire oublier qu’il avait oublié d’être un génie. Et toute sa
modestie à espérer que les autres découvrent à quel point
65
il est formidable, quand même. Tous les matins, Guillon
gouaillait après Sophia Aram. Triste spectacle que cette
indignation de symbole de la gauche molle, se réfugiant
dans la métaphysique du rire pour ne pas voir qu’elle est
réduite à ses symboles. Morale moralisante et
moralisatrice au petit-déjeuner. Morgue et mépris en
marmelade. D’épaisses tartines. Au sel caustique. Avec
des huîtres pour la coction. Ça, de la vertu, Stéphane en
avait à revendre. Alors, songeons, à lui qui ferraillait
chaque jour avec plus de vigueur, combien plus
scandaleuse dut lui sembler sa mise au vert ! Car il fut mis
au vert. Pauvre Guillon. Plusieurs années maintenant
qu’il s’est fait limoger. Viré de France Inter. Comme un
malpropre. Sans un adieu. Viré comme Poivre8 l’avait été
de sa niche à TF1. Mais l’homme, floué, n’entendait pas
en rester là. De Poivre son aîné, il emboiterait le pas.
Aussi ne fut-il jamais aussi présent sur les plateaux télé
que depuis sa mésaventure. Le peuple aime les victimes.
Les chaînes aussi. Elles font de l’audience. Donc bis
Guillon. À toutes les sauces. Tous les horaires. Encore,
toujours, dans toutes les émissions, on se tapera du
8
Poivre d’Arvor, aussi connu sous l’acronyme PPDA,
obscur présentateur télé, plagiaire récidiviste et
affabulateur rendu célèbre par son duplex exemplaire
avec Fidel Castro, et qui ne dira jamais assez sa liesse
d’avoir été spolié de sa sinécure par l’égérie d’un mois
d’un certain Sarkozy. Disgrâce qui n’avait rien à voir,
évidemment, avec la solde mirobolante qu’il exigeait
impérieusement des actionnaires de TF1.
66
Guillon. Les meilleures blagues sont aussi les plus courtes.
Guillon, lui, se complaît dans la durée.
La rancune donne des ailes. Son éviction de France
Inter mènerait Guillon tout droit au septième ciel. C’était
là l’occasion rêvée de forger sa légende. De se faire
mousser d’un plateau l’autre. De se poser tout à la fois en
champion de la vérité, et en victime du « Grand Complot
présidentiel » (lui aussi ? Diantre !). Ne pas sous-estimer
les forces du malin. Ne jamais prendre à la légère les
attaques des zoïles, de l’extrême-droite au cul serré, de
l’ultra-gauche pète-sec, des lefebvristes haineux, de la
racaille obscurantiste qui grouille, des Illuminati de
Bavière, des reptiliens mussés dans les hautes sphères, des
extrémistes de tous poils de barbe. Ne jamais prendre la
synarchie de l’ombre pour de la gelée de myrtille.
L’Élysée au bras long. Le trublion avait sa fenêtre de tir.
Un peu surexploité, mais il faisait avec. Il ne manquait
jamais une opportunité de désigner le Château pour
responsable de sa mise au pas. Ses revers de fortune,
confessait-il, ne doivent rien au hasard. Il ne fallait rien y
voir que la condamnation ab irato de ses audaces
mercuriales ; soit la confirmation de son impertinence. Il
ne faisait aucun doute que ce Galilée du rire déplaisait en
haut lieu. Lui seul avait su tenir tête. Il était le scrupule
dans la chaussure des éminences, l’épine morale dans la
conscience du roi. Trop loin. Guillon était allé trop loin.
Où France Inter ne pouvait plus le suivre. L’esprit qu’on
veut avoir gâte celui que l’on a. Les « yeux de fouine »
d’Éric Besson, les « compulsions lubriques » de
67
Dominique Strauss-Kahn et toutes ces pasquinades
étaient des syrtes inextricables. Il avait dépassé les
bornes ! Était devenu dangereux. Il en payait le prix. Rien
d’étonnant à ce qu’il fut destitué, par lettre de cachet, à la
demande expresse du président lui-même. C’est ça ! Juste
retour des choses. Tragique destin que celui des héros…
On se rappelle d’une pièce de Thomas Berhnard, Un
peu commode, dont le protagoniste, un
dramaturge, avait pris le pli de loger une balle entre les
yeux de chacun des spectateurs qui – selon lui – riaient à
contretemps. Plus un applaudissement lors du baisser de
rideau. Tout le monde avait été refroidi. On doute que ce
soit là ce qui soit arrivé à ce pauvre Guillon. Son éviction,
redisons-le, ne devait rien à ses audiences, rien à
l’hémorragie de ses fans : encore faut-il qu’il en ait eu.
Après avoir perdu ce qui lui restait d’auditeurs, Guillon,
mutin (de Panurge), quitte France Inter, s’emporte et
prend la porte avec son collègue Porte. La suite est moins
glorieuse. L’homme n’y va pas par quatre chemins.
Immédiatement, et sans rancune, il traîne son employeur
devant les tribunaux, menace de boucaner ses ondes et de
faire un scandale. Puis le contraint à lui verser la
rondelette somme de deux-cent mille euros pour
« préjudice moral » – le même Guillon qui, faut-il le
rappeler, se répandait en admonestations contre l’avidité
des spoliateurs véreux dans la lignée des François-Marie
Banier. Deux-cent mille tunes, c’est certes moins que
pour Bernard Tapie, mais déjà suffisant pour se payer le
luxe de chatouiller le blanc des lustres avec les mamies du
auteur
68
seizième. Largement de quoi s’offrir, quand le vent
tournera, un beau haras en Normandie, avec chevaux et
toute la panoplie, pour y caser femelle et gosses. Deuxcent mille tunes, à ce prix-là, l’éthique devient une faute
de goût. Après avoir bataillé ferme pour les obtenir, ces
deux-cent mille euros, Guillon obtient gain de cause et ne
manque pas de se dire « insulté que la radio aille perdre
autant d’argent et d’auditeurs pour faire taire un
humoriste ». Aujourd’hui France Inter double ses plages
de pub pour rembourser Stéphane Guillon. De cette
péripétie, nulle trace, bien sûr, dans ses autofictions. Rien
ne donne moins envie de voter à gauche qu’un humoriste
de gauche…
Chow-chow les marrants ! « Riez ou vous êtes
sarkozyste ». Il est des humoristes qui, faute d’être
inventifs, tiennent leur chronique comme un couteau de
boucher. Des humoristes dont les tirades sonnent comme
des prises d’otages : « Riez, bon peuple, ou bien vous êtes
fascistes ». Petit chantage dont notre diable en boîte est
des plus coutumiers. Alors on rit, mais jaune. Comme
l’employé aux blagues de son patron. C’est le rire de radio
(le transi se tord). C’est la French rigolade. Derrière
lequel il court, notre Guillon, il court il court notre furet
(contrepèterie). Il court derrière ce rire qu’il feint
d’interpréter comme un satisfecit. Qui nourrit son ego.
Ce rire de circonstance – obligatoire – qui est au sketch
radio ce que l’exhibition annuelle du myopathe baveux
est à la levée de fonds du téléthon. Beaucoup de morale à
terme, mais peu d’idées. L’une compense l’autre. Ce
69
terrorisme intellectuel qu’il sème ainsi à France Inter,
Stéphane Guillon en a d’ailleurs conçu le prolongement
journalistique pour les lecteurs du quotidien Libération
(qui n’en demandaient pas tant). À sa palette de
compétences, déjà fort nuancée, s’ajoute alors celle du
folliculaire. À la faveur d’une de ces transfigurations dont
il a le secret, le « journaliste de complément », selon la
belle formule de Porte qui conçoit en ces termes la
vocation de l’humoriste contemporain, s’est converti en
libelliste héros de la vérité. Un « humoriste de
complément », comme sont « complémentés » les
aliments dopés (alicaments). Le journalisme, mais en plus
drôle. Et sans la déontologie. Un nouveau paradigme. On
en pensera ce qu’on veut ; au moins a-t-il cet avantage de
ne pas tergiverser lorsqu’il s’agit d’identifier les camps.
Guillon, et c’est peu dire, ne se voit pas comme un
mégalomane hâbleur et suffisant. Guillon personnifie le
Bien. Il est du bon côté. C’est la logique subtile du tout ou
rien : l’ennemi de mon ennemi ne peut qu’être un ami.
Être l’ennemi de Guillon, c’est donc être l’ami de
l’ennemi. Ne pas soutenir Guillon, c’est basculer
mécaniquement, séance tenante, dans le camp de la
réaction. On ne peut donc en aucun cas se le mettre à dos
sans s’attirer la suspicion. On ne critique pas Guillon sans
en payer le prix, le pretium doloris. Les humoristes, face à
la critique, manquent sérieusement d’humour.
Pourquoi d’ailleurs, voudrait-on critiquer Guillon ?
Pourquoi lui davantage qu’un autre ? Il n’est pas pire
qu’un autre. La rouspétante critique rétorque à cela qu’il
70
n’est en rien meilleur qu’un autre. Guillon n’a qu’une
valeur d’exemple, c’est un modèle, mais c’est le plus
achevé. Derrière Guillon, il y a l’« esprit Guillon ».
Guillon n’est pas seulement Guillon, mais bien au-delà,
un prototype. Il est l’être accompli, standardisé, du
redresseur de torts. L’inspirateur de toute une caste
d’humoristes de combat (sur le modèle des chiens de
combat) qu’à travers lui, les scrogneugneu veulent
esquinter. Ces humoristes se définissent par un ensemble
de caractéristiques qu’il est loisible de relever. Il y a des
signes qui ne trompent pas. D’abord, les cibles. Toujours
les mêmes. Les gens « objectivement risibles », dont il est
peu probable qu’ils soient clients de France Inter. C’est
donc le pape et, derrière lui, la catholicité. Le pape
lubrique et pédophile. Dommage ! Si pédophile il faut
chercher, on en trouvera aux abonnés présents. Le
pédophile du jour vient à l’instant de quitter le plateau.
Pourquoi chercher au Vatican ce qu’on a sous la main ?
C’est donc le pape, mais également ses ouailles : des
chrétiens attardés, tous plus grégaires les uns que les
autres. Songeons qu’ils luttent contre le mariage gay !
« Non mais, allô, quoi ! » comme dirait Nabila. Lors même
que la Belgique, si progressiste, débat déjà de l’euthanasie
active pour les mineurs. Tête de gondole et tête de Turc,
la tête à claque Christine Boutin sera parfaite dans le rôle
de l’épouvantail. Elle n’a jamais déçu. En ligne de mire,
on fond encore sur le basané louche. Le musulman de
banlieue, pas l’émir du Qatar (parce qu’il finance aussi : à
la radio, on n’a pas de pétrole, mais on a les mires). Le
musulman avec un « m » œcuménique, réduit pour
71
l’occasion à sa triste frimousse de fanatique barbu : ce
terroriste en déshérence, à la galabeya bardée de semtec.
Dissimulé. Expert de la taqiya. Résumons-nous : catho
tradi qui vote à droite, émigration qui ne vote pas. On a
déjà de quoi faire. On peut faire plus. On peut faire pire.
De toute manière, avec l’antenne en bandoulière, le
chroniqueur est dans son droit. Il a toujours raison. Il a le
dernier mot. « On », tu existes ; « Off », tu n’existes plus.
Qui d’autre au tableau de chasse ? Les ouvriers, les
producteurs, les commerçants, tous ceux qui n’ont pas
l’opportunité ou l’agnation pour faire carrière dans le
secteur tertiaire, et dont le revenu brut ne dépasse pas
celui de leur coiffeur. Le Le-Pen-prolétariat. Cohorte
majoritaire honnie par les CSP plus sans-frontiéristes
parce que le dumping, c’est pour leur pomme et qu’à ce
titre, ça développe vite le sida rachidien du vote Front
National. La « France moisie » disait Sollers. Contre les
mules, on peut se lâcher. C’est de bon ton. Casser du
sucre autant qu’il y en aura. On ne risque pas grandchose : ils n’ont pas la radio. Enfin, les patriotes. Le gros
de la curée, c’est pour les nationaux. Deux races de
nationaux doivent être distinguées au prorata de leur
pouvoir de nuisance. D’une part, la plèbe, la populace.
Des aliénés. Manipulés. Des franchouillards gentils que
l’on peut pardonner parce qu’ils ont forcément une case
en moins, de même qu’en URSS, les opposants ne
pouvaient qu’être des malades mentaux. On sera
complaisants, abjects mais délicats. Puis, d’autre part, les
intellos, les plus abominables, qui accomplissent l’exploit
72
de combiner culture et barbarie. Comme les nazis qui
écoutaient Wagner avant de se rendre au camp. Pour eux,
pas de quartier. Le point Godwin est vite atteint. On
disserte à grande eau sur leur « repli frileux sur soi ». Sur
leur discours « nauséabond » qui nous ramène aux années
30. Pas de liberté pour les ennemis du libéralisme.
Dernière victime : l’humour. Dans tout ce sac de nœuds,
cette lutte à ciel ouvert, l’auditeur exténué a de plus en
plus de mal à débusquer l’humour…
À l’exclusion de ces quelques exceptions, on se
montrera relativement poli. Correct. On sera bienséant.
On prendra soin, autant qu’il est d’usage, d’épargner les
puissants. On ne chatouille pas les dignités sacrées. Y’en a
qui ont essayé. Ils ont eu des problèmes. Patrick Timsit a
essayé. On se souvient d’un one-manchot dans les années
1990 où l’humoriste s’était permis un rapprochement
douteux entre les mongoliens et les crevettes de mer :
« tout est bon, sauf la tête ». Fatale erreur. La métaphore
ne fut guère goûtée par les ligues de vertu (les mêmes qui
donnent au téléthon pour promouvoir le dépistage et
l’élimination des fœtus avariés). Timsit s’était mis toute la
bobosphère à dos. Le comédien, pris de court, n’eut
d’autre choix que de suspendre sa tournée pour un long
pèlerinage dans les maisons de santé. Puni par où
l’humour avait pêché (des crustacés). Il lui fallut faire ses
excuses. Sa pénitence. Il lui fallut beaucoup ramer pour
retrouver enfin les grâces de la télévision publique.
Ramer, chacun sait, c’est pagaie. Se repentir était bien la
moindre des choses. Mais ce n’était pas assez. Encore lui
73
faudrait-il, pour faire sauter le boycott, donner des gages
un peu plus substantiels. Ce qu’il ferait sans tarder, en
s’associant à un plaignant pour monter un rassemblement
œuvrant à dénoncer « la mise au ban des trisomiques » et
à soutenir l’intégration professionnelle des victimes du
syndrome de Dawn. Heureuse initiative. Sans quoi Timsit
aurait peut-être, lui aussi, fini au caniveau. Saqué au
goulag mou de la relégation discrète. Avouons que ç’eût
été ballot. Si bête… D’autant que si son auteur avait eu
juste assez de présence d’esprit pour évoquer des
crevettes grises ou des sardines grillées – entièrement
comestibles – ; voire du cochon, dans lequel tout est bon
(si le cochon est bon), nul doute que la polémique aurait
fait pschit comme un pétard mouillé. Tout ça pour une
erreur d’analogie. Tout autre crangonidé aurait pu faire
l’affaire ; il a fallu qu’il parlât de la crevette de mer ! C’est
dire à quoi tient une carrière. Alors banco : l’excuse et le
mécénat. Longue téchouva. Longue mais payante. À force
d’efforts et de patience, le fils prodigue fut à nouveau
réintégré sur scène. On ne l’y reprendra plus. Dix ans
plus tard, cela va beaucoup mieux, merci pour lui. Son
psy aussi va beaucoup mieux. Même s’il lui semble parfois
que le cinéma n’a jamais oublié. Il n’est pas même
certains que le cinéma l’jamais porté dans son cœur. À
tout le moins, si l’on en juge aux rôles qui lui furent
proposés : tante délurée dans Pédale douce (1995), le
bossu sonneur de cloches dans Quasimodo del Paris
(1999), François Pignon dans L’Emmerdeur (2008). On ne
se sort pas d’une telle opération sans garder des séquelles.
Bref ; il y a des trains qu’il vaut mieux ne pas prendre.
74
Rester à quai, c’est le plus sage. Les trisomiques – bien
plus nombreux qu’on le croit – sont loin d’ailleurs d’avoir
les plus puissants lobbies.
Le rire perd dans l’affaire une grande partie de ce qui
fait son sel. Le rire ébranle, le rire transgresse, le rire se
donne souvent comme l’occasion d’une révélation. Le
rire est une germination quand il réveille des vérités
enfouies ou refoulées. Dieudonysiaque, il est une
soupape. Une communion des invisibles. Un cri de
détresse. Et si le rire n’est jamais loin d’être un sanglot de
l’âme, c’est qu’il en est, peut-être, quelque part, la larme
sèche. L’humour selon Guillon a rompu définitivement
d’avec cet ordre de considération. S’il est un rire
libérateur, il est aussi, surtout, un rire coercitif. Rire qui
contraint à rire, bien que tout sauf incoercible, sous peine
d’exclure celui qui ne rit pas ; rire qui met les rieurs du
bon côté de la force. Et du mauvais ceux qu’il agresse.
Il y a, à cette enseigne, des cibles autorisées ; il y a, à
l’opposé, des listes noires qu’il est vital de maîtriser. Un
humoriste quelconque, sous condition de ne pas ménager
ces intouchables, a toutes les chances de monter assez
vite en gamme. Guillon la respectait, la liste. Mais la liste
à Guillon n’était pas exhaustive. Il est de ces tabous qui
sont des évidences, et que l’évidence même dispense de
mentionner. On finit par les oublier. Une grave erreur !
Plus sectaire que la confrérie de l’oignon, plus secrète que
les raëlliens, plus intouchables que les trisomiques
ichtyocéphales, il était une catégorie à laquelle nul ne
75
peut s’en prendre impunément. Il y avait eu pourtant un
précédent célèbre qui aurait pu lui mettre la puce à
l’oreille. Une sanction jurisprudentielle. Celle d’un
certain Dieudo M’bala M’bala (« odieux-donné »), qui s’en
est finalement pas mal dépatouillé. Tant et si bien que le
comédien, mis à l’index par les médias et brocardé par
nos irresponsables politiques (« cet éructeur haineux est
dangereux pour la république, dixit Alain Touret, député
PCF à l'Assemblée »), est aujourd’hui en tête des ventes
de la billetterie française. Passer du bus à la Main d’Or, il
fallait faire. Une belle « quenelle » de quarante épaulée
(c’est son gimmick breveté). Bien qu’il se puisse que la
quenelle soit son dernier combat. Manuel Valls, l’homme
des primaires qui s’est trompé de vestiaires, celui qui
demandait à ce qu’on lui mette « plus de blancos » pour
parader devant la caméra (et ça veut nous donner des
leçons…), voudrait faire interdire ses « meetings
politiques ». Klarsfeld, Jakubowicz et Cuckiermann sont
sur le coup. Delanoé pousse sa gueulante. Juppé s’en
mêle. Ça sent la cacahouète. Le rideau pour Dieudo. La
circulaire circule chez les préfets, qui doit signer la
seconde mort de l’humoriste. Le ministre de l’intérieur –
« éternellement lié à l’État d’Israël » – reproche au
meilleur comédien de sa génération9 de faire l’apologie de
la Shoah. Tout en étant négationniste (– ne cherchons pas
trop loin. Ce n’est pas la cohérence qui barre au
ministère). Vous connaissez la suite ; nous pas encore.
9
Avouons que la concurrence est rude…
76
Qui aurait pu penser que le sérieux puisse être (mal)traité
avec autant de bêtise, et la bêtise avec autant de sérieux…
Mais n’est pas Dieudonné qui veut, et l’ostracisme ne
sied guère à tout le monde. Un humoriste bien avisé ; un
humoriste prudent doit savoir où il met les pieds. Et
rester dans les clous. Qui veut monter en gamme doit
réduire la voilure. Surtout, se cantonner à la triade du
rire autorisé : cathos, fascistes et musulmans. Mais
l’intrépide Guillon, tel l’abbé de Vilecourt du film
Ridicule, se laissa prendre à sa faconde. La fatuité est
ennemie du bon sens. Loi de Murphy oblige, ce qui doit
être ne peut manquer. Non plus que la pluie en hiver.
Guillon fit un faux pas. Strauss-Kahn fut empaillé. Car du
réseau, Strauss-Kahn était le nœud. Guillon fut mis à
pied. Une faute professionnelle. Un crime métaphysique.
Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable.
Dommage…
Strauss-Kahn. L’ennemi de trop. Chacun est artisan
de son infortune. Guillon avait pourtant œuvré de sorte à
ne viser que la personne, et rien à travers elle. L’individu
seulement, l’individu est exclusivement dans ce qu’il a de
plus superficiel et de plus apparent. Ses incartades, quoi
qu’il arrive, il les lançait ad hominem. Ad personam.
Comme de rigueur, comme de raison. C’est un principe et
les principes ont leurs raisons dans l’habitude. On rit des
gens, non des idées ; encore moins des communautés.
D’où, par ailleurs, la profusion des imitateurs. On imite la
manière, ce qui permet de ne pas érafler le fond, c’est-à77
dire l’essentiel. Guillon était rodé à l’exercice : il excellait
à contrefaire les tics d’épaule de Sarkozy. Alors StraussKahn, ç’aurait dû être du gâteau ! Ce fut une catastrophe.
Guillon avait seulement sous-estimé la puissance
éristique de la reductio ad hitlerum. C’était le pot de fer
contre le pot de terre. Cette même absence totale
d’appréciation des pièges à éviter le rendait malgré lui
capable du pire quand il réussissait pourtant si bien à
éviter le meilleur. Or, le meilleur du pire ne peut pas être
meilleur que le pire du meilleur. Ça ne pouvait être pire.
Peut-être aurait-il dû songer dès le début à d’autres
stratégies. Imitation et évitement étaient dans son
registre et dans ses cordes, mais il en est bien d’autres, de
cordes, toutes aussi dignes d’intérêt. Les humoristes ont
de la ressource. Ils se diversifient.
Bigard, pour ne citer que lui, s’est installé dans un
créneau tout aussi prometteur et bien moins périlleux. Il
a maintenant sa niche et sa valeur refuge : le sketch de
sous la ceinture. Quand Guillon brille par son courage,
Bigard rayonne plutôt par son audace. Son idylle
commerciale avec une marque de « steak hachier » (on
reste ton sur ton) n’a pas le moins du monde entamé son
bagou. Bigard incarne à lui tout seul l’exception
triomphale qui attriste la règle : en France, pays de
l’élégance et du cartésianisme, terre du rationalisme qui
mesure au cordeau le carré de l’hypoténuse de ses
émotions avant que d’oser plisser les commissures (les
Russes sont encore pires), Bigard s’affirme comme un
acteur qui n’a jamais juré que par l’outrance, l’excès en
78
tout – inclus le cholestérol – et l’indifférence crasse à
l’esthétique bourgeoise. Force de frappe à-comique,
l’homme est connu pour ne pas mâcher ses mots. C’est
bien parce que l’humoriste ne recule devant aucune
compromission dans l’idiotie la plus bovine qu’il
découvre sans cesse des paillettes micacées d’humour
auxquelles personne n’avait encore pensé. C’est bien
parce qu’il méprise allègrement la fugitive frontière qui
sépare l’amour gras de l’érotisme du lexique odoriférant
qu’il décroche, tel des uppercuts, des chutes de rein
astrales à vous clouer le chaland sur le fondement.
Prompt à verser dans la scatologie, le culbuto Bigard
oscille sans cesse entre le mâle esprit gaulois et la
pataphysique de volée stratosphérique, chutant parfois
dans le caniveau polaire des comédiens troupiers. Le
rabelaisien Bigard frôle en rase-mottes les sillons de
l’impudeur pour accoucher bravement et sans péridurale
d’une cata-strophe jamais décevante. Un final propre à
faire tarer sur place une couvée de gibbons par télétexte.
L’inspiration ne lui manque jamais. Bigard n’est pas
Guillon pour se faire remplir trente pages de deux
sketches par son épouse, nègre de maison. Bigard sur sa
lancée, ça improvise ; cela peut durer des marathons de
salive. Et tout cela sans toucher un mot de politique. Un
comédien de sa trempe ne fait pas de politique. Pas
comme Bedos, Debbouze ou Jolivet. Pas comme
Coluche ; pas comme Guillon qui, tous, ont en commun
d’être aussi socialistes que Valls. Bigard n’a pas ces
dilections. N’a pas le droit d’afficher les siennes. On ne
lui pardonnerait pas. On peut épiloguer sans crainte sur
79
le « lâcher de salopes » ou la « sculpture d’étrons » frais
émoulus, mais pas sur ses sympathies de droite. Pas sur
son trope catho. Il y a des limites à l’indécence. On sait
pourtant comme ça le démange d’applaudir Sarkozy. Ne
serait-ce que pour lui témoigner sa gratitude pour l’avoir
pris en supplément bagage lors de sa visite au Vatican.
C’était bien, c’était chouette chez lopette. Bigard il a
kiffé, l’after chez Benoît XVI ! Mais non, de toute son
âme, Bigard se tient. Ainsi va sa tournée.
À l’inverse de Guillon qui se destine surtout à la
boboïtude, Bigard en gouaille et en puissance regagne par
la bande les accents plébéiens d’un Patrick Sébastien,
autre idole populaire et pas peu fière de l’être. Une
recette éprouvée autant par la France silencieuse que par
la France visible. Le vulgaire au sens noble, ignoble sens
vulgaire, ça vous remplit les cabarets ! Ça vous garnit les
stades de France ! « La rondelle fait le plein-temps ». En
politique, on marche sur des œufs, c’est nidoreux,
clivant ; mais le sphincter, ça met tout le monde d’accord.
Guillon segmente ; Bigard fédère. Du moins, Bigard sur
scène, paillard à la drôlerie spumeuse, abradante, et
salace. Car Bigard en plateau, c’est une toute autre
paire… Qu’on s’en réfère à sa sortie « inexcusable » sur le
11 septembre, ce jour sinistre où, dans le sillage de
Mathieu Kassovitz et de Marion Cotillard (femme la plus
détestée de France depuis sa prestation scatologique dans
le dernier Batman), il eut l’audace, et le malheur, et la
mauvaise idée d’émettre publiquement des doutes sur la
version biblique des événements (il n’y a pire homme que
80
l’homme qui doute). La dérouillée. Tombereaux
d’insultes. Horesco referens ! Damnatio memoriae ! Mais
Bigard s’en releva, plus résiliant que d’autres. Il retiendra
la leçon. Il a depuis repris sur son registre et continue de
montrer son cul à table. Plus pénétrant qu’un fragment
d’Héraclite, plus radical qu’une page de Georges Bataille,
un sketch stercoraire de Jean-Marie Bigard. Si les
éclaboussures ne vous font pas peur, promis, ça vaut le
détour. Le tropisme du fion, Bigard, Michael Young,
Baffie s’y sont spécialisés. Un fonds de commerce
inépuisable. Sinistre hommage lorsqu’on a touché le fond,
lorsque péter lors d’un banquet devient le comble de la
transgression. La sodomie n’est jamais loin, évidemment,
puisque l’esprit graveleux est commandé par les trous de
balles…
Par Zeus, tirez la chasse ! Il y aurait eu, racontent les
sages, un temps où l’esprit satirique s’alliait d’intelligence.
L’humour était cuisant, voltairien, sardonique ; il se
payait de marginalité. En fait d’applaudissements, il valait
aux faiseurs toutes sortes de complications : exclusion,
ratonnade, ciseaux d’Anastasie. On était loin, alors, des
pédants cacographes et des grimauds de latrine qui
officient quotidiennement sur le service public. Loin des
bifles bénignes dosées à la pipette des libellistes en robe
de chambre, qui font un pas léger, et puis rétropédalent –
de crainte d’en avoir trop fait. Trop de sucre. Nos
humoristes de cour nous ont gâté les dents. Ils n’ont de
cesse que de se renier pour rester dans les grâces des rares
puissants qu’ils mettent en boîte. Ils savent jusqu’où aller
81
trop loin ; et lorsqu’ils vont trop loin, disposent toujours
d’un arsenal impressionnant de bassesses protocolaires
pour rattraper leur coup. Ils sont en cela pareils au gniard
berchu qui vient, par maladresse, d’ébrécher le cristal pur
de l’amour tendre et spontané que lui porte sa mère, et
vient se lover dans ses jupes pour se faire pardonner.
C’est la reconversion de Guy Carlier, le méchant flic,
dans la lèche-Nutella. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il
fut un âge, racontent les survivants, où l’humour corrosif
était sans concession. Lorsque Cioran lançait des Scuds
sur le gotha de son temps, il ne se souciait guère de ses
augmentations de salaire. Lorsqu’Abrose Bierce satanisait
les moralines et les passions mielleuses, la bienséance de
la rombière était à l’évidence le dernier de ses soucis.
Lorsque Léon Bloy incendiait les notables, attendait les
« cosaques et le Saint-Esprit », c’était du fond d’un clapier
mal chauffé, le ventre souvent vide – « mais libre »,
comme eût dit Cyrano. Mais seul. Sans protection, sans
protecteur : sans muselière. De telles passes d’armes
atteignaient rapidement des proportions cosmiques. Il
s’agissait de jeter un pavé de chlore dans la mare glauque
où la croisière s’amuse. De faire valoir, contre les
constipés de la barre, les droits du peuple et du sacré. De
briser sans violence, avec un éclat de rire, les lois de la
camorra, de la conspiration grise. Le rire est une chose
trop sérieuse pour être confié à des humoristes.
Le placardeur d’hier mêlait l’humour et l’héroïsme. Il
bataillait avec ses tripes, tout en ne sacrifiant rien aux
attendus de la foule ; et moins encore à ceux des grands
82
seigneurs. L’animalcule qui, aujourd’hui prospère, est du
genre dérisoire. C’est le prototype du fœtus
bactériologique. Du batracien à tête enflée, monté sur
corps de phasme, exorbité, articulée comme ces caniches
en toc qui dodelinent du chef à l’arrière des voitures.
L’humoriste gondolant genre Yann Barthes dans le Petit
Journal. Un humoriste de bac à sable qui fait son trou
dans le conformisme et l’assurance sans risque. Qui
cherche à réussir, tapine pour se ménager une place sous
le soleil des spots. Qui exige un emploi avec les
prestations sociales et tout le tuttim des garanties. Plus les
bonus. Et la prime à la cuisse. Qui fait ce qu’il faut pour.
Il discute le contrat, c’est son bout de gras ; il fréquente le
beau monde et il le fait savoir. Un humoriste qui donc se
paie de mots, se paie ses auditeurs et se les paie
grassement. Lui-même, grassement payé, a très peu de
chances de n’écoper jamais d’un éventuel contrôle fiscal.
Être en cheville avec les huiles ; avoir les poches et les
chevilles enflées, les chaussettes rouges ; accepter l’offre
et les pots-de-vin ; céder le pas et prendre l’escalier ;
surtout, rester dans les petits papiers de la bande : le
quotidien vaseux des nouvelles têtes d’affiche. Ils y ont
tous trempé. Mais bien sûr, pas Guillon. Guillon ne
mange pas de ce pain-là. Guillon, d’après Guillon (« autos
épha »), une source sûre d’elle-même, serait bien le
dernier à ne pas en manger. La preuve par l’éviction.
Strauss-Kahn et pairs, plus Sarkozy : une mauvaise main.
Pas glop. Guillon jouait de malchance. C’en était plus
qu’il n’en fallait pour déquiller le sniper. Pour l’extrader
hors de son belvédère. Pour le conduire vers la sortie.
83
Exit Guillon. « Ils meurent jeunes, ceux que les dieux
aiment »…
Il faut donc croire – il faut donc croire – qu’avec
Guillon, la résistance perdait la tramontane. La résistance
courait maintenant dans tous les sens comme un poulet
sans tête. Plutôt, comme un cafard, un cancrelat, capable
de survivre neuf jours sans sa tête. Ou comme un
footballeur : toute sa carrière. Guillon viré, c’est la pensée
elle-même qui sombrait avec lui. Guillon viré, c’est aussi
France Inter qui dévoilait son vrai visage, qui tombait le
masque de la duplicité. Une station peu connue pourtant
pour cultiver son allégeance au sarkozysme. Mais les
radios n’ont pas de scrupules : elles sentent les vents
tourner (les garagistes disent « l’attraction à vent »). Il
n’en va pas différemment des grands médias papier, de
référence autant que de révérence. Virer Guillon fut leur
plus grande erreur. Ils l’apprendraient à leurs dépens. En
attendant, qu’importe. Bon prince, Guillon pardonne. Il
est comme ça. Auguste et magnanime. Guillon n’a pas de
ressentiment : il n’a que du talent. Et du courage. Guidé
par son courage et son talent, Guillon se fera donc fort de
traduire sa radio devant les tribunaux. Ne jamais décevoir
un humoriste placé. Ça le rend agressif. D’autant que
Guillon n’était pas homme à se laisser spolier. Il ferait de
son pire. Cet esprit libre persécuté ne lâcherait pas
l’affaire. Le système le rejette ? Qu’à cela ne tienne. Jean
Moulin, lui, n’a pas cédé. Guillon ne cédera pas. Gare aux
éclaboussures.
84
Mêmes causes, mêmes conséquences. Le Panthéon ?
Le Panthéon. Et en grande pompe ! Les grands médias de
la « gauche gauche » sont solidaires de Stéphane Guillon.
Ils se l’arrachent. C’est un spectacle à lui tout seul.
Partout, sur toutes les chaînes, on lui tresse des
couronnes. On le couvre de fleurs. C’est un déluge de
fleurs. C’est une débauche de fleurs. Stéphane Hessel
n’aurait pas mieux, même pour son enterrement. Mêmes
causes, mêmes conséquences, disions-nous donc.
Héroïque jusqu’au bout, Guillon a mérité sa place au
panthéon de la petite lucarne. Une concession d’honneur.
Avec, dans les habits de Malraux, l’ex-chemise noire
publicitaire royaliste trash et (lui aussi) plagiaire
récidiviste Thierry Ardisson. Flairant l’aubaine, le
commensal de la maison-mère Canal s’éprend de Guillon,
prend Guillon sous son aile. Adoube Guillon. En fait son
chroniqueur. Le chroniqueur ? Succédané du polémiste,
le chroniqueur incarne une entité complexe, au rôle mal
défini mais désormais indispensable. Il est à l’émission ce
que la gargouille est à la cathédrale : tout à la fois ce qui
se voit le plus et ce qui compte le moins. Guillon se voit
beaucoup. L’une de ses qualités – nombreuses – qui lui
vaudront son moment de gloire et, bien évidemment, ses
quarante mille euros d’émoluments bien mérités, comme
d’autres auparavant, et comme d’autres après lui. Guillon
nourrit de fait une grande estime pour son argent, et
Ardisson le sait mieux que quiconque : on n’attire pas les
mouches avec lésine et du vinaigre. Quant à l’empreinte
écologique de l’humoriste, cela ne devrait pas poser plus
de problèmes que cela. Faut dire qu’après Baffie, on peut
85
tout recycler. Surtout lorsque c’est sulfureux ou que « ça »
prétend l’être. Avoir l’arme de guerre chez soi permet
déjà de ne pas l’avoir en face. Deuxième effet Kiss Cool :
ça donne des airs canaille. Bon pour l’image. Guillon
serait un produit d’appel. Puis il était télégénique, et
canal-compatible. Dans le ton et dans le format. Il n’y
avait pas à tortiller : ce devait être lui. Guillon ne pouvait
qu’aboutir dans le prime time. « Entre ici, Guillon, avec
ton terrible cortège ». Oui, entre donc, cligne Ardisson,
pour une tribune hebdomadaire dans l’émission du soir,
dans Salut les Terriens. Car, sur Anal, non ma bonne
dame, on ne se défile pas. On les enfile. On oublie un peu
vite, entre deux portes, que c’est ce même Anal qui
diffusait quelques semaines auparavant « Un an avec
Strauss-Kahn »…
Généralement, les qualités s’affinent avec le temps.
Guillon fait mentir le proverbe. Les mauvais plis
seulement s’affirment au lieu de s’estomper. Deux ans
maintenant que Guillon rumine sa mise au vert.
« Rentabilise » serait un terme plus approprié. Rien que
de très commun. Il se conforme en cela à la recette des
éditeurs « malins », conviant les vedettes du moment à
faire parler leur mélanome (cf. Patrick Sébastien), leur
deuil (cf. Michel Drucker), leur mycose vaginale ou leur
psychanalyse en pondant coup sur coup des livres de et
sur commande (le nègre est compris dans le forfait). La
mise au pas de Guillon fut pour lui l’occasion de publier
cinq livres. Cinq livres, tous plus condescendants les uns
que les autres, et de moins en moins drôles, pour un
86
public de niche. Jugeons sur titre : depuis On m’a
demandé de vous calmer jusqu’à On m’a demandé de
vous virer en passant par Jusque-là… tout allait bien !
(jusqu’à ce qu’on ait demandé de le virer) et par,
évidemment, Stéphane Guillon aggrave son cas ; tout cela
pour ne rien dire de son petit dernier, Je me suis bien
amusé, merci ! (comprendre : « vous ne savez pas ce que
vous perdez »). Cinq livres écrits à quatre pieds (car
l’épouse tache : elle taffe ; il touche. « Le stylo, c’est la
femme », aurait écrit Buffon) comme un bêlement de
thrène, parce que ça claque d’être une victime au XXIe
siècle. Cinq livres victimaires qui sentent bon l’insolence,
la dissidence en charentaises. Tant pis si tous n’apprécient
pas : tant qu’on en parle, il est content. Vient l’heure de
faire les comptes. Total tout content, donc : cinq livres,
un Pentateuque, deux cent douze mille euros (plus
quarante mille par mois), une place chez Ardisson. Sacré
rebond de carrière ! Une sortie magistrale, vraiment. On
a connu martyrs plus opprimés.
87
Chut ! Mieux Voltaire
Dicebamus hesterna die, « nous disions donc hier »10
que le grand public (avant Guillon) n’en était averti du
tout, des frasques de DSK, et donc n’en valait qu’un. Le
petit peuple des médias en valait deux qui, lui, n’en
perdait pas une miette. Et ce n’était pas de la dernière
pluie. Il y avait belle lurette que la classe journalistique
bruissait de ses extravagances ; moins, en substance, de
ses liaisons dangereuses et rétribuées, ou de ses
excursions dans les clubs échangistes parisiens dont les
RG ont noirci leurs carnets, que de ses antécédents ;
Tristane Banon en 2002, Aurélie Filipetti en 2008,
Piroska Nagy, la même année. On le savait du genre à
dégainer sa verge plus vite que son cerveau. Strauss-Kahn
s’était construit un plan d’extase d’une drue virilité,
mettant en scène de niaises pucelles qu’il pourvoyait en
Nesquick blanc contre services spéciaux. S’il y a des
casiers vierges, le sien avait dû faire quelques tournantes.
Les taupes de l’Élysée avaient leurs albums pleins. Plein
comme des Panini. Plein de sex-tapes, d’abord. De
séquences chocs prises à la dérobée d’un Strauss-Kahn
rutilant comme un cochon, surpris en plein ébat,
grommelant des invectives pour se donner plus de cœur à
l’ouvrage. Plein de maîtresses aussi. Visions furtives de
10
Pour citer Luis de Léon, clerc érasmiste du XVIe siècle,
reprenant sa leçon à l’université de Salamanque après une
courte interruption de cinq années de prison.
88
tas de grosses femelles aux jambes interminables, vêtues
d’amples melayas noires pour conserver, sinon leur
dignité, du moins l’anonymat. Des filles de rien prise sur
un bord de route. Des nymphes de vernissage. Des
oiseaux de nuit qui en ont vu passer. Des bourgeoises
profondément lasses aux formes décaties. Des officielles,
des officieuses, des mûres et des moins mûres. Pour tous
les mauvais goûts.
Cela tombait bien : Strauss-Kahn les avait tous, les
goûts – et les dégoûts en prime. L’un ne va pas sans
l’autre. Le luxe engendre la luxure comme le confort la
décadence. On ignore tout – et c’est tant mieux – des
fantasmes alités de ceux qui mènent la danse ; mais l’on
peut sans grand risque de se tromper, songer qu’avec les
chevilles et le pouvoir se distend l’imagination, celle-ci
tendant inexorablement à accoucher de scenari un iota
plus sophistiqués que les mises en scène de base de
travailleurs manuels à la pilosité hirsute et à la
corpulence trapue. Photographies, carnets, bandes
magnétiques audios et vidéos, Blu-ray, les RG avaient
tout. Voir trop. Assez pour couvrir un département entier
d’archives et de serveurs. De quoi ouvrir un vrai musée
de l’horreur, une effarante galerie des monstruosités.
Strauss-Kahn était verni. D’emblée disqualifié. Un
nombre impressionnant de casseroles tintaient sur son
passage. Suffisamment pour que Sarkozy jugeât pressant
de le nommer au FMI. Le président tenait ainsi StraussKahn par les roupies. À tout moment, il pouvait ressortir
les meilleures feuilles. À tout moment, achever son
89
adversaire. Il aurait pu, si seulement DSK ne s’était luimême chargé de sa mise en bière. Trop tôt. Car si
mauvais timing ne travaillait pas aux intérêts de l’actuelle
présidence. D’autant que Sarko n’aime pas beaucoup
lorsqu’on lui grille la politesse. Nous y reviendrons.
On n’est jamais déçu d’entendre ce qui se dit (car
« l’oreille est hardie »), ce qui s’espionne (même l’œil
écoute, dit Paul Claudel) ; surtout, ce qui se tait parmi les
journalistes : les « allusions perdues ». L’information dans
les silences les rendait tous complices. Complices de leur
silence. Et mal à l’aise. Tension palpable, secrets
visqueux, non-dits. Curieux métier que celui de
journaliste où l’on passe la moitié de son existence à mal
parler de ce que l’on ne connaît pas et l’autre à taire ce
que l’on sait. Le principe était posé, et il n’était pas
négociable. Il était inspiré d’une vieille pratique, courante
chez la grande muette. L’état-major français avait
effectivement compris bien à l’avance tout l’intérêt que
l’armée en corps pouvait trouver à censurer les lectures
du soldat. L’information écrite distribuée par bulletin lors
des missions de longue haleine est aujourd’hui encore
scrupuleusement purgée de toutes les mauvaises
nouvelles. Plus particulièrement chez les sous-mariniers.
C’est qu’on ne peut pas se permettre d'avoir des
dépressions à bord. Dans les deux sens du terme. Idem
pour les médias. Aussi surveillait-on à ce que le
journalisme français ne franchisse jamais le pas de la
chambre à coucher. Bien trop de recrues dormaient sous
la même couette que les acteurs politiques – ça ne devait
90
pas se savoir. Mieux valait taire que de se carboniser. On
taisait pour les autres ; les autres taisaient pour on. Juste
retour des choses. L’effet pervers étant évidemment que
plus on censurait, plus s’allongeait la liste des curieux. La
rétention de l’information n’est plus seulement
anachronique à l’heure de l’Internet : elle est son pire
ennemi. Elle fait elle-même la promotion de
l’information à prohiber. C’est l’« effet Barbara Streisand
», du nom de cette vedette américaine qui croyait
opportun de contenir la divulgation des photos aériennes
de son domaine de villégiature en faisant retirer celles-ci
du « réseau des réseaux »11. On parle aussi fort à propos
du « paradoxe du Flamby ». Leçon du même tonneau.
Empêcher la publication ou le partage d’un document
quelconque est aussi pertinent que de frapper du plat de
la main sur un bumper en gelée pour le faire disparaître.
11
Voir également, entre autres exemples de
jurisprudence, les cas de l’« insecticide tueur de chat » par
Fulgator l’apothicaire ami des bêtes, les shooting de
vacances en maillot de bain de l'ambassadeur de France
Boris Boillon (gaufré depuis pour détournement de
fonds), les clichés peu avantageux de François Hollande
en déplacement dans une école lors de la rentrée de 2013
(la photo officielle n’est pas beaucoup plus « classe ») et,
bien évidemment, les sites miroirs de Wikileaks,
proliférant comme repoussaient naguère les têtes coupées
de l’hydre d’Héraclès sous les attaques coalisées de la CIA
et du complexe militaro-industriel soucieux de son image
de marque.
91
Beaucoup savaient qui ne voulaient rien savoir.
Beaucoup, durant toutes ces années, voulurent faire mine
de n’avoir rien senti. Mais l’ignorance jamais ne dure
éternellement. Tout finit par sortir, pas du meilleur côté.
C’est comme une flatulence dont on tenterait de
s’abstraire pour ne pas embarrasser l’artiste dont on sait
tous pertinemment qu’il s’appelle Dominique et qu’il
écrit l’organigramme. Clause du silence, fragile, tant ils
peuvent être lourds, et persistant, embarrassants parfois,
tous ces mystères irrévélés. Les gens-bons bâillonnés
frisaient le cas de conscience. Sans doute arrivait-il à
l’occasion que le petit stagiaire, la gueule enfarinée, brise
par mégarde la conspiration. Alors, c’était l’effervescence.
On essuyait des pluies acerbes, des retombées ragotactives critiques. Messes basses et chuchotements fêlaient
durant des semaines l’épais mutisme de rigueur. On
susurrait dans le toutou-Paris. Couraient continuellement
entre les murs des rédactions d’incessants bruits de
couloir, des borborygmes de chasse d’eau. On appelle ça
des fuites. Les poètes disent des « clapotis sur l’onde »,
mais c’est de la même eau. Puis la ruche s’apaisait. Retour
au calme, cela n’allait pas plus loin. C’est qu’il ne s’agissait
pas de se faire mal voir. Les cartes de presse se délivrent
au compte-gouttes. Précieux sésame, la carte de presse – à
renouveler une fois par an – c’est le premier bâillon du
journaliste. S’il veut l’avoir, il doit la mériter. Il doit
donner des gages et faire parfois, souvent, des
concessions. Certains sujets ne doivent pas être abordés.
D’autres le doivent absolument. Strauss-Kahn ? Un cas
92
limite. Ses mœurs, on n’y touche pas. Y’a le Bnaï Brith
qui veille au grain. Son personnage en revanche, StraussKahn « présidentiable », c’est une tout autre histoire.
Mais à construire. À tricoter comme une mythologie. Un
Strauss-Kahn d’Evhémère, fictif mais convaincant. C’était
– et l’on y revient – la tentative d’Anal : « Un an avec
Strauss-Kahn ». La camorra : un vice caché pour un bien
manifeste.
Qui veut la fin veut les moyens. Alors les bruits de
couloir, les racontars et les ronrons, les brouettes de
ragots, on laisserait ça aux conspirationnistes. On
garderait ses œillères. On n’aurait pas d’ennuis. On
garderait ses œillères et l’on s’en arrangerait. Raison
d’état (de service), les journalistes s’en arrangeaient, the
« eyes wide shut », de crainte d’apercevoir, par la serrure
de Barbe-Bleue, le « sale petit secret ». On censurait. On
caviardait. On admettait que la victoire est à ce prix.
Quitte à friser quotidiennement l’attentat au Blanco
contre la déontologie. Cette rétention d’information valut
bien des déboires à la candide Tristane Banon –
« l’écuyère a cafté » –, qu’on accusa de briser la vaisselle,
de carriérisme et d’affabulation ; qu’on accusa de
chercher le buzz et les problèmes suite à ses confessions
télévisées dans l’émission Faubourg Saint-Honoré.
Strauss-Kahn, alléguait-elle, aurait tenté de la violer. Ni
plus ni moins. Signe de plus que le feuilleton de la suite
2806 n’est pas avare de cliffhangers. L’affaire Diallo
déterre d’autres affaires enfouies dans le silence de la
politicaillerie. Les cadavres sortent de l’armoire. Les uns
93
après les autres. On ne sait encore si c’est du lard ou du
cochon (bien que le lard soit aussi du cochon), mais
bavent déjà les plumes allantes et s’exécutent les patrons
de presse. Comment Banon rendait-elle compte de ces
vicissitudes ? Comment – d’après Banon – se serait
déroulée la scène (et pas que la scène) ? À peu de choses
près, dixit Banon, comme un porno frisé des années
soixante-dix. Banon ne savait pas encore, avant de se
rendre à l’évidence et à l’hôtel Dyel du 13 de la place des
Vosges, qu’il y avait dans la vie des perspectives pires que
la mort, comme passer une soirée avec un DSK en rut.
94
Onan, suspend ton viol
À cette époque, la journaliste prépare un livre. Elle a
besoin d’infos. Strauss-Kahn a de l’info à revendre. Elle
contacte Strauss-Kahn. Prend ses coordonnées, son
parapluie, son rouge à lèvres. Se rend chez lui. Un
sentiment étrange met tous ses sens en surtension tandis
qu’elle contemple, hésitante, la façade haussmannien
noircie de pollution du boulevard Saint-Germain. Tout
son système limbique l’enjoint à se barrer. Mais Tristane
n’est pas femme à suivre son système limbique. C’est une
journaliste. Elle choisit d’ignorer ses signaux corporels.
Elle sonne à l’interphone. Elle monte les escaliers. Sonne
à la porte. « Bonsoir, c’est un honneur de vous recevoir ! »
Tristane est accueillie en grâce par un hôte délicieux.
Elle se repent d’avoir prêté l’oreille aux mises en garde de
ses collègues. Sa rédaction lui avait fait savoir que c’était
un individu aux mœurs « goutteuses » ; qu’avec une si
belle peau, elle devait prendre garde de ne pas se
« furonculer ». C’était une belle plante. C’était tenter le
diable. Comme l’édictait la sagesse populaire, « qui a une
tête de beurre ne doit pas s’approcher du four ». L’alma
mater se désengageait de toute responsabilité en cas de
dérapage. Bullshit ! La jalousie leur faisait dire n’importe
quoi. À ses collègues comme aux sagesses. Strauss-Kahn
était un être délicieux ; il ne ferait pas de mal à une
mouche. Il n’était pas le genre d’homme à s(t)imuler. Il
semblait véritablement prêt à se mettre à table. Elle était
95
là pour ça. Tristane aurait ses confessions. Mais pas le
ventre vide. « Vous aimez le homard ? » les corps aussi,
doivent être satisfaits. En la matière, mieux vaut tourteau
que trop tard. « Mettez-vous donc à l’aise… » Tristane se
met à l’aise.
Le soir est doux et le cadre idyllique – une décoration
très Kirch – invite à la détente. Le couple dîne aux
chandelles et boit des flûtes d’un vin de garde vicennale
qui ne pète pas plus haut que son cru. Tristane au GHB
(la came isole de force). Le Romanée-Conti millésimé lui
rosit adorablement les joues. La marmousette était aux
anges. Au prix de la bouteille, elle pouvait l'être. Son
hôte, lui, était mithridatisé. Il faisait l’échanson, veillant à
ce qu'elle ne manque de rien – et surtout pas d'alcool.
Multiplier les verres de contact : c’était une vieille ficelle
de dragueur en série. Strauss-Kahn a toujours plus ou
moins compté là-dessus. Popeye du petit ballon, StraussKahn tirait sa force des pinards. L’alcool aide à baiser la
garce et à (dé)lier les langues. Il Brouillit les idées. Il lève
toutes les inhibitions. Hâte la promise cuitée. L’amourpropre, la décence, la pudeur deviennent des notions
volatiles au-delà de quelques grammes au litre. L’unique
inconvénient – à l’exclusion de la cirrhose du foie, du
coma éthylique, des trous de mémoire et de la mauvaise
haleine (halitose) – consiste tout entier dans l’expérience
de « gueule de bois » de lendemains de fête. L’alcool
supprime la production d’une hormone spécifique
chargée de la régulation du volume des urines. On évacue
dès lors bien plus que ce que l’on a bu. Le mal de tête
96
n’est rien en vérité qu’un effet céphalique collatéral dû à
la déshydratation. Toute bouteille à son prix. À
relativiser.
À croire que liqueur a ses raisins que le Picon ignore.
Strauss-Kahn, en revanche, n’ignorait rien des bénéfices
qu’il pourrait en tirer. On dit que tout bellâtre a dans son
cœur un cochon qui sommelier. Et puis, c’est le terroir ; il
n’y a pas de mal à prétexter la tradition. Il se pourrait
d’ailleurs que l’appétence qu’ont les Français pour les vins
de table, leur culte du terroir, leur tradition vignoble ;
bref, leurs racines profondément terreuses soient la plus
profonde cause de leur bisbille avec les musulmans
abstèmes. Si ça n’était pas triste, de voir toute une
population se cacher pour boire ! Cependant même que le
sang du Christ et le saucisson tranché sont les mamelles
de la gastronomie française ! Quel trouble-fête avait
jamais imaginé pareille aberration ? Haram, l’alcool ? Le
porc ? Passe pour le porc, Strauss-Kahn n’en mangeait
pas. Cela n’avait rien à voir avec son sémitisme. Les loups
ne se mangent pas entre eux. Mais le Pinard ! C’était
assurément une ruse des islamistes pour se tirer de la
table des gentils ! Une fourberie sectaire qui mettait tout
le monde en délicatesse. Encore une piste à explorer...
Toujours est-il qu’il est d’usage en France que tout se
termine par l’échanson. Tous les moyens sont bons pour
se mouiller la glotte. Chassez le culturel, il revient au
goulot. Une pratique qui s’exporte (alcooliques de tous les
pays, vous n’avez que vos Chénas à perdre). Licheuse,
Tristane se camphre. Tristane sur ses talons perchée ne se
97
fait pas prier. Tristane paiera sa schneck. La bibine filtre ;
bientôt bonne à tirer…
Jusqu’ici, néanmoins, aucun débordement. Parfois,
l’alcool n’y suffit pas. Tout se passe parfaitement bien.
Puis la nuit tombe. Minuit ; il est minuit fretin ! L’heure
des métamorphoses. Une tension lourde envahit
l’atmosphère. Un épais suspens de crabe qui serre la
gorge,
grève
la
conversation,
s’installe
imperceptiblement. Quelque chose a changé dans les
manières de son hôte. Strauss-Kahn semble avoir
décroché. Il n’écoute plus son interlocutrice. Les vastes et
fantastiques conflits qui, un instant auparavant,
bourrelaient son âme munificente semblent avoir disparu
comme par magie. La misère des damnés de la terre, le
nouvel ordre en marche, la mainmise des groupes
financiers sur le destin des masses, le renversement des
puissances exécrées, les enfants de la dalle, l’allégement
de la dette des pays africains, toutes ces vétilles dont
l’entretenait Banon depuis les zakouski, tout ça pouvait
attendre. Mycose toujours, tu m’intéresses ! En ce
domaine, de toute manière, Strauss-Kahn se glorifiait
d’être l’apôtre de l’efficacité tangible. Les lentes
élaborations, les théories savantes althussériennes vouées
à soulager la misère du tiers-monde n’étaient pour sa
gouverne que de sinistres plaisanteries. Et franchement
déplacées à cette heure avancée de la nuit. Trêve de
cabotinage. Ce cinéma n’avait que trop duré. Foin des
préliminaires. Strauss-Kahn n’a plus de souci dorénavant
que de circonvenir cette proie si alléchante dont le
98
décolleté verbeux lui taraude l’hypogastre. Il tremble à la
pensée de posséder Tristane. Se prépare à l’action, tous
ses muscles tendus. Il frétille du derrière comme s’apprête
à bondir le tigre des savanes. Ce soir, le prédateur est de
sortie. Gare au gibier…
Silence. Silence avant l’orage. L’ambiance est
électrique. Tristane n’est plus du tout sûre de son coup.
Des ombres dansent dans la semi-pénombre. Que se
passe-t-il ? Strauss-Kahn est agité, elle le voit bien. L’être
galant de tout à l’heure ne semble plus du tout être la
même personne Il s’était fait une cohérence lugubre
entre ses attitudes « destinerrantes » (Derrida) et la fumée
des photophores. Qu’est-ce qui lui prend ? Que signifie ce
regard ? Tristane a déjà vu ce regard. Il ne lui dit rien qui
vaille. Strauss-Kahn non plus ne lui dit rien qui vaille.
Il… bave !? Il ne se tient plus. Se lève ? Pourquoi… ?
Bondit !?… « Par ici la bonne souple ! » Ah, non ! Ça,
non ! Tristane n’est pas venue pour ça. Ça ne l’empale pas
du tout. Pas question de passer pour une fille facile. Ce
point revenait régulièrement dans les feuilletons à l’eau
de rose qu’elle regardait en boucle pour meubler ses
dimanches. « Lâche mon soutif, connard ! » Une jeune
fille respectable ne devait pas céder trop vite aux avances
d’un baratineur, quand bien même elle crevait d’envie de
passer à la casserole. C’était une règle d’or. « Ma mère ne
t’a pas suffi, foutu kappa lubrique ? » Parce qu’il donnait
dans le trans-générationnel en plus ? Strauss-Kahn avait
décidément le Freud au derrière. Après tout, comme
dirait Sade, l’inceste resserre les liens de la famille. Mais
99
ce n’était pas là une raison. Une carte de vœux aurait très
bien suffi. « Tu ne m’auras pas moi ! Prends ça dans les
valseuses ! » Et bang les valseuses. Mauvaise idée, ça
l’excite encore plus. Et maintenant vite la porte ! Vite
vite sortons-nous de là, se presse la journaliste ! Quand on
n’a pas de taser, il faut avoir des jambes. Tristane panique.
Tristane s’affole. Strauss-Kahn raffole. Strauss-Kahn
insiste ; il prend son air effarouché pour une invitation
paradoxale. C’était mignon. Elle envoyait des signes,
c’était tout vu. Strauss-Kahn est persuadé d’avoir reçu
l’ausweis, un ticket all-access pour son intimité ; un peu
comme ces érotomanes péteux persuadés qu’on les aime.
La petite était décidément chaude comme la braise. Peutêtre un peu trop à son goût. Elle surjouait sans doute.
Que faisait-elle ? « Où cours-tu bacille ? » Quo vadis ?
Aux champignons. Banon s’esquive. Détale sangria gare.
Elle tourne les talons et file vers la sortie. Tristane
parvient, au terme de son périple, à prendre la clé des
champs. Sauvée ! Banon s’en est tirée. Elle s’est tirée –
elle ne l’a pas été. Et sans un cri. On saluera l’exploit –
c’est ce qui s’appelle avoir du savoir-vivre. Moralité :
n’appelez pas à l’aide la nuit, vous pourriez réveiller le
concierge.
Et « merdre » ! disait le roi Ubu. Saké nom de Dieu !
Cela n’était pas son jour. Esmeralda s’échappe entre les
doigts de Frolo. Banon partie, le chasseur de-prime. Seul
au salon, la biroute déballée, un Strauss-Kahn ithyphalle
digère sa déconvenue et ses œufs d’esturgeon. Minable,
planté devant son écran plat à cristaux liquides, l’animal
100
triste contemple désolé son appartement vide. Il était
arrivé à ses pénates avec une foutue trique. Une atroce
érection qui ne voulait pas partir. Chaud chaud. Il ne
désirait rien plus que de s’enfiler sans plus tarder la petite
blonde (une Kronenbourg). Il avait tout prévu, jusqu’au
moindre détail. Il s’était commandé cinq films en pay–
per– view, dont trois pornos et deux classiques des frères
Cohen. Il avait tamisé les spots. Sorti le grand jeu et les
bougies. Sertie sa table avec des boutons de rose. Il s’était
aspergé de phéromones et de jus de couilles de
campagnols. Puis il avait un important atout : ses
confessions. Tout plein de confessions sous la couette à
faire à la petite Banon. Elle était là pour ça. Ce serait un
bon lancement, un plus pour sa carrière. Strauss-Kahn
était tout prêt à les lui réserver. Mais ce serait donnantdonnant – « win-win » dit-on dans le monde des affaires.
Rien n’est gratuit. Tout se mérite. C’est le protocole. Le
protocole voulait qu’il dormît « au bord d’elle ». Et à dada
sur libido ! Si tu ne couches pas, tu paumes-le-rôle. Les
abstinents ont toujours tort. Il n’y a que le premier papa
qui coûte ! Et voilà pas qu’à l’instant même où DSK
s’apprêtait à palper ses honoraires, la petite Banon jouait
les collets montés ! Comme ça. Elle le refroidissait. Elle
prenait la tangente. Disparaissait sans un au revoir en lui
laissant une note de mille euros en champagne, homard
et Fred. C’était elle qui l’avait baisé. Elle l’avait bien
baisé. L’alliciante fille s’était taillée. En voilà des
manières ! Ce n’était bachique de sa part. Ce n’était pas là
une façon honorable de traiter le futur maître du
monde…
101
Déconfiture de prude. Banon non plus n’avait pas
digéré les avances de Strauss-Kahn. Banon avait passé une
excellente soirée, mais ce n’était pas celle-ci. Elle n’avait
cependant pas renoncé à terminer son livre. Bien au
contraire. Elle était ressortie de cette aventure plus forte
et motivée que jamais. Remontée comme une horloge
suisse, la journaliste s’était attelée sans plus tarder à
redresser sa ligne éditoriale et s’était remise à plancher en
redoublant d’ardeur. C’était devenu une affaire
personnelle. Banon avait bien l’intention de régler ses
comptes avec son agresseur. Elle avait contacté dès le
lendemain son éditeur pour lui faire part de sa nouvelle
politique. Son livre serait un best-seller. Un best-seller a
plus d’impact sur l’opinion que n’importe quel procès.
Ticket d’entrée sur les plateaux de télévision, l’ouvrage
serait mis sous presse quelque mois plus tard sous la
rubrique
« essais »
des
éditions
Carrière.
Malheureusement pour la naïve Tristane, le manuscrit
avait été tronqué. Vidé de ses passages un peu trop
sulfureux. La faute aux épisodes qui ne passaient pas, le
comité de lecture ayant apparemment jugé sans intérêt
son interview fiasco au domicile de l’intéressé. Du
« surérogatoire ».
« Chapitre
dispensable ».
« Sans
importance », qu’elle s’est entendue dire. Surtout, qui
détonnait par trop d’avec la teneur laudative des autres
hagiographies dédiées au socialiste. Il n’était pas crédible :
il était infâmant. Donc diffamant. Donc superflu. Le
comité de lecture n’a donc pas eu beaucoup de scrupules
102
à le caviarder sec. Oubliant un peu vite ce que disait le
Docteur Freud sur le retour du refoulé…
Car Freud n’a pas écrit que des âneries. Hon-hon,
croyez-le bien. Qu’il poutre sa belle-sœur, qu’il dédicace
au duce12, respire la cocaïne, spécule sur ses tarifs comme
un Gobseck et charcute ses patients (et tout ça dans la
même journée) ne l’empêche pas de caresser parfois le
poil soyeux d’une vérité. Quoi qu’en ait dit Onfray. Voire
donc dans le rétroviseur. Nous sommes en 2012 après J.C. 10 ans se sont écoulés. Assez pour qu’il y ait
prescription. Et c’est alors seulement qu’éclate le BanonGate. Ancienne affaire ressortie des cartons qui, pour les
socialistes, tombait au pire moment. Comme le notait
Chirac, désabusé, les emmerdes volent en escadrille. C’est
comme le papier cul : on tire une feuille, il en vient dix.
On avait cru l’orage au niveau sept sur l’échelle Bew. On
avait cru qu’on ne pouvait pas faire pire après l’affaire du
Sofitel. Le pire était à venir, et n’est jamais en dette sur sa
réputation. Ainsi Banon remettait le couvert. Elle
repassait les plats. Elle relâchait son fiel trop longtemps
jugulé. Les petits cailloux ont cette fâcheuse tendance à se
glisser sous les chaussures sans savoir comment faire pour
en sortir. Face à ces nouvelles charges, les grands relais de
la Pravda auront tôt fait de choisir leur camp. Aucune
12
« À Benito Mussolini, avec le salut respectueux d’un
vieil homme qui reconnaît en la personne du dirigeant un
héros de la culture ». S. Freud, A. Einstein, Pourquoi la
guerre ?, 1933.
103
remise en cause. Tous, cavaliers, étincelants de zèle, se
rangent aux côtés de l’homme le plus puissant du monde.
Tous les journaux. Tous les canards. La presse est tout
entière aux mains des Strauss-Kahniens…
Toutes ? Non ! Car une petite rédac’ peuplée
d’irréductibles chroniqueurs résiste encore et toujours à
l’orthodoxie. Une seule ombre au tableau. Un cygne
noir : l’Express. Pourquoi cette exemption ? En temps
normal, l’Express aurait jappé avec la meute comme le
cabot dressé qu’il est. Son directeur, Christophe Barbier,
serait-il moins européiste et Strauss-Kahnien que les
autres ? Ce serait un scoop. Les faits sont moins tordus.
Rasoir d’Ockham oblige, l’hypothèse la plus sobre a
toutes les chances d’être la bonne. On comprendra peutêtre mieux cette défection en suggérant qu’elle relève
moins d’une posture idéologique que d’une inimitié
privée. Barbier n’aime pas Strauss-Kahn. C’est viscéral.
Rien de collectif. C’est personnel. En fait, Barbier n’est
autre que le père d’un plaisant godelureau qui s’était
entiché quelques années auparavant d’une certaine
Célimène nommée Anne-Caroline Banon, Tristane
Banon de son nom de guerre, jeune journaliste
relativement taiseuse quant à sa vie privée, en quête
d’estime, d’amour et de soutien politique. Barbier aura
manqué de peu d’avoir pour bru l’une des premières
victimes du loup-garou de Doyle. Banon, ç’aurait pu être
la famille. Déshonorer Banon, c’était un peu déshonorer
Barbier. Déshonorer Barbier, c’était déshonorer l’ Express.
104
Et ça, c’était vraiment très très inélégant. Il le ferait
savoir.
Un coup dans l’eau. Le nombre fait la force et Barbier
était seul. Il prêchait dans le désert. Fort heureusement
d’ailleurs, pour Dominique Strauss-Kahn. On peut
considérer qu’inversement, les gargouilles médiatiques
ont toujours balayé derrière. Ont couvert ses méfaits
comme ses actions publiques. Faubourg Saint-Honoré,
pour ne donner qu’un exemple, lieu des révélations de
Banon, fut mutilé d’un bon quart d’heure. Le nom de
Strauss-Kahn fut vertement mis en sourdine à la
demande expresse du journaliste-vedette Jean-Michel
Apathie. Le chroniqueur, reconverti en exploitant de
l’epsilon avec nègres associés, supplia Ardisson de biffer
la réplique incriminante Strauss-Kahn. Aussitôt dit,
aussitôt fait. L’animateur (le même qui embaucherait
Guillon) ne se fit pas prier. Magie de la télévision. Aussi,
magie de la politique : François Hollande, à l’époque
secrétaire du parti socialiste, avait déjà élégamment saqué
l’infortuné Tristane sur le piquant des roses. Enfin, magie
du journalisme : on censura avec non moins d’allant les
parties fines auxquelles Strauss-Kahn se prêtait
joyeusement au gynécée de Dodo la Saumure. Il faut
comprendre aussi que la plupart des grands journaux –
Marianne, Libé, Le Monde, et même le Figaro, soit
l’alliance objective des porte-voix de la finance prédatrice
sous toutes ses manifestations – pariaient déjà sur la
victoire prochaine de Dominique Strauss-Kahn. C’était
bien plus pour eux que de la politique-fiction. Strauss105
Kahn devait gagner. Alors ils préparaient le terrain.
Malgré Diallo. Malgré Banon. Malgré tout ceux qui
avaient approché le satyre d’un peu trop près (et en
étaient revenus – tous n’ont pas eu cette chance). Malgré
Dodo et le Carlton de Lille.
Tous unis vers Cythère
C’était encore toute une histoire. Histoire que l’on
prendrait grand soin de dénaturer en remplaçant le chef
d’inculpation (« prise illégale d’intérêts »), par celui de
« proxénétisme en bande organisée ». En bande, c’est le
mot juste. C’était une diversion (un Maupassant chasse
l’autre). C'était le Pompéi qui dissimule Herculanum, qui
prend toute la lumière. La corruption, infraction
caractérisée, fut bien vite maquillée en cinq à sept
grivois. Ce qui était basculer du crime légal à l’infraction
aux mœurs. Il s’agissait de pots-de-vin. Pas de
proxénétisme. Il s’agissait de détournement d’argent
public. Mais les médias, visiblement, ont revu leurs
classiques. Et su rejouer avec maestria la même
entourloupette qui permit aux Alliés de remporter la
seconde guerre mondiale. Un bluff en mesure de duper le
chancelier Hitler quant au moment et au lieu du
débarquement, et que l’histoire retiendrait sous son nom
de code d’ « opération Fortitude ». On se souvient que les
Anglais avaient posté des bataillons de troupes, de chars
et de canons factices, reproduisant une ville en
106
caoutchouc, en bois à Douvres, face à Calais (l’état-major
français en avait fait autant en construisant dans la
Grande boucle une réplique de Paris, qui ne servit pas
beaucoup) ; et même sacrifié Douvres en la livrant au
pilonnage ennemi, allant jusqu’à griller volontairement
des réseaux de résistance pour faire plus authentique et
dégager le passage. C’est-à-dire dépeupler le chemin
maritime jusqu’aux falaises de Normandie. L’Allemagne
mordit à l’hameçon et s’en mordit les doigts. Les
téléspectateurs, lecteurs et auditeurs ont ici dévoré le
devon en faisant du Carlton une simple affaire de mœurs.
Si ce n’était que ça, ce n’était donc rien. Tout le monde se
carrait bien le Shoananas de savoir ce que Strauss-Kahn
faisait de sa vie privée. Même Anne Sainclair le laissait
faire. Ça ne lui faisait « nichon ni froid ». Qu’importaient
les « suppléments dames ». Ce n’est pas tant qu’elle s’en
foutait, l’épouse avait ses sentiments. Mais bien cachés.
Elle avait de surcroît cette prédisposition mystique à la
souffrance qui la rendait d’autant plus tolérante qu’elle se
sentait à plaindre. Elle devait croire que souffrir par son
mari était un sort inéluctable et noble. L’éducation
conduit à tout. Elle peut même faire danser les ours.
Quant à la cour (de castration), macache bono, il y a belle
lurette que la prostitution n’est plus, en France, passible
de sanctions pénales. On lui reconnaît même (en petit
comité) certaines vertus sociales. Solon, au VIIe siècle
avant J.-C., ne laissait pas d’en faire l’un des piliers de sa
législation. Le même Solon qui serait considéré comme le
premier instaurateur de la démocratie d’Athènes. Quoi de
107
plus démocratique, effectivement, qu’une femme ouverte
à tous les hommes ?
Solon n’usurpait pas sa place au nombre des « Sept
Sages de la Grèce » qui, le premier, avait compris qu’il
valait mieux organiser soi-même ce qui ne pouvait être
contenu, bridé ou ignoré : le ministère d’Eros. Sa
tentative nomologique d’encadrer la prostitution se
présentait d’emblée comme une mesure de salubrité
publique. Il s’agissait de faire d’une pierre deux coups :
d’une part, de ménager la vertu des épouses, celles-ci – le
croirait-on ? – n’étant pas forcément toujours à la
disposition de leur mari ; de l’autre, de ne pas multiplier
les occasions de grossesse. C’est en effet pour servir de
« dérivatif » aux ardeurs des jeunes gens, pour protéger la
chasteté des femmes de haute naissance et pour gager la
« pureté » de la descendance des citoyens que Solon
entreprend de « nationaliser » les secteurs du plaisir. Il
fait, au nom de la cité, l’acquisition de jeunes esclaves,
souvent métèques, et les installe dans des maisons de
plaisance ouvertes pour l’occasion et réparties dans
différents quartiers de la ville. Ce monopole décourageait
les trafiquants peu scrupuleux de s’établir dans la
périphérie pour attirer le chaland. Le cannabis, l’alcool et
le tapin n’ont plus autant d’attraits pour les mafias une
fois légalisés. Les zones portuaires se vident. Les
proxénètes au noir ferment boutique. Ils n’ont pas
l’agrément. Surtout, n’ont plus de valeur ajoutée. Solon
ne leur rend pas service. Gouverner, c’est prévoir. Le
légendaire législateur d’Athènes ne laisse rien au hasard.
108
Il contribue parallèlement, par la régulation, à
l’amélioration de la condition socio-économique de ces
horizontales auparavant recluses à la précarité. L’activité
était supervisée par des veilleurs de nuit, sortes d’édiles
ou de préfets en charge de leur dème. À eux la lourde
responsabilité de prévenir toute forme d’abus et de
débordement. La gourgandine jouissait ainsi d’un statut
spécifique qui la garantissait contre les aléas de la santé et
les vicissitudes de l’âge. Certaines réputations brisaient le
plafond de verre, et avaient force de promotion sociale.
Les « baise-sellers » de meilleur aloi atteignaient une
estime équivalente à celle des femmes de citoyens – bien
qu’elles-mêmes écartées de la citoyenneté : elles ne
faisaient pas la guerre (passe ton service d’abord !). Le
statut de prostituée : encore un blanc dans le programme
d’éducation civique selon Peillon (ministre pour qui la
France commence en 1789 avec les francs-maçons).
Dommage pour une institution – entendre, le lycée –
fondé par Aristote dont les disciples étaient appelés
péripatéticiens.
Petits et grands, maris et femmes, bagasses et tiroirscaisses, tout le monde gagnait dans cette affaire. Il n’y
avait pas encore de factions féministes acétabules de la
25e heure, rassemblement d’ex-abusées ou de boudins
jalouses du succès d’autres femmes (relativement au leur)
pour casser les bonbons des messieurs tristes au sexappeal rédhibitoire. Pas de collectif « La Barbe », de
« Chiennes de garde », de MLF pour venir expliquer dans
les petites écoles que tout rapport impliquant un échange
109
d’argent est forcément un viol. Que tout service sexuel
recouvre une violence symbolique et prolonge la
domination de l’idéologie patriarcale honnie. Que toute
tarification d’actes à la clé ne peut qu’être une atteinte
aux droits, au statut anthropologique et à la dignité de la
femme. Pas de Judith Butler pour révéler, entre deux
conférences sur l’émancipation des « sexes » au bénéfice
des « genres », que le consentement des femmes à cette
humiliation n’est que l’indice le plus patent de leur
servitude mentale : « il faut les éduquer ». Comme des
enfants. Ce qui laisse finalement peu de chances à la
contradiction : ou bien elles sont contraintes,
impécunieuses, et c’est notre devoir que de les en sortir
(de la prostitution) ; ou bien elles sont partantes, donc
ignorantes de leur scandale, ce qui veut dire d’autant plus
aliénées. Étrange alternative. À moitié pertinente dans le
monde d’aujourd’hui ; certainement moins en cette
époque imberbe où sévissaient sophistes et prédateurs
sexuels. Il faut se replacer dans le contexte de l’Athènes
classique pour escompter comprendre en quoi cette
analyse tombe à côté de la plaque. Il n’aura échappé à
personne qu’il n’y avait pas Schengen pour nourrir les
réseaux étrangers. Pas de passeport (« passe-port ») à
confisquer. Plus important : il n’y avait pas eu mille ans
de christianisme pour culpabiliser le sexe. Se prostituer
n’était pas plus avilissant que de travailler aux champs. Le
corps, dans tous les cas, devenait « outil » ou
« instrument » au service d’une « fonction », d’un « but ».
À ce compte-là, l’observation de l’impératif kantien de ne
pas user d’autrui comme d’un moyen aurait dû interdire
110
toute forme de travail salarié. L’idée est généreuse,
« théoriquement » parlant, mais « pratiquement »
intenable. Comme beaucoup de choses chez Kant 13. On
ne raisonne pas au VIIe siècle avant J.-C. comme au
XXIIe après.
Les Lumières pour lanterne
Que cela ne nous incite pas à caricaturer dans le sens
inverse. On ne peut pas rendre le christianisme
comptable de toute la culpabilisation occidentale du sexe,
et peindre en négatif l’image d’une sexualité polythéiste
entièrement débridée. L’idée d’un Moyen Âge
obscurantiste qui aurait introduit l’exécration du sexe et
la dégoûtation du corps donne une vision très mutilante
de la réalité. Idée qui s’autorise de trois principales
sources. Les témoignages de Paul l’évangéliste brossent de
13
Du reste, s’il faut écouter Kant, ne nous arrêtons pas à
ses impératifs. Kant défenseur des femmes ? Féministe
engagé ? On ne demande qu’à le croire. Mais l’homme,
plus misogyne que ne l’était Newton, ne se laisse pas si
facilement sauver de ses affirmations. N’était-ce pas lui
qui prétendait qu’aux femmes savantes (c’était déjà
beaucoup pour Kant de reconnaître aux femmes un
intellect), « il ne manque que la barbe pour exprimer
mieux encore la profondeur d’esprit qu’elles
ambitionnent » (ça ne pouvait pas durer) ?
111
la femme une image, certes, peu reluisante. « Femmes,
apostrophe-t-il le sexe faible, soyez soumises à vos maris,
comme il se doit dans le Seigneur » (Col. 3 : 18). « Je ne
permets pas à la femme d'enseigner, ni de faire la loi à
l'homme, qu'elle se tienne tranquille. C'est Adam en effet
qui fut formé le premier, Ève ensuite. Et ce n'est pas
Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui séduite, a
désobéi » (1 Tim 2 : 12-14).
Mais ce n’est pas trahir le personnage que d’affirmer
que Paul ne connaissait pas grand-chose aux femmes.
Bien qu’un homme inverti en vaille deux. Motions de
défiance que l’honnêteté intellectuelle oblige à replacer
dans leur contexte. Et de relativiser, tant il est tout sauf
opportun de mépriser la femme : « Maris, aimez vos
femmes, comme Christ a aimé l'Église, et s'est livré luimême pour elle » (Eph. 5 : 25) ; « C'est ainsi que les maris
doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps.
Celui qui aime sa femme s'aime lui-même » (Eph. 5 : 28).
Du reste, « Il n'y a ni juif, ni grec, ni esclave, ni homme
libre, ni homme ni femme. Car vous ne faites qu'un dans
le Christ Jésus » (Galates 3 : 28).
Une seconde cause susceptible d’expliquer cette
distorsion est le travail de sape minutieusement organisée
par les cacouacs à compter du XVIIIe siècle. Il serait
temps de commencer à aller au-delà de la « pensée » des
Lumières, pour penser la philosophie de l'Ombre. Il
s’agissait pour les Lumières d’auto-légitimer leur projet
d’émancipation (de l’Église, de la Tradition, de la Morale ;
112
toutes trois réfractaires au libéralisme philosophique en
germe) en agitant l’épouvantail d’une société dont il
fallait s’émanciper, qui n’exista jamais ailleurs que dans
leur tête. Il s’agissait de relever l’urgence de cette
émancipation, d’en mettre plein la vue afin de démontrer
combien elle était nécessaire et combien eux, par
conséquent, s’avéraient nécessaires. Nombre d’articles de
l’Encyclopédie s’attellent exclusivement au débinage en
règle de ces « âges sombres » qui sont au siècle des
Lumières ce que les années trente seront à celui de
l’holocauste.
L’historien avisé sera ravi d’apprendre, pour parfaire
sa culture propagandiste, que les bonnes gens du Moyen
Âge étaient aussi petites que les Lumières sont grandes.
Les linteaux bas des portes en offriraient une
confirmation très empirique, une épreuve architecturale.
Ce qui confirme l’expression populaire « être bas de
plafond ». Seulement voilà, la mesure des squelettes des «
petites gens » de cette époque révèle à rebrousse-poil que
la taille moyenne de la population n’a pas changé. Les
linteaux bas des portes s’expliquent par une astuce
thermique.
Réduire
les
ouvertures
permettait
d’économiser de la chaleur. Quant à la dimension des lits
sculptés de la noblesse, elle est le fait d’une habitude
acquise par le sang bleu de s’endormir en position demiassise. La position couchée étant celle du gisant,
expliquent les érudits, il ne fallait pas bon sombrer
couché dans les bras de Morphée. C’est qu’il ne s’agissait
pas que l’âme s’envole, croyant son heure venue. Encore
113
faut-il qu’une telle explication ne soit pas un autre
procédé, plus fin, plus hypocrite, de ramener certains
comportements à leurs racines superstitieuses. Les traités
de médecine suggèrent effectivement une version moins
condescendante. La digestion consécutive aux grandes
tablées et attablées n’était pas au beau fixe ; et les épices –
signe ostensible d’abondance – n’y étaient pas étrangères.
Les désordres gastriques étaient monnaie courante. Et la
courante aussi. Pour ne rien dire des contractions et des
odeurs furtives. On limitait la casse en se plaçant durant
la nuit dans une certaine posture. Mais, imposture oblige,
d’aucuns tiennent mordicus à ce qu’il n’y ait jamais eu de
grands hommes avant que ne jaillisse comme le sébum
d’un comédon ce geyser de l’intelligence que devaient
être les Lumières : les éclaireurs de la modernité.
Les avortons, dirent les Lumières, taillaient le monde
à leur mesure. En Carpaccio. Ils voyaient la planète étalée
comme une crêpe, les cons. Et là encore bien des
« intellectuels » (ou qui font profession de « lettres ») de
tomber dans le panneau (– le filet du chasseur ; vous
croyiez réellement que l’on puisse chuter dans une
pancarte ?). Dommage que ce n’ait pas été le cas. Les
médiévaux, ni l'élite ni la plèbe, n'ont jamais cru que
l’orbe terraqué fut plat. Les médiévaux savaient, dirait
Musset, « égrener l’heure et que leur Terre est ronde ». À
l’exception d’un ou deux irascibles théologiens colonisés
de syphilis qu’on tolérait plus qu’autre chose, parce qu’ils
faisaient pitié. Réduire la somme d’un savoir cumulé sur
plus d’un millénaire à la fabulation de pareils hurluberlus
114
serait comme réduire le nôtre à la liste de courses d’une
pouffe à chihuahua. Paris Hilton n’est pas la norme. Si
peu qu’on retrouve dès l’Antiquité l’affirmation non
disputée de la rotondité de la Terre : chez Platon,
Aristote, Ératosthène qui calcula en 200 avant J.-C. et son
rayon et sa circonférence, par déduction. Circonférence
qu’il estima à 39 375 km (ou à l’équivalent en stades, pour
deviser dans le système métrique en usage à l’époque) ; la
valeur actuellement admise tournant autour des 40 070
km. Voilà qui rend modeste. Mais n’allons pas non plus
laisser accroire avec Renan et Heidegger que tout
commence avec les Grecs. Tordons le cou à une idée
reçue. Les Arabes avant eux, les astronomes de la cité
d’Ur et enfin Ptolémée à l’âge héllénistique, en savaient
tout autant. Le précédent – à ne pas confondre avec les
Ptolémées lagides, aïeul de Cléopâtre, septième du nom –
était connu pour avoir exposé un modèle d’avant-garde
situant la Terre au centre du cosmos. Si bien qu’on peut
légitimement se demander, au vu de toutes les fausses
croyances disséminées par les cacouacs, qui de la
cléricature ou de ses tortionnaires étaient vraiment des
manipulateurs, lesquels des deux étaient les plus
obscurantistes. Question ouverte que nous laisserons à la
curiosité de notre cher et rare lecteur le soin d’examiner.
Nos désinformateurs ont certes frappé fort. Chargé
comme une troupe d’éléphants dans le fondement fissuré
de la vérité. Mais la question, la vraie question, serait
plutôt celle de savoir comment nous avons pu nous
laisser prendre au piège. Tant de candeur pourrait laisser
115
perplexe. L’« esprit critique » n’était-il pas, au moins en
apparence, la litanie, le leitmotiv de la Raison faite chair ?
« Sapere aude ! », écrivait Kant dans son poème
panégyrique sur les Lumières, « ose faire usage de ton
propre entendement ! ». Alors, qu’est-ce qui nous trompe,
à part Fallope ?
Ce qui nous trompe ? Un préjugé mille fois plus
délétère et mille fois mieux enraciné que la bonté des
Lumières : le credo du progrès. Ce qui sévit dans la
méprise, c’est la croyance en ce mirage que l’homme
s’amende, que l’homme se bonifie avec le temps. Manière
laïque de téléologie aussi mal à propos que rassurante, qui
nous enseigne que ça ne peut qu’aller mieux. Autrement
dit, que c’était pire avant. Une lèpre de l’esprit, cancer de
la pensée dont les inexpugnables métastases n’auront
jamais été si bien ancrées que dans les « figures du
primitif ».
Fort heureusement pour nous, il n’est jamais trop
tard pour faire son deuil des projections suprématistes et
tendancieuses que l’anthropologie de comptoir coule au
bidon en nos candides oreilles. De faire le ménage dans
toutes ces fables rétroactives qui mettent à mal notre
compréhension de l’« odyssée de l’espèce ». Il ne s’agit pas
seulement de réhabiliter le Moyen Âge, épouvantail de
l’Aufklärung en mal de légitimité ; ni même l’Antiquité
païenne, repoussoir de l’Église en quête de légitimation.
C’est tout le paléolithique qu’il faut remettre en cause. De
fond en comble. Un pan entier de notre histoire qui reste
116
à découvrir, reposant sous des couches de permafrost
ethnocentriste, breneux comme un hippopotame après
son bain de limon. Des préjugés qui avaient force de loi
au siècle qui vit Buffon (le naturaliste, pas le gardien de la
Juventus) jeter les fondations de la paléontologie, et, sur
la base des récits de voyageurs revenus des grandes
expéditions de la Renaissance, les philosophes
contractualistes – Rousseau, Hobbes, Locke –
envisageaient l’homme nucléaire à l’état naturel pour
justifier que l’on en soit sorti – pour justifier l’État.
Manière de dire que l’Autre, que ce soit l'Autre dans
l'espace, d’abord barbare, ensuite sauvage, ou l'Autre
dans le temps, le singe préhistorique, cousin du
précédent,
pâtissait
forcément
d’une
moindre
intelligence, compréhension, moralité que le Même
d’aujourd’hui. Manière aussi de consacrer l’apologie de
l’ordre en place au détriment de l’ordre ancien, qui était
tout chaos, carnage et cruauté.
L’image en est restée. Celle d’ostrogoths gaffeurs
grognant des sons gastriques avec les mouches autour. De
brutes épaisses se baladant les bras ballants en peau de
bête, jupette ou habit de ciel, gourdin dans la main droite
pressé sur l’épaule gauche, un gibier dégueulant de
l’hémoglobine coincé sous les aisselles. Et qui, bien sûr,
pioncent en leur grotte commune (pas de propriété) où
sont entreposés carcasses, femelles et bifaces mélangés.
Des gens peu fréquentables dont on retrouve des traces
(de pieds) dans les légendes qui courent autour de
l’abominable et terrifiant Bigfoot. Le chaînon manquant
117
qui ne manque pas à grand monde. Et cette vision sans
complaisance de proliférer depuis les cercles érudits dans
les manuels d’histoire, devenant des théories visqueuses
de leur apparat savant, avant de se diffuser en se
vulgarisant auprès du grand public – via notamment les
romans populaires (La guerre du feu de J.-H. Rosny14), le
cinéma (Tarzan) et la bande dessinée (Rahan), relais
industriels des anciennes mises en scène des musées
d’histoire naturelle et d’expositions universelles. On va
jusqu’à interpréter ce qu’on sait aujourd’hui n’être ni plus
ni moins que des ossements concassés par la mâchoire
d’animaux charognard comme des vestiges de pratiques
cannibales ou de sacrifices humains15.
On voit que les mythes ont la peau dure. Ils
accréditent irrémédiablement l’idée que la régression
dans le temps se double d’une régression dans la morale.
Une régression dans la bestialité. Que depuis lors, de
même que la matière n’a pas cessé de se complexifier
depuis les particules élémentaires nées du big-bang pour
14
J.-H. Rosny, derrière lequel se cachent en vérité deux
auteurs belges, visiblement pas si fiers de leur coup.
15 Tapez l’entrée dans votre barre Google, la première
strophe du premier lien – Wikipédia, primum inter
paresse – vous assène sans se démonter qu’un « sacrifice
humain est un rite religieux qui a été pratiqué dans la
plupart des civilisations notamment au néolithique et à
l'Antiquité, le plus souvent pour s'attirer les faveurs des
dieux, etc., etc. ». On en pleurerait.
118
aboutir à ce chef-d’œuvre d’ingénierie qui est le système
nerveux central, l’humanité, depuis ses origines
simiesques, n’aurait cessé de se bonifier en accroissant
son champ de conscience et d’affection. Tel l’enfant qui
s’éduque, tel le peuple indigène, « sauvage », se civilise,
elle aurait dilaté d’altruisme jusqu’à faire bouillonner son
cœur. Nous sommes, chantaient les hermétiques, la
créature de Dieu qui gravit des barreaux de l’échelle de
Jacob, de dignité en dignité, de l’ombre à la lumière
s’élevant vers le soleil sur le char de l’esprit. Est-ce un
hasard si le mot « progresser » contient déjà
étymologiquement et analytiquement la notion d’«
avancée » ? Comme si l’abscisse du temps, fonction de
l’ordonnée du bien, traçait une asymptote plus rassurante
qu’une Providence en perte de vitesse. Plus sanguinaire
l’homme de la Préhistoire, plus digne son prochain ; plus
admirables encore les fils qui surmonteront demain les
vices de leurs aïeux. Le papillon, jadis une larve, sort de
sa chrysalide et n’y rentrera plus. C’est là toute une
machine de propagande braquée contre Lucie, Toumaï et
autres hominidés de bas étage qu’une idéologie duplice a
rhabillés en faire-valoir de l’homme occidental moderne.
Mais la machine s’enraye ; mais le magasin coince et
tire des balles à blanc. Aucune des assertions émises par
les experts ne résiste à l’analyse des données
archéologiques. Nous en sommes à relever que les
prétendus traces témoignant de phénomènes guerriers,
d’agression intraspécifique ou de conflits tribaux
(entailles, contusions, fractures osseuses infligées au
119
moyen d’armes ou d’objets contondants) n’apparaissent
finalement que tardivement dans l’histoire de l’humanité.
Elles coïncident au doigt mouillé avec ce tournant
anthropologique qui voit les groupes nomades se
sédentariser. Au début du néolithique. Aux origines
mythiques de l’attentat perpétré par Caïn, le fondateur de
la première cité, sur la personne d’Abel, son frère, berger
itinérant. Émergent, en somme, à cette heure décisive où
l’archétype biblique du sédentaire tue le nomade en lui.
Les faits de violence conjecturés impliquant des
hominidés sont de fait extrêmement rares, pour ne pas
dire exceptionnels avant cette date. Quasi-inexistants
antérieurement à l’appropriation des territoires et des
ressources en vue de l’agriculture et de l’élevage. Il n’y a
jamais eu de « guerre du feu ». Très peu de cannibalisme,
pour autant qu’on en puisse juger, et presque
exclusivement dans le cadre de rites funéraires : endocannibalisme le cas échéant. Pour ainsi dire, pas de «
sacrifice humain » avant une époque très récente.
Le meurtre et le pillage ne s’institutionnalisent, et
l’esclavage, les hiérarchies, les inégalités, le patriarcat, des
castes et tout le reste jusqu’au caries dentaires (lesquelles
n’existaient pas avant la conversion subite de notre
régime alimentaire) ne s’instaurent véritablement dans
leur cortège qu’à compter du moment où les nouvelles
conditions de vie offerte par la sédentarité produisent
une explosion démographique, que les ressources
viennent à manquer ; et la plupart des inventions, dont
celle de la métallurgie, consisteront dès cette ère
120
liminaire à concocter des moyens toujours plus
perfectionnés de se protéger ou de se tuer. Ainsi
commence la course aux armements qui épouvantaient
Hobbes. C’est un nouveau contexte qui s’instaure dans
l’aube de la propriété privée – Rousseau l’avait compris –,
et qui engendre les premières batailles, guerres de
conquête et guerres de territoire. De violences archaïques
– osons « préhistoriques » si l’on arrête le commencement
de l’histoire à l’invention de l’écriture, elle-même
corrélative à la naissance de l’administration, elle-même
corrélative à l’émergence d’un pouvoir central qui donne
ses lettres de noblesse à la mythologie comme
légitimation de ce pouvoir central – les preuves
manquent à l’appel ; des exactions modernes, c’est à la
pelle qu’elles se ramassent. Voilà qui, osons l’espérer,
contribuera à remettre les choses en place. Pas de singes
tueurs ailleurs que dans nos têtes.
Et la guerre dans tout ça ? La guerre, elle sort pas de
l’œuf ! Dont acte. Mais l’on aura beau faire et s’affliger,
relever des reliques d’affrontements datant de 800 000
ans avant J.-C., on ne trouvera rien qui s’en approche
avant les grands changements accompagnant la transition
vers le néolithique. L’ontogénie de la barbarie est plus
complexe que ce que nous disent les idéologies. Il y a
bien eu des luttes ponctuelles entre communautés de
chasseurs-cueilleurs, des bisbilles sporadiques entre
colonnes itinérantes. Nous ne vivons pas dans le meilleur
des mondes. Mais pas de guerre, nulle part, pas
d’affrontements armés, organisés sur la durée. Peanuts.
121
Peau de zob. Et ce pour la très évidente raison qu’il n’y
avait pas de ressource à protéger ou à accaparer ; pas de
rivière à sanctuariser, de bétail à voler ni de maind’œuvre à soumettre à des travaux qui n’avaient pas lieu
d’être. Quant aux conditions de vie, nous savons
désormais grâce aux récentes publications de «
paléomédecine » qu’elles étaient bien meilleures que
celles qui nous incombent. Tant au niveau de la
diététique que de la répartition de la journée de travail.
Le singe débile qui nous servait d’ancêtre ne faisait pas les
trente-cinq heures et néanmoins, s’inquiétait peu de
crever la gueule ouverte faute d’arriver à joindre les deux
bouts ou de payer son EDF. Il y aurait là plus qu’il n’en
faut pour inspirer un projet socialiste en perte de vitesse.
Nous sommes très loin de l’état de précarité originelle
qu’y voulaient voir les penseurs libéraux du siècle des
Lumières. Abondance relative à laquelle seule une
explosion démographique rendue possible par la
sédentarisation mettrait un cran d’arrêt. Peut-être est-ce
le fin mot de la réminiscence d’Éden.
L’assertion – fort peu inspirée – selon laquelle il serait
dans la nature humaine d’être guerrière et belliqueuse est
aussi fallacieuse qu’opportuniste – obligeamment propice
à excuser les dérives permanentes de nos sociétés
modernes. Montaigne n’était pas du procédé, qui écrivit «
Des cannibales » pour se gausser de ce regard typique,
croyant se consoler, voire se légitimer en projetant sur
l’autre une peste bubonique qui le tient satisfait de son
propre sale état/État. La découverte de la Préhistoire
122
rejoue la découverte du Nouveau Monde, avec son lot de
coquecigrues boiteuses. Les disséquer nous offrent ainsi
moins de comprendre ce qu’elle était – la Préhistoire –
que ce que révèlent de nous – de notre époque – nos
propres projections. La civilisation n’a pas dompté les
forces « animales » qui sommeillaient en l’homme ; elle
leur a, au contraire, offert la latitude qui leur manquait
pour donner le meilleur d’elles-mêmes. La barbarie est un
produit de la civilisation. Elle est son legs, son
témoignage. La cruauté distingue bien mieux qu’aucun
critère l’humanité du biotope animal (à quelques
exceptions près – non pas d’hommes sains, mais d’autres
espèces portées sur la persécution – qui confirment la
règle). L’imaginaire préhistorique procède d’une
mythologie ad-hoc consécutive à l’émergence du dogme
du Progrès. Elle ne passe pas l’épreuve de la
confrontation aux épreuves archéologiques.
La possession crée le désir et la rivalité. Plus l’objet
désiré est regardé avec désir, plus il est désiré et
susceptible de devenir mobile, motif, prétexte à tous les
crimes. Car le désir, nous apprend Spinoza, est d’essence
mimétique. Ce qui vaut des territoires, des femmes et des
reliques, vaut aussi des idées (propriété intellectuelle). Or
la propriété n’a cessé de progresser depuis le putsch
bourgeois de la Révolution française. Sanctuarisée par la
Déclaration, elle devient sacro-sainte sous le Premier
Empire. Il nous souvient alors, ce qui n’a rien d’un
hasard, que les XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont commis
plus d’assassinats, de rafles, de génocides, d’androctonies,
123
d’épurations ethniques et d’attentats contre la race que
jamais en quelques millénaires de colonisation – depuis la
sortie de l’homme hors de son berceau africain il y a de
cela 80 000 ans. Rien d’anodin à ce que le gavage des oies
soit une spécialité gastronomique bien de chez nous (mais
pas exclusivement française : on en relève des traces
jusqu’en Égypte pharaonique). Une pratique condamnée
partout ailleurs et jusqu’en Israël. Ce qui est assez dire
combien Claude Lévi-Strauss avait raison d’associer la
cuisine du feu au processus de civilisation. Qu’on
dénombre en moyenne mille « délits d’appropriation
violente » par jour dans l’Hexagone, et toujours plus de
tueurs de masse biberonnés au torture-porn qui n’aiment
rien tant que de planter des couteaux à huîtres dans la
couenne du passant. Il faut vraiment que nous soyons
partis de loin pour que la modernité témoigne d’une
maturation morale.
On se sent tout de suite mieux. Moins sales. Prêts à
repartir fleur au fusil, avec cette agréable sensation
d’avoir lavé l’affront fait à nos ascendants, et de s’être
purgés d’un truisme dégueulasse. Revenons alors,
gaiement, à nos Lumières. Pour mettre un point final sur
leur contribution à notre connaissance (méconnaissance)
du Moyen Âge. Le credo du progrès (qui, on le voit, ne
date pas d’hier) allié à l’intoxication de la Banque servie
par les Voltaire et autres plumes chafouine de son acabit,
ont ainsi fait passer à la postérité une image ravagée de
l’époque médiévale. On a donc rien perdu, nous
rassurent-ils, en faisant table rase de ce passé médiocre.
124
L’idée à installer était qu’il était justifié, sinon urgent, de
franchir le pas. Quoi qu’il arrive. Parce qu’on venait de
loin – palapapam, dirait Corneille en tournée à Moncul
(le chanteur soul, et on comprend pourquoi). Casser un
vase et dire qu’il était moche : c’est la trouvaille, c’est
l’Encyclopédie. L’imposture des Lumières n’est pas en
cela si éloignée de celle du chirurgien plastique qui se
serait enfoirée dans son opération (ce sont les fourberies
de scalpel…), et s’éreinterait à persuader son infortuné
clille – pour se convaincre lui-même – qu’il y a tout de
même du mieux. Relevant du fait divers, la tentative de
restauration d’Ecce Homo, le Christ de Borja, par une
paroissienne octogénaire de l’église du Sanctuaire de la
miséricorde, nous offre un autre exemple de cette
rhétorique de mauvaise foi (l’on ose dire) appliquée au
domaine de l’art. Le Christ défiguré compte aujourd’hui,
malgré que l’on en ait, bien plus d’adeptes qu’avant qu’on
lui chie dans la bouche. Moralité : quand quelque chose
se casse la gueule, toujours prétendre que c’était pire
avant.
125
126
Ecce Homo, l’œuvre de la discorde avant et après « remise en état »
Restauratrice en dilettante, Cecilia Gimenez
accomplit malgré elle l’exploit de rendre à l’œuvre une
nouvelle jeunesse et à sa ville une notoriété jusqu’alors
inédite. Ecce Homo version 2.0 ne compte plus ses
partisans qui réclament à grands cris son maintien en
l’état. On ne peut nier que le côté simiesque de l’icône
nous interpelle et nous ramène effectivement aux
origines de l’Humanité. Ecce Homo… avec un peu de
retard.
Et si ça ne percute pas (le fait que c’était pire avant),
remettre une couche, vider la louche en ajoutant que
c’est en encore en chantier. Troisième facteur de
troubles : les péplums à succès tournés dans les années
2000 ; et plus encore les séries racoleuses actuellement
diffusées sur CBS et Bit-torrent dans la lignée des
Spartacus, Ulysse et autres Vikings. Soit l’Antiquité
grecque de l’époque mycénienne aux prémices de
l’Empire Romain revisitée par les Américains. Un vrai
bordel à queue. Où chaque séquence d’action se doit
d’être relevée séance tenante par une scène de débauche.
Où sodomie et fellation se succèdent sans modération
pour tenir en haleine un spectateur théorisé – à tort ou à
raison – inapte à soutenir deux 2 × 4 secondes de texte
(un vrai tunnel !) sans décrocher. Sans que ça le démange
d’alpaguer la zappette. Saint Paul et les lumières,
Michelet à l’occasion, puis la fiction télévisée : c’en est
assez pour régler définitivement son sort au Moyen Âge
127
chrétien. Il ne manquait plus que la contribution de
quelques féministes ignares élevées à la sociologie de la
Domination
masculine
pour
finir
d’emboîter
l’asexualisme de l’âge sombre.
Les cénobites tranquilles
Qu’en est-il réellement ? Dans quelle mesure le
Moyen Âge chrétien, ce millénaire d’histoire froidement
mis à l’index, a-t-il été à l’origine de la culpabilisation du
sexe ? L’a-t-il seulement été ? Le croire serait rendre à
César ce qui appartient à Périclès. Tirons les choses aux
clercs : « Les chrétiens n’ont pas plus inventé la morale
chrétienne qu’ils n’ont inventé la langue latine : ils
adoptèrent l’une et l’autre » affirme Pascal Quignard. « Ils
n’ont rien réprimé du tout, car c’était déjà fait »
surenchérit Paul Veyne. Nos deux auteurs n’y vont pas
par quatre chemins. La forme est péremptoire, mais le
fond reste clair. Si la plupart des médiévistes modulent
plus volontiers leurs assertions, tous reconnaissent qu’en
matière d’idéologie, le legs des sagesses de l’Antiquité
précoce aura été plus que déterminant. Les doctes
références qui remplissent les codex ne font pas droit que
des auteurs chrétiens. Si les païens, parce que païens et
souvent disparus dans les décombres des grandes
invasions, ne seront pas nommés avant la Renaissance,
leurs théories ne s’en retrouvent pas moins incorporées
dans les traités de science et de théologie. Nombre
128
d’entre elles sous-tendent et légitiment les discours
d’ordre ou d’éthique comportementale avancés par
l’Église. Le Moyen Âge est ainsi légataire d’un fardeau
culturel très largement repris de savoirs antérieurs. Le
sexe occupe dans cette économie pratique une place
considérable, en tant qu’apparenté à la fois à la médecine
(a), à la philosophie (b) et au domaine du rite (c).
(a) Posons d’abord que la religion n’a ni le monopole,
ni la primeur de la prescription en matière de sexualité.
Les corpus médicaux gréco-latins ne prêtent que très
marginalement de signification morale à la sexualité. Le
lit n’est pas de leur ressort. Leur préoccupation première
demeure la santé du patient ; éventuellement leurs
honoraires. Le religieux ne vient qu’ensuite. En
complément. La sapience monacale ne fait en d’autres
termes qu’entériner des préconisations de nature
hygiéniste. Et le « nuisible » devient « mauvais ». Un
phénomène que mettent au jour les interdits
alimentaires, souvent consécutifs à des périodes
d’épidémie. Le jeûne (« encouragez les jeûnes ! ») peut
être également vu comme une transposition de la
diététique, l’une des trois grandes thérapeutiques
préconisées par la médecine hippocratique. Médecine et
religion marchent alors de pair, les diagnostics de l’une
confortant aisément les consignes de l’autre. Médecine et
religion, loin de s’opposer comme la lumière et l’ombre,
s’épaulent en dispensant chacune dans leur domaine les
mêmes conseils sous une mue différente. On retiendra de
la physiologie classique un certain nombre de théories
129
fondamentales ayant profondément influencé le discours
médiéval sur la sexualité.
– L’usage académique prescrit de situer les
prolégomènes de toute problématique chez les
présocratiques ; savoir chez ces « pré-philosophes » qui
sévissaient en Grèce et préparaient silencieusement à
l’avènement de la raison, laissant par là accroire qu’il n’y
avait rien avant, qu’il n’y avait rien ailleurs. Sans être
dupe de l’exercice, sacrifions-y pour ne pas nous égarer.
Quelle
place
ceux
qu’Aristote
appelait
les
« physiologues » accordait-il à la sexualité ? Notons
d’abord que cette question n’a pas toujours été liée à celle
de la génération. Les penseurs de la Grèce antique –
comme ceux du monde entier, depuis la nuit des temps –
se sont longuement interrogés sur l’origine des êtres
animés. L’originalité de leurs réponses consiste en ce
qu’elles cessaient de faire intervenir les dieux pour
remplacer ces entités mythologiques par des principes
physiques autant que métaphysiques. Diogène Laërce
rapporte que selon Démocrite (dont Platon n’eut de cesse
que de vouloir brûler les livres), tout ce qui existe, vivant
compris, est constitué d’un assemblage d’atomes de taille,
de forme et de nature variée. Parménide tenait l’astre
hélianthe être le père universel des créatures tandis
qu’Anaximandre, cité par Hippolyte, posait leur origines
dans la rencontre entre l’humide et le soleil. La réflexion
s’est ensuite recentrée sur l’homme comme microcosme,
reflet de l’univers, à partir des ratés de la génération (les
monstres) et le mystère de l’hérédité. Comment
130
comprendre la répétition du même modèle génération
après génération et, plus encore, le développement en
autarcie dans la matrice des différentes parties du corps ?
Le sperme fut très tôt soupçonné d’en être responsable.
Mais d’où venait le sperme ? Du corps en son entier ou
d’une partie seulement ? Et d’abord qu’était-il ? Quelle
était sa nature ? Quoique les théories de l’embryogenèse
évoluent
considérablement
(encéphalogenèse,
hématogenèse, pangenèse, etc.), l’idée va peu à peu faire
son chemin selon laquelle cet élixir – « vie à l’état
liquide » –serait la quintessence du sang mêlé au souffle
du pneuma. Cette quintessence filtrerait notamment par
la moelle épinière depuis les régions cervicale et oculaire.
Quant au membre viril, il s’inscrirait dans le
prolongement de la colonne vertébrale. Les
échauffements sollicitant les parties basses au cours de
l’acte sexuel pomperaient ainsi le sperme sanguin depuis
la moelle jusqu’au phallus. La friction crée l’orgasme.
– Il en résulte que l’orgasme, dont suit naturellement
la perte du précieux distillat, serait équivalent à deux
saignées. L’acte sexuel puise dans les forces intimes de
l’homme et n’est donc pas si anodin qu’on puisse s’y
adonner sans précaution. L’individu a tout à perdre à se
livrer sans restriction à trop de fantaisie. Il doit se
ménager, ne pas entamer trop tôt son capital procréatif
sous peine d’agénésie et d’impuissance. La médecine
médiévale connaît qu’une rétention exagérée ne peut être
que malsaine et compromet les équilibres corporels. Une
abstinence trop rigoureuse engendre la fureur, pendant
131
de l’hystérie, accroît les risques d’auto-empoisonnement
et peut parfois conduire à une mélancolie voisine de
l’acédie, l’aegritudo amoris. Pire est toutefois la
superfétation de coït qui abrège l’existence (la preuve
apagogique en est donnée par les eunuques, doté d’une
meilleure espérance de vie, ainsi que par les veuves qui,
selon Raffarin, « vivent plus longtemps que leur
conjoint »…), dessèche et débilite le corps, provoque les
tremblements, des bourdonnements, des acouphènes, des
coliques néphrétiques, des éjaculations sanglantes, des
crises d’épilepsie, réduit le cerveau et peut conduire à la
stupidité. On dit que la branlette rend sourd ; c’était bien
là le moindre des maux. On risquait cent fois pire au jeu
dangereux de la dépravation. Il fallait vivre sa vie – mais
sans en abuser. Il fallait préserver son capital santé. Ici
non plus, le christianisme n’invente rien. Medèn agan,
« rien de trop » pouvait-on lire au frontispice du temple
d’Apollon.
– Medèn ágan. En toute chose la modération. Ne quid
nimis, ajoutent les esculapes latins. Distinguer les
nécessités des besoins superflus, c’est l’authentique
morale promue par Épicure. Il est mauvais d’outrepasser
les besoins corporels. Purge de l’organisme, le coït
restaure l’homme dans l’équilibre des humeurs ; il le rend
vif, alerte, frais et dispos comme un Solex après vidange.
Provoqué artificiellement, il le fait las et sirupeux. La
sagesse préconise deux rapports par semaine. À pondérer
en fonction des dispositions de chacun : les rachitiques
sont réputés plus spermatiques que les adipeux, les
132
sanguins plus fougueux que les mélancoliques. Sans
oublier, central chez Hippocrate, l’influence des climats :
l’hiver décuple la libido du mâle lorsque l’été est plus
propice à la semence femelle ; les apoptoses de l’automne
tendent à les séparer tandis que le printemps les met en
synergie.
– La femme étant proverbialement connue pour son
irréflexion (cf. Pandore, Ève, « Tweetweiler ») et pour la
spécificité de son « sesque » à ne jamais s’épuiser dans le
premier orgasme, il conviendra de raisonner celle-ci et de
ne pas céder au moindre de ses caprices. D’oublier
momentanément les simagrées courtoises et de savoir
sévir face à ses revendications, comme ferme il fallait être
face aux caprices d’un enfançon. L’homme et la femme
s’opposent et se complètent comme le pair et l’impair,
comme le froid et le chaud, comme l’humide et le sec,
comme la mollesse et la rigidité, mais aussi comme la bête
et l’ange. La femme est, plus que l’homme, affine à
l’animalité. Dieu, le démiurge, la nature ou qui que l’on
voudra, lui a fait don de capacités de jouissance récursive
surclassant de beaucoup les potentialités de l’homme. La
femme ne connaît pas, comme l’homme, de période
réfractaire post-coïtum. Aussi peut-elle être sujette à
l’hystérie lorsque son utérus est trop longtemps sevré. Le
bon mari, soucieux de cultiver avec sa dulcinée une
relation durable et saine, aura pour cette raison tout
intérêt à faire lui seul et lui le premier le tour du
propriétaire. Éveillée par un autre, celle-là pourrait y
prendre goût, se montrer irascible ; bref, nymphomane
133
ou croqueuse d’hommes. D’où l’importance de ne pas la
négliger – ce qui serait tenter le diable –, de la satisfaire
autant que faire se peut et de « stabiliser » par la grossesse
les appétits de son sexe. L’homme doit rester rassis face
aux femmes chaudes sur le potage.
– Ne jamais perdre de vue que l’acte a sa finalité dans
la procréation. La qualité – aussi bien érotique
qu’hygiénique – de la conversation charnelle se juge à
l’aune de sa valeur génésique. La représentation classique
de l’anatomie féminine rend compte du lien
organiquement fondé entre le plaisir féminin, le coït bien
compris occasionné par la pénétration et la reproduction
qui en résulte. Si l’homme exprime le plein, la femme
exprime le vide. Dans la vision qui était celle des
médecins de l’époque, l’appareil génital femelle présente,
de par ses formes, le contrepoint du sexe masculin. Son
pendant symétrique, à condition d’exclure le clitoris
qu’on ne théorisait pas. Il y a reproduction en creux de la
verge aux origines du monde. L’homme est la clé, la
femme est la serrure. Tout couvercle a son pot. Eu égard à
l’exactitude frappante de cette inversion, on en arrive à la
pensée selon laquelle le col de l’utérus, épousant
l’« harmonique du gland », serait la zone la plus sensible
de la femme. Si donc orgasme il y a, il ne peut être que le
résultat de la pénétration, sinon de l’éjaculation fertile du
laboureur allant pour travailler sa terre. S’ensuit le
renouveau d’une discipline étrange, celle dite de la
« callipédie ». Largement inspirée des conceptions de
l’embryogenèse des philosophes de la Grèce ancienne,
134
cette branche ressuscitée de la médecine antique œuvrait
à prodiguer aux heureux géniteurs un guide de
recommandations en vue de leur permettre de procréer
des fils de la meilleure extraction. Les lecteurs de Platon
se souviendront peut-être du « nombre nuptial »
définissant, pour les mortels, la période idéale
d’accouplement :
« Il y a, non seulement pour les plantes enracinées
dans la terre, mais encore pour les animaux qui vivent
à sa surface, des retours de fécondité ou de stérilité
qui affectent l’âme et le corps. Ces retours se
produisent lorsque les révolutions périodiques
ferment les circonférences des cercles de chaque
espèce, circonférences courtes pour celles qui ont la
vie courte, longues pour celles qui ont la vie longue.
Or, quelque habiles que soient les chefs de la cité que
vous avez élevés, ils n’en obtiendront pas mieux, par
le calcul joint à l’expérience, que les générations
soient bonnes ou n’aient pas lieu ; ces choses leur
échapperont, et ils engendreront des enfants quand il
ne le faudrait pas. Pour les générations divines, il y a
une période qu’embrasse un nombre parfait ; pour
celles des hommes, au contraire, c’est le premier
nombre dans lequel les produits des racines par les
carrés – comprenant trois distances et quatre limites –
des éléments qui font le semblable et le dissemblable,
le croissant et le décroissant, établissent entre toutes
choses des rapports rationnels. Le fond épitrite de ces
éléments, accouplé au nombre cinq, et multiplié trois
135
fois donne deux harmonies : l’une exprimée par un
carré dont le côté est multiple de cent, l’autre par un
rectangle construit d’une part sur cent carrés des
diagonales rationnelles de cinq, diminuées chacun
d’une unité, ou des diagonales irrationnelles,
diminuées de deux unités, et, d’autre part, sur cent
cubes de trois. C’est ce nombre géométrique tout
entier qui commande aux bonnes et aux mauvaises
naissances, et quand vos gardiens, ne le connaissant
pas, uniront jeunes filles et jeunes gens à contretemps,
les enfants qui naîtront de ces mariages ne seront
favorisés ni de la nature, ni de la fortune » (Platon,
République, VIII, 546b-c).
Plus explicite, tu meurs. Et métastase.
– La base physiologique étant ainsi posée, deux
grands corps de doctrine s’affrontent sur la question de
savoir quel rôle assument respectivement le mâle et la
femelle dans l’embryogenèse. La tradition hippocratique,
déjà présente dans les papyrus médicaux du Nouvel
Empire égyptien ; tradition reprise par Galien, fait droit à
deux semences qui doivent nécessairement se combiner
dans la procréation. La femme doit émettre, et donc jouir.
Tradition généreuse ayant plus qu’aucune autre souci du
plaisir féminin. Une seconde tradition procédant
d’Aristote ne dégage pour sa part qu’une seule semence,
une semence masculine, mais porteuse aussi bien des
principes féminins. La conception aristotélicienne de la
génération s’inscrit en cela dans le sillage de celle
136
d’Anaxagore le pythagoricien, chez qui l’opposition se
trouve déjà contenue dans la semence paternelle. Le mâle
apporte la semence, la femme apporte le lieu. La femme
devient le réceptacle passif des processus qui s’y
déroulent. La femme n’est plus, dans cette vision
« terreaulogique » que la terre nourricière, la substance
nutritive qui verrait croître en elle la plante, lui
fournirait, en quelque sorte, la matière (hulê) de sa forme
(eidos). La théorie hylémorphique conçoit ainsi l’enfant
comme le seul fait du père ; la mère devant se contenter
d’assurer la croissance d’un germe étranger à son sol. Par
un tour de passe-passe dont on ne peut qu’admirer le
raffinement logique, le Stagirite parvient à imposer pour
les siècles à venir l’idée qui n’aurait pas déplu aux
partisans de la GPA que si les femmes portent les enfants,
les hommes eux seuls les font.
– Cette théorie qui prive la femme de toute autre
incidence que matérielle (suivant l’ordre des causes) n’a
pas été sans conforter un autre mythe tenace. Enraciné au
point de perdurer dans les milieux scientifiques au moins
jusqu’aux expérimentations de Francesco Redi, au XVIIe
siècle (1668). Pasteur la réfuterait aussi… en falsifiant ses
résultats. Il s’agissait de la thèse selon laquelle des êtres
doués de vie pouvaient éclore depuis l’inerte. Qu’ainsi des
rats pouvaient surgir d’une accumulation de poussière, les
mulots de chiffe molle et les mouches naître de la fange.
Au cœur du « siècle de raison », le médecin alchimiste
belge Jean-Baptiste Van Helmont propose ainsi une
« recette » infaillible pour fabriquer des muridés en trois
137
semaines de temps. 21 jours, pas plus. Soit justement la
limite inférieure du cycle menstruel humain. Il suffisait
de laisser reposer un récipient capitonné de chiffons
imbibés d’excréments dans un placard obscur – et paf ! Ça
faisait des chocapics ! Avant de se voir balayer par la
biogénétique, une telle croyance allait trouver son
contingent de tenants sous ses diverses et successives
appellations : « génération spontanée », « hétérogénie » ou
encore « spontéparité ». Elle reprenait sous une forme
laïcisée certaines doctrines déjà présentes au cœur des
conceptions mythologiques antiques. L’homme-même,
dans la vision théologique des religions abrahamiques,
« Adam », n’est-il pas fait de glaise16 ? N’est-ce pas ce que
rappelle aux catholiques l’admonition rituelle du
mercredi des cendres : « Souviens-toi, homme, que tu es
né poussière et que tu redeviendras poussière » ?
La même croyance, établissant un continuum entre le
minéral, le végétal et l’animal, féconde en arrière-plan le
folklore de la mandragore, engeance hybride née de la
terre et d’une goutte du sperme issu de l’érection que
provoque l’afflux de sang lors de la b/pendaison. Une
croyance qu’Aristote replace dans un contexte
mythologique en rappelant la naissance d’Erichtonios
Ça s’hébreudouille ‫אדמה‬, « la terre ». L’homo latin
dérive d’humus, terre brune et colloïde feuilletée de
matière organique en décomposition, qui donne
également « humble », « humilité », « humanité » : aussi
haut que l’on monte, on finit toujours par des cendres…
16
138
depuis la semence masculine d’Héphaïstos lors de sa
tentative de viol sur Athéna et du linge employé par elle
pour s’en débarrasser. Il cite encore la naissance
d’Aphrodite, issue du sperme d’Ouranos dont le pénis à la
dérive (Kronos venait de le lui trancher) troubla la mer
(la mère) d’écume (aphrós). Les « physiciens » reprennent
et laïcisent ces traditions. Un certain nombre d’entre eux
s’accordaient à penser que la consistance du sperme
s’altérait au contact de l’air libre. Il durcissait en se
refroidissant. Le petit d’homme se « concrétait » ainsi par
coagulation. À la manière dont un fromage prend corps
ou dont la sève d’un arbre sèche au soleil. Oublions donc
les Grecs et revenons-en à nos doctes médecins. Les
mêmes idées sont reconduites par les savants docteurs à
ceci près que la terre, la viande putréfiée et l’eau jouent
désormais le rôle de la mère nourrice. Songeons
seulement à la joute homérique qui opposa Cuvier, le
naturaliste, à Geoffroy Saint-Hilaire, le tératologue, sur le
parallélisme entre le règne des végétaux, des hexapodes et
des mammifères. Si nous pouvons dorénavant sourire de
tant de naïveté17, il faut que le sourire soit large ; car nous
n’expliquons pas différemment la création de la première
cellule (LUCAS) depuis les constituants (éléments
carbonés et acides animées) présents dans la « soupe
primordiale », elle-même catalysée par l’eau.
17
En nous rappelant, avec Jankélévitch, que « le rieur
bien souvent ne se dépêche de sourire que pour n’avoir
pas à pleurer » (L’Ironie, 1964)
139
– Qu’il y ait un sperme ou deux ne répond pas à la
question de savoir comment se fait le départ entre les
sexes. « D’où vient le mâle ? », comme disait l’autre.
Comment se détermine le sexe biologique une fois dans la
matrice ? Médecin de profession, Empédocle avançait à
cette énigme deux ordres de réponse. Le sexe de l’enfant
serait d’abord déterminé par la « chaleur » de ses parents :
une mère « chaude » (méditerranéenne ?) donnera
naissance à une fille et une mère « froide » à un garçon.
La même étiologie prise à rebours s’applique au père :
« froid » de tempérament, il concevra une fille et
« chaud » du slip, un fœtus masculin. S’ensuit une
combinatoire mixte chaux/froid (fille), froid/chaud
(garçon) ou bien, plus homogène, plus délicate,
chaux/chaud, froid/froid dont on ne peut qu’espérer
qu’elle ne tende pas vers l’équanimité thermique
(homo/bi/transexualité). Un fragment de Lactance ajoute
à cette arithmétique une charge supplémentaire
d’imprévisibilité : l’imagination de la mère… Le sexe
dépend ensuite de la position de l’embryon dans la
matrice. Les garçons nident plus volontiers dans la région
latérale droite de la matrice – « parce qu’ils sont plus
rapides », évidemment. Les filles, plus lentes que poux,
trouveraient refuge dans la partie latérale gauche.
Parménide, à son tour, associe l’origine du sperme aux
testicules (orchis), droit pour les mâles, gauche pour les
femelles ; ce au regard des puissances respectives des
spermes mâle et femelle se combinant dans l’entonnoir
que constitue la verge. Ce n’est plus, pour Démocrite et
terminer, au sein de la verge que se produit le mélange,
140
mais au sein de la matrice qui brasse, non deux spermes
masculins porteurs des deux principes, mais un sperme
paternel et un sperme maternel chacun porteur du
principe de son sexe, et dont le plus « puissant » doit
l’emporter sur l’autre. Ce qui ne résout d’aucune manière
le problème de savoir pourquoi une mère est plutôt
chaude que froide, pourquoi le fœtus émigre de
préférence vers telle région de la matrice ni la raison
faisant que telle semence serait plus dominatrice qu’une
autre18. Gardons-nous là encore de nous montrer trop
complaisant : nous ne savons pas non plus ce qui
détermine la prévalence d’une paire de chromosomes lors
de la fécondation, ni même pourquoi le sexe-ratio
demeure constant à l’échelle planétaire.
Libido et génération conjointes constitueront dans
tous les cas un motif récurrent de la médecine antique.
Mais c’est à la philosophie païenne peut-être plus qu’à sa
médecine que les chrétiens empruntent la plus grosse
part de leurs présomptions sur la pratique de la sexualité.
18
À toi qui désespères d’un sujet de doctorat original et
rigolo, la balle est dans ton camp.
141
Les naissances in-vitraux
(b) La réflexion philosophique païenne constitue
donc la seconde part de l’héritage antique revisitée par la
théologie chrétienne. Partie de Palestine, le christianisme
n’acquiert effectivement son droit de cité en Occident
qu’avec l’édit de Milan, en 313. De secte parmi d’autres, il
ne devient religion d’empire pour remplacer le culte
polythéiste romain que vers la fin du IVe siècle. Ce n’est
qu’alors, alors seulement que les chrétiens naguère
« persécutés » pour leur refus de sacrifier au culte de
l’empereur (idolâtrie) vont se retrouver dans la situation
de rendre à leurs persécuteurs, avec les intérêts, la
monnaie de leur pièce. Le christianisme part en
campagne contre le paganisme (lat. paganus, « paysan »).
Les évêchés fleurissent dans la périphérie des grands
centres urbains. Les conversions se multiplient. Les sectes
hier majoritaires sont réduites à quia. Or, cet
antagonisme constructif (toute position se construit dans
l’opposition) n’empêchait pas la patristique de s’inspirer
très largement, peut-être inconsciemment, de doctrines
antérieures pour asseoir leur credo. De la même manière
que les Hébreux ont transposé dans l’Ancien Testament
une part non négligeable de doctrines égyptiennes
(peuple exécré plus qu’aucun autre), les analyses
philologiques et papyrologique ont permis d’attester
l’affiliation – et, plus encore, la filiation – des principaux
corpus gréco-latins et médiévaux. L’idée que la sagesse
grecque aurait sombré avec l’effondrement de l’empire
142
pour n’être redécouverte qu’avec la Première Renaissance
(Quattrocento) est aussi approximative que polémique 19.
La chute de Rome, devenue la proie des « invasions
barbaques », a causé moins de dégâts que le recours aux
palimpsestes. Il semblerait que les théologiens chrétiens
aient d’autant mieux réinvesti les théories de leurs
précurseurs qu’ils retrouvaient dans leur pensée
beaucoup d’images, de métaphores qui concordaient avec
les vérités de la révélation. À telle enseigne qu’un certain
nombre de philosophes ont cru y voir la preuve d’une
pré-révélation diffuse, confuse, originaire, transmise par
la sagesse de l’Hermès Trismégiste. De quoi relativiser
l’énigme du « miracle grec ». Qu’en était-il du sexe ? À
son propos, qu’enseigne-t-elle ?
À côté des traités proprement médicaux dont le
propos modérément austère entrait en résonance avec les
idéaux de renoncement et de chasteté promus par l’ordre
monastique, d’autres ouvrages considéraient l’orgasme
comme le produit incontrôlable d’une redoutable
liquéfaction du corps, d’un écoulement de la chair, d’une
authentique déperdition de pneuma (i.e. fluide, esprit
vital) ; donc d’une perte de soi passible d’expliquer la
sensation de néantisation qui succède à l’orgasme.
Quintus Septimius Florens Tertullianus, aussi dit
19
Recommandons à tout lecteur soucieux d’entendre un
autre son de cloche l’ouvrage très à contre-courant de
Sylvain Gouguenheim, Aristote au mont Saint-Michel
(2003).
143
Tertullien, prolifique catéchète récemment convertie,
expose au IIe siècle après J.-C. sa théorie de l’animation
sur la phénoménologie de l’orgasme : la semence est pour
lui un égouttement de l’âme. Tout égouttement implique
une perte de substance. En l’occurrence, une perte de
raison, une prostration du regard directement comptable
de la voluptas et pouvant, si l’on n’y prend garde,
conduire à une forme d’apathie spirituelle. Médecins et
philosophes ensemble conviennent ainsi que la santé de
l’esprit est inversement proportionnelle à la vigueur
génitale. Où l’on reconnaîtra, sans trop forcer le trait, la
théorie freudienne de la sublimation. En quoi ?
Pourquoi ? En cela que les stimulations de la chair
seraient d’abord et avant tout des atteintes contre la
raison. Elles sont des égarements avant d’être des
transgressions ; à proprement parler, des péchés contre
Dieu. Dieu nous fait corps et âme, mais nous fait corps
pour l’âme et non l’inverse. Il nous fait corps subordonné
à l’âme et non pas âme subordonné au corps. L’inverse,
c’est la folie, c’est la bestialité ; c’est le renversement des
hiérarchies que dénonce Augustin : la soumission de la
cité de Dieu à la cité des hommes. Une prévarication.
Aussi importe-t-il de distinguer le plaisir rationnel
(contemplation), de la jouissance corporelle, sauvage et
tyrannique, incontrôlable. Deus caritas est : « Dieu est
amour » et seul l’amour de Dieu, en tant qu’il nous
remplit, nous guide, peut chasser le désir qui nous attire
et tire l’homme « à hue et à diacre ».
144
Il faut que Genèse se passe
Les philosophes du XIIe siècle font leur le constat
résigné déjà posé par les Arabes, les Grecs et les Latins : le
désir, reprennent-il, est subversion et submersion de
l’être. Les organes génitaux, partie la plus intime de
l’homme, ne répondent plus à la commande. Ils vivent
d’une vie indépendante, parasitaire. Ils disent la
déchéance de l’Adam post-lapsaire, celui qui rame(Adam), qui n’est plus maître de lui-même comme en ces
temps originaires du paradis d’Éden, lorsque puissance et
volonté ne faisaient qu’un. Alors, dit Augustin, le corps et
l’âme ensemble marchaient de pair, le corps en vue de
l’âme « comme un pilote en son navire », aurait écrit
Platon ; le corps ne désirait rien qui nuisît à son âme ni
l’âme qui nuisît à son corps.
Tel était l’homme en sa première nature ; tel il sera le
jour de la résurrection. Tel il sera, poursuit l’évêque
d’Hippone, après la fin des temps, lorsqu’aura sonné
l’heure du règne universel. Quand les élus – les élus
seuls ! – se relèveront, les chairs transfigurées, ressuscités
« au meilleur de leur forme », sans maladie, sans tare ni
lèpre ni corruption ni acné juvénile ni déficience
aucune ; intègres et purifiés, idéalement proportionnés,
équilibrés, au meilleur de leur âge (l’âge d’oraison) : pure
projection de leur âme sainte, exempte de tout vice.
145
Par où l’on voit qu’ascèse et abstinence, déprise du corps
sont une dérive de la patrologie, une erreur judiciaire ; en
aucun cas une prescription néotestamentaire. Le Verbe
s’est fait chair en Christ, lui-même un bon vivant (noces
de Cana). Dieu a fait l’homme à son image, précise la
Bible ; or l’homme est fait de chair. Loin que le
christianisme méprise le corps, son message
eschatologique culmine au-delà de la résurrection des
âmes : la Bonne Nouvelle (euangelion ; d’où « Évangile »),
c'est la résurrection des corps : « Et après que les vers
auront détruit cette peau qui est mienne, c’est bien dans
ma chair que je contemplerai Dieu » (Job 19 : 26).
Pure extension charnelle de leur « anamartésie »,
absence totale de pollution, de faute et de péché. Tel il
sera, le « corps glorieux », lavé de ses souillures, selon la
conception augustinienne de la résurrection, mouture
revisitée de l’eschatologie « chiliaste » du christianisme
primitif 20. Que sera l’homme au terme du jugement ?
« Chiliaste », du grec ancien khilioi (« mille »), qui
trouve en millenium son homologue latin. Le français
« millénariste » qui en est dérivé s’emploie pour qualifier
la doctrine religieuse envisageant qu’après l’Apocalypse,
après le triomphe du Messie sur l’Antéchrist,
s’instaurerait une ère de mille années durant laquelle les
âmes prédestinées demeureraient sur terre comme elles
étaient au paradis, jouissant de toutes les voluptés de
l’existence. Reprenant partiellement cette croyance à son
compte, saint Augustin la défléchit toutefois dans un sens
20
146
Qu’adviendra-t-il du peuple élu une fois achevée sa
traversée la mer rouge de l’histoire, ses quarante ans de
pénitence ? Qu’adviendra-t-il au bout du compte à
rebours ? En somme – puisque telle est ici notre
interrogation – qu’en sera-t-il de la sexualité ? Et
Augustin de répondre – avec Platon, avec Bouddha,
contre Montaigne et Spinoza – que le désir est manque et
qu’une intelligence comblée n’a pas de manque, dont nul
désir que le plaisir charnel n’ait à charge d’assouvir. Loin
d’éveiller les sens et la concupiscence, cette beauté
rétablie ne porterait qu’à davantage d’« amour
intellectuel de Dieu ». Le plérôme des élus se satisferait
donc d’une harmonieuse splendeur des êtres et des
choses. Demander plus serait se tromper d’immeuble.
Y’en a qui ont essayé. Ils ont fini, au pire, vissés dans les
entrailles de la terre meuble ; au mieux, déposés sans
procès, interdits de casino.
plus intellectuel, plus spirituel. Il propose de l’Apocalypse
une lecture symbolique et date le commencement du
Règne millénaire de la naissance du Christ. Il n’est pas
peu intéressant de noter qu’à proprement parler, l'Islam
et le judaïsme sont également des religions christiques.
Au sens premier du terme. Tous deux ont foi en la venue
d’un rédempteur divin. Ces religions ne diffèrent en
l’espèce du christianisme proprement dit que par le fait
que leur messie n'est pas encore venu. On pourrait
presque écrire que le christianisme est, des trois religions
abrahamiques, la seule qui ne soit plus messianiste.
147
Mais d’autres qu’Augustin dépeignent une autre
image, plus « terre à terre », des étendues célestes.
Nombreux ceux qui se vautrent dans les voluptés
charnelles et espèrent retrouver dans l’au-delà des plaisirs
similaires. Nombreux ceux qui aspirent à un séjour dont
les délices ne seraient pas exclusivement noématiques.
Point n’est besoin d’aller chercher jusqu’aux promesses
de gynécée que les maîtres Hashishins faisaient à leurs
disciples, recrues naïves, tueurs endoctrinés sentant la
colle à pleines narines, pour opérer cette parfaite
réconciliation d’Éros et de Thanatos. Point n’est besoin
de faire le tour des arrière-mondes nordiques ou perses
ou grecs ou islamiques (Jannah) pour dénicher dans
l’Occident chrétien une fafée d’obsédés qui ont tôt fait de
transposer les nourritures terrestres aux contrées
célicoles. Tous les goûts sont dans l’au-delà. Témoins les
mots pour le moins explicites d’un tisserand dijonnais,
rentré un jour de 1528 des funérailles de sa belle-fille :
« elle avait bien besogné en ce monde, et besogne en
l’autre monde car les anges du paradis y besognent les
femmes ». L’engrais tel qu’on le parle, aux doux accents
champêtres… Une oraison funèbre dont on peut dire
qu’elle ne fait pas dans la demi-mesure. Et dont on peut
déduire qu’à tout le moins pour notre ami licier, les
femmes ayant « bien besogné » en ce monde-ci vont droit
au paradis. Les fermiers seront les premiers. Les
essaimeuses en tête. Ainsi cogitent les artisans ; ainsi
médite le paysan. Parce que le paysan la bourre…
148
À supposer qu’une même logique s’applique aux
hommes, Strauss-Kahn devrait siéger à la droite du
Seigneur. Il aurait cumulé suffisamment de crédit pour
s’offrir la maison. Avec toutes les options, la tapée de
chérubins et la cuisine Conforama. Quoi qu’il en soit,
notre tisserand franc du collier ne se perd pas en bisbilles
byzantines sur le sexe des anges. Pour lui, sans aucune
tergiversation, ils sont sexués, et bisexués, car il doit
supposer que les hommes non plus ne manqueront pas,
là-haut, de partenaires21. Au-delà de ces infimes
disparités de point de vue, Pères de l’Eglise diplômés bac
plus Dieu et roturiers de l’apprentissage se retrouvent en
dernier ressort sur le constat de l’insatisfaction actuelle à
maîtriser ce qu’ils ont de plus intime. Ça flanche au pire
moment (« cambre-toi vieux si courbe ! ») ; ça cale où ça
s’agite à la piscine. Jamais au rendez-vous. Jamais quand il
faudrait. N’oublions pas que le Viagra n’existait pas
encore (ni la piscine, pas dans ses normes actuelles). La
vraie question consisterait à se demander si le
christianisme lui aurait survécu. Combien de temps ou
même dans quel état le christianisme aurait tenu face à la
pilule bleue ? Les deux tiers de la glose, du commentaire
et des traités théologiques n’auraient peut-être jamais
connu le jour à l’exclusion de ces tragiques instants de
21
Encore que Mahomet (ou Mohamed, pour ne pas être
un-sultant) exclue les femmes de son paradis alors qu’il y
admet volontiers le mouton. « Tout vient de Dieu,
explique un proverbe italien, à l’exception des
femmes »…
149
solitude où le monde tout entier semble écraser la
condition humaine. « Misère », radote Pascal, qui ménage
ses effets, « misère de Job et Salomon » : l’un famélique,
l’autre nabab, mais l’un et l’autre égaux devant l’amour…
Le paradis ou la résurrection (le super-paradis)
n’étant pas pour tout de suite, l’homme devra composer
avec une sexualité rebelle – ou bien s’en dispenser.
L’harmonie caractéristique de la première humanité,
celle de l’Adam fait à l’image de Dieu, est perdue pour
notre existence terrestre. Brisée par le péché. Chair et
esprit composent dorénavant, comme l’huile et l’eau, une
« miction impossible ». Le corps fait corps à l’âme. Le
corps reprend ses droits sur l’âme et c’est le début de la
fin. La chute a transformé la relation des deux substances
en un conflit de pouvoir. Un pugilat pour Dieu. Dont les
concupiscences – libido sentiendi, sciendi, dominandi –
sont la pointe émergée. La crainte de la sexualité est
donc surtout une peur de la déprise. Le désordre
engendré par l’errance de la chair n’en est pas moins un
désordre de l’âme, dès lors que les puissances inférieures
contraignent la raison. Les appétits nocturnes sont
toujours l’âme-en-table, et en ce sens, nous replongent
dans la Moïse de notre finitude. Céder à leurs blandices
revient à nier l’ordre de la création, à prendre à contreemploi les dépendances métaphysiques qui régissent la
nature. Comment ne pas rapprocher cette rébellion de
l’homme contre son créateur de celle du corps contre
l’esprit que dénonçaient les stoïciens ?
150
Tant s’en faudrait, bien sûr, que l’ensemble des écoles
philosophiques de l’Antiquité (occidentale) aient partagé
cette conception dualiste agonistique du corps et de
l’esprit, du sexe et de l’élévation. Non plus que l’idéal de
purification chrétienne, quoique l’orphisme et le
pythagorisme ne soient pas passés loin. Et moins encore
les préventions des moines homosexuels contre la
tentation. Tous les penseurs gréco-latins ne logeaient pas
le plaisir à l’enseigne du mal. Il n’avait rien en soi qui pût
y inciter. Les passions régulées ne sont pas préjudiciables
à l’homme qui se domine. Sans oublier que la guerre
exige des fils et que les fils, sauf rare cas de pénétration
auriculaire (l’ange Gabriel est coutumier du fait),
impliquent des rapprochements. « Faites l’amour, pour la
guerre ». Il n’en demeure pas moins que beaucoup
d’auteurs le déclaraient trivial, « bon pour les mulets et
les ânes », indigne de considérations sérieuses et superflu
pour quiconque aspirait à s’élever au-delà des
contingences terrestres. D’usage pour le commun, il
devenait un obstacle aux natures supérieures appelées à
s’affranchir des déterminations sensibles afin d’atteindre
l’équilibre, l’insensibilité, l’absence de trouble (ataraxie),
la paix des bienheureux. Recommandable pour les uns,
pourvoyeur d’âmes et de bras volontaires pour la patrie, il
devenait préjudiciable aux autres en mettant cette fois-ci
« l’apathie en danger ». L’amour charnel n’était pas
condamnable ; seulement insignifiant. C’était le vin du
pauvre auquel les esprits supérieurs préféraient l’eau de
là. Tandis que les sophistes d’Athènes étaient des
prédateurs sexuels, Socrate le philosophe n’a jamais
151
consommé ses droits sur ses disciples. À Alcibiade, qui
s’en désole dans le Banquet, Socrate rétorque qu’il est le
seul à l’aimer véritablement, au-delà de ses qualités
d’emprunts, au-delà des apparences, au-delà du devenir,
dans son essence réelle. Philosophie : amour de la
sagesse ; plus digne qu’aucun autre. Théologie : courçon
contemplatif de la philosophie.
Ça sent les curies
(c) « Platon », annone Pascal, ex-libertin rangé des
caisses, « Platon, pour disposer au christianisme ». Qu’y at-il d’autre que Platon, le pédiluve avant le grand bain
sacramentel, pour inspirer cette crainte de la luxure ?
Pourquoi les vierges sont-elles pures ? Et pourquoi,
chaste, serait-on moins coupable que les autres ?
Pourquoi partout, toujours, prôner le célibat ? Les
religions antiques y répondent en partie, qui constituent
le troisième tiers de l’héritage aux sources de
l’anthropologie chrétienne. La plupart des croyances
antiques et archaïques intègrent la sexualité comme un
tabou. Le sexe a trait à la violence qui tantôt fonde, tantôt
s’oppose au numineux. Il ne s’agit pas seulement de
« catégoriser » des phénomènes en assignant à la sexualité
une dimension exclusivement profane. Celle-ci est au
contraire d’autant plus lourde de signification
qu’omniprésente dans l’imaginaire religieux. Le
christianisme s’inscrit dans la continuité du judaïsme,
152
une religion monothéiste (qui ne l’a pas toujours été),
dont la bibliothèque de référence (Torah) se veut aussi,
sous d’autres noms (Pentateuque), la colonne vertébrale
de toutes les religions du Livre. La « loi de Moïse » est
mise en forme dans le Lévitique probablement autour du
Ve siècle avant J.-C., au cours de l’époque perse.
L’ouvrage pseudépigraphe regorge de prescriptions
sacerdotales, de préceptes moraux et d’autres
recommandations cultuelles qui devaient être plus tard
explicités par le Sifra, le Torat Cohanim de l’exégèse
rabbinique. Certaines, directement suscrites au prêtre
ritualiste, font peu mystère de l’impureté sacramentelle
que représente pour sa fonction les abandons de la chair
(chapitre XV). L’extase sexuelle génère une manière de
souillure – la macula – dont tout individu est en devoir
de se purger avant prendre part à toute cérémonie, au
risque de contaminer, de profaner le lieu de la sacralité.
Toute relation, même conjugale, toute pollution, même
nocturne, produit une corruption rituelle. Les prêtres liés
par le joug conjugal sont appelés par l’ancienne religion
juive à se soumettre à certaines restrictions. Cette
prévention contre le sexe empire avec le christianisme,
qui exacerbe comme jamais auparavant la dimension
sexuelle de la Faute originelle.
L’emploi inaugural du terme de « pollution » pour
dénoncer le fourvoiement vénal du clergé des païens est à
mettre au crédo de Lactance, vers 300 après J.-C. Il se
répand comme une traînée de poudre arrêt-curé pour
s’affirmer bientôt comme « élément de langage » de la
153
liturgie chrétienne. Il s’emploiera chaque fois, ou
presque, qu’il sera question de stigmatiser la déviance
érotique : celle des fidèles comme celle des mécréants.
Aussi, celle du service divin. Les prêtres sont des hommes
comme les autres, écrivait Léon Bloy. « Prêtres sont
gens » chucho-téton. Les Évangiles sont pourtant peu
diserts sur la question de la sexualité. Le Christ et ses dixslips ne s’attardent guère sur la question. Pas de Jihad
interne. Il n’est nulle part question d’une « impureté »
quelconque. Preuve qu’il vaut mieux, en la matière, avoir
affaire à Jésus qu’à ses Saints. L’importance prise
ultérieurement par cette thématique semble être
davantage le fait de la glose et d’autres considérations de
nature « sociétales » (enfants sans père ou, à l’inverse,
conflits de paternité). L’idée que la sexualité détériore
l’âme et nous éloigne du divin reste pourtant l’une des
croyances les mieux ancrées de l’Antiquité tardive. Ce
qui ne saurait être entendu à l’exclusion d’un écheveau
de contraintes sociales et juridiques dont l’Occident
chrétien hérite naturellement les codes de ses
prédécesseurs. Le droit romain, dont la réputation n’est
plus à faire, ouvre la voie à une codification de la
pratique. La question normative et traitée sous les feux de
la jurisprudence, établissant des partitions entre d’une
part, les relations occasionnelles, de l’autre, le
concubinage ; à distinguer de l’union légale, pour elle
juridiquement actée. Union légale – nous dirions
aujourd’hui « mariage civil » – qui n’avait guère à voir, au
sein du monde romain comme en d’autres cultures, avec
la simple « reconnaissance sociale » de l’amour ou du
154
désir. Le mariage comme institution est soumis dès les
premiers siècles à une morale austère dont le lignage est,
dans les classes urbaines, le principal enjeu. Le mariage
tue l’excès d’amour ; c’est un jeu de satiété. La
présomption de paternité valide juridiquement la
filiation : « ceux que l’on conçoit bien s’annoncent
clairement ; les marmots, pour le pire, nous viennent
aisément ». La toute récente légalisation sur la traite des
enfants (« mariage pour tous ») devra s’en dépêtrer. On
n’arrête pas le procréé… Toujours est-il que le
christianisme, en partie resucée de carcans antérieurs, est
loin d’avoir voué le sexe aux gémonies autant qu’on le
souhaiterait. Sans rien ôter à sa part d’authenticité, la
liturgie chrétienne est plus un palimpseste qu’une œuvre
originale. On assiste davantage à une réinterprétation,
une sorte d’aggiornamento, qu’à une rupture proprement
dite. La plume est différente, le ton s’est affirmé mais
l’arrière-plan reste le même.
C’est dire comme la prostitution peut revêtir bien des
visages et les prophètes de la vertu, tenir sur elle bien des
discours. Il y eut une antiquité chaste, une autre
débauchée ; un christianisme pudibond, un autre libéral
et une prostitution tantôt nuisible et tantôt salutaire. Le
féminisme ne se situe pas toujours du côté où l’on croit.
155
À la cuisine, les frigides errent
Fermons cette parenthèse, car il fait un peu froid. Et
donc Solon était un mac. Ça vous la coupe ? Nuançonsnous : Solon était un mac comme Bill Gates un PC, à la
fois visionnaire et pratiquant. Un architecte dans l’âme.
Avec les excédents qu’il tire du commerce des femmes, il
fait élever un temple à Aphrodite Pandemos – à
l’Aphrodite « commune à tous » –, patronne de l’amour
tarifé. Entre Athéniens, tout se partage (« heureux qui
communiste… »). On avouera que ce n’est pas Sarko qui
ferait construire un centre culturel avec l’argent de la
Betancourt. Ni une piscine avec celui de Kadhafi 22. On a
le sens civique ou on ne l’a pas. C’est un peu comme la
grâce. Solon avait la grâce ; gracieuses à leur manière
étaient les femmes de ces maisons publiques. Elles étaient
mieux connues sous le nom de pornè, qui,
étymologiquement, désigne ce qui est « vendu » ou en
état de l’être. Allusion non pas dégradante à leur métier
un peu spécial en tant que monnayant leurs charmes,
mais à une réalité de fait : en grande majorité esclaves,
elles ont été, pour la plupart, acquises sur les marchés.
Oui, comme les footballeurs.
22
Question à 50 millions d'euros (soit le montant estimé
de la contribution de Kadhafi à la campagne de Sarkozy) :
qui a vendu au « colonel » les logiciels et le suivi de
formation ad hoc qui ont servi à démasquer les opposants
libyens ?
156
Les colonies romaines se greffent à la souche grecque
pour peu à peu les cannibaliser. Les historiens de
formation classique appellent plus joliment ceci un
« processus d’échanges et d’assimilation ». C’est plus
sympa que les « invasions barbares » (même processus, en
bien moins engageant). Grecs et Romains convivent
avant la digestion. Si les Romains déconsidèrent les
mœurs dissolues de leurs hôtes, même les plus rigoristes
d’entre eux se gardent bien de contester l’utilité sociale
de la recherche des plaisirs charnels. Ils connaissent
d’expérience que les jeux de chambre sont aussi
cathartiques que la tragédie, et constituent en cela un
élément régulateur de l’ordre politique. Le désir, par
symphonie d’essence, est révolutionnaire. Irrationnel.
Incontrôlable. Dangereux. Or s’il doit s’assouvir – et il
doit s’assouvir –, qu’il trouve son compte au lupanar, dans
les mystères bachiques ou dans les jeux, qu’importe, tant
que cela se passe loin du palais. Propriétaires, hommes
libres et patriciens auraient naturellement fait leur cette
mise en garde d’Augustin : « Bannis les prostituées de la
société, et tu réduis la société au chaos par la luxure
insatisfaite ». Sa jeunesse libertine prêtait à notre évêque
une certaine maîtrise du sujet. Croyons-en ses
Confessions, le repenti n’était pas né de la dernière pluie.
Le célibat produit quelques génies par siècle, mais n’en
vaut pas la casse. Platon lui-même réserve une place, en
sa Kalipolis, aux activités de charme. C’est auprès de
Diotime, une prêtresse hétaïre, que Socrate apprivoise la
vérité d’Éros.
157
Une bénigne infidélité, Socrate étant, nul ne l’ignore,
marié. Le Socrate historique avait pour femme Xanthippe
(à ne pas confondre avec la marque d’automobile),
quarante ans moins âgée, et dont le caractère hargneux
est passé en proverbe. On prétendait que le philosophe en
avait fait sa femme pour s’exercer à la patience. Tout
homme a ses limites ; or Socrate est un homme, donc
Socrate également, a ses limites. Ce qui pourrait expliquer
sa présence impromptue aux côtés de Diotime, bien
qu’assez peu porté sur les plaisirs sensuels.
158
Socrate, sa femme et Alcibiade, par Reyer van
Bloemendaal, 1655.
159
Une cité idéale ne serait pas une cité idéale sans
quelques fantaisies pour adoucir les inclémences de la vie
conjugale. Manière de dire que même les putes, en
dernier ressort, sont plus utiles que les poètes…
Hexagonaux, Français, nous ne vivons pas dans la
Kallipolis. C’est bien dommage ; il faut s’y faire. Au
lendemain de la Libération, l’ancienne espionne et
rapporteur de la commission de la santé publique, Marthe
Richard, avait enregistré avec effroi une progression de
500 % des cas de syphilis depuis le début de la décennie.
La maladie avait alors causé la mort de plus de 150 000
personnes. Le responsable était tout désigné : il n’était
autre que la prostitution. L’encadrement de l’activité
n’était plus ce qu’il était. Sur les 70 000 courtisanes de
Paname, seules 10 % étaient officiellement recensées. Le
tapinage, naguère bordé juridiquement, échappait
désormais très largement au contrôle de l’État. En
d’autres termes, l’État n’en bénéficiait pas. Autant y
mettre un terme. Aussitôt dit, aussitôt fait. Le 13
décembre 1945, Marthe Richard fait déposer devant le
conseil municipal une proposition de loi visant à la
clôture des maisons closes. Lequel conseil municipal
décida discrétionnairement, le 15 mars 1946, de la
fermeture sans préavis des 190 établissements de la
capitale, parmi lesquels les célèbres Chabanais, le Sphinx
ou le One Two Two. Le 13 avril suivant, l’arrêté officiel
abolissant le régime de la prostitution réglementée –
rebaptisée « loi Marthe Richard » – vint augmenter le
triste herbier de l’arsenal judiciaire.
160
Progrès social ? N’en croyons rien. Lorsque Marthe
Richard, tendue de bonnes intentions (l’enfer en est
pavé), revendiqua et arracha avec les dents « la fermeture
des maisons closes », elle commit plus qu’un affreux
pléonasme, une véritable faute. Les choses, depuis, n’ont
pas cessé de se dégrader. Chassées des maisons closes, les
prostituées se retrouvent dans la rue ; chassées des rues
par la loi sarkozienne contre le racolage passif
(concurrence déloyale ?), elles investissent les bois ;
chassées des bois par les junkies, elles se reportent sur la
toile, dernier bastion de leur publicité, toujours plus
vulnérables à chaque nouvelle réforme. On déplace le
problème plutôt que de le résoudre. On exclut la
prostitution des lieux où les associations pouvaient
encore la surveiller. On frappe le mal d’invisibilité. Et le
mal, invisible, empire, comme nous l’apprend l’exemple
du modèle suédois (« modèle suédois » égal « exemple »,
stéréotype journalistique). La profession, si l’on ose dire,
traverse une « mauvaise passe ». C’est ce que les
oncologues appellent une métastase : le changement dans
le siège ou dans la forme d’une pathologie. Les Grecs
avaient l’image de l’hydre, plus poétique, dont les têtes
foisonnaient à mesure qu’on la décolletait. La solution ne
consistait pas dans la violence mais dans l’intelligence :
cautériser plutôt que saucissonner. Face à tant
d’imbécillité, d’impéritie ; face à l’échec patent de la
proscription, comment comprendre cet acharnement à
vouloir dézinguer le « plus vieux métier du monde » ?
D’où vient cette volonté d’abolition de la prostitution ? Si
161
l’on peut en effet s’interroger sur les motivations
psychologiques profondes d’une telle interdiction,
l’annonce de son « maintien » et de son « durcissement »
par la ministre Roselyne Bachelot laisse d’autant plus
perplexe qu’elle n’aura engendré jusqu’à présent que des
effets pervers. Un point d’histoire ne serait pas du luxe.
Retour en soixante-huit pour prendre la mesure du
chemin parcouru… Flash-back. Les exaltés de Vincennes
proclament la liberté sexuelle, rendue possible par la
mort chimique des ovocytes (un grand moribond en
avant) et le tassement de la sacralité. La transgression est
devenue la norme. Tous les tabous sont expédiés. Tous les
carcans brisés. Trente ans plus tard, une liaison
frauduleuse contraint un footballeur célèbre à des excuses
publiques. Contraste radical. Pourquoi ce changement
d’attitude ? Expliquera-t-on jamais un tel retournement
de l’opinion quant aux « affaires de mœurs » ?
Retournement aux antipodes des pratiques commerciales
de la modernité : jamais le sexe n’a autant fait vendre,
jamais la vente du sexe aussi réprimandée. Tout se passe
comme s’il y avait une sorte d’effet de bascule, de vases
communicants. Comme si l’acte réel faisait obstacle à
l’écoulement des substituts ; comme si le désir inassouvi
en chair compensait dans l’achat. Comme si une libido
« dépensée » en nature représentait pour le marché
(dérivatif de la pulsion) un substantiel « manque-àgagner », en refusant de s’« investir » sur des produits de
consommation. À supposer qu’un usage compulsif de son
pouvoir d’achat traduise effectivement une réaffectation
162
par la publicité de la libido sur des biens monnayables, on
peut loisiblement comprendre l’avantage qu’un lobbyiste
de Casino pourrait trouver à l’entretenir : faites l’amour,
pas les soldes. Il faudra donc faner les fleurs de macadam.
Mais un législateur ? Un féministe ? Un philosophe ?
Pour quelle raison feraient-ils, eux, valoir leur droit de
veto ?
Le féminisme prétend lutter pour l’obtention du droit
des femmes à disposer d’elles-mêmes. On veut bien le
croire. Le slogan « mon corps m’appartient » se laisse ainsi
analyser comme une ré-appropriation de soi et
notamment de la fertilité par le truchement des différents
moyens de contraception et du recours à l’IVG. Il
s’agissait par là de s’émanciper du statut de mère,
d’épouse et de couveuse qui, trop longtemps, les avait
reléguées dans les arrière-cuisines. « Un enfant si je veux,
quand je veux ! » : même but. On peut toujours discuter
des moyens, des fins, de l’art et de la manière ; on ne
résoudra pas ce paradoxe que les mêmes groupes qui
revendiquent la liberté des femmes à disposer de leur
corps sont les premiers à battre le pavé contre la liberté
des femmes à monnayer leur corps. Si nous ne « sommes »
plus nos corps, mais que le corps nous « appartient », alors
le corps bascule sous le régime de la propriété, et l’on voit
mal au nom de quoi il échapperait à son économie. La
marchandisation est dans le féminisme comme le ver est
dans le fruit. On ne peut pas désenclaver les corps,
promouvoir l’éruptif, l’émotion spontanée, la pulsion
créatrice, et s’indigner dans le même élan contre les
163
archaïsmes du désir. On ne peut pas être soixante-huitard
avec Deleuze, Foucault et Derrida, tirer à boulets rouges
contre l’État et les institutions et les frontières et les
valeurs et les concepts et les définitions, déconstruire à
tout-va les solidarités, les formes et les contenus, et d’un
même pas se récrier contre le tout-consumériste et
l’individualisme. On ne peut pas vouloir la liberté et
contester le libéralisme. On ne peut pas vider le corps de
sa sacralité, réduire le corps à une propriété et se
scandaliser de ce que l’on traite le corps comme une
propriété. Il fallait réfléchir. De préférence avant. Ou vite
revoir le logiciel pour aligner prémisses et conclusions,
tant qu’il est encore temps. Imprégnons-nous d’un adage
de
Bossuet,
plus
éclairant
qu’une
tourte
d’Héraclite : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent
des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ».
Cela vaut aussi des feministes.
Le féminisme revisité du nouveau millénaire a
emprunté dans sa déliquescence la même avenue que
celle foulée par la fausse gauche en politique,
abandonnant l’aspect social de son combat pour
constituer une moraline bourgeoise à l’usage des
panouilles de plateau télévisé, un vernis sans contenu de
type althussérien, politiquement diaphane, dicté depuis
les chaires des universités. Progressivement, la tradition
française des suffragettes a cédé place à la défense du
« nouvel ordre moral ». Ce dévoiement du féminisme
contemporain, tout à sa lutte contre les vénéfices de la
prostitution, pose une question d’une toute autre
164
importance, celle-là plus politique : comment est-on
passé du féminisme à la Beauvoir, préoccupé de droit, de
parité23, d’égalité de salaire, au féminisme des Femens
sponsorisé par le pouvoir (le nouveau timbre français est
à leur effigie), au féminisme à la Bachelot traquant les
phallocrates confits jusque dans leur plumard ? Et
basculer de l’approche réglementariste à l’approche
prohibitionniste de la prostitution ? On le devine : un tel
retournement n’aurait sans doute jamais été possible sans
un détour par les États-Unis. Quant à Bachelot, son sousemploi intellectuel n’était pas entièrement de sa faute.
L’ex-ministre de la santé (Dieu nous pardonne),
anciennement
prestataire
des
industries
pharmaceutiques ; Bachelot, à qui l’on doit, entre autres,
les 95 millions de doses de vaccin contre la grippe aviaire
commandés par l’État pour la rondelette somme de 712
millions d’euros à Sanofi-Pasteur, GlaxoSmithKline
(GSK) et Novartis, et presque autant qui nous restent sur
les bras (et pas dedans, c’est tout le problème) ; Bachelot,
désormais chroniqueuse dans l’émission Grand 8 sur une
23
La parité reste dans l’absolu une ambition plutôt qu’une
possibilité. On ne forcera personne à devenir gogo
danseuse pour rééquilibrer le sex-ratio professionnel.
Décréter l’armistice serait en revanche un objectif plus
accessible et plus modeste. L'égalité des sexes ne
commencera vraiment à s’installer que le jour où l'on
pourra charrier sur les stéréotypes sexistes sans se
retrouver immédiatement traîné par le scrotum devant
les tribunaux…
165
sous-chaîne de la TNT, flanquée d’Audrey Pulvar et de
Lolo Ferrari, a suivi à peu de choses près le même
parcours que Nabila (et la même fin que Loana).
Elle également avait appris à lire en consultant la
carte des cocktails des clubs-lounge à la mode du Paris
gay, et à compter en faisant du shopping dans les
boutiques des créateurs des Champs. Ses brèves études de
pharmacie ne pouvaient suffire à la pourvoir de la
conscience sociale qui lui faisait défaut. Pour ce qui
concerne l’inspiration US de ce féminisme de pacotille,
est-il besoin d’en rajouter sur l’indisposition pathologique
de l’Amérique envers les extrémismes de la sexualité ?
Une Amérique ambivalente, prise tour à tour entre
conservatisme exacerbé et exhibitionnisme frénétique,
entre névrose d’amish et psychose de queutard ; toujours
aux prises avec la tentation de transgresser ses propres
interdits, ces interdits qui n’ont de cesse et de raison que
d’être transgressés. Une Amérique qui produit du sermon
autant que de misère dans le monde pour essorer son
vice, à l’instar du Tartuffe parlant des « seins » qu’il
dévore du regard mais qu’il « ne saurait voir »… Détour
par l’Amérique qui aurait imprimé au féminisme français
un élan moraliste qu’on ne lui connaissait pas.
Un discours puritain, véhiculé par le protestantisme
via les premiers colons, très proche du jansénisme dixseptiémiste français, tout aussi ectopique au regard de
l’esprit grivois et caractéristique de l’art de vivre à la
française. Discours qui, d’évidence, dépare d’avec des
166
permissivités gauloises en matière de morale. Les bonnes
combinaisons sont rares en ce monde imparfait. Laïques,
nous sommes plus tolérants, moins hypocrites, moins
obsédés que ces pasteurs hygiénistes et guetteurs de
braguette. Les pérembulations du lit n’ont jamais
constitué à nos mirettes européennes que des vétilles
burlesques. Nous en faisons des drames, mais pas des
tragédies. Ce n’est pas Guenièvre et Lancelot. Nos déités
gréco-latrines sont moins sévères que celles du Nouveau
Monde. Théâtre, musique, littérature sont imprégnés
chez nous d’une nitescente fraîcheur, d’un halo de
légèreté qui ne se retrouve pas dans les compositions
américaines, combien plus lourdes et faisandées.
L’imaginaire méditerranéen puise aux bluettes d’été. Le
théâtre de boulevard, sorte de porno soft et de critique
sociale opposant l’homme d’affaires au plombier polonais,
ne cesse pas d’innerver la création française. On n’en
attend pas moins d’un peuple de sans-culottes, dans tous
les sens du terme. Les ardeurs italiennes – Berlusconi ne
démérite pas – inspirent un opéra de marivaudage (Don
Juan, Figaro), quand celui des yankees… qui n’en ont
pas… mauvais exemple. Nous sommes, quoi qu’il en soit,
moins prompts à nous formaliser des dérapages de nos
politiques. Plus hypocoristiques que les empêcheurs de
jouir en rond qu’on voit sévir avec effroi sur les plateaux
de la Fox.
Sans remonter jusqu’aux grandes œuvres de temps
plus littéraires, il suffira de lire (très vite) la dernière
confession écrite de Valéry Giscard d’Estaing. L’ex167
président ne cèle rien de son tableau de chasse. Ne fait
aucun mystère de sa suractivité sexuelle – réelle ou
phantasmée24. Va jusqu’à s’inventer des concubines
célèbres (qui s’empresseront de démentir) pour mieux
mettre en valeur ses atouts de séduction. La chronique
politique est pleine de ces rodomontades. Chirac n’est pas
en reste. Chirac était connu pour être aussi fidèle à ses
promesses qu’à son épouse (c’est dire). Il maîtrisait mieux
que personne la pétanque de Corrèze, dont on ne sait pas
grand-chose, sinon qu’elle nécessite des boules et un
balcon. Que les présidents français, du moins jusqu’à
Sarko, avaient le tempérament coureur et le feu au
pantalon serait encore démontré de façon magistrale par
Mitterrand, l’homme de la double vie. Double discours et
double jeu : les mœurs sexuelles rencontrent ici la
politique. Pour DSK aussi, pour peu qu’il y ait eu viol.
Non moins mémorable fut la sortie de Félix Faure, parti
en épectase dans une dernière étreinte, au palais de
l’Élysée, entre les bras de sa maîtresse. La presse
française, jamais à court de calembour (histoire de
remonter le niveau), se mit en quatre pour lui offrir une
24
Le correcteur orthographique labellisé de chez
Microsoft souligne en rouge pas bien le terme «
phantasmer ». « Phantasme » semble être de ces
archaïsmes en passe de subir la même involution
orthographique que « faramineux », « fantôme » et «
nénufar », n’étant plus validés par le Dieu Gates que dans
leur graphie moderne avec le « f » de « foutage de
gueule ». Phuck you Windaube.
168
épitaphe à la hauteur de son fatal exploit : « Lui qui
voulait être César, il ne fut que Pompée ». Cet adieu
grolandais, loin d’offenser, eut pour effet d’inscrire le
petit président dans la légende républicaine. Il en faut
peu. Il faut ce qu’il faut. Tout cela pour démontrer, s’il le
fallait, qu’une affaire Lewinsky, en France, n’eut pas
tenue deux jours. L’incontinence et l’adultère
n’intéressent pas les électeurs. L’action d’abord ; le reste
vient en son temps. Nous distinguons encore la tribune et
l’alcôve. Certes, admettons ; mais pour combien de
temps ? L’importation du paradigme de la « famille
publicitaire », aux antipodes de la « famille bourgeoise »
traditionnelle française ; la confusion privée/public
charriée par les séries américaines et le soap SarkozyCarla ; la tendance psychologisante à l’œuvre dans les
quotidiens, pourraient finir par altérer la donne. Non que
les Français y soient eux-mêmes sensibles. L’esprit des
peuples n’est pas qu’une coquecigrue d’Herder. Mais la
peste progresse. Nos féministes en sont déjà toutes
ravagées…
L’intuition féministe
C’est une raison. Mais il y a plus, forcément plus… Le
seul constat de la transposition en France du moule social
américain, de ses assuétudes procédurières ou de
l’abolition rampante de la distinction issue du droit
romain entre la sphère publique et le domaine privé ; ce
169
seul constat de sinistre ne peut suffire à rendre compte de
l’adhésion des féministes à ce principe d’encadrement
légal de la sexualité virile. Il suffirait à rendre compte des
quelques drames pipolitiques légèrement cousus de fil
blanc, supposés donner du relief à la campagne de
Sarkozy (« avec Carla, c’est du sérieux », etc.). Pas
l’extension de ce principe à l’intégralité de la gent
masculine. Surveillance, répression, judiciarisation : pour
que cette extension puisse avoir lieu, les féministes
devaient y concevoir d’autres intéressements. D’autres
motivations. Bien davantage que la seule lutte pour
l’amélioration de la condition de la femme. Il fallait bien
qu’elles également, les féministes, y trouvent leur
compte. Quel compte ? Partons des faits. Qui donc, parmi
les féministes, proclame avec le plus d’ardeur
l’interdiction de la prostitution ? Qui sont les plus
déterminées ? Trois groupes s’échappent du peloton :
(a) les féministes ayant naguère été victimes de
harcèlement ou d’attouchement ou de violence sexuelle,
faisant de la répression des hommes une affaire
personnelle ; (b) les féministes tribades partisanes de
l’ectogénèse ; (c) les féministes par défaut, physiquement
défavorisées
(physically
challenged, disent les
Américains), qui font de nécessité vertu, et tentent bon
an mal an – bien qu’elles ne trompent personne – de faire
passer leur célibat forcé pour une ascèse. C’est un peu le
Nigérien qui s’adonnerait, contre la faim dans le monde, à
la grève de la faim. Démonstration apagogique : il est
inversement très rare de voir une jolie femme prôner la
170
pénalisation de la prostitution. Roselyne Bachelot, pour
sa gouverne, n’a eu de cesse que de nous y inciter. « Il
faut les punir ! » affirmait-elle hier encore au journal de
vingt-heures. Qui donc faut-il punir ? Mais les clients,
bien sûr ! « Il faut qu’ils sachent ! » Quoi donc ? Qu’ils
sachent qu’un cœur à prendre est un cœur qui s’aigrit ?
Qu’un cœur abandonné jalouse la volupté de la terre
entière ? Qu’on ne rémunère pas des prestations
auxquelles, pour peu qu’on daigne les considérer, d’autres
madames – un peu vieilles certes, mais toujours fraîches –
se livreraient de gaieté de cœur ? Se pourrait-il que du
ressentiment ternisse les belles motivations de ce
militantisme ? Bachelot condamne. Sirène dont la nature
hybride interdit les amours, elle chante ses opéras de
Verdicts avec la joie tragique des cœurs envieux qui
entraînent l’être aimé vers les abîmes en disant :
« personne ne l’aura »… Un raisonnement spécieux : sa
douleur malveillante pourrait trouver d’autres issues,
moins rigoristes. L’art-thérapie, par exemple, le canoëkayak, c’est sympathique aussi. Cela décimerait
considérablement les phalanges tristes des militantes de
l’abolitionnisme. Le premier coup de pelle est asséné,
amis lecteurs ; continuons sans scrupules de creuser cette
énigme qui n’en sera bientôt plus une.
À l’exclusion de ces groupuscules quelque peu en
délicatesse avec le calcul des propositions (propriété de
son corps ôté de sa marchandisation, libération de la
femme sans droit à la prostitution), d’autres figures
publiques ont pris le relais pour donner à cette
171
revendication une épaisseur législative. Que des
féministes séparatistes en aient contre les hommes, on
pourrait aisément le comprendre. Mais quid de nos
parlementaires ? Que d’hommes, que d’hommes à
l’Assemblée ! Alors pourquoi ? Quel intérêt des députés,
des sénateurs ou des ministres pourraient-ils bien trouver
à prendre part à cette dérive d’encadrement des mœurs ?
Sont-ils seulement suivistes ? Grégaires ? On (n’)ose le
croire. S’agit-il uniquement de satisfaire les ouailles de
leur députation ? De faire belle âme et bonne figure ? De
se soumettre à la démagogie des mind-fuckers
professionnels qui bombardent à l’envi des lois
communautaires
pour
obtenir
des
réservoirs
communautaires de votes ? N’est-ce pas surestimer la
valeur représentative des lobbies de la discorde ? On
pourrait sérieusement douter que le vote féministe
rapportât suffisamment de voix pour infléchir l’issue
d’une élection. Mobiliser, à la seule fin de s’approprier ce
vote, des bancs entiers de députés godillots seraient prêts
à prendre le risque bien réel de perdre d’un côté ce que
l’on gagnerait de l’autre. On ne peut pas courir deux
lièvres à la fois.
Il y eut des précédents. Des exemples à ne pas suivre.
Il n’y a pas quelques semaines que l’Assemblée s’est
prononcée en faveur d’une mesure pénalisant la négation
ou l’euphémisation du génocide arménien, réalisant
l’exploit diplomatique de faire de tous les Turcs posant le
pied sur le sol national un criminel en acte (aucun ne le
reconnaît) ; mais également celui, non moins
172
remarquable, de faire de tous les historiens dont la
méthode consiste précisément en une critique
argumentée des historiographies (révisionnisme), autant
de coupables en puissance. Pour répondre au scandale
d’une loi Gayssot qui contraint les Français à accepter
sans regimber les conclusions chiffrées du tribunal de
Jérusalem, homologuées par les vainqueurs dans
l’ambiance punitive de l’après-guerre, les députés de la
majorité ont préféré voter son extension plutôt que son
abolition. La faveur mémorielle aurait pu s’appliquer à
d’autres sortes de communauté : ainsi de la frange des
communistes résistants de la 25e heure. Scotomisant
allègrement les turpitudes du pacte germano-soviétique,
les camarades martyrs seraient restés dogmatiquement les
sacrifiés du « parti des cent mille morts ». Sans oublier
que Staline a tué bien davantage qu’Hitler – mais laissons
cela pour un autre voyage. Peu respectée, la liberté
d’expression est un droit consacré en France depuis la
grande Déclaration de 1789, réaffirmé par la loi Jules
Ferry de 1881, enregistré définitivement par celle de
1984. À trop multiplier les « devoirs de mémoire », on se
crée davantage d’ennemis que d’alliés. D’aucuns s’en sont
mordu les doigts. Ainsi des faveurs mémorielles, ainsi des
privilèges sectaires. Le clientélisme est un calcul ; c’est un
mauvais calcul25. Il est loin d’être acquis que le vote
25
Avec plus d'une trentaine de condamnations à son
actif, la France peut se féliciter d'être devenue le
troisième pays le plus stigmatisé par la Cour Européenne
des Droits de l'Homme en termes d'atteinte à la liberté
173
féministe compense la fuite des électeurs « réacs ».
Prohiber la prostitution alors qu’on la pratique soi-même
sur le plan politique n’est pas non plus du meilleur
goût…
Démagogie distributive. Marché communautaire
dans les travées de l’AN. Vésanie crasse qui connut son
acmé sous la Troisième Constitution et qui peut
facilement amener nos députés à voter à peu près
n’importe quoi, n’importe quel texte de loi ou
amendement dicté par les lobbies aux attachés
parlementaires clients et conciliants, pour peu qu’ils
s’imaginent être en leur intérêt de presser le bouton vert.
Mais est-ce vraiment le cas ? Que gagnent nos élus à
durcir chaque année la répression contre les prestataires
et les prospects de la prostitution ? C’est un ciblage de
niche ; peu s’y retrouvent. N’est-ce pas risquer de se
mettre en porte-à-faux avec les électeurs ? Les députés
savent pourtant mieux que personne le sort que les
d'expression. Bien devant la Russie, condamné vingtdeux fois seulement – ce qui ne suffit pas à tempérer les
ardeurs indignées de nos O.N.G. de la démocratie. Nous
faisons pire encore que l'Amérique. La différence entre la
France et un pays comme les États-Unis consiste
principalement en ce que la condamnation se pratique,
pour la première, a priori, et a posteriori pour la seconde.
Nous n'avons pas, en France, de premier amendement.
Pour ce qui concerne lois compassionnelles, en revanche,
nous ne craignons plus personne…
174
contribuables réservent à ceux de leurs édiles qui leur
retirent panem et circenses. La planche. L’exil. Pourquoi,
cette fois précisément, sur un sujet clivant comme aucun
autre, aller contre le sens du vent ? Parce qu’il y a vent et
vent. Ce n’est pas qu’ils aillent contre leurs intérêts. C’est
que leurs intérêts, multiples, se télescopent,
s’échelonnent sur la durée. Il n’y a pas d’intérêts
qu’électoraux. Il y a des intérêts supérieurement
électoraux. Parler « profits » et « intérêts », c’est très
souvent parler « argent ». Car le pouvoir, dans une
démocratie de marché, n’est pas fondé sur autre chose
que sur le marché, tautologie, donc sur l’échange
d’argent. L’argent des banques, l’argent riche, l’argent des
annonceurs. L’argent qui subventionne la presse et, par
là-même, décide des candidats qui peuvent ou ne peuvent
pas entrer au Bataclan. Comme un videur, pardon,
« physionimiste ». A fortiori dans une « socialdémocratie » sous influence telle que la nôtre, où les
référendums sont aussi bien considérés que des écureuils
glacés de Bergues au poil roussi par le soleil. L’argent
corrompt, l’argent soumet, l’argent ordonne. Et ce ne
sont pas les flics encravatés de Goldman Sachs et de J.-P.
Morgan, hissés par la finance au rang de dictateurs
européens, qui nous contrediront. Pas plus que les
instances de la troïka, ni les think tank qui les arrosent,
ni les réseaux mafieux qui stipendient les uns et
manipulent les autres. Car qui donne dîme. Qui tient la
bourse tient la cravache. La main qui donne surplombe
toujours celle qui reçoit. Bien que la main qui donne ne
donne en fin des fins que ce qu’elle extorque à la main
175
qui reçoit, la plus-value du surtravail contre la
soumission.
La soumission, c’est d’abord celle de nos élus, qui
n’en peuvent mais, mais doivent donner le change. Du
président lui-même comme des seigneurs locaux. Malgré
la crise et la mainmise des fonds de pension sur les
budgets de l’État (six-pack), ils savent en leur devoir de
maintenir coûte que coûte leurs électeurs dans l’illusion
qu’ils ont encore une main sur le levier de vitesse. Les
mesures sociétales remplissent alors une fonction
symbolique : sauver ce qui leur reste de crédibilité. Moins
on agit, et plus on divertit. C’est toute l’histoire du
mariage gay. Toute la séquence sur le port du niqab.
L’interdiction des cigarettes dans les jardins publics et sur
les bords de mer. Prohiber la prostitution est une autre
manière d’étaler au grand jour son pouvoir de nuisance –
donc son pouvoir tout court. On taxe les citoyens avec
des lois somptuaires. Tout ce qui se perd en voix se
récupère en vol. Tout se convertit. L’argent remplit les
caisses autant qu’il vide les urnes ; mais sans argent, pas
d’urnes. L’argent paie la campagne des politiques.
L’argent, c’est leur passe-droit. C’est toute leur légitimité.
Ils doivent sauver l’argent et renflouer en prévision de ce
que les banques leur carotteront demain. Que cela se
fasse par la « rigueur » ou le racket obligataire (le « service
de la dette ») prescrit par leur filiale : les agences de
rating. Parce qu’ils n’y couperont pas, ils doivent combler
les vides et si possible, thésauriser. Accroître leur pécule.
La Cour des Comptes comptabilise. Les vautours de Bercy
176
n’ont rien perdu de leur obsession du déficit. La rente, les
rentrées de fonds, les fonds de tiroir, les moyens
disponibles ou concevables pour abonder ces fonds sont
quelques-unes des grandes questions qui mobilisent toute
leur intelligence.
Où trouver l’or pour l’intendance ? Ou ponctionner ?
– Les cigarettes ? – Les jeux d’argent ? – L’alcool ? C’est
déjà fait. – Le capital ? – Les produits importés ? L’Europe
nous l’interdit. Que reste-t-il ? Les valeurs sûres. La classe
moyenne. Il faut revenir au plus fondamental. C’est dans
les vieux chaudrons qu’on fait les meilleures soupes. Quoi
de plus facile que de baqueter sur les réserves de ses
propres administrés ? Cela dispense de s’en prendre aux
grosses fortunes, dont le soutien est trop précieux pour
être titrisé. On procède à l’ancienne. À la papa. En créant
des impôts, directs ou indirects : taxe patronale,
horodateurs, pénalités écologiques, augmentation de la
TVA, réévaluation des prunes, flambée de la redevance
audiovisuelle, dépréciation des taux du livret A,
déremboursements des services de santé et des
médicaments, et l’on en passe. En générant parallèlement
des listes de nouvelles normes et de nouveaux délits :
pétunage
compulsif,
« occupation »
des
halls
d’immeubles, défaut de gilet fluo ou d’alcootest
obligatoire dans les voitures, détecteurs d’incendie,
alarmes pour piscine et, nous y revenons, racolage
ordinaire ou racolage passif, recours aux palliatifs de
l’amour tarifé. Nous touchons là au cœur de la
problématique. Si le pouvoir et l’or ont donc partie liée,
177
l’or et le sexe n’ont pas non plus maille à partir. On taxera
le sexe. Et plus précisément, le sexe occulte, le sexe
honteux, le sexe populaire. Celui qu’on ne peut pas ne pas
vilipender, ne serait-ce que par hygiène ou conformisme
philosophique, au nom du « progressisme » – qui justifiait
hier l’épopée coloniale – et des « valeurs universelles
(occidentales) » – qui justifient les guerres de l’Amérique.
Pénaliser ? Taxer le sexe au noir ? Mettons. Mais qui
pénaliser ? L’employeur, l’employé, l’usager ? Qui doit
payer ? Lorsqu’elle n’est pas conforme au prototype
aimable et rassurant de la pouilleuse Fantine ; lorsqu’elle
n’est ni déguenillée, ni marmiteuse, ni crève-la-faim, ni
va-nu-pieds, ni famélique, ni disetteuse, ni donc
contrainte au mal par sa détresse sociale (ce qui l’excuse
dans une certaine mesure), la prostituée est plutôt Boule
de Suif qu’Esméralda, éponge de la misère (sociale,
physique, sexuelle) plutôt que lambeau de chair offerte
aux prédateurs de rue. Moins une victime qu’un ange. La
prostituée, chaque nuit, répare ceux que la société
détruit. Soulage, provisoirement, les écorchés de la vie.
Elle émousse un mal-être, à sa manière particulière, qui
n’est pas pire qu’une autre. Houri de paillasson, la
respectueuse est plus souvent l’abeille en bas résille qui
butine, bénévole, que la call-girl de luxe ou la pouffiasse
actrice en promo chez Morandini. Une femme
sacrificielle dans la lignée des saintes chrétiennes,
apportant réconfort aux moins lotis des drilles, et
souffrant malgré tout le mépris de ceux qui la
condamnent – parce qu’ils valent tellement mieux. Mais
178
comment donc ? D’entre la pute et le trader, lequel est le
plus utile ? Certainement pas le mieux payé. La
michetonneuse rend un service – une « prestation » –,
colmate les brèches d’un système fracassé qui, tel
Saturne, dévore ceux qui l’ont engendré. Le trader ne fait
rien d’autre que d’entretenir sa faim et le système qui le
nourrit. Le trader brise ; la pute ravaude. L’un désincarne,
l’autre humanise. D’entre la pute et le trader, qui est le
parasite ? Ne pas se tromper d’ennemi.
Sapho le détour !
Faut-il alors pénaliser le client ? Il a bon dos, le
client. Cible facile. Il n’ira pas s’en plaindre. Il n’osera
pas. Personne ne le défendra. Ce serait un peu la double
entame pour son chéquier – il paie déjà – mais dura lex
sed lex, il l’aura bien cherché. Il paie d’ailleurs l’hôtesse
avec une discipline qui ne laisse pas d’étonner pour un
secteur sans réglementation. Si populaire que soit la
clientèle, elle fait rarement défaut. Elle ne se tire pas des
flûtes avant de passer en caisse. Bien moins que dans la
restauration où le café-basket s’est démocratisé depuis le
début de la crise. C’est qu’il y a là sans doute une raison
plus profonde à cette assiduité. L’usager également doit
être intéressé à la rétribution du prestataire. L’argent
cédé n’est pas d’abord le prix ou le dédommagement de la
passe, mais son passe-droit, sa rampe d’accès. La femme
que l’on désire n’est pas nécessairement, a fortiori chez
179
l’homme, celle que l’on aime. La femme que l’on profane
ne peut pas être au même moment la femme que l’on
vénère. Sauf à s’aventurer dans des logiques plurivalentes,
endémiquement perverses. Rien de tel pour le commun.
Le désir bloque devant l’amour comme le cafard craint de
saillir la rose (c’est l’« impuissance »). L’argent démystifie
la rose. L’argent démêle désir et sentiment. Donne au
désir son visa pour le septième ciel. C’est assez dire ce que
l’homme gagne à « débourser ». L’homme paie pour
coucher gratuitement. Sans coût émotionnel. Sans
attachement. Ainsi réservait-il jusqu’au XIXe siècle son
amour pour sa femme et son désir pour la demimondaine. Pour le citoyen grec comme pour son
homologue romain, l’épouse et la maîtresse investissaient
chacune une frange irréductible de la libido, épidermique
ou transcendée. Jusqu’à la conversion de Constantin au
christianisme voulue par une épouse jalouse de son désir,
il en allait ainsi, c’est-à-dire pas si mal. – « Plus jamais
ça ! » ont tempêté les féministes.
Phillipe Muray avait prédit que l’envie de pénal
escamoterait l’envie de pénis. Va-comme-je-te-pousse !
On pénalise ! La prostituée d’abord, en la précarisant ;
puis le client. On pourrait aussi bien faire raquer les
cartels. Pensons ! Qui fournirait Strauss-Kahn ? Comment
feraient ses poulains pour lui payer son coup ? Même les
cocos, totalitaires jusqu’au trognon, n’ont pas osé s’en
prendre aux fournisseurs. La première loi qu’ont
promulguée les bolcheviks au lendemain de leur coup
d’État fut, emblématiquement, la fermeture des maisons
180
closes – pour la roture ; or, en sous-main, les cadres du
parti soldaient grassement les mêmes qui pourvoyaient
naguère pour leur garder des filles. C’était une clause de
monopole. Bien mal acquis ne profite qu’aux riches. Le
proxénète, pour sa gouverne, tire toujours les marrons du
feu. L’État aurait tout à gagner à faire main basse sur ce
commerce avant qu’il ne se corrompe absolument. À
nationaliser. Réglementer. Non pas traquer les
asphalteuses : faire de manière à ce que les pauvres en
profitent plus. Loin d’être un lieu de perdition où l’argent
règne en maître et les maîtresses en bas résille, les
maisons closes sont les restos du cul. Rouvrir les maisons
closes serait également court-circuiter le marché noir de
la frustration au format numérique. Rendre ses chances à
l’érotisme, si maltraité à l’heure de la pornographie. Et la
tendresse, bordel ! Il y a des cloaques qui se perdent…
Clarifions-nous. Notre propos n’est pas de dire qu’il
faille « faire droit » de « ce qui est », pour cela seulement
que cela est. À ce compte-là, autant légaliser le vol, le
viol, le meurtre, les accidents de voiture. L’inceste, les
mères porteuses sont également des faits. On ne peut pas
tout rendre licite. Le fait n’y suffit pas. Encore faut-il que
le fait à l’examen soit socialement souhaitable. Qui en
décide ? Ni Dieu ni les lobbies (dans l’idéal), mais la
démocratie. Le rôle du nomothète ne peut se réduire
comme on l’y presse parfois, à valider des modes et des
caprices communautaires. Il ne lui appartient pas de faire
de ce qui est ce qui doit être, de prendre l’existant pour
critère de la loi. Sa vocation doit être d’acheminer
181
positivement l’existant vers le devoir être, non pas
l’inverse. Caïn a tué Abel. Quelqu’un a tué Pamela Rose.
Omar m’a tu(e)r. C’est un fait accompli. Ce n’est pas un
fait souhaitable. Ce n’est pas parce que le tapin existe
depuis des lustres, depuis les commencements de la
parthénogénèse, qu’il faut le régulariser. S’il le peut être,
s’il le doit être, c’est en vertu d’autres repères. Lesquels ?
Y a-t-il un phare, une pierre de touche de la licéité des
mœurs ? Il faudrait un critère moins exigeant que
l’impératif kantien, qui décanterait non pas les maximes
éligibles au test d’universalité, mais les pratiques
politiquement vivables. Indicatif du « laisser-faire » plutôt
que du « devoir », dragon aux milles écailles. Un tel
critère pourrait avoir trouvé son expression la plus ciselée
dans l’œuvre de Jérémie Bentham. Le philosophe, juriste
et fondateur de l’utilitarisme proposait au XVIIIe siècle
une doctrine de l’action morale, ayant en vue la
maximisation du bien au service de la collectivité. Soit
« le plus grand bonheur du plus grand nombre », selon les
mots célèbres de Priestley, dont l’obtention serait
comptable d’un « calcul du plaisir et des peines ». À cette
doctrine s’assortissait un principe juridique départissant
les crimes des fautes morales. Les crimes sont punissables.
Les fautes sont tolérées – doivent l’être. Doivent être
tolérées toutes les pratiques qui ne nuisent pas
directement ou indirectement au bien-être d’autrui.
Le crime nuit à autrui. L’inceste nuit à autrui. La
drogue elle-même nuit à autrui, potentiellement, chaque
fois que le toxico tourne sa clé de contact. Ils sont des
182
crimes. Encore que le crime d’Hitler puisse être toléré en
vertu du précepte de maximisation du bonheur collectif ;
que la torture puisse l’être aussi s’il s’agit d’éviter un plus
grand mal à davantage d’individus, etc. C’est toute la
controverse soulevée par l’utilitarisme et, bien plus
largement, par les morales de facture conséquentialistes
(voir Jack Bauer dans 24 heures chrono), alternatives à
l’arétisme aristotélicien ou au déontologisme kantien.
Mais nous n’avons que trop dévié. Laissons le lecteur
frayer lui-même dans la complexité si le cœur lui en dit.
Revenons, pour ce qui nous concerne, au cas de la
prostitution. À qui nuit la prostitution ? Il ne faudra pas
longtemps pour s’entendre répondre : « à celles qui la
pratiquent ». C’est l’argument de l’exploitation déjà servi
plus haut. Et c’est on ne peut plus vrai. L’ancienne
prostitution s’est effacée des statistiques pour laisser place
aux belles de l’Est et du Machrek, prisonnière des réseaux
qui les ont fait entrer. Est estimée à quatre-vingt pour
cent la proportion des prostituées passées illégalement en
France par le recours – et le traquenard – de filières
criminelles. Ces filières criminelles, nous rappellerons
que c’est d’abord grâce à Schengen, Maastricht, Lisbonne
qu’ils s’introduisent en France. Aussi ferons-nous aux
féministes, jamais en retard d’un « progressisme », la
même remarque qu’Arletty à la Libération, lorsqu’elle fut
accusée d’avoir couché avec les boches (le chef exact est
« collaboration horizontale ») : « fallait pas les laisser
entrer ! ». Le mal est fait. Le mal n’est pas irréversible.
Des rouchies exploitées il en va comme des travailleurs
au noir : une manière sûre et polémique de débourber
183
hors de cette fange serait de régulariser les boat-people,
de nationaliser le fermage et, pour prévenir tout risque de
rechute, de mettre en place une garantie protectionniste
anticoncurrentielle. Alors le maquereautage serait
effectivement « une passion comme les autres » et le
recours à la prostitution, comme l’affirmait très
sérieusement Strauss-Kahn à des millions de Français,
« une faute morale ». C’est-à-dire rien de plus.
Ce ne serait jamais qu’étendre légalement la portée
d’une pratique qui fait recette dans le domaine de
l’« artistanat » comme dans celui la TV réalité, de la
littérature (ou de ce qui passe pour), du cinéma, du sport
avec le sponsoring, qui n’est rien d’autre – pardon – que
de la prostitution d’images. Songeons au foot.
Immédiatement surgit le nom de Ribéry. Et derrière
Ribéry, immédiatement Zahia. Zahia incarne la réussite
sociale de la prostituée de rue : la prostituée d’élite. Face
aux catins, les hétaïres. Il y a toujours, lorsqu’on en parle,
un deux poids deux mesures en faveur des secondes. Les
vedettes de chair bourrent en toute humidité. Zahia
assume d’être une call-girl quand d’autres poules de luxe
au passé licencieux se pâment de valoir plus que ce
qu’elles (a)valent. Arielle Dombasle en est le parangon,
passée directement des Fruits de la passion (en japonais
Shanhai ijin shōkan : « Le Bordel des étrangers de
Shanghai »), nanar pornographique franco-japonais de
1981, au lit de BHL. D’un mac à l’autre. Histoire par trop
courante de main courante de par les temps qui courent :
celle de la petite route qui de « pierreuse » trouve à se
184
faire « entretenir ». Et si l’argent coule désormais à flot
jusqu’à ruisseler d’elle, Manon des sources, on ne peut pas
dire que, pour autant, elle aime l’argent, car c’est l’argent
qui l’aime. Et BHL, ce qui n’est pas rien. Cette assuétude
artiste pour les catins de « gâtées lyriques » n’est pas de
pur hasard. Longtemps les peintres et sculpteurs, et les
poètes, les gens de lettres et les faiseurs trouvaient
l’inspiration… au lupanar des égéries. Ils l’ont palpé, le
sein charnu de la Vierge à l’enfant ; ils ont « tâté de la
muse », encore et sans vergogne ; admiré Diane et Galatée
dans leur plus simple appareil ; ils ont « connu » au sens
biblique Vénus et les Charites et pour certains, ont
composé dans les bordels le meilleur de leur œuvre. En
cela – rien que pour cela –, fermer les bouges enregistrait
une perte dramatique pour l’art. Marthe Richard n’a pas
rendu service au patrimoine français. Mais il est vrai
qu’auparavant, l’artiste avait encore escompte à la beauté.
Il y a longtemps que l’art contemporain n’a plus cette
prétention…
Admiratif de l’ardeur féministe à persifler l’ignominie
de la prostitution ; déconcerté par son obstination à
rudoyer Strauss-Kahn sur ce pan marginal de son opérarock quand ses délits d’affaires les laissent apparemment
de marbre, nous avons essayé – quitte à nous attirer les
foudres d’une certaine intelligentsia dont la conscience
sociale ne jalouse pas grand-chose à celle d’un activiste de
l’UNEF alcoolisé lors d’une AG de Paul Valéry – de
relativiser un peu la gravité du schproum en évoquant
compendieusement la mandature et la législation du
185
légendaire Solon. Solon n’était pas fou. Il était
pragmatique. À la fois nécessaire à la tranquillité des
femmes, au « repos du guerrier », à la « pureté de la
race » ; mais également « initiation à la sexualité »,
régulateur démographique, service social et instrument
de stabilité politique, le commerce interlope de la
prostitution prenait dans l’univers gréco-romain la forme
et la fonction d’une véritable institution. Les prestataires
bénéficiaient d’un statut de fonctionnaires qui les
garantissaient contre les coups du sort. Une protection
dont nos actuels papillons de nuit manquent cruellement.
Le féminisme intelligent (il se fait rare) pourrait, sur cette
question, trouver à s’accorder avec une forme de
jurisprudence. À supposer que celui-ci vise bien à
l’amélioration de la condition des femmes, on
comprendrait difficilement qu’il se réjouisse de la
précarisation d’un service populaire mobilisant en grande
majorité des femmes. Plutôt que de les exposer au risque
de mauvaises rencontres en reléguant galantes et
gourgandines à la périphérie des villes, dans les quartiers
ou dans la clandestinité du Web, une avancée sensible
pourrait être accomplie en les dotant d’un statut et de
droits, d’une reconnaissance légale, d’une visibilité, d’une
protection sociale et policière. Il y aurait loin de là à faire
de la prostitution un métier comme un autre. On sait que
Nicolas – « je ne suis candidat à rien » – Sarkozy, s’il est
élu pour un second mandat, souhaite attribuer d’office
une formation à tout chômeur, ainsi que l’emploi avenant
correspondant au secteur de marché libre. On ne conçoit
pas sans inquiétude le cas d’un chômeur longue durée (un
186
« demandeur d’emploi ») à qui l’on imposerait un CDD de
« travailleur du sexe » pour toucher ses allocs… C’est un
statut spécial, qui reste à inventer. Mais après tout, Solon
l’avait bien fait. Et nous ne sommes pas plus cons que
Solon. Toujours est-il qu’au siècle de Périclès, consacrant
l’apogée de la démocratie (il n’y a pas de hasard),
personne n’aurait imaginé qu’on puisse se « courroucer »
contre un service d’utilité publique. Personne pour
criminaliser les jeunes éphèbes fébriles dans les bouges de
Subure. Même les Romains, si prompts à blasonner la
débauche grecque, ne laissaient pas de perpétuer la
tradition. La Grèce conquise avait conquis ses farouches
vainqueurs.
On verrait mal pourquoi ce qui valait jadis ne
vaudrait plus à l’heure actuelle. Si le problème tient au
constat de la dissymétrie homme/femme, qu’à cela ne
tienne, donnant leur chance aux hommes. Recrutons
dans le Marais. Ce ne seront pas les candidats qui
manquent. On limiterait de manière significative la
fréquence des divorces si l’homme, comme autrefois, et
même la femme, soyons modernes, pouvaient entretenir
un Jules ou une maîtresse. On limiterait d’autant le
nombre de névroses. On limiterait aussi – et c’est peutêtre l’un des obstacles – les ventes des Féminins asiles de
la superficialité, les catalogues d’art et déco 26, les guides
26
Signe des temps : avec plus de 198 millions
d’exemplaires écoulés par an contre seulement 100
millions pour la Bible chrétienne, le catalogue IKEA
187
de jardinage dont le succès recrudescent repose en grande
partie sur l’insatisfaction sexuelle des ménagères
(meubler son intérieur : combler son intériorité, cultiver
son jardin, etc.). De même qu’il y a séparation entre les
pouvoirs spirituels et temporels, il faudrait affirmer,
réglementer et protéger la partition du temporel et du
sexuel. Il faudrait proclamer, cent ans après la loi de
1905, une nouvelle forme de laïcité, celle du désir. Il
serait temps que la prostitution soit reconnue,
règlementée, voire remboursée par la sécurité sociale.
Temps de militer pour l’extension du domaine de la pute.
J’entends tinter la guillotine…
Mieux vaut fermer une parenthèse que rouvrir les
hostilités. Ne traînons pas dans le coin.
Revenons à DSK.
« Proxénétisme en bande organisée ». Un mari
trompe sa femme avec des filles au pair. Ainsi tournée et
détournée, l’épopée du Carlton aurait pu faire fureur en
Amérique. Mais nous étions en France. Strauss-Kahn
avait sévi en France. Batifolé entre ses murs et qui plus
est, avec des courtisanes – donc des filles consentantes.
Elles avaient le con senti, Strauss-Kahn en était sûr. Il
s’impose comme le plus important tirage au monde. Voilà
qui met enfin un visage statistique sur la victoire du
« matériel » sur le spirituel.
188
était bien placé pour le savoir, façon de parler. Ce qui, en
Amérique, eût passé pour un sacrilège sans nom n’était
rien de plus en France qu’une « gauloiserie » presque
charmante. Ça le rendait humain. Strauss-Kahn un
usager ? Grand bien lui fasse. Strauss-Kahn un
proxénète ? C’était jadis une charité plus qu’une
ignominie. Le terme de « proxénète » dérive du grec
ancien « proxène ». Les citoyens d’Athènes désignaient
par ce nom une manière de parrain censé servir de guide
et de tuteur aux étrangers. Pas de quoi en faire tout un
fromage. Rien qui ne puisse motiver une sanction
piaculaire. Si DSK voulait jouer les instructeurs, cela ne
regardait que lui. Dès lors, et nonobstant les quelques
phalanstères de féministes susmentionnés, il s’est trouvé
peu d’âmes pour lui sonner les cloches. Taxer StraussKahn de « proxénétisme en bande organisée » n’était
certainement pas le meilleur moyen de l’inquiéter. C’était
plutôt le mettre à l’abri qu’à la question. Et c’était bien
l’idée. L’idée a fonctionné.
L’eau a coulé. Les mouches ont changé d’âne. Il est
bien loin, sainte pâmoison, le temps des cathédrales !
Celui où les soldats de Dieu prêchaient la continence.
Celui où le mariage était un sacrement, ultime refuge de
la sexualité licite. Plus question, aujourd’hui, de laisser
des plumes sur l'autel d'un mariage d'avance vouée à
l'échec. 90 % des couples français étaient mariés en 2010 ;
ils ne sont plus en 2013 que 75 %. Jusqu'où va-t-on
descendre ? Il était loin, si loin, le Moyen Âge. Qu’en
reste-t-il ? Que reste-t-il de la conjugalité à l’heure de la
189
France métropolitaine où un mariage sur deux s’achève
par un divorce ? Que reste-t-il de l’Église et de son
autorité ; que reste-t-il du « pouvoir spirituel » des clercs
à l’heure du PACS et de l’union libre ? Que reste-t-il,
quand le clergé va de Pie en Pie ; une fois votée la loi de
1905, acté Vatican II et instauré le culte du tout-jetable et
de la consommation ? Rien qui ne puisse inquiéter
Strauss-Kahn. Le premier âge des monastères, « l'âge du
travail et de la culture, où les bénédictins avaient
défriché la terre et l'esprit des barbares, cet âge était passé
» (Michelet). Même les frasques sexuelles du candidat PS
qui tantôt remplissaient les unes n’alimentaient plus
désormais que la rubrique faits divers sous les inspirations
potaches des journalistes. Des pâtes aux truffes aux
partouses adultères jusqu’aux cocktails « bunga-bunga »,
toute infraction plus ou moins caractérisée à ce qu’Orwell
nommait la common decency, faisait certes l’objet
d’objurgations de circonstances, mais ne tombait plus
sous le coup de la loi. Quant au public, ça le déridait. Au
mieux. Ça lui touchait une couille sans bouger l’autre. On
aurait pu faire mieux. Si l’on avait voulu. La petite
sauterie du Carlton de Lille n’était évidemment pas le
problème : c’était la diversion. C’était une abadir – cette
roche langée que dévora Saturne en lieu et place de
Jupiter. C’était le hareng saur fumé que les évadés de
prison semaient comme des fausses pistes pour égarer les
chiens. Un bon moyen d’abalourdir les cons. L’enjeu réel,
l’enjeu pénal des nuits humides de Dominique StraussKahn était leur financement occulte. On offrait à StraussKahn un service tout compris. Mais qui ? Pourquoi ? Et
190
contre quoi ? Et avec quel argent ? Ce n’est pas nos
journalistes qui nous renseigneront. De cet aspect de
l’esclandre, ils n’ont rien dit. Pas même investigué. On
entrevoit peut-être l’une des raisons à notre position de
bon 44e pays au palmarès de la liberté de la presse. Même
le Ghana nous met minable dans la liste.
Les spécialistes de Cosa Nostra se sont longtemps
posé la même question qui turlupine les sociologues : y at-il un code ? Y a-t-il des règles écrites ou implicites qui
régiraient le comportement de la secte ? Ils n’obtinrent
leur réponse qu’après de coûteuses instructions, en juillet
2008, à la faveur de la mise aux fers du « parrain des
parrains », Salvatore Lo Piccolo. « Que brûlent mes chairs
si je trahis » : ainsi s’ouvrait la prestation de serment qui
présidait à l’intronisation des jeunes recrues dans le cartel
des insoumis. Détenu (de soirée) par deux ou trois
magnats de la finance spoliatrice, les organismes de presse
ne sont pas si différents dans leur pratique non plus que
dans leurs organigramme des mafias italiennes. Les
mêmes tabous s’appliquent aux feuilletonistes qui
réglementent le droit des mafiosi. Dont le premier – la
règle d’or – qui veut qu’on ne balance pas ses camarades.
De telle manière que tout ce qui avait trait aux
inconduites de DSK faisait naturellement l’objet d’un
serment inviolable. Ainsi Strauss-Kahn avait su maintenir
bonne presse malgré sa mauvaise vie. Du moins, jusqu’à
l’affaire Diallo…
191
In kodak venenum
L’affaire Diallo… Peut-être l’imprudence qui allait
tout gâcher. La goutte de trop. Au seuil de la
présidentielle ! Et si loin du réseau. Cette fois, StraussKahn a dépassé les bornes. La presse expresse américaine
allait lui sauter dessus. L’accommoder tout de rôti. Elle
n’était pas soumise au même auto-aveuglement que les
médias français. Les policiers non plus. Dès l’appel de
Diallo, ils ont mis cap sur le tarmac du JFK airport (élu
champion de sa catégorie à l’occasion de la cérémonie des
World Travel Awards en 2008, ce dont tout le monde se
fout, hormis Strauss-Kahn pour qui le confort, c’est
important). Foin des convenances et de l’immunité
diplomatique, ils ont fait immobiliser l’avion qui devait
embarquer le suspect. Ont fouillé les cabines. Rincé le
délinquant, surpris dans la cantine avec une poitrinale
hôtesse. S’apprêtent à l’escorter jusqu’à sa geôle où il
passera les quelques jours que durera son interrogatoire.
Tout cela sans faire d’esclandre, en toute simplicité. Avec,
bien sûr, toute la sobriété et la délicatesse que requérait
son cas : déjà, le convoi des fourgons investissent le
tarmac, hissant fièrement leurs paraboles (ils ont prévenu
la presse, les saligauds !). Les caméras surchauffent, c’est
la paparazzade. Les caravanes-studios vomissent leurs
journalistes de caniveau : des traqueurs coprophages,
fouineurs professionnels spécialisés dans les vipères
rubriques dont le visage apparaissait au second plan des
clichés de Pure People chaque fois qu’une star rendait ses
192
tripes sur un trottoir ou qu’une personnalité jusqu’alors
inconnue se faisait prendre avec deux grammes de shit.
Du genre à colporter des ragots au conditionnel sur les
riches et célèbres, illustrés par des daguerréotypes volés,
délibérément flous, dans le plus pur style épuré des
tabloïds dont raffolaient les masses (la loi de l’offre et de
la limande)… Que de beau monde au bas des pistes ! Tous
là pour archiver la nekuia de Strauss-Kahn ! Toute cette
bande de « focus » venus l’ « impressionner » fusionne
comme l’hydre d’eau pour s’essayer aux jeux de l’amour
et de l’ASA. Kir y est, les haïs sonnent ; et haro sur
images. La presse a fait bien vite…
Trop vite ? Ça flaire le coup monté. N’est-ce pas – au
moins – suspect ? Vue du bercail, tout est suspect. Vu
d’Amérique, rien n’est moins sûr. Il n’y a guère lieu de
s’étonner de la célérité de la presse dans une mégalopole
où les livreurs de pizzas arrivent plus vite que le Samu.
Strauss-Kahn, lui, en aurait bien besoin. Et de la pizza, et
du Samu. Dans l’ordre d’arrivée. Pour l’heure, il doit
subir son happening. La presse demande du buzz. Elle
devra faire du buzz. Quèsaco « buzz », se demanderont les
plus âgés ? Un mélange explosif entre les protocoles du
web et l’appétence pour le sordide de la mouche à caca.
Le Graal des annonceurs. Le scoop modernisé. En somme,
la quête ultime du journaliste. Une manière preste et
efficace de réduire phénomène à son trognon. Le buzz
est, en ce sens, l’antinomie de l’information : ce n’est plus
l’ampleur d’un événement qui prête sa raison d’être à la
compacité d’une cohue, mais le nombre de spectateurs ou
193
la courbe d’audience qui détermine in abstracto la valeur
d’une nouvelle. On y retrouve – bien qu’on ne s’y
retrouve pas – le « changement de paradigme » prôné par
l’art contemporain : le spectateur fait le spectacle.
Strauss-Kahn est, pour sa part, bien loin de cet ordre de
considération. Plongé dans une transe lucide, il
contemple la scène qui se joue contre lui. Le drame se
noue. L’étau se resserre. La camarde fauche. Strauss-Kahn
assiste en direct live à sa blatte agonie…
Un
motif
récurrent
de
la
narration
cinématographique présente la dernière scène du héros
sacrifié, ayant offert sa vie pour sauver celle qu’il aime/le
monde/les apparences (rayez les mentions inutiles). Le
héros gît au sol dans une mare de sang. Sentant la mort
venir, il fait le point sur ce que fut sa vie (manière
d’extrême-onction à l’âge laïque) et rembobine son
existence en une fraction de seconde. Dernier bilan avant
le retour au noir. Tout son passé défile devant ses yeux :
sa première cuite, sa première caisse, sa première femme
qu’il n’aurait jamais dû quitter, son chien qu’il ne
reverrait plus. L’imminence de la fin déclenche
inévitablement le lancement d’une séquence « jours
heureux » que le cerveau garde en réserve avant la
destruction. Une succession de scènes poignantes dont on
a évacué les rushs, s’achevant en apothéose avec le
piaillement des enfants qui rigolent dans les champs en
courant n’importent où sous un filtre sépia. Le tout avec
des grains dessus pour bien montrer que si la pellicule est
sale, c’est parce que les souvenirs sont vieux. Foutaises.
194
Strauss-Kahn a les pupilles humides et tremble
nerveusement, mais aucune projection de ce genre ne
vient sucrer son chemin de croix. La séquence « jours
heureux » était une mystification. Une escroquerie de
scénariste en manque d’inspiration.
Tandis qu’il crève politiquement, Strauss-Kahn pense
à un tas de futilité. Des peccadilles, il en a presque honte.
Des affaires de bibus, comme à ces fajitas fourrées à la
purée de haricots-frites ingurgitées la veille, qui ne
passent décidément pas, lui filent la rose des ventres et
force flatulences. Pas bon pour les gringos, se dit StraussKahn ; fatal pour l’intestin de conservation (fi de la
bradypepsie, le Mex allait fermer). Il s’interroge sur le
chagrin ressenti quelques semaines plus tôt face à la mort
d’une crevette-mante du Pacifique, coqueluche de son
aquarium. Il pense à ce prépuce séché qu’il gardait
précieusement dans un coffre à la banque avec un petit
sapin qui pue dedans ; précieuse relique qui allait perdre
pour moitié de sa valeur boursière dès l’instant où le
président du FMI serait déchu au rang de criminel de
droit commun. Il songe à sa petite Camille qui l’attendait
peut-être en ce moment même place du Trocadéro pour
extorquer son argent de poche sinon je balance tout à la
daronne une bouffe conviviale au pied de la dame de fer.
Et à Dodo, oiseau de nuit, pour les festivités du soir. Il
songe à son riad à Marrakech : qui désormais pour
entretenir la bonne ? Et la mauvaise ? Il songe à son poto
Jospain-perdu qui n’a pas d’autres a-mie. Pas d’autres copains, mais au moins la sagacité tactique du vieux
195
briscard de la politique. De l’expérience à revendre ; à
savoir cela que l’on obtient lorsque l’on n’a pas eu ce
qu’on voulait. Traumatisé par sa défaite de 2002, le
coton-tige avait reporté tous ses espoirs sur lui. Encore
trompé, Jospin. Il songe à l’odeur giroflée de la terre du
Maroc. Reverrait-t-il un jour son Agadir natal ?
Reverrait-t-il le clos de sa riche dotation, qui lui est une
provende et beaucoup d’avantage ? Ça et plein d’autres
choses. Il se repent de ne pas avoir mis un peu d’ordre
dans sa vie avant cette rotation vers l’hôtel Sofitel dont il
a tout à craindre qu’elle ne soit la dernière. Strauss-Kahn
doit se résoudre à déserter le monde politique sans avoir
eu le temps de préparer sa sortie. Sa dernière pensée
claire de la journée avant le grand black out est pour son
grand papa Reinhard, vendeur d’éponges aux poches
percées dont les conseils valaient leur pesant d’or : « Il
faut avoir à cœur de porter un slip propre, car on ne sait
jamais quand on va décéder ». Les choses étant ce
caleçon, même ça c’était manqué. Une sale journée,
vraiment…
Pas de quartiers, pressons ! Le dieu de l’audience ne
tergiverse pas. Crépitement de flash, forêt de micros
tendus, brouhaha de questions. Strauss-Kahn, à l’agonie,
décède au son des sistres. L’image ferait le tour des
rédactions : Strauss-Kahn, au bord du gouffre, privé
d’appui. Strauss-Kahn en perdition sur un sol étranger.
Strauss-Kahn livré, tel l’albatros, aux lazzis de la canaille.
On ne le reconnaît plus. Son âme a marqué son visage.
Criante est la métamorphose. Ou bien s’agissait-il d’une
196
transfiguration ? Le fait est qu’elle ne lui réussissait pas.
La chenille devient papillon, le cochon devient saucisson,
c’est la dure loi de la nature ; Strauss-Kahn était devenu
une ombre de lui-même. L’ombre d’une ombre gênée par
la lumière. Il avait mal, des poches sous les bajoues, des
balises sous les yeux, la barbe fatiguée, des menottes aux
poignets (des vraies cette fois, sans la fourrure). Crise de
panique. La tête bouillonne, les mains sont froides et les
ergots glacées. Strauss-Kahn n’en pouvait mais, il titubait
comme un zombi. Achancri. Gangréné. Morceau de
viande malade à la merci des crocs de boucher. Il allait
claudicant, la tête penchée sur le côté façon Chazal aux
vingt heures. Il promenait partout ses petits yeux hagards
qui, énervés par la douleur intermittente des flashes, se
montraient alourdis de boursouflure, les coins marqués
d’un éventail de stries salsepareilles à ces empreintes
feutrées que laissent les goélands sur les sables d’Olonne.
Délavés par le stress d’une attente électrique, ses
cheveux poivre et sel pouvaient être devenus d’étoupe
sillonnée de fils blancs. Alpestres et dévitalisés, tels ils
étaient devenus ; tels ceux – racontent les chroniqueurs –
, tels ceux de Marie-Antoinette à l’heure de son
exécution. Sous la sartine, prétendait-on, avaient coulé
une chevelure platine, et sur sa nuque, une triste tresse
comme pour vouer à l’enfer le baiser de Samson. « Tu
montreras ma tête au peuple, dirait plus tard Danton
fauché sur l’échafaud, elle en vaut bien la peine ». « La
tête au peuple » de Strauss-Kahn n’en « valait pas la
peine » : elle en était l’image. Il était blême. Sa chair
197
rougeaude et granuleuse avait décoloré. Exsangue, il était
lactescent, lilial, pâle, ivoirin, albuginé, chenu, nivéen,
blafard, que dis-je, enfariné. Il arborait ce même teint
maladif et caractéristique dont la blancheur d’albâtre
rappelait celle de celui qui, vaillant, combat la leucémie.
Son pectoral avait perdu ses lis, son visage-même,
squameux, avait subi les affres du naufrage. Il avait l’herpèteux, l’herpès et la vue basse et tous les exquis-maux de
l’anthrax. Il n’était pas jusqu’à sa peau, doucement
tombante, jusqu’aux plis lâches de son menton, qui ne
dégradât le dessin de sa face. Ni ses oreilles, pelées à
l’éplucheur, ni ses narines dilatées par son souffle,
disharmonieuses, l’une légèrement plus charnue que
l’autre, ni le delta gercé de sa bouche à la gouache
d’améthyste, ridée en arc aux commissures, la lèvre
supérieure un peu proéminente dissimulant une
dentition cariée, rongée par l’halitose ; et les vestiges
gâtés des cabochons qui autrefois avaient été des dents
n’étaient plus désormais qu’infâmes et charbonneuses
rangées d’assiennes malades couleur colchique.
Si même il avait pu ramper jusqu’à une flache ou
s’observer dans une flaque d’eau stagnante, ne serait-ce
qu’en y baignant ses lèvres pour étancher sa soif (ndla :
car en littérature, on ne boit pas, on étanche sa soif), il
aurait aperçu ses yeux, naguère deux sémillantes étoiles
qui promettaient la vie, or devenus deux effarantes
éclipses, globules propices à la putréfaction ; et cette
figure, où les amours naguère en badinant avaient élu
séjour, or gîte obscène de l’abomination. Si même il avait
198
eu la force de contempler ce qu’il était devenu dans le
reflet d’une vitre, dans un rétroviseur cassé gisant comme
lui sur la chaussée, ces mêmes yeux défoncés y auraient
un immanquablement versé, par pitié de soi-même, plus
de tristesse et plus de rage que n’en auraient distrait ses
lèvres. Il arrive que l’hérésie pèle (l’allergie restera
française, comme disent les nostalgiques du général
Massu). Strauss-Kahn sous son pire jour aurait fait peur
aux Bogdanov. Il en fallait pourtant. Les Bogdanov ne se
laissent pas impressionner (pas vrai Grichka ? Tout à fait
Igor). L’ex-égérie de Forbes déployait désormais un sexappeal d’autruche. Son charme n’égalait plus que celui
d’une colonie marine de polypes ocellés dans leur
grouillement vermiculaire et lubrifié. La nuit tombait.
Strauss-Kahn n’avait eu le temps que de prendre sa veste.
Il faisait froid. Il avait froid. Le froid achevait de
l’achever. Chaque minute sous la rampe voyait mourir un
peu de sa réputation. C’était un pathétique héros de la
mycologie qui poussait là son chancre d’adieu. Et
pourtant DSK, ce fruit flétri, tenait à son rameau.
Voilà la bête ! Damien gît sur la claie. On est à
l’apogée du stimulus télévisuel. L’hélicoptère de la Foxtrot plane au-dessus des badauds. L’effervescence est à
son comble. Twitter a fait son œuvre : le monde entier
voit désormais la bête. Sa gueule pixélisée s’affiche en
haute définition sur tous les moniteurs des quatre coins
du monde. Le monde entier converge en corps et en
pensée au bas des pistes ; la foule agglomérée se presse,
comme recrutée pour un sordide flash-mob. Les
199
journalistes ne sont qu’une part de la manifestation. Les
collectifs aussi ont fait le déplacement. Pour rien au
monde ils n’auraient raté ça. Les associations Noires
antiracistes ont joint leurs voix à celles des Féministes
wasp pour dénoncer l’esclavagiste Strauss-Kahn, le
phallocrate Strauss-Kahn. Leurs slogans retentissent en
boucle sur un tempo de zouk (on ne se refait pas),
tournant l’immonde en dérision, couvrant le hurlement
des sirènes de police. « Shame on you ! », vocifèrent-elles.
Sans accalmie, les hurlements, les injures, le haro ; la
volée de bois vert. Les coups pleuvent de toutes parts et
sans aucun répit sur le prévenu qui n’en peut mais. On
veut lui faire la peau. Une véritable eucharistie de la
haine. Dans le grand livre qui s’écrit au-dessus de chaque
homme, il était dit que rien ne serait épargné au pauvre
DSK. Alors Strauss-Kahn, lui d’ordinaire si sûr de sa
personne, panique. Son sang ne fait qu’un tour. Son cœur
bat la chamade. Il tremble : « c’est palefroid », ni la peur.
Il sent une goutte de sueur lui parcourir l’échine.
Vertèbres après vertèbres, une onde d’angoisse agite son
corps gravide. Il pâlit sous le choc de ces regards haineux.
Il sent sa solitude occultée jusqu’alors lui sauter à la
gueule. Nerveux comme un chat échaudé (craint l’eau
froide) sous amphétamines (car dans l’eau, minet râle),
écorché vif au tranchant des slogans (Réservoir Cat),
percé comme dans une vierge de fer de mille poignards
de haine, Dominique broie du noir. Il sent venir le raptus
anxieux. Il s’était attendu à devoir affronter une certaine
aversion, à subir même quelques blessures d’amourpropre ; jamais il n’aurait pu penser qu’il rencontrerait
200
chez des Américains un sentiment aussi exorbitant que
de la haine. Jamais auparavant il n’avait ressenti si
pesamment le poids de son isolement. La roue de la
chance avait tourné. Strauss-Kahn ne pouvait plus faire
mine de l’ignorer. Il devrait faire avec, trouver une bonne
excuse. Une voie de sortie. Un nouveau slip. Ou bien ce
monde cruel ne lui pardonnerait pas.
L’économiste, jadis un oiseau-lyre au ramage
chamarré, est devenu corbeau. Grive éclamée à la mercie
des chiens. Comment disait Baudelaire ? « Lui, naguère si
beau, qu’il est comique et laid ! » L’obscurité s’est faite
sans crier gare. A recouvert Strauss-Kahn d’une épaisse
purée de pois. « Un éclair, puis la nuit » dit encore le
poète. Toute la misère du monde semble s’être abattue
sur le soleil mourant, « noyé dans son sang qui se fige ».
La foule-ballas a terrassé ce qu’il lui restait d’allant.
Pourquoi tant de misère ? Peut-être n’était-ce jamais que
l’expiation de ses anciens mensonges. Le contrecoup
inévitable de sa complicité aveugle avec les puissances
infernales. Il avait, par ce crime, dételé pour jamais les
liens qui l’unissaient encore à ce monde exécrable. Il
rejoignait la masse des hommes traqués, rejetés par leurs
semblables aux confins de l’horreur, pénitents sans
sommeil d’une inexpiable faute. Strauss-Kahn ne
réclamait pas justice. Aucune justice ne pourrait faire
revivre son honneur. Son business-plan de carrière en
avait pris un coup, il ne se faisait pas d’illusions. C’était
râpé pour la présidentielle. Mais lui n’avait pas dit son
dernier mot. Ils ne l’avaient pas encore coincé. Ils ne
201
l’auraient pas si facilement. Ces fils de l’entropie ne lui
faisaient pas peur. Strauss-Kahn lutterait de toute la force
de son inertie pour préserver cette vie fastueuse à la
Gatsby acquise au prix de tant d’efforts. Il ne pouvait se
résoudre à abjurer si aisément une telle source
d’amusement et, peut-être, qui sait, d’excitation
sensuelle. Il n’en quitterait rien que par le ban-bout. Petit
cochon ne vivrait pas dans la peur du saigneur. Le
procureur devrait combattre un ennemi bien vivant, et
un ennemi de l’espèce la plus terrible : un riche.
Il tique du bec, l’air combatif. Il prend la pose. Défie
la presse. Il se raisonne, maîtrise ses nerfs, et se décide à
prendre une démarche aisée, fixe les yeux droit devant
lui, dans l’attitude de l’homme qui pense et plane audessus de la mêlée. Son léger embonpoint ne lui prête pas
toute la désinvolture vénuste qu’il aurait désiré. Tant pis.
Finir à soixante ans souple comme une ballerine n’est pas
donné à tous. La pose est immortalisée par capture
numérique tandis qu’un vieux coucou s’avance,
papillotant de tous ses feux comme un sapin de Noël. Le
corbillard est affrété. La voiture de police descend
récupérer ce qu’il reste de lui (« Elie ! Elie ! lamma
sabachtani ? »). Strauss-Kahn courbe l’échine et se laisse
docilement happer par le monstre de fer. Pris en flagrants
délices, il devrait faire sa peine. Autant en emporte le
van. Cap sur Riker’s Island.
202
Un ticket d’aimer trop
C’est un itinéraire direct. Le Train de l’Enfer ne
marque pas d’arrêt. Strauss-Kahn file à son cloaque. Tout
schuss à ses pénates obscurs ; droit vers son ergastule
marine. Il s'en allait au Naraka, purger sa peine et son
âme saturée de péché. L’île se profile à l’autre bout du
pont du désespoir, empuantie par tout ce que l’Amérique
compte de dealers, de sociopathes et de clochards filous
en mal de complémentaire santé. Toute une population
domiciliée dans la plus grande prison du monde. Presque
une nation fantôme, avec sa politique, ses lois, son
commerce parallèle. Riker’s, espace mythique à la
frontière de la civilisation, est en cela bien plus qu’un
centre pénitentiaire : c’est un monde à soi seul. Un
monstrueux pénitencier subdivisé en dix cantons pour
dix établissements, chacun provisionné d’un type de
criminel particulier. Comme si un architecte fou avait
tenté de recréer la partition géographique en cercle des
enfers de Dante. Strauss-Kahn parvient au cercle qui lui
est destiné : au centre de West Facility. West side
scorries… La voiture pile devant la grille. On lui fait
signe de descendre. Il s’exécute. Le voilà dans la cour.
L’odieuse bâtisse s’ébranle d’un tumulte joyeux tandis
que « le pointeur » – comme ils l’appellent – se prête à
l’inspection protocolaire. Des lazzis retentissent comme
pour saluer son arrivée. Certains détenus s’agrippent aux
barreaux de leur cage qu’ils secouent avec rage en
grognant des paroles dans une langue inintelligible :
203
l’Américain wesh-wesh. Ils crient son nom, seuls mots
que DSK comprend. Un DSK pour l’heure déconcerté, qui
s’interroge sur le sens de ce spectacle ahurissant. Ces
agissements simiesques lui paraissent procéder d’un
univers sauvage et incompréhensible. Il se sent tel un
naufragé sur une île exotique dont il rencontrerait la
faune : des êtres fantastiques préservés de l’intelligence,
tout droit sortis de l’amoncellement des décombres et de
la séculaire pourriture. Une bouffée d’amertume lui
remonte à la gorge alors qu’il songe à la place que luimême occupe au moyeu de cette farce. Quel rôle inepte
en vérité ! Qu’ont-ils donc tous, ces néandertaliens, à le
pointer du doigt ? Strauss-Kahn se doute qu’avant ce soir,
aucun d’entre eux n’avait jamais entendu parler de lui.
Avaient-ils seulement la moindre idée de ce qu’était le
FMI ? A quoi rimait tout cela ? Quel était le fin mot de
cette histoire de pneus ?
Le fait est que les détenus de West Facility avaient
été longuement briefés sur l’importance du personnage –
Strauss-Kahn –, et entretenus de l’impérieuse nécessité
de « ne pas le traumatiser ». Strauss-Kahn n’était pas un
rappeur. Ils ne pouvaient pas le connaître. Mais ils
avaient suivi l’affaire. Il ne pouvait pas ne pas l’avoir
suivie, toutes les antennes sa relayaient. Aussi n’avaientils rien perdu de sa descente d’avion, retransmise en
direct depuis le poste de la salle commune. Son histoire ?
Ils la connaissaient. Ils savaient l’essentiel, et c’était
l’essentiel. Ça les avait remontés. Ils avaient une sacrée
envie de rencontrer la VIP. Un blanc sémite de
204
l’hyperclasse qui viole une petite squale du Bronx !
Pensez ! La popularité de Strauss-Kahn avait monté en
flèche. Rien d’étonnant à ce qu’à peine entré, le bougre se
soit senti considéré comme une véritable star. Il ne faisait
aucun doute que Riker’s serait une expérience dont il se
souviendrait. L’occasion pour l’embastillé de découvrir
les joies du pyjama orange et de la fouille rectale. StraussKahn, de toute manière, ne s’était pas attendu à profiter
d’un traitement de faveur. Non pas seulement parce qu’il
forçait les portes d’un monde qui lui était hostile ; mais
plus encore parce que le système pénitentiaire américain,
si décrié, ne pouvait pas se permettre de prêter le flanc à
un nouveau scandale.
Le monde entier avait les récepteurs braqués sur
l’Amérique : il fallait donner le change, prouver que la
justice n’avait qu’un seul braquet, le même pour tous. Pas
de files à deux vitesses. Strauss-Kahn était un détenu
comme un autre et il serait traité comme tel. Un détenu
comme un autre dans une prison break comme n’importe
quelle autre. Condamné au « cachot effroi » pour le
« poids de cent heures ». – Ou presque ; parce qu’il ne
faut pas tout de même exagérer (l’on n’Oz). Parce qu’il y
a ce qu’on montre et le hors champ. Le « off » de la téléfiction. C’est comme à Koh-Lanta. Le bateau n’est jamais
loin de l’île aux enfants. Strauss-Kahn n’était pas homme
à voyager en classe éco, avec la plèbe et bonhomie. Et
puis, il fallait bien qu’il y ait quelques avantages à
fréquenter la haute. Il ne débarquait pas comme un chien
dans un jeu de quilles. Des amis bien placés lui ont un
205
peu chauffé la couette. Ont préparé le terrain. Mais dans
l’urgence, comme ils ont pu, ce qui relativise : bakchich
pour les matons, vin de garde pour les gardes, tagliatelles
aux sentinelles et tout le tralala. Mieux vaut glisser un
chèque au surveillant que sur une dalle humide au sortir
de la douche. Et puis, comme disait l’autre, y’avait la
clim’ dans la baraque. C’était pas négligeable. On a aussi
veillé à ce qu’il fasse cellule à part parce que, civilités
obligent, il faut rester correct, on ne confond pas les
chapelets avec les boules de geisha. Alors ce soir, s’il ne
jouait pas de malchance, il n’aurait plus à s’occuper des
Bourses (quoi qu’on entende par là) : la « veuve poignet »
lui tiendrait compagnie. À demain les affaires sérieuses.
En attendant le jour fatidique de son jugement d’hernie,
il pourrait toujours préparer son interrogatoire. Dormir
aussi. Il y avait bien longtemps que Strauss-Kahn ne
s’était pas accordé une bonne nuit de sommeil. « En
attendant, Dodo », comme aurait dit Beckett. La
détention n’a pas que des mauvais côtés…
Police se gourre, c’est sûr
Panique au poulailler. « Ça se goupil mal ». StraussKahn était sous les mérous ; ses illusions des truites. Face
à des bouches essorillées, des ouïes muettes captent la
moindre bribe d’info. Le grand public se grise dans son
plaisir ouaté de regarder des gens quelconques suer d’un
air apeuré en meublant sec pour conserver l’antenne.
206
C’est une France attentiste qui se repaît de la scène. Elle
voit les choses de loin. Bien différente est la ruade réflexe
de la corporation. Le who’s who médiatique n’en revient
toujours pas. La presse prolibérale est mortifiée. Dénie.
Dessille. Déchante. En deuil. « Un seul être vous manque,
et tout est dépeuplé ». L’arrestation de Strauss-Kahn, elle
l’a sentie passer. Au bla-bla mortifié des éditorialistes
répondent les commentaires hallucinés des journalistes et
des experts foncièrement dévastés. Les scolastiques
parlaient de « nociception » pour exprimer l’étiage de la
douleur. On avait largement passé le seuil. Si la vitesse de
la douleur est estimée à 0,61 m/s, celle de la réaction ne
lui cédait en rien. Les socialistes, de leur côté, sont
partagés entre sidération sincère et schadenfreude.
Certains refusent d’y croire, si authentiquement niais
qu’ils mangeraient du plastique si on mettait du sel
dessus. Saluons l’effort : il est aussi ardu de ne pas voir ce
qu’on a sous le nez que de s’endormir en plissant très fort
les paupières. On ne sait comment ils y parviennent, mais
le fait est qu’ils y parviennent. Strauss-Kahn, un
agresseur ? « Un coup monté ! » se récrient-ils. Bon sang
ne saurait mentir. Le monôme des séides, sherpas et
affidés se récriminent en chœur : « on » l’aurait « fait
sauter », dans tous les sens du terme.
207
L’hyperclasse mondialiste, dont il était l’incarnation
clinquante, suscitait jalousie et inquiétude. Si l’on en croit
ses défenseurs, la « Dernière Tentation de Strauss-Kahn »
n’aurait été rien moins qu’une mise en scène échafaudée
par la DO dans l’intention d’éradiquer le compétiteur un
peu trop sûr de lui. Qu’il y ait succombé ne change rien à
l’affaire : « on » l’a piégé ! « On », c’est-à-dire Sarkozy, qui
208
d’autre ? (Hongrois ce que l’on veut). Ou bien son
entourage. N’oublions pas que Sofitel est une chaîne
d’hôtels de luxe française, filiale du groupe Accor dont le
président comptait parmi les commensaux de la Fouquet’s
party avec l’usurpateur : il était de mèche. Sofitel, nid
d’espion est un hôtel étrange. Ses ombres mentent. C’est
un traquenard. Strauss-Kahn, en son âme et conscience,
n’aurait jamais commis une telle erreur. Cela ne faisait
pas un pli : selon toute apparence, le nain avait encore
frappé. Plus ce sera dit, plus ce sera cru. Agenouillezvous, préconisait Pascal, et vous serez croyants. Chaque
chose vient en son temps. Il en fallut bien un peu, du
temps, pour que les plus fidèles parmi les partisans de
Strauss-Kahn passent du soupçon à l’intime conviction.
Use d’un de ces glissements de sens qui, bien souvent,
ressemblent à des dérapages. Comme un palais de curling
qui partirait en live. Sarko était derrière – c’était acquis –
; sans doute partageait-il les secrets des ismaïliens. Avaitil eu commerce avec les Assassins du Vieux de la
Montagne ? Qui peut savoir ? C’est qu’il était capable de
tout. Quant à Strauss-Kahn, incarcéré, trahi, au sommet
de sa gloire, il reviendrait blanchi. Aiguayé des rumeurs.
On allait voir ce qu’on allait voir ! Le cœur blessé réclame
vengeance. Enquêter dans ces conditions aurait été une
perte de temps. Il s’agissait, avant toute chose, de se poser
la question préalable de l’opportunité de ces expertises.
C’était du même calibre que les phénomènes testés en
zététique. Assurons-nous que les faits existent avant que
de vouloir les expliquer. Prétendre investiguer sur un fait
qui n’existe pas, ce serait comme se demander si enduire
209
de vaseline un conduit de cheminée ferait descendre le
Père Noël plus vite. Rasoir d’Ockham : la pecque
baratinait.
Alors, conspiration ou pas ? Les socialistes y croient
et n’y croient pas, alliés et divisés comme les deux hères
du poème d’Aragon. Et si la trompeuse apparence des
apparences trompeuses était elle-même trompeuse ? C’est
à tâtons qu’ils se promènent dans le silence terrible d’une
question. Quand deux choses ne vont pas ensemble, les
accroire toutes les deux avec l’idée que quelque part il en
existe une supérieure, occulte, qui les unit, n’est-ce pas la
définition-même du conspirationnisme ? Si fait, et cela
n’aide pas à l’argumentation. Il faut rappeler que le
concept de « conspirationnisme », relativement récent,
n’est employé, suremployé par les médias que depuis le
drame du 11 septembre, en vue de disqualifier les thèses
alternatives à la version autorisée des attentats. Il ne doit
en y avoir qu’une. Version unique, ultime et fondatrice.
Au commencement est en toute chose ce qu’il y a de plus
important, le mythe. Au commencement est donc le
mythe qui trace sa voix à la parole. L’insubmersible
mythe charriant, comme tous les mythes, son pacte
étiologique. Au commencement est donc le mythe qui
sonde le mystère de la nuit pour laisser poindre la
manière, toujours unique, selon laquelle la religion nous
est administrée. Le mythe est bien premier parce que le
silence garde sauf le seuil de la parole : qui le franchit,
pour remonter sa source, devra s’attendre au pire. Le
mythe du commencement ne passe pas sans violence
210
symbolique. Le commencement est la moitié du tout, en
tant qu’il légitime le reste. Il légitime les représailles, fait
approuver le Patriot Act, le réseau Prism, Guantanamo et
la guerre en Irak. Le mythe pour mettre en place la
politique de la « guerre contre le terrorisme » et la
blitzkrieg des drones allouant au Pentagone l’admirable
mérite d’assassiner de loin. Et renvoyant tous les
sceptiques à leur « négationnisme ». Car c’est une autre
spécificité du mythe américain que l’on ne peut pas si
facilement, pour le disqualifier, le qualifier d’antisémite.
Pas plus celui des tours que celui de Strauss-Kahn. Si le
complot est dans un cas exclu, nombreux sont les
caciques qui ne doutent plus que DSK en ait été victime.
Songer ou craindre que l’essentiel des décisions ne se
prend pas devant le peuple, ce réflexe complotiste,
maintes et maintes fois reproché par la « gauche » à « la
droite de la droite », se voit d’ores et déjà récupéré et
réhabilité par les catéchumènes de l’Évangile selon
Strauss-Kahn, éperdus et perdus, souffrant les affres et la
malemort de leurs mille morts. Il y a donc
conspirationnisme et conspirationnisme. Il faut donc
croire que le « conspirationnisme » change de nature en
changeant de camp. De crime impie (en France passible
de prison) il devient sain, critique et réflexif lorsque
brandi par les élites et soutien du système. De sida de la
pensée, il devient signe d’hygiène intellectuelle. Ce qui
malheureusement, ne suffit pas nécessairement à le
rendre crédible. Pour séduisante qu’elle soit, la thèse du
grand complot n’est pas exempte de fêlure. Elle a ses
211
failles, quoiqu’on s’obstine à ne pas les voir. Elle escamote
le fait qu’il eût été bien plus intéressant, d’un point de
vue stratégique, de différer ce genre d’opération jusqu’à
l’entre-deux tours. Qu’il eût été bien plus intéressant
pour l’UMP, de proroger la levée des scellés jusqu’aux
dernières longueurs de la campagne. Un politique bien
conseillé sait réserver sa main. Ne pas se dévoiler trop
vite. Si Sarkozy avait voulu disqualifier Strauss-Kahn, il
n’aurait eu qu’à ressortir ses fiches au moment opportun ;
mettons, à la veille du scrutin. La polémique assassinant
son challenger à quelques jours de la présidentielle, le
président sortant l’aurait loisiblement coiffé sur le poteau.
C’était, à l’évidence, noyer la peau de l’ours avant
d’avoir vendu le poisson. Mettre flamberge avant les
bœufs. C’était sous-estimer l’obstacle incompressible de
l’antisarkozysme. Il s’en mordrait les doigts. Toujours estil qu’on verrait mal quel intérêt il aurait pris à planifier le
Feydeau du Sofitel. Il avait déjà tout, c’est-à-dire plus
qu’il n’en fallait. Tout pour décaniller le biquet. Le fait
que l’affaire du Carlton qui ne tarderait pas à éclater était
également bien connue des renseignements généraux –
donc forcément de l’ex ministre de l’intérieur – rendait
d’autant plus inutile la mascarade du Sofitel. Totalement
atactique. Assurément, Sarko n’est pas connu pour
réfléchir beaucoup. Si donc, par impossible, il avait
malgré tout prix le parti d’organiser la ruine de
Dominique Strauss-Kahn, pourquoi si loin des
échéances ? Pourquoi griller si vite sa balistique dumdum ? Le barillet du revolver ne contenait qu’une seule
212
balle. Il n’aurait pas été habile de la tirer sitôt. La
« famille du mouvement et du progrès » allait avoir tout
le temps de se refaire l’hymen. Tout le temps ( time is
poney) pour lui trouver un remplaçant au nombre de
tous ces solipèdes qui gravitaient autour de Solférino. Il y
avait d’autres éléphants roses à dégraisser. D’autres Babar
en embuscade qui attendaient leur tour (car quand les
pachas dorment, les pachis derment). Certains d’entre
eux faisaient leur poids27, et n’avaient qu’une envie :
reconquérir le trône.
L’affaire du Sofitel aurait ainsi, aussi paradoxal que
cela puisse paraître, sauvé les chances du PS de
l’emporter à la présidentielle. Que ceux qui donc
voyaient dans l’élimination de Dominique Strauss-Kahn
une énième preuve de l’existence de Dieu modèrent leur
enthousiasme. Non que l’UMP eût été meilleur choix. Si,
logiquement, il devait y avoir eu complot, il ne pouvait
logiquement avoir été tramé que par des intellects
intéressés à ce complot. Il ne pouvait émaner que des
antichambres du PS. Voire de sa direction. On n’est
jamais trahi que par les chiens. Martine Aubry ? Et
pourquoi non ? Aubry aurait pu manœuvrer dans
l’ombre. Consciente du risque qu’il y aurait eu à exposer
27
Sept tonnes après régime étant le record encore inégalé
de la fille de Jacques Delors (les tribus d’éléphants sont
structurées par le matriarcat). On peut donc affirmer sans
se tromper que l’éléphant est un gros lourd. Même DSK,
qui dit avoir « perdu sa légèreté »…
213
Strauss-Kahn et au-delà, de mettre à sac Solférino, elle
aurait pris les devants. Scié la jambe boiteuse pour
prévenir la gangrène. Elle aurait eu raison. Dans ce genre
d’aventure, il s’agissait de ne rien laisser au hasard. « Ne
pas attendre que le pouvoir tombe comme un fruit mûr,
conseillait Curzio Malaparte, comprendre qu’il faut le
faire tomber ». Bâtir l’autoroute de l’histoire nécessite
forcément d’abattre quelques arbres. De briser les chênes
qui nous entravent. De faire sauter quelques pitons
rocheux, sans états d’âme. Les bons sentiments et la
délicatesse n’avaient jamais permis de faire bouger les
lignes. Depuis l’empire romain, la politique se jouait
d’intrigues. Gonflée à l’acétone-Martine l’avait appris très
tôt.
214
215
C’eût pu être Martine ; c’eût pu être Hollande.
Hollande, l’ex-boutonneux membre des Young Leaders,
lobby transatlantique exclusivement constitué de jeunes
espoirs issus du monde de la politique, de la finance et de
la presse « à fort potentiel de leadership et appelés à jouer
un rôle crucial dans leur pays et dans les relations francoaméricaines ». Des agents doubles, pour faire plus court.
Hollande lui-même, « l’homme au masque de frère », plus
ambitieux qu’il n’en laissait paraître. Celui qui rit le
vendredi pleure, on le sait, le dimanche ; de même que le
candidat négligé le samedi deviendra peut-être
l’indispensable – lundi… spensable ? – du surlendemain.
216
Fromage Aubry ou Mimolette (ou Valls-qui-rit),
voilà au moins qui aurait eu un sens. Strauss-Kahn sorti
du jeu, il n’y aurait plus resté qu’à décider à qui confier
les rênes. D’Aubry ou de Hollande, du secrétaire ou de la
potiche, restait à décider qui envoyer au front. En
217
matière politique, relevait Machiavel, « le choix se fait
rarement entre le bien et le mal, mais entre le pire et le
moindre mal ». Fromage Hollande fut mandaté pour
devenir Président. Il devrait s’y coller. Hollande hippique
la place, vainqueur des primaires socialistes. Le nouveau
poulain était, bien sûr, un crin moins séducteur que le
précédent. C’était une roue de secours. Plus flegmatique,
tu mors. Les socialistes ne manqueraient pas de travail
pour faire passer leur canasson pérave pour un cheval de
course. Ni son armée de communicants pour le
débarrasser de ses adipocytes, de sa tête de turf et de ses
tics intempestifs : haussements de sourcils, renvoi
gastrique, yeux grand ouverts écarquillés comme un lapin
surpris dans les phares d’une voiture chaque fois qu’on lui
pose une question. On voit que la casaque-se-tend. Ce ne
serait pas de la tarte, le défi ne manquait pas de selle,
mais ils y arriveraient. Hollande ne partait certes pas
qu’avec des avantages, mais il avait le sulky de bien faire.
Ce n’était pas l’idéal, mais face à Sarkozy, il ferait bien
l’affaire. N’importe qui aurait pu faire l’affaire.
On admettra par conséquent qu’il y avait bien des
réactions possibles au meurtre symbolique de Dominique
Strauss-Kahn. L’indifférence en était seule exclue. À cet
instant, tout le monde est travaillé. Aux tripes. À sa
manière. Sincère ou pas. Il y a ceux qui dénient et n’en
démordent pas, les plus endoctrinés, jusqu’aux-boutistes
dans leur foi. Or, nous savons, lecteurs de Nietzsche, que
le besoin d’une foi puissante n’est pas la preuve d’une foi
puissante mais du contraire. Il y a ceux qui s’agacent, font
218
les cent pas, fulminent. Ceux qui s’amusent. Ceux qui,
trahis, se désespèrent et se replient dans le silence opaque
de leur désillusion. Ceux qui regimbent parce qu’ils ont
tout perdu, et non plus rien à perdre. Ceux qui
s’enfoncent toujours plus loin dans les abîmes du
pessimisme. Ceux qui savent bouger leurs oreilles. Et
comme partout, ceux qui, déjà, entendent en profiter. Le
kaïros, Machiavel, ils connaissent, ils pratiquent, ce sont
des pragmatiques. La politique, nous rappellent-ils, ne
s’embarrasse pas de morale. Ce n’est pas le lieu des beaux
principes, mais celui de l’efficacité. La politique, ce n’est
pas les Bisounours. Strauss-Kahn à l’ombre, pour eux,
c’est de l’or en barre. La mine contrite, ils disent la
messe ; ils n’en pensent rien. La place est libre. La place
est libre. La place est libre. Le lion est mort ce soir.
Chacun pourceau et Dieu pour tous ! L’homme politique
se distingue effectivement de l’animal éponyme par cette
manière d’arrière-pensées. Les dents rayent le parquet…
Les nuages s’amoncellent au-dessus de Solférino, mais
tout nuage a son rayon de soleil. Opportunistes et
défaitistes tomberont bientôt les masques. Ce n’est plus
qu’une question de jours. Mais tous, pour l’heure, sont
suspendus à leur écran de télévision. L’audience est au
beau fixe, et ce ne sont pas les journalistes qui s’en
plaindront. La France entière s’accroche au poste. La
France entière est aux abois tandis que les premiers
rapports remontent en rédactions. Des émissions
spéciales ont été mises sur pied. Des reporters, à la demidouzaine, font le pied de grue devant chaque place, hôtel,
219
villa ou magasin où Dominique Strauss-Kahn serait
susceptible d’apparaître.
En attendant, pour ne pas perdre la face et donner le
change, on s’occupe comme on peut. Et comme toujours
quand ça paresse, ça donne dans le micro-trottoir. Le
micro-trottoir, pour l’exprimer de manière simple et
souple, est à l’enquête journalistique ce que le tapin est au
proxénétisme. Du racolage. On fait le trottoir. C’est
l’étape obligée du sujet de société, voué à meubler les
périodes creuses en prétextant de rendre au peuple la
parole. « La France d’en bas s’exprime ! » On y recourt
dans les silences de l’actualité ; soit pour gagner des
secondes quand on n’a rien à dire, soit pour tranquilliser
le téléspectateur en l’informant sur ce qu’il pense chaque
fois qu’il ne réfléchit pas. Ainsi le journaliste se fait-il fort
de tendre le crachoir à d’anonymes visages (souvent les
mêmes, on se demande bien pourquoi) pour recueillir
dans sa marmite une insipide mélasse de truismes, de
généralats iodés et de souverains poncifs. Ce qui passe
pour être l’opinion, la voix du peuple réduite à sa plus
simple expression, mais n’est ni plus ni moins que la
dilution organisée du « je » dans le « on » heideggerien –
qui est tout le monde et personne en particulier – ; une
provisoire métamorphose de l’espace public en lieu
commun. Là où défèquent les chiens. Tout en se donnant
l’air de faire œuvre d’enquête, le journaliste n’écoute
jamais que sa question, qui forge sa réponse. Tant et si
bien que cette ponction lymphatique n’enseigne rien sur
rien, n’analyse rien et ne prétend même pas. Le micro220
trottoir, on ne le regarde pas pour s’informer, pour
recueillir d’autres avis, mais à l’inverse, pour vérifier
qu’on se ressemble. On se rassure. On communique. Hors
du dualisme de rigueur, les réponses importunes n’ont
pas la moindre chance. Excisée en post-prod par le
monteur bonimenteur, elles finissent au placard, dans les
enfers de l’Ina. Le job de l’éditorialiste n’est pas, et n’a
jamais été, de faire la part au divers du réel. C’est un
artiste : il contrefait. Un gastronome : il assaisonne. Il
accommode ce qu’on lui donne, la soupe isotopique de ce
qu’il faut penser, jusqu’à rendre digeste ce qu’il a sous la
main. La couille dans le potage et les produits du coin.
Les goûts sont uniformes. Industriels. Dans la droite ligne
d’un bigotisme égalitaire qui confond droits et
connaissances, le micro-trottoir ne prétend pas faire
mieux. Il rassasie, c’est tout ce qu’on lui demande. Ce
n’est pas même s’il prend la peine de s’en dissimuler, ou
de faire accroire qu’il touille en fonds de pensée. C’est un
produit qui plaide coupable. Le micro-trottoir, c’est le
débile en chacun de nous, la voix des tripes, l’éruptif
conquérant réveillé de sa torpeur l’espace d’une
sollicitation ; c’est la réplique commune du cercle des
badauds ; aussi celle des « intellectuels » qui ne valent
guère mieux, tous convaincus qu’il leur suffit d’être dans
le vague pour avoir les idées larges. Le micro-trottoir
n’est toutefois qu’une séquence, d’ailleurs sans conséquence, mais avec beaucoup de cons ; et l’éditorialiste
de droit divin reprend bien vite l’antenne. Merci
Messieurs, c’est bien grogné, on passe à l’analyse.
221
Place donc à l’analyse. Mais quoi analyser ? Les
éditorialistes ont, comme tout le monde, les yeux rivés
sur la télévision. Ils n’ont pas plus de scoop que le
moindre pigiste, ce qui les met en rage. C’est au comptegouttes que leur parviennent, par vagues, par flash, par
dépêche et quanta de bits le peu qu’ils peuvent traiter. Ou
maltraiter. Peu, c’est déjà beaucoup : il est question de
« relation précipitée », de « liquide séminal », de
« fellation non consentie ». Il ne manque que les photos
(elles doivent pouvoir se négocier). Tandis que les bobos
dans tout Paris s’offusquent, désespéré de devoir faire
avec – c’est-à-dire sans. Sans Lui ! – ; tandis que les bobos
dans tout Paris s’offusquent, disions-nous donc, les
éditorialistes ne désarment pas. Ils iraient jusqu’au bout
du monde, même s’il ne leur demandait pas. Ils feraient
tout pour lui. En commençant par le plus dur : au
commencement était la verge. En commençant par
donner sens à l’insensé, par penser l’impensable, ce que
personne n’oserait penser. Par la distanciation, cynique,
nécessairement, mais toujours cathartique ; par la litote,
la mauvaise foi ; par la dénégation. Sur le pied de guerre,
tous ce que la cathosphère compte de commentateurs se
ligue contre la vérité. Fini le temps des cerises. L’heure
est à la réplique.
Faute de désamorcer la bombe, on pointe la fausse
alerte. Un voyageur indélicat aurait tiré la chevillette :
pas de quoi s’alarmer. Les erreurs judiciaires sont plus
courantes qu’on le croit. On en a vu passer. Ce ne serait
pas la première. Quant aux accusations, elles ne collent
222
pas au personnage. D’accord, Strauss-Kahn était un peu
cochon ; il aimait bien de temps à autre faire quelques
brasses dans son loisir fongique comme un goret se roule
dans la gadoue par un été brûlant. Il ne boudait pas les
nourritures terrestres. Mais pas au point de ne plus savoir
faire le départ entre caviar et tapenade. Nafissatou, c’était
de mauvais goût. On ne savait pas où ça avait traîné. On
doute que DSK s’y soit laissé tenter. « Précipitée » ou pas,
la thèse de la fellation (non pas cette fois de l’« inflation »,
quoique pour Rachida Dati, les termes soient
interchangeables (on commence à comprendre d’où lui
vient la « maîtrise » en sciences économiques) n’était
guère convaincante. Les empreintes digitales (et non pas
« génitales », quoique pour Brice Hortefeux, les termes
soient également interchangeables – les lapsus ont
décidément la côte), relevées de-ci de-là où elles
n’avaient rien à y faire n’étaient pas plus démonstratives.
Plus manifestes étaient les ecchymoses, les contusions, les
hématomes, les meurtrissures, égratignures, lésions,
fractures, froissements, traumas, griffures, excoriations,
bleus, clases qui passementaient le corps de la Vénus
noire. Ne pas s’y fier. Du travail d’amateur. C’était cousu
de fil blanc. Même les sutures n’étaient pas très honnêtes.
Et quand bien même Strauss-Kahn aurait-il
succombé à un moment de folie, on le voit mal user de
violence pour parvenir à bien. Ah non ! Non non non. Il
y avait forcément de l’exagération. Comme il y en a
toujours, comme de raison, inévitablement. L’imposture
était si limpide et si universelle que n’importe qui, fût-ce
223
même un arriéré mental, l’aurait décelée sans un effort.
Une escroquerie monumentale, montée de toutes pièces
pour le mettre hors de course. On s’évertuait à dresser le
peuple contre une chimère, un criminel fictif paré de
tous les vices. On chargeait son casier de crimes qu’il
n’avait pas commis. C’est un truc sale qu’on a beaucoup
utilisé contre les Serbes franquistes durant la seconde
guerre mondiale de sécession. À Dien-Bien-Phu.
Afghanistan.
En bref, Nafissatou mentait. Elle délirait comme une
pantoufle. Eût-elle été l’idiote utile d’intérêts supérieurs,
elle n’en était pas moins remontée comme une horloge.
C’était aussi sa lutte. Sa lutte pour la reconnaissance. Une
manière de revanche prise sur les « glands de ce monde ».
On sous-estime loisiblement les effets secondaires
qu’engendre la ménopause chez des sujets prédisposés à
l’affabulation. La cruauté de la fin de parcours des
croqueuses d’hommes minées par l’imminence de la
vieillesse provoque chez les sujets ayant le plus à perdre
une déprime sourde et persistante qui fait depuis toujours
la fortune de l’industrie pharmaceutique, pourvoit
régulièrement les salles d’attente des cliniques
hawaïennes de ravalement de façade et ravit les notaires.
On connaît peu d’échappatoire face à cette violence
muette – et la décadence. Peu en dehors de la chirurgie
qui ne puisse prétendre à une même qualité de sommeil
psychique. La condition sociale conduit la bourgeoisie
d’âge mûr à se vautrer dans l’art contemporain. Ce qui ne
date pas d’hier, si l’on en croit le dernier article du
224
paléontologue Dean Snow paru dans la revue Science. Sur
les quelque 32 empreintes négatives de mains incluses
dans les premiers relevés de la grotte de Lascaux, seules
trois d’entre elles ont pu être attribués à des hominidés
adultes de sexe masculin. Les peintures pariétales du
Paléolithique supérieur auraient ainsi principalement été
le fait des femmes. Mais l’art n’est pas toujours facile
d’accès, moins aujourd’hui qu’hier. Si bien que les «
classes dangereuses » convoitent plus fréquemment
l’alcool et les médicaments. Les femmes autant que les
hommes. Diallo devait abuser des benzodiazépines. Les
molécules les plus prescrites à titre d’antidépresseurs
étant malheureusement aussi celles-là qui posent le plus
de loups en termes d'effets secondaires : accoutumance et
dépendance. Puis hallucination. Pour finir à l’asile avec
un délire de persécution. Ou bien au tribunal, concluent
les avocats de Strauss-Kahn. Combien de procès ne sont
intentés que pour travestir ses rigodons d’hormones ?
Vérité au-delà du péroné…
Que l’accusation ait empapaouté ne faisait aucun
doute. Qui en douta jamais ? Il n’y a jamais que deux
camps : les purs et les conspirateurs. La fausseté du récit
était rendue d’autant plus évidente que les gazettes
amère-loques la relayaient chaque fois différemment. Elle
était des conspirateurs. Elle en voulait clairement – à
mort – à Dominique Strauss-Kahn. Elle transpirait sa
225
rage. Ses premières unes ne faisaient pas dans la dentelle :
« Le pervers », « L’argent sale », que des accroches
sauvages servis du même tonneau. A-t-on jamais conçu
manchettes plus racoleuses ? Ce mis à part, une telle
affaire où se rencontrent les trois P – Pognon, Pouvoir,
Phallus – ne pouvait guère manquer d’intéresser certains
journaux qui semblaient destinés à protéger les fonds de
cage à oiseaux. Lire également la gutter press anglaise. La
profession s’en est donnée à cœur content, avec pour
seule devise qu’il faut battre le fier tant qu’il est encore
chaud. Murdock n’était que trop heureux d’avoir, une
fois de plus, matière à fustiger la présomption française.
Française ; parce que le mal est étranger. Parce que le
mal, en sus d’être orgueilleux, est surtout débauché.
Vicieux jusqu’au trognon. Et la pruderie anglaise eut fort
à faire par le passé avec les mauvaises mœurs du pays
franc. Avec les siennes aussi, longtemps bridées par la
retenue sévère du carcan victorien. C’est une ficelle
classique de la rhétorique ; une clé de compréhension
connue des écolâtres : dénoncer chez les autres ce qui
menace chez soi, transposer chez les autres ce qui
s’installe à domicile. Tracer la carte géographique de
l’idéal et du pathologique, où le pathologique s’exile à la
périphérie quand l’idéal – la référence – figure au centre.
Quand l’idéal réside à Londres, le pathologique transite
en classe affaire de New York à Paris. Cette modélisation
morale héritée de l’Antiquité s’est constituée en art
pédagogique à part entière. Les curés de basse fosse y
recouraient autant sur le terrain psychologique que
226
politique, physiologique et comportemental. Le jeu avec
l’espace ordonne, conforte et hiérarchise. Opératoire et
suggestive, la carte allégorique du noble et de l’ignoble
permet une représentation exceptionnellement simple
des normes et des variances, des dégénérescences et des
déviances envisageables. La norme, équivalent du
normatif, trône au centre du gué, dans l’espace familier,
stabilisé, connu. Il est ce qui doit être et qui doit
demeurer. Plus on s’éloigne, plus l’on s’égare. L’ailleurs
lointain est un ailleurs bizarre, royaume de toutes les
turpitudes, des pires extravagances et des métamorphoses
contre nature. Les antipodes, toujours, servent de « bouc
hémisphère ». S’y déroulent toutes sortes de crimes, de
synthèses prodigieuses que la morale réprouve.
Cette rhétorique du planisphère s’augmente d’une
théorie léguée par Hérodote à la pensée occidentale
(Platon,
Montaigne,
Montesquieu
Rousseau),
« connaturant » la complexion des peuples à l’influence
de la climatologie. Aux deux extrêmes que sont les pôles
et l’Équateur, la canicule constante et le froid nivéen
génèrent des complexions hideuses et, sur le plan moral,
des perversions qui défient l’imagination. On aime à
croire que le Midi porte à la luxure tandis que le
Septentrion dispose à la brutalité. Les variations
physiques immédiatement visibles se doublent ainsi de
variations thymiques. Sans rien omettre de la question
alimentaire. Comme l’écrivait effectivement dans sa
Physiologie du goût le gastronome français Anthelme
Brillat-Savarin : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai
227
qui tu es ». Une phrase que nos voisins Anglais, amateurs
de bacon, compressent dans l’acronyme YAWYE pour
« You Are What You Eat ». Faut-il le prendre au pied de
la lettre ? Et pourquoi pas ? Un œil au gentilé. Nous
appelons bien « rosbifs » nos britanniques consorts,
« cannelloni » les Italiens, « haricots verts » et « mangeurs
de patates » les doryphores, « melons » ou « radis noirs »
les Africains, « faces de citron » ou « bouffeurs de nem »
les Asiatiques, « buveurs d’ouzo » les Grecs et « bouffeurs
de harengs » les Suédois qui nous donnent du « froggies »
et du « fromage qui pue ». Il y aurait à creuser…
Bref ; rares sont les cartographes qui relèguent hors
de l’œkoumène les sociétés pérennes évocatrices des
paradis perdus. Les marges – les « marginalités » – sont
peu hospitalières. Sauvages ou monstrueuses, retorses,
elles sont le contrepoint mythique que les hommes
civilisés offrent à leurs civilisations. Ulysse en dix années
d’errance a bien eu l’occasion de s’en apercevoir.
L’Atlantide de Platon, et Sodome, et Gomorrhe, et
Jéricho, ne furent-elles pas châtiées par la divinité pour
punir leurs hybris ? Certaines cosmographies suggèrent
sur le même ton qu’existait autrefois, à quelques milles au
large d’un archipel dominé par des Virago28, une contrée
Construits d’après le latin vir, à la racine des mots
français « vertu », « virilité », « triumvirat », le terme
« Virago » désigne au sens premier une : « Fille ou femme
de grande taille, qui a l’air d’un homme » ( notice
« Virago », Dictionnaire de l’Académie française, édition
28
228
d’homosexuels soumise au règne tyrannique du roi
d’Agriano. Contrée qui fit long feu, si l’on en croit le peu
qui reste de sa légende : celle qui rapporte sa submersion
dans les temps historiques par un terrible raz-de-marée,
de la même manière que les géants pervers, les néphilim,
fruit de l’union des filles de l’homme et du cortège des
anges déchus restés fidèles à Lucifer, ont été engloutis
lors du Déluge biblique.
On note bien sûr des exceptions. Des lieux rendus
d’autant plus difficiles d’accès qu’ils sont des métaphores.
On songe à l’Utopie de Moore. On parle moins souvent
de la contrée mythique des Bragamains, décrite par le
menu à l’occasion du Songe du viel pelerin, en 1389 ; cet
espace aux frontières où le protagoniste, au terme de son
itinérance, va faire la connaissance d’hommes et de
femmes vivant en harmonie, dans l’ignorance du vice, de
l’adultère, de la luxure et de la jalousie ; qui ne prennent
femme que pour l’engendrement et ne les approchent
jamais en d’autres occasions. Le sexe n’est pas lui-même
péché ; le sexe engendre le péché. Plus de sexe, plus de
péché. L’obéissance à dame nature est en ces lieux
souveraine. Mais porte en elle les germes d’un danger
de 1694). La chronique historiographique, comme chacun
sait peu soupçonnable de misogynie, caractérise parfois
de viragos actives et résolues, douées d’intellect masculin,
des personnages tels que Jeanne d’Arc, Élisabeth Ière
d’Angleterre, Christine de Suède ou encore Bradamante,
dans le Roland furieux de l’Arioste.
229
plus redoutable encore. Elle rapproche l’homme de
l’animal. En cela, elle défait son image ; or l’homme est à
l’image de Dieu : en défigurant l’homme, elle caricature
Dieu. Et c’est la porte ouverte aux abominations. Ne nous
attardons pas plus qu’il n’est nécessaire sur les chimères
et autres monstres fantastiques listés par les moines
imaginatifs dans les bestiaires du Moyen Âge. Il y en a
plus que de décimales de pi, une franche infinité. Passons
sur ces myriades de créatures hors normes convoquées
par les cosmographes ; ainsi de ces curieux pygmées qui
mettent trois ans à enfanter et meurent dans leur
huitième année. Retenons seulement, au nombre de ces
terres fabuleuses, une sauvage Éthiopie où la bestialité
fait loi ; un royaume de l’inceste aux confins de l’Inde
majeure qui n’aurait pas chagriné Freud ; un vivier
naturel d’hermaphrodites qui usent in extenso de leur
bisexualité ; tout cela à quelques encablures seulement de
principautés continentales et insulaires libres et
confédérées, voire de condominium dans lesquelles
règnent l’inversion et la contre-nature. Pour l’essentiel,
les maux et les dangers se nident dans les replis du
monde, et s’échelonnent du centre – préservé – vers la
bordure – entièrement gangrenée – en un pestilentiel
cortège où se succèdent la légèreté, l’incontinence,
l’abject, l’immonde et l’étrangeté, puis l’effémination,
puis la débauche et la perversité ; enfin – toujours plus
loin, toujours plus viles – les plus infectes créatures
engendrées par le vice et qui ne vivent que pour le
perpétuer. En ces confins du monde, la gutter press a
relégué le stupre maximal. La France, c’est déjà loin pour
230
les Anglais, des insulaires qui se noient facilement dans
leur nombril. Il avait beau tout faire pour le faire oublier,
Strauss-Kahn n’était pas un Français pour rien.
On ne se refait pas. Rien de plus moderne que la
gutter press et cependant, rien de plus ancien. Les
traditions perdurent, les genres survivent à leur oubli et
rejaillissent sans qu’on sache trop comment, prenant
parfois des chemins de traverse et des tournures que l’on
n’attendait pas. Paradoxal de voir Murdock et son
attelage bandit de cafards coprophages donner des leçons
de morale, et retrouver incidemment, par leur discours,
les codes d’un canevas rhétorique auquel ils n’entendent
goutte. Qu’à cela ne tienne : c’est en palpant qu’on
trouve. Adage de proctologue. On réinvente sans cesse.
Quant à l’affaire Strauss-Kahn, il eût été blâmable de ne
pas saisir sa chance. L’actionnariat de Murdock ne l’aurait
pas pardonné. Le DS-cas tombait à point nommé. C’était
une manne pour la holding. Une bénédiction pour un
secteur en berne qui ne vit plus que de subventions et de
pots-de-vin. Une affaire riche en événements, avec des
emboîtements d’intrigues, des trames multiples, des
coups de théâtre qui s’enchaînaient à une cadence
extravagante. Haletante. Presque épuisante, pour les
commentateurs comme pour les spectateurs. Une affaire à
tiroirs dont on ne voyait pas le double fond ; avec autant
de volets que de violées. Tout à la fois tragique, burlesque
et politique. De celles dont on pouvait tirer plusieurs
bobines à l’heure pour feuilletonner paresseusement
durant des mois, sans craindre le tunnel d’actu. Chaque
231
jour offrait son lot de révélations, ne laissant pas un
souffle aux éditorialistes. Personne ne pouvait savoir, à ce
train-là, si l’on n’apprendrait pas demain l’identité cachée
du géniteur de la petite Zohra, « née de paires
inconnues » (ndla : on la connaît : Dominique Desseigne,
président des Casinos Lucien Barrière, 118e fortune de
France ; Strauss-Kahn n’est pas dans le coup). Il y avait
plus de portes, de connexions subtiles ou suspicieuses que
les maigres effectifs des rédactions ne pouvaient en
explorer. Tant d’interlopes péripéties qui appelaient
portraits, flash-back, prolepses et commentaires que
même les plus bavards séchaient sur leur fauteuil. Il y
avait là de quoi fournir bien plus que de besoin de
l’essence à bla-bla pour une année entière.
Les écrivainiteux prendraient le train en marche.
Iraient plus loin encore, s’autorisant d’une encre encore
moins sympathique, d’une plume moins contrariée que
celle des gazetiers. De l’ Évangile d’Ivan Levaï à l’Enculé
de Nabe, le DS-cas ne laisserait pas de faire l’objet d’une
abondante littérature de gare. Des livres d’arrhes à
volonté, en veux-tu en voilà. La bibliothèque rouge allait
connaître avec son aide une seconde jeunesse. Avec des
titres d’aussi bon goût que L’étroit petit cochon, Les
clystères de Paris, l’affaire Strauss-Kahn allait devenir le
fer de lance d’un nouveau genre de satyre politique, et
jouir peut-être d’un retentissement comparable à celui de
l’Apocoloquintose du philosophe Sénèque (dite
également, son Apocoloquintose, « Transformation de
l’empereur Claude en cucurbitacé ». L’immense penseur
232
était un brin fada). Quant aux auteurs indépendants, ils
n’étaient pas tenus (en laisse) par leurs censeurs, les
éditeurs. Nullement astreints à s’arrêter au bord du
Rubicon. Où y’a de la gaine, y’a pas de plaisir ! Eux
pouvaient se laisser aller au gré de leur imagination.
Écrire tout ce qui leur passait par la fenêtre. Ils jouaient
sur du velours. Une liberté qu’ils mettraient à profit pour
explorer jusqu’aux limites du publiable les hypothèses les
plus baroques. L’énigme restait entière de savoir
comment Strauss-Kahn en était venu là.
Strauss-Kahn, bien sûr, ne manquait rien de ces
parutions. Son succès littéraire éveillait en son âme un
monde de sentiments contradictoires. Il mesurait avec
satisfaction l’étiage de sa côte marketing. En kiosque
comme au supermarché, son masque d’hébétude couvrait
les murs, dopait les ventes et les recettes. C’était la
première fois qu’il faisait l’objet d’autant d’attention, et il
n’était pas éloigné d’en retirer une certaine fatuité. Lui et
Coca-Cola aurait pu conquérir le monde. Il déplorait en
revanche de ne devoir cette puissance qu’à sa
concupiscence. Ce nonobstant, il lisait tout. Ou se faisait
tout lire. Tout le monde lisait sur lui. Le phénomène avait
rapidement pris une envergure mondiale. En Amérique
du Nord, de Nouillorque à Loeuf-en-Gelée, de la côte Est
à la côte Ouest, la presse n’en avait que pour lui. En
France, l’ « amère patrie », d’Issy-les-Moules à Bourre-laReine,
les
journaleux
ne
se
sentait
plus.
« Invraipensable » : la rage avec laquelle ils continuaient à
se payer sa pomme – à se payer avec sa pomme. À le
233
presser jusqu’au trognon, jusqu’à la dernière goutte de
jus. Strauss-Kahn était devenu la nouvelle tête de turc de
tout ce que la planète comptait d’ennemis de l’Amérique
ou de l’ultralibéralisme ; celle également de l’oncle Sam
lui-même galvanisé par sa francophobie. Cela ne laissait
pas beaucoup d’alliés. À peine quelques irréductibles
demeurés à Paris. Le reste faisait chorus contre ce
personnage qu’ils découvraient de la veille. Ces infâmes
journalistes ne rataient jamais (faut dire que lui non plus
n’en ratait jamais une). À voir l’application qu’ils
mettaient dans leur tâche, ils devaient certainement
toucher une prime spéciale chaque fois qu’ils s’en
prenaient à lui. Chaque fois que sa laideur morale mettait
du beurre dans leurs articles venimeux. Strauss-Kahn
ricanait jaune. Ah, les charognes ! Ces nécrophores
marchands de barbaque voulaient décidément sa peau !
Et ce vandale de caricaturiste qui avait encore gribouillé
un dessin de presse le dépeignant en bestion priapique.
Éloignez les enfants…
234
Lui, ça ? Ils dépassaient les bornes. Strauss-Kahn
trouvait ces algarades d’une petitesse insigne. Que des
attaques sous la ceinture ! On croyait ces pratiques
235
tombées en désuétude. Il fallait se rendre à l’évidence :
ces pisse-copies de bas étage n’avaient que faire des
vérités factuelles. Strauss-Kahn ne portait pas de
serviette : il avait un peignoir. Ouvert, mais c’était mieux
que rien. Et c’était lui qu’on traitait d’exhibi-sioniste ?
Strauss-Kahn, un exhibitionniste ? Oui et non, ça se
dispute. Pas de réponse simple. Strauss-Kahn l’était et il
ne l’était pas. Tout dépend d’où l’on se place. De quel
côté du rein, à quelle époque. A-t-on jamais connu émoi
plus relatif que la pudeur ? Plus inconstant ?
Ne commettons pas l’erreur de faire de notre cas un
cas d’espèce humaine. La chasteté de nos régions, le
puritanisme anglais que les occidentaux se figurent être
l’étalon de toute pudeur, serait plutôt l’exception que la
norme. Elle est une élaboration sociale, n’ayant de sens
que référé à un contexte social. Rien ne varie plus que le
contexte. Hormis le dik-dik des savanes. Toutes les
régions du monde ne sont pas faites pour agréer à notre
moule. Ni toutes les moules à nos régions. Même
d’Oléron. Les femmes indiennes, pour enquiller le défilé,
ont la vergogne chevillée aux jambes. Et beaucoup moins
à la poitrine ; si bien qu’une plante nubile que vous
dévisagerez remontera sur le champ son sari pour se
dérober la face – dénudant ostensiblement ses seins. À
moins que vous ne soyez tombés sur une adepte de Catki
en pleine saison d'œstrus. On n’est jamais assez prudent.
Les Chinoises, en revanche, ne répugnent aucunement à
exhiber leurs gambettes, mais ne se livreront jamais aux
236
yeux de leurs invités sans avoir dûment boutonné le très
haut col de leur kimono. Les femmes Mogâr, du nom
d’une ethnie décimée qui grenouillait naguère au Sud du
fleuve Indus – on vous couchera l’itinéraire –,
considéraient que se couvrir la gorge était la marque d’un
manque patent de modestie. Une bifle, accusant une
carence éducative coupable. Les femmes turques de jadis
ne faisaient pas tant de manières que nos Miss France,
n’hésitant pas à parader en habit de ciel aussi longtemps,
encore une fois, que leur visage restait dissimulé. La
syncope assurée pour Madame de Fontenay. Et puisque
nous parlons de momie, investissons l’Égypte. Les
ethnologues rapportent le cas d’une tribu du sud de la
terre des pharaons – les Icnir – ayant fait de leur
postérieur l’objet suprême de leurs complexes. Qu’un
étranger pointe le bout de sa queue (façon de parler), vite
vite elles s'asseyaient face à l'intrus entrebâillant
religieusement les cuisses. Et dans telle autre société
nomade, c’était la nuque que l'on dissimulait. La lingerie
fine, c’était le châle, c’était le cache-nez et non pas le
cache-sexe.
La bienséance des neiges d’antan qui, en Europe, est
devenue pudibonderie dans le mouvement sinistrogyre
de la morale victorienne, n’était pas, loin de là, si
sévèrement réglementée qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Placer un cul derrière chaque produit de consommation
ne suffit pas pour affirmer que nous vivons une rupture
d’avec les anciennes tables des tabous. L’affranchissement
de l’obscène n’est pas pour aujourd’hui. Il ne vous aura
237
pas échappé que le cul est habillé. La percée du porno
n’ôte rien alors au constat statistique déclaratif de
l’augmentation de la frustration sexuelle. Les sexologues
remplissent leur cabinet. Leurs poches. Et leurs clients.
Nous sommes à plusieurs stades de la Grèce antique qui
ne tenait pas pour inconvenant que les jeunes hommes –
et les plus vieux – se baladassent à poil. Les hellénistes en
herbe ne peuvent ignorer que le terme « gymnase », issu
du terme gymnasion, désignait cet espace aussi central
pour les urbains que le sont aujourd’hui nos centres
commerciaux, où l’on s’exerçait nu (de gymnos – « nu »).
Les philosophes en herbe lecteurs de la République ne
manqueront pas de rappeler que le très libertaire Socrate
– qui fonctionnait à voile et à vapeur 29 – ne craignait pas
de proposer que les femmes auxiliaires de la Callipolis
s’entraînassent également, et dans la même disposition,
auprès des hommes. Bien que l’on ne puisse laisser penser
que cette opinion fût partagée par tous. L’homme nu était
moins marginal, mieux accepté sur l’agora, que la femme
sans pétales. On sait à quel délicate mort la pudique
Artémis fit envoyer le chasseur Actéon qui l’avait
surprise dans son bain. Renversement de la scène phare
du terrifiant Psychose, elle le fit « mettre en cerf » pour le
29
Rappeler que la figure tutélaire de la philosophie
occidentale est un pédé malpropre schizophrène,
maniaque, épileptique et bipolaire en sus d’être adultère
devrait suffire à écarter les suspicions de rigorisme
intellectuel ou normatif envers la discipline. D’ouvert et
large, Socrate n’avait pas que l’esprit…
238
faire dévorer par ses propres clabauds. C’était un
sacrilège. Mais peut-être Artémis avait-elle un secret que
la déesse nubile ne pouvait se permettre de laisser
s’ébruiter – hermaphrodite, la Diane ? Qui sait. Qui veut
savoir ?
Mais prenons garde à ne pas déborder. À ne pas nous
laisser déborder. Ce succinct aperçu des acceptions de la
pudicité de par le monde, au gré des âges, nous indique
sans ambages que nos discours idiomatiques sur le tabou
ne relèvent pas de ce que Lévi-Strauss aurait pu désigner
comme un « invariant structural ». Bien que la
mondialisation vicieuse tende à lisser ces représentations.
Et que ces différences, richesses, tendent à se résorber ; à
se compromettre dans l’idéologie turbide du métissage
sur la terre comme au ciel. Strauss-Kahn, satyre ? Lui seul
le sait. Pour nombre de ses fans, Strauss-Kahn avait le
malheur d’être de ces esprits libres trop en retard – ou en
avance – sur leur époque. Pour nombre de ses ennemis –
irrévélés ou objectifs – il restait ce Priape qu’il ne faisait
pas bon croiser à la tombée de la nuit.
La presse et le parti glissaient doucement dans la
seconde catégorie. L’échec ne pardonne pas. D’entre cette
presse surexcitée et le parti de Solférino, on peut du reste
se demander lequel des deux en a tiré le plus de
bénéfices. En fait de présenter leur très hypothétique
programme, les socialistes seraient perpétuellement
sommés de faire le commentaire du lit et du délit de leur
ex-candidat. Autant de temps perdu pour le débat
239
démocratique. Autant de temps que l’on ne passerait pas à
leur demander en quoi auraient pu consister leurs
solutions et leurs propositions. Solférino ne demandait
pas mieux. Cette perte sèche en termes d’information se
traduisait effectivement par un double avantage tactique.
Ils n’auraient pas d’abord à se défendre de ne pas avoir
(vouloir ?) d’alternative à la ligne UMP : européisme,
ultralibéralisme. Ce qu’on appelle, en communication, la
one-single-proposition. Ils n’auraient pas ensuite à
révéler ses divisions internes, larvées depuis la passation
en force du traité de Lisbonne (il n’est pire eau que l’eau
qui dort). Cela, tout en restant suffisamment présent dans
les médias pour être sûr de préserver son score. La haine
du nain ferait le reste. Mystères et diableries de la
géopolitique, les seuls canards barbares – c’est-à-dire non
français – à n’avoir pas tiré à boulets rouges sur les
Français pourtant si bien représentés resteront les
Chinois. Lesquels Chinois, si l’on en croit les sondages
d’opinion (chinois), persistent à saluer en Strauss-Kahn la
deuxième personnalité française « la plus exceptionnelle
après le général De Gaulle ». Exceptionnelle, c’est le mot
juste. On leur cède volontiers…
Mais un Chinois ne fait pas le printemps. Sauf en
rouleau. De l’avis général, Strauss-Kahn était devenu, à
l’international, « the perv’ » Les réactions françaises sont
autrement plus déférentes. « The perv’ » ? Dont acte. La
perversion n’est pas un crime. La tradition philosophique
nous a appris, par la plume d’Abélard, à distinguer entre
le crime et le péché. L’un est un manquement à la loi,
240
l’autre une offense à Dieu ; or la loi n’est pas Dieu. Ce que
Dieu juge, la loi ne le juge pas. La loi n’a pas à confesser
les âmes. Et toc. Face au relativisme des tribunaux
américains qui mettent l’accusateur et l’accusé sur un
pied d’égalité, on fait valoir la chance que nous avons de
disposer en France d’une telle législation qui accorde à
chacun le bénéfice du doute. De jouir d’un cadre
juridique au sein duquel ce doute profite à l’accusé. Car
l’esprit cartésien est un esprit qui doute et c’est là toute sa
supériorité. Contre la calomnie sévissant de toutes parts,
on insiste à Paris sur le progrès marqué dans l’histoire
judiciaire par l’inscription du sacro-saint principe de
présomption de candeur issu de l’habeas corpus. Principe
réaffirmé dans le droit français à la faveur de la loi
Guigou, mais dont l’application « en fait » relève plus du
vœu pieux. Un décret judiciaire plutôt déclaratif qui doit
permettre à l’« inquiété » de préserver intacte sa virginité
jusqu’à l’heure du verdict. En droit français, un inculpé –
au temps pour nous, un « mis en examen »30 – n’est pas
dans la zone grise : tant qu’il n’est pas coupable, c’est qu’il
est innocent. « Ce qui est affirmé sans preuve peut être
30
Suivant le même projet de réforme du langage/pensée
qui aboutit à reverdir un « licenciement massif » en « plan
social » et à reconvertir un « évadé fiscal » en « exilé
fiscal ». Voire une « euthanasie active » en « demande
d’assistance à une mort consentie ». La langue de bois,
sans copeaux ni scorries, a cela de salutaire qu’elle permet
d’ensevelir un pan de la réalité dans l’angle mort d’une
re-définition.
241
nié sans preuve », statuait déjà Euclide. N’importe qui ne
peut pas dire (en théorie) n’importe quoi. Pas même à la
télévision. Il faut prouver ses dires. Ou bien répondre de
ses calomnies, et le cas échéant, rendre des comptes, faire
amende honorable. Par quelle espèce d’iniquité la presse
outre-Atlantique pouvait-elle décréter coupable un
homme comme DSK ? Pourquoi le Bill of right si c’est
pour piétiner ainsi l’esprit le plus élémentaire du droit ?
Était-il donc possible qu’il revînt à Strauss-Kahn de
démontrer par A+ B qu’il n’était pas ce phacochère
lubrique qu’on voulait faire de lui, quand l’autre n’avait
besoin, pour avancer sa cause, que de crier au loup ?
Pureté en deçà de l’Atlantique, crime au-delà. On
refaisait le coup de Saddam Hussein, sommé de prouver
lui-même qu’il ne disposait pas d’armes de destruction
massive31. Et pour quel résultat ?
31
L’Afrique est bien souvent le plus court chemin vers la
galette. L’expédition du Centre-à-fric n’échappe pas à la
règle. Mais l’active socratisation de la Terre Noire au nom
du cosmopolitisme intellectuel (« sur la terre comme au
ciel ») ne doit pas faire oublier le Moyen-Orient. On
dénombre à ce jour 700 cadavres au mois, 8000 depuis
janvier, dans l’ancienne Babylone du fait de la guerre
religieuse entre sunnites et chiites. Guerre intestine
longtemps larvée, qui n’aurait pas manqué de le rester
sans le « militainment » occidental à l’épreuve de
l’intelligence. Une ancienne plaie rouverte par les petits
boys fébriles de l’Arkansas à l’occasion de leur « croisade
contre le terrorisme ». Un lourd bilan : 700 victimes. Par
242
On marchait sur la tête ! Les socialistes découvraient
donc en cette faste occasion que le progrès n’est pas
toujours là où on croit (en Amérique, où d’autre ?) ; ils
mois. On fait péter les records. C'est autant qu'en Syrie.
Mais beaucoup moins bruyant que les menées d’Al Assad.
L’ONU,
fédération
des
incapacités,
dénonce
régulièrement l’atteinte aux droits de la personne. La
Haye fait les gros yeux. Qu’une armée extérieure s’ingère
pour essaimer le chaos et se barrer avec la caisse avant
que les choses ne tournent au vinaigre suscite un iota
moins de récriminations. Sans doute aussi les journalistes
ne s’y font-ils pas tuer. Aussi ne voit-on pas Bernard
Henri l’Évêque se désoler de ce que le torchon brûle
entre les musulmans. Pas plus qu’il ne s’est offusqué du
sort fait aux colonisés de Gaza, arrosé de « Plomb Durci »
par les élites de Canaan. Soit l’épandage du phosphore
blanc sur les civils palestiniens (après celui de l’agent
orange par les Yankees sur les niaquoués) sous prétexte
de reconquérir un territoire offert par Dieu au peuple élu
(qui vote ?), mais pas raciste le peuple, dans un bouquin
qu’il a lui-même écrit il y aura bientôt trois mille ans.
Likoud, sayan, main dans la main. Rebelote donc avec
l’Irak. Et ce n’était pas assez que de refroidir Saddam
Hussein ; il fallait également laisser une trace de son
passage forcé. Ne pas repartir sans imprimer sa marque.
L’armée, sexifiée par Barak, se retire du pays comme
retire l’épée du corps de son adversaire. Merci d’être
passé…
243
comprenaient que le système inquisitoire français est en
réalité infiniment plus protecteur que le système
accusatoire américain, fondée sur l’ordalie, le préjugé
moyenâgeux selon lequel « Dieu reconnaît les siens ». Les
socialistes, en somme, redécouvraient l’eau chaude.
Que la loi française fût plus condescendante que la
loi américaine, c’était un truisme pour beaucoup. Bien
qu’il y ait aux États-Unis autant de justices particulières
que d’États fédéraux, les magistrats US ont la réputation
de se montrer moins complaisants que leurs homologues
français. Un phénomène qui tient au fait qu’ils ne sont
pas nommés ou cooptés, mais qu’ils sont des élus,
astreints en tant qu’élus à un cahier des charges défini par
leurs électeurs et à des exigences de résultats. Ils ont une
mandature, une durée de vie ; pas de syndicat ni de
« murs des cons ». N’était cela, les partisans de StraussKahn ne laissaient pas de vilipender ce système
archaïque, discrétionnaire et prompt à la gâchette (non
pas à la détente, comme l’expression le laisse fautivement
croire). Tandis que l’Amérique pétaradait à la sauce
French-bashing, l’élite française répétait inlassablement
que rien de probant n’était encore sorti. Qu’il fallait voir
avant de juger. Que DSK n’avait rien dit qui pût le
compromettre. On admirera le retournement de veste.
Les mêmes journaux qui désormais bénissent le Droit
français n’en traitaient guère auparavant avec la même
ferveur. Vrai que Strauss-Kahn ne s’y était pas encore
frotté. Or qui s’y frotte s’y pique. Mais ces médias
français, ces journalistes, cette hyperclasse, ces politiques
244
thuriféraires du mondialisme à visage strausskahnien
feraient bien ne pas enterrer trop vite ce même système
qui ferait libérer Strauss-Kahn sans l’ombre d’un procès :
il a payé ; il est sorti. On peut douter (ou espérer ?)
qu’une telle affaire n’aurait pas eu en France la même
absence de dénouement. La procédure d’enquête, pour
peu qu’elle ait eu lieu, aurait pu s’avérer fort instructive.
À vaincre sans péril, on évite les ennuis !
Strauss-Kahn se débattait comme il pouvait,
péniblement, aux prises avec la barbarie sans nom de ces
charognards avides que dénoncerait Yann Moix himself
dans son ouvrage La meute ; pour disperser « la Meute »,
il faudrait sonner du tocsin. Donner le change. Il
convenait, au moins pour le principe, de donner suite à
toutes les hypothèses. Celle de la confusion (il y avait
forcément erreur sur la personne) ; celle du complot (il y
avait forcément quelqu’un derrière tout ça). Mais pour
rester crédible, d’abord celle de l’emphase (quelqu’un en
faisait trop) et de l’intéressement (quelqu’un avait les
crocs). Plus tard, on augmenterait les doses. L’avidité, la
convoitise et la vénalité, la lutte des classes tant qu’à y
être : ainsi plaidaient les éditorialistes. Quelqu’un voulait
de l’argent, beaucoup d’argent, et pour en obtenir,
n’hésitait pas à prendre congé de la réalité. Ces envolées
sceptiques devaient ainsi fleurir sur les radios françaises
comme crocus au printemps. Dans toutes les directions,
toutes à la fois. Les plus lettrés parmi les chroniqueurs se
rappelaient la propagande odieuse menée par Tacite et
Suétone contre Caligula, les crimes et les supplices qu’ils
245
attribuaient à son prédécesseur Tibère. Les mères,
épouses et tantes n’étaient pas épargnées. Des milles
perversités de Messaline, Tacite se plaisait à conclure que
« l’excès d’infamies fait grandir au suprême degré ceux
qui ont épuisé tous les autres plaisirs ». Pour renvoyer le
lecteur au tableau du Titien : Viol de Lucrèce. Lucrèce,
filant avec les dames d’atours. Lucrèce prise à partie et
violée par son hôte, Sextus Tarquin, le prince de Rome.
Lucrèce déshonorée, expirant dans son sang. Les
représailles du père. Rome incendiée. La monarchie
défaite. L’aube de la République. Une concaténation
grotesque par surcouches de tragique. Alors on se disait –
façon Coué – : Strauss Khan à Washington, Berlusconi à
Rome ou Tibère à Capri, c’est encore du phantasme, de la
propagande noire. Fort heureusement, la propagande
n’est pas une arme à sens unique. Les journalistes ont
démontré avec brio et Anal+ qu’ils la savaient manier
mieux que personne. C’est l’occasion qui fait le larron.
C’en était une à ne pas manquer. Alors, encore un petit
effort, tant que ce n’est pas intenable – avant de
retourner sa veste. Fort heureusement pour DSK, c’était
encore l’époque où l’essentiel des journalistes – avant
qu’ils ne déclarent sa cause perdue – partaient fleur au
fusil sauver le soldat Ryan. Des élites politiques aux élites
de la presse, on ne dédaignait pas alors descendre dans
l’arène.
246
Les sexperts Manhattan
Dans une campagne de promotion qui s’étend du 15
mars au 20 mai, la chaîne du Sofitel eut le malheur – ou
le coup de génie – de proposer un « cadeau gourmand et
un départ tardif… pour des instants merveilleux à vivre à
deux ». Une coïncidence marketing qui fait sourire et
dont on ne sait si DSK a profité. On ne sait pas ; mais les
indices sont peu pressés de disculper Strauss-Kahn. Bien
pis : ils entretiennent le trouble. Ce qui se conçoit bien
s’énonce clairement. Par contraposition, déduirons-nous,
ce qui s’énonce en bégayant n’est pas très bien conçu.
Mal exposé. Mais le lecteur comprend tout de même
(raison de plus pour ne jamais désespérer de sa
perspicacité). On ne compte plus les éléments à charge.
Chaque jour en livre son content, préemballé dans du
carton FedEx. À telle enseigne qu’il devient difficile, au
vu des « faits » qui s’accumulent, de ne pas prendre parti.
Strauss-Kahn est dans de beaux draps, et les draps sont
souillés. Pas que les draps. C’est bien le problème. Tout,
désormais, repose sur les talents de la police scientifique.
Ils sont venus, professionnels, polaires dans leurs
blouses blanches amidonnées. Ils sont la crème des
services forensiques. L’élite de la criminelle. Aucune
énigme ne leur résiste. Aucun indice ; pas même la
moindre délétion sur le gène télomère ou l’un parmi les
satellites lointains d’un chromosome traumatisé. Ils sont à
la chimie ce que Sherlock Holmes était à la technique, ce
247
que l’inspecteur Gadget était à la technologie, ce que
Galilée était à l’instrumentation : les promoteurs
confiants de la science flamboyante, bardée de ses
nouvelles armes ; les détenteurs de la raison à même
d’élucider tous les mystères et de dissiper l’ombre en
faisant pièce à l’ignorance dont elle émane. Ils ont fourbi
leur quincaillerie, du spectromètre au Polilight à la Game
Boy color. Ont préparé leurs réactifs. Ils vont tenter de
reconstituer la scène. De retracer artistement « l’aprèsmidi d’un faune ». Sérieux et concentrés, ils vont passer la
chambre au microscope (« Yes, we scan ! ») et ne
laisseront rien passer. À eux les causes motrices, leur job,
c’est le « comment » ; les causes finales seront établies
ultérieurement. Que cherchent-ils exactement, les mains
dans la moquette ? Ils cherchent des empreintes
papillaires. Ils cherchent des traces palmaires ou digitales.
Ils cherchent des fragments organiques de Dominique
Strauss-Kahn, du moindre poil à la plus minuscule cellule
épithéliale de peau, muqueuse ou orifice qui pourrait
établir, nonobstant son état d’excitation, sa polygonation,
sa trajectoire depuis la douche jusqu’à la porte de sortie.
C’est une loi jamais démentie de la science de
l’investigation : le principe de l’échange. Le criminel
laisse toujours quelque chose de sa présence sur la scène
de l’horreur et ne s’enfuit jamais sans emporter (bien
malgré lui) un souvenir des lieux. Donnant-donnant. Un
tueur tue : on trouve les traces de ses semelles dans la
terre meuble et de la terre meuble sur ses semelles. On a
la double preuve. Les experts Manhattan se focalisent ici
sur la première des tâches – relever au polypyrol les
248
signatures à même d’identifier Strauss-Kahn – tandis
qu’un forensique professionnel l’ausculte au poste de
police. Puis on recoupe.
Il en va pour les semelles comme pour les balles
striées par le canon de l’arme, comme pour les clés et les
serrures et comme, enfin, pour la pulpe des doigts. Il faut
un négatif : la trace, ainsi qu’un positif : ce qui l’a déposé.
Encore que plus ancienne, la technique des empreintes
s’avère rarement aussi probante que le laissent croire les
séries policières. Les empreintes digitales sont rarement
exploitables ; elles sont souvent partielles, pour peu que
le criminel ne porte pas de gants. Seuls 10 % des relevés
permettent la reconstitution du motif intégral
(dermatoglyphe) par superposition de fragments. La
bonne vieille procédure de la poudre et du pinceau n’a
pas changé depuis le XIXe siècle. À proprement parler,
l’usage d’empreintes à titre de marqueur identitaire est
toutefois bien plus archaïque. Nos simiesques ancêtres du
paléolithique les employaient avec non moins
d’application que Klein avec ses anthropométries. L’art
pariétal foisonne de motifs découpés le long des mains
qui servaient à la fois de règles et de pochoirs. On relève
d’autres traces utilisées en guise de signature sur les
poteries babyloniennes dès -5000 avant J.-C., et sur les
vases de Chine datée de -1900. Le Britannique William
James Herschel pourrait avoir été le premier à employer
les empreintes papillaires à des fins pragmatiques. Il
s’agissait pour l’officier de la couronne d’Angleterre en
faction au Bengale de sécuriser ses contrats commerciaux
249
après la révolte des cipayes de 1857, et d’éviter que les
bénéficiaires d’allocations de l’armée ne les touchent
plusieurs fois…
Ce n’est qu’une trentaine d’années plus tard, en 1892,
que l’on découvre à la lumière des travaux de Sir Francis
Galton, cousin de Darwin (pas le singe, l’autre) et
fondateurs de l’eugénisme, l’utilité de la « dactyloscopie »
pour l’enquête criminelle. De la théorie, on passe à la
pratique. Le premier fait pénal élucidé grâce aux
empreintes remonte ainsi en France au tout début du
XXe siècle. Il conduit à l’arrestation d’Henri-Léon
Scheffer, faussaire invétéré déjà fiché pour vol et abus de
confiance. Un cas qui ferait date, puisqu’attestant
l’employabilité d’une technique d’investigation plus
opérationnelle que le « flair » ou l’« intime conviction »
fondée sur le délit de faciès : la « méthode vuceticienne ».
Le caractère quasi-unique d’une empreinte digitale –
même chez les « vrais jumeaux » –, durables tout au long
de la vie, en fait effectivement un outil biométrique
incontournable pour l’identification des individus tant en
médecine légale qu’en milieu administratif (passeport
biométrique, cartes électorales) et domotique (système
d’authentification pour alarmes, coffres, ordinateurs,
etc.). La « méthode vuceticienne » marque en tout état de
cause un tournant scientifique, et, par là-même,
« philosophique » majeur dans l’histoire de la police
judiciaire. Il accompagne la transition de la « culture de
l’aveu » à la « culture de la preuve ». La preuve entraîne
l’aveu plus facilement que l’aveu n’entraîne la preuve.
250
L’élément subjectif cède peu à peu plus de terrain aux
données objectives. Des techniciens de laboratoire sont
fréquemment appelés à témoigner devant les tribunaux.
Soit pour produire ces preuves, soit pour innocenter un
inculpé : on analyse à charge et à décharge.
L’empreinte palmaire est un filon assurément fertile,
mais les légistes ont encore mieux. Mieux que les
empreintes digitales : les empreintes génétiques. De plus
en plus systématiques, les relevés d’ADN permettent
d’identifier avec une fiabilité croissante les auteurs
d’actes criminels. La méthode PCR (Réaction en Chaîne
par Polymérase), la plus utilisée, procède en une journée
à l’extraction et au fichage des séquences ADN recueillies
sur place ; séquences qui seront compulsées avec une base
informatique de modèles préenregistrés. Donc les experts
cherchent aussi de l’ADN. Et sous sa forme
quintessenciée : on se rappelle que pour les médecins
latins, le sperme était déjà le distillat du sang. Le sperme,
à défaut de sang, contient de l’ADN. Donc nos
scaphandriers cherchent également du sperme. Suivre le
sperme. Parce que toujours après la pluie, le gazon est
mouillé, ils cherchent du « liquide séminal » et doivent
faire vite s’ils veulent identifier son émetteur à temps. On
sait qu’après la sortie de boite, la durée de vie d’un
spermatozoïde n’excède pas celle d’un gilet jaune sur
l’autoroute. 72 heures. C’est peu. Ils seraient prêts en
huit. À donc huit heures plus tard, merveilles de la
chimiluminescence, le luminol baigné d’ultraviolets fait
exploser la pièce en une époustouflante constellation
251
lactée. Au cœur de la pouponnière d’étoiles, des
hydrométéores partout ocellent les quatre murs. Effet
boule à facettes. Strauss-Kahn s’était apparemment livré à
un véritable barbouillage au « liquide séminal » de sa
chambre d’hôtel. Lavabo, lit, couloir, portes, poignets,
murs, vêtements : la police scientifique n’a eu qu’à suivre
les maculatures pour retrouver sa trace. Ils ont œuvré,
poulets de blanc vêtu, agitant leurs pipettes comme les
oiseaux du conte béquant les miettes, traçant les chemins
de la perdition (– « Ok les gars, partant pour un
McDo ? »). Chemin tortueux, c’est bien le moins que l’on
puisse dire. Chemin biblique de Jéricho, de Sodome et
Gomorrhe. Ainsi les sycophantes prétendument « amis »
de Job mettaient déjà leur homme en garde contre cette
« route antique des hommes pervers ». Ils désignaient par
cette formule cette voie labyrinthique et torturée
qu’empruntent les mécréants lorsqu’ils s’adonnent aux
vices. Aux antipodes du « droit chemin », la route antique
était noueuse, sinueuse, irrégulière et versatile, figuration
de l’âme damnée. Qui empruntait la route allait en
zigzaguant, aveugle à sa conduite.
Aveugle et ivre. Comme un bateau lyrique. Ainsi
Strauss-Kahn s’était-il déplacé, aveugle et ivre, le pénis
volubile, en arrosant partout tout et n’importe quoi. Il
avait bien une intention, mais elle n’était pas claire.
D’aucuns prétendent qu’il a tiré à blanc. Mais ce n’est pas
l’avis de Nafissatou. Nafissatou, elle l’a senti passer. Elle
l’a senti passer, l’accouplement more canino, le coïtus
impetuosus et toutes ces ribauderies à consonance latine
252
que les confesseurs étaient allés pêcher pour tarifer les
fautes. Il y a des jours où la réalité dépasse l’affliction.
Sans aller jusqu’à prétendre qu’il s’était plu à cravacher la
gueuse en camisole latex dans une cacophonie de conques
et de grelots, il y avait eu – les légistes l’affirmaient – des
rapports d’inclusion de Strauss-Kahn dans Diallo. Ce que
les précieuses appelaient « conversation charnelle », et
qui ressemblait plus dans ce contexte à une manière de
monologue nuptial. Selon toute apparence, le queutard
vétéran n’aurait pas su tenir la bride à ses désirs à
fréquence courte. Livré aux impetus de son système
limbique, ses assuétudes auraient eu le champ libre,
prenant une dernière fois le pas sur ses aspirations. La
chair est faible, et l’homme si peu de choses (quant à la
femme, n’en parlons pas). Post coïtum animal triste…
Après l’amour, le repentir.
Mais rien n’est encore sûr. Il faut rester prudent. On
y revient. Il y a des points aveugles. Des inférences non
sequitur. Des déductions inopportunes, prématurées. La
mosaïque visqueuse dont Dominique Strauss-Kahn a
tapissé les murs ne pouvait faire office de preuve ; elle ne
permettait nullement d’accréditer la thèse du viol. La
femme de chambre pouvait très bien avoir donné son
consentement avant de, soudainement, le retirer sans
qu’on sache trop pourquoi : mystères du féminin. La
femme de chambre pouvait aussi très bien être une fille
de joie : on savait l’homme client. Elle pouvait être une
nymphomane, une bipolaire, une hétaïre désappointée
par la maigreur de sa rétribution. De ces « victimes »
253
fantasmatiques qui s’imaginent ne pouvoir « cicatriser »
qu’au prorata de la peine du coupable – ainsi,
accessoirement, que du montant des dédommagements.
Même indépendamment, même étrangère à ces questions
d’argent, Nafissatou pouvait très bien n’agir que par
ressentiment. Par complexe d’infériorité. Hitler n’a-t-il
pas fait des millions de morts à travers toute l’Europe,
dont des dizaines de milliers de juifs, par seul dépit de
n’avoir jamais vendu une toile (Mao et son collègue
Staline, on l’oublie trop souvent, le pulvérisent aux
statistiques) ? Et Michel Fourniret, fort de ses neuf
victimes, que n’a-t-il kidnappé, violé, assassiné celles qu’il
appelait ses MSP (« Membranes Sur Pattes ») parce que sa
femme n’était pas vierge le jour de son mariage
(authentique) ? Et Marc Dutroux, l’« abominable homme
des Belges », parce que sa mère ne l’aimait pas de la
décente manière ?… On voit jusqu’où peut conduire le
ressentiment. Il faudra donc raison garder et se garder des
raisons suffisantes. Remotivée, la rue de Solférino se sent
revivre. Trémule. Cela ne signifiait qu’une chose : tout
n’était pas perdu.
L’espoir fait vivre. Et déchanter. Plus ça va, moins ça
va. On vit de moins en moins bien. On commence nu,
souillé de la tête aux pieds, couvert de placenta dans une
obscure clinique, puis ça empire… L’enquête avance, les
données se précisent et d’esquisses en esquisses, le tableau
se dessine. Ce n’est pas une œuvre d’art. Il y a des faits et
des spéculations. Il y a des faits que l’on explique et
d’autres que l’on ne comprend pas. Or quand on ne
254
comprend pas, on classifie. Comme en physique, comme
en chimie, comme en zoologie. Cela ne résout pas tous les
problèmes, mais cela permet au moins d’avoir les idées
claires. Ce que l’on sait : le petit soldat a levé le pontlevis. La soubrette a franchi les douves. Ce que l’on ne
sait pas encore : si la soubrette était d’attaque, comment
fut prise la forteresse, quelles étaient ses défenses ; s’il a
fallu, pour pénétrer, user de la méthode forte et sortir le
bélier. Ce que l’on subodore ; quelle que puisse être
l’issue du procès, la fin définitive de la carrière de DSK,
un nobliau victime d’une conception par trop
anachronique du droit de cuissage32. L’ennui avec
Strauss-Kahn, c’est qu’il n’est pas tout seul. C’est une tête
de cordée : s’il tombe, il entraîne tous les autres. Tous à la
queue-leu-leu décrochent de la paroi pour finir en
omelette au fond du précipice. Tous ses soutiens, tous ses
lieutenants, c’est lui qui les soutenait. Leur sort, si
d’aventure Strauss-Kahn devait passer la main, ne serait
pas meilleur que celui réservé aux renégats antiques, à
32
Droit mythomane de plus fabulé par Michelet.
L’évocation des indults nobiliaires eût largement gagné à
évoquer de véritables privilèges historiquement fondés
des seigneurs féodaux. Citons celui de l’« aboillage », dont
Furetière nous apprend qu’il consistait en un « certain
passe-droit que des Seigneurs Chastelains avaient de
prendre les abeilles dans les forests dependantes de leurs
Chastelenies ». Voilà qui se rapprocherait plus des
événements du Sofitel : Strauss-Kahn ayant payé sa
chambre, jouissait du droit d’usage.
255
ceux que les exécutants d’Athènes précipitaient dans le
barathre : un gouffre sans soleil hérissé de crochets de fer,
où les vautours se farcissaient la panse durant la saison
chaude. Complices sans sépulture, ils s’en iraient
rejoindre docilement le cercle des déshonorés. Ils avaient
caressé la gloire, frisé le catastérisme ; ils finiraient
séchés, pâté en croûte pour charognards et philosophes
cyniques. Une pièce maîtresse vacille, et c’est la chute des
dominos. C’est l’hécatombe. Après la ruine, l’épuration
« défunts de série ». Après Strauss-Kahn, les lumignons.
Les cimetières prennent ce qu’on leur donne.
Pour qui sonne le glabre ?
Or, les cimetières, trop longtemps affamés,
n’entendaient plus se contenter des amitiés de StraussKahn. Le mal, pour la Justice des hommes, est moins
Strauss-Kahn que ce qu’il représente. Strauss-Kahn aurait
été prudent de ne pas l’oublier : une femme bafouée, c’est
un tyran qui chute. Rome en a fait les frais. Or, un tyran
qui tombe ne tombe jamais tout seul. Ce qui pourrait ne
pas être une mauvaise chose, à tout le moins si l’on en
croit cette auvergnate sagesse selon laquelle « mieux vaut
péter en compagnie que crever seul ». La punition boitille
mais elle arrive. Ce qui est différé n’est pas perdu pour le
gibet.
256
Galvanisées par l’appel d’offres de Rokhaya Diallo
(« profanées de tous les pays, unissez-vous ! »), les
victimes silencieuses franchissent le pas. La parole se
libère ; les dossiers s’amoncellent sur le bureau des juges
et les affaires s’empilent. Les masques tombent. Les
agressions sexuelles auront été, cette année-là, plus
nombreuses que jamais. Les agresseurs plus licencieux
que jamais. Plus audacieux que jamais. Parmi lesquels un
socialiste et autre padawan du stupre : le député Georges
Tron. Georges Tron, c’est le second de cordée, première
victime collatérée de la chute du Sofitel. C’est à StraussKahn que l’infortuné Tron doit sa célébrité. Il s’en serait
bien passé. Mais que lui reproche-t-on, à l’infortuné
Tron ? Abus de pouvoir. Prise illégale de pied. L’hommeTron mouillait dans le Nouvel-Âge avec une passion rare.
Très inspiré par le modus opérandi des aruspices
spécialisé dans le pli de fesses (secteur en plein essor), le
député prenait prétexte des séminaires de « réflexologie »
auquel il soumettait régulièrement ses employées pour
lécher goulument les pédoncules d’icelles. Parce que « le
bonheur est dans le pied », Georges Tron prenait son pied
– avec celui des autres (le type a tout compris aux
femmes…).
Une occasion toute indiquée pour introduire notre
lecteur aux principaux arcanes d’une discipline qui ne
connaît pas la crise. Non pas les femmes ou le
charlatanisme (Google est ton ami). Nous entendions
plutôt la « réflexologie ». De quoi est-elle le nom ?
Pourquoi ça marche… alors que ça ne marche pas ?
257
Surtout, n’est-on pas hors sujet ? Non pas ; et cela pour
deux raisons. Elle est d’abord, dans l’affaire Tron,
l’histoire d’une prise d’otages et d’un abus de pouvoir. La
forme faible d’un attouchement forcé. Elle a, par suite,
partie liée avec l’une des pratiques alternatives de la
sexualité les plus courantes : le « partialisme du pied », et
touche ainsi au cœur de notre thématique (le fantasme de
la soubrette en est une autre, qui ne s’en distingue que
par le déplacement du pied au tablier). Accordons-nous
d’emblée sur le concept de perversion, qui, dans notre
discours, n’est en rien normatif, et encore moins
axiologique. Nous n’en usons que par souci de
simplification, selon son acception strictement
psychanalytique. Nous ferons grâce à nos lecteurs des
ineffables circonvolutions que les prudes émoustillées
s’inventent pour paraître modernes (ex : pour
« partialisme du pied » : « podophilie » (ne pas confondre
avec pédophilie) ou, plus valorisant, « façon d’aimer
autrement ») et qui ne se rendent que ridicules.
Avec à son actif plus de soixante-dix millions
d’adeptes revendiqués sur la planète, le « partialisme du
pied » est donc décrit par les psychanalystes comme une
paraphilie, se singularisant par une prédilection plus ou
moins prononcée pour les pieds (habituellement
féminins), et les chaussures, par extension. Il n’est pas
difficile d’en relever la trace dans l’imagerie des contes.
La même que l’on retrouve partout dans les folklores, à
toutes les sauces et sous toutes les époques, derrière la
quête obsessionnelle de « la chaussure à son pied ». Ainsi
258
dans la recherche par le dauphin royal du soulier de vair
(et non de « verre ») conté par les frères Grimm dans leur
version de Cendrillon (ou Cucendron pour les intimes),
et par Perrault dans une mouture plus grand public ; tous
deux très inspirés du Conte de la Gatta cennerentola de
Giambattista Basile. La même que celle présente en
filigrane au IIIe siècle dans un récit en tout point
similaire attribué à Élien le Sophiste, lui-même
retranscription d’une légende rapportée par l’historien
Strabon au sujet de la pyramide de Mykérinos, tombeau
(selon ses sources) d’une certaine Rhodopis (« Yeux de
rose »), dont pharaon s’était épris des pieds. Un
« partialisme du pied » qui ne laisse pas d’avoir ses relais
romanesques aussi bien en Asie, avec plusieurs des Mille
et Une Nuits, ou dans l’histoire de la princesse japonaise
Chūjō-hime ; ainsi qu’en Amérique avec la légende
d’Oochigeas, tenue pour antérieure à l’arrivée – et donc à
l’influence – des colons britanniques. Manière de dire
que la réflexologie tronienne témoigne de préoccupations
anciennes. Rien de nouveau sous le soleil. Elle acculture,
c’est-à-dire socialise, une perversion qui n’a cessé de
talonner ces messieurs d’Outremont. Les pieds sont une
extase pour qui sait résister aux premiers miasmes de
Maroilles. Car les pieds sentent. Dans les deux sens du
terme. Ils sont odorifères. Ils sont sensibles. Et Tron le
sait. Et il en joue. Et il connaît par cœur la carte du
tendre de ses zones érogènes :
259
260
« Manuel du pied ». Source : Association canadienne de
réflexologie (ACR), 2010.
Mais Tron a dérapé. Ce sont les chausses de la vie…
Au pied du mur, a perdu pied. Fut mis à pied. Au pied
levé. Sans pied à terre. Bye Tron ! La mise à pied de Tron
créait ainsi un appel d’air propice à de nouvelles
péripéties. La machine judiciaire tournait à plein régime.
Une fois lancée, plus rien ne l’arrête. C’est le problème du
dentifrice : une fois sorti du tube, on ne peut plus l’y
rentrer. Et ce n’est pas Frédéric Mitterrand, l’homme de
la-tante cordiale, un proctologue en herbe pour qui les
orifices n’ont plus aucun secret, qui prétendra le
contraire.
Se faire casser l’aïeul
Après Georges Tron et DSK, c’était le troisième
homme. Bobo de la gauche transfuge intronisé ministre
par Sa Sainteté Nicolas I, il connaîtrait les affres en plein
direct, devant une France hagarde et médusée. C’était –
où ça déjà ? –, peut-être sur France 2. Ou sur la 3. Quoi
qu’il en soit, sur l’une des chaînes de France Télévision.
Un groupe placé sous sa juridiction, en qualité de
ministre de la culture (culture, télévision, cherchez
l’intrus), et dont le directeur avait été nommé in
personam par l’Élysée. Bref, c’était la maison. Frédo était
confiant. N’avait-il pas toutes les raisons de l’être ? Aussi
261
le sémillant ministre investi du matin n’avait-il pas cru
nécessaire de décliner l’invitation de la chaîne à un débat
non directif avec Marine Le Pen. L’affiche était hors
classe. Cela se promettait épique. L’audience serait au
rendez-vous. Marine Le Pen l’était. Mitterrand, lui, était
déjà très loin. Il faisait peine cette soirée-là, recroquevillé
dans son fauteuil, en proie aux coups de ceinture sous la
ceinture assénés sans vergogne par une passionaria
gonflée à bloc. Marine Le Pen marquait des points.
Plantait ses pics et ses banderilles. Le duel manquait de
tourner cours. Il tournait mal pour Mitterrand qui se
sentait comme un pilote aux commandes d’un coucou
piquant inexorablement du nez vers des montagnes
boisées. Il fallait éviter le crash. En redressant le manche.
Ce fut alors que le ministre tenta une contre-attaque.
Non pas sur le programme. Sur la morale. Comme
d’habitude, y’a que ça que les gens comprennent : Marine
Le Pen était raciste et égoïste, eurosceptique, méchante.
« Moi, y’en a bien ; elle, y’en a pas gentille, capische ? »
Mal lui en prit. Car la Marine l’attendait « au tourment ».
Elle avait l’expérience. À force d’en prendre plein la
tronche, on finit par s’y faire. Et par s’y préparer. Or le
ministre, en l’occurrence, venait de lui tendre une
perche. Elle n’attendait que cette occasion pour renvoyer
le cuistre à son dernier chef-d’œuvre. En commençant
par rappeler ce fait que les Français sont les Européens
qui passent le plus de temps à jouer avec les enfants. La
preuve, elle l’avait devant elle…
262
Elle avait devant elle l’auteur de La Mauvaise Vie. La
Mauvaise Vie, qui porte bien son nom, se présentait
comme un recueil de confidences à prétention
autobiographique. Et la Marine de faire le pitch (le
synopsis, pas le goûter) : le narrateur, jeune débauché,
revenait avec force détails sur ses exploits de jeunesse à
courir l’aiguillette en très inchaste compagnie. Il y
contait par le menu ses accointances d’un soir ou d’une
nuit trop vite expirée. Il y était question d’idylles,
d’églogues rémunérées avec d’adolescents boxeurs, d’ivres
batifolages et de torrides étreintes au seuil de la légalité.
Guide du routard du tourisme sexuel, La Mauvaise Vie
faisait aussi l’éloge du confort tamisé des vestiaires de
Bangkok, dont la tournée était à elle toute seule une
expérience mystique. Bangkok. Très chère Bangkok. Les
gangbang banco de Bangkok (à répéter dix fois pour se
faire la locution avant un entretien d’embauche), que de
souvenirs ! Bangkok, capitale de la Thaïlande, pays du
muay-thaï et de la pétanque (car la Provence s’exporte).
Seconde ville la plus touristique du monde, devant Paris
et après Londres. Voir Bangkok et mourir… Et Pattaya.
Les plages de Pattaya. La discrétion de Pattaya où, à
l’instar de Las Vegas, ce qui se passe à Pattaya ne s’en
évade jamais. Point de mémoire à Pattaya. Et à deux pas
vers l’Occident, le Cambodge. Où tout s’échange contre
un sachet de Plumpy'nut, la meilleur invention française
depuis celle du légo. Un vrai coup de cœur ! Que Dieu
myocarde ! Angkor… Angkor et toujours plus…
263
La Mauvaise Vie ne tarissait pas d’éloges sur la
Thaïlande et ses merveilles locales. Elle témoignait, au
reste, d’une connaissance quasi-éthologique du monde de
la boxe thaïe. L’auteur faisait grand cas de son exploration
intime de la faune prépuberte des aspirants lutteurs.
Notre ministre de la culture avait visiblement approfondi
le sujet, quoi qu’on entende par là. Un exotique peep
show dont allait découler une dilection pour le royaume
de Siam qui ne devait plus jamais le quitter. Plus
profonde que la mer. Plus éternelle que l’onde. Plus
viscérale que celle de Chirac pour le Japon et les sumotori
(les rikishi, pour les puristes). Qu’il y ait de l’atavisme, de
la disposition familiale dans cette étrange conduite n’était
en rien exclu. Souvent le grand-oncle était tombé dans la
marmite de la double vie. Cela sentait l’hérédité à gros
bouillon, chaque génération se refilant le microbe comme
on se repasse un tendre mistigri. Pour l’oncle, c’était les
grandes familles, astrologie et le cancer ; pour le neveu,
l’oncle incarné, les treks sensuels à l’autre bout du
monde. Seule ombre à la carte postale : plus de 80 % des
enfants de moins de six ans (50 % en France) ne s’y sont
jamais lavé les dents. Ce qui n’est pas très sympa pour
Mitterrand…
Alexandre Vialatte aurait pu dire que l’homme est le
seul mammifère se tenant debout, échappant chaque jour
à son suicide en faisant des voyages pour tromper son
ennui. Que Mitterrand se passionne pour l’étranger,
personne ne songe à l’en blâmer. Tant d’ouverture aux
autres, ça ne s’invente pas. Il prenait son travail très au
264
sérieux. S’investissait beaucoup. Il donnait de sa personne
avec une générosité qu’on ne connaissait pas à ses
prédécesseurs. Sans s’épargner. Donner, recevoir,
prendre : « Tonton » eût été fier de lui. Au-delà de
« Tonton », la France entière, « capitale des droits de
l’homme », ne pouvait que s’honorer de compter parmi
ses huiles un être aussi soucieux de la bonne entente
entre cultures si éloignées. Bien différente était la
réaction de Marine Le Pen, qui ne semblait pas l’entendre
de la même oreille. La Mauvaise vie n’était pas bonne
pour être anthropophile. Mais enfin quoi, qu’espérait-il ?
Qu’on le couvre de fleurs ? Qu’on l’accable d’éloges et de
massages au miel ? Qu’il compte là-dessus ! Boive de l’eau
fraîche, comme disent les vichyssois… Ô va cuiter du
mythe errant ! Lui-même avait donné le bâton pour se
faire battre. C’en était presque trop facile. À se demander
s’il ne le cherchait pas un peu. Même le public était
outré, déjà bien échaudé – pour ainsi dire, « conditionné »
– par la jurisprudence Strauss-Kahn et les déboires de
Tron (il aurait dû pourtant s’y être accoutumé : le service
public est saturé de programmes faisant l’apologie du
tourisme sexuel. Il n’est qu’à visiter le Gers, la Creuse ou
l’Aveyron en compagnie de la douce maquerelle Karine
Le Marchand ; à bigler L’amour est dans le pré (« in
Arcadia ego »), téléréalité où l’on avise des paysans
frustrés du slip fourrer des cailles de métropole prêtes à
passer à la casserole pour un passage à la télévision). Bref,
globe-trotter ou pas, l’actuel ministre de la culture en
serait quitte pour une aigre déculottée… Ce qui ne
semblait pas pour lui déplaire. Fantasme de la fessée ? Qui
265
sait ? Peut-être bien qu’effectivement, que quelque part,
il la cherchait. Lui. Elle. Vénus à la fourrure. La mauvaise
vie. La dissonance. On se rappelle avec stupeur que c’est
le même ministre qui, quelques mois plus tard, ferait
sauter Céline de la liste des nominés au prix du
millénaire, sur ordre de Klarsfeld, au seul prétexte qu’il
n’était pas politiquement correct. C’est un peu l’hôpital
qui se fout de la charité. Bilan des courses : fiasco, ratage,
déconfiture. Accrochage homérique ; prestation nulle. Du
Séguéla dans le texte. Il ferait mieux la prochaine fois…
On ne peut fermer cette parenthèse sans évoquer
d’un mot le dernier maillon de ce chapelet victimaire.
L’ultime et incidente victime nous est livrée sur un
plateau (télé) par l’ex-ministre Luc Ferry, dandy sur le
retour, faisant état entre deux portes d’un collègue
anonyme « gaufré » dans une pédo-partouse à Marrakech.
Ferry qui, n’écoutant que son courage (qui ne lui disait
rien) se garda bien d’entrer dans les détails. À quel
ministre Ferry songeait, nous ne le saurons jamais. Dure
loi de l’idiotie que rien ne peut enrayer, Jean-François
Kahn s’empresse de déclarer que ce n’est pas Jack Lang.
Histoire de s’assurer que les derniers Français qui ne
pensaient pas à lui se fassent une opinion 33… Avec de tels
amis…
33
« Les pires erreurs sont celles que nourrissent les bons
sentiments », disait déjà le général Sun Tzu, auteur du
plus ancien ouvrage de stratégie militaire connu : L'Art
266
Femme-fontaine de fric
Pendant ce temps-là, à Washington, Strauss-Kahn
paie sa caution. Avec l’argent de son abator d’épouse34.
Parce qu’on n’est jamais mieux servi que par Sainclair :
une femme qui vaut de l’or. Strauss-Kahn ne regrettait
pas de l’avoir épousée. Il se souvenait pourtant avoir
mûrement pesé sa décision. Ç’avait été pour lui un long
chemin de croix. Une vraie torture mentale : savoir s’il
devait, oui ou non, se relancer dans l’aventure. Encore.
Après ses deux premiers échecs – car jamais deux sans
trois. Les liens sacrés de la conjugalité auraient pu vite se
révéler d’embarrassantes entraves. Il n’en fut rien.
Sainclair ne briderait pas Strauss-Kahn. Strauss-Kahn
serait adultère autant qu’il pourrait l’être. Cela, StraussKahn ne le savait pas encore ; mais il voyait venir. Il avait
des projets, et l’on sait bien qu’un homme « stabilisé »
sous le joug du mariage rassure, en devenant prévisible,
autant ses électeurs que ses banquiers. Sans oublier qu’à
l’exclusion de son charisme institutionnel, la « dame aux
caméras » avait d’autres atouts. Sainclair avait pour elle
un argument massue qui aurait pu convaincre n’importe
qui : sa dote. Elle était riche : elle était riche. Elle était
« aurifiée ». Elle était influente. Elle était du réseau.
de la guerre, daté du Ve siècle avant J.-C. L’écriture
passe ; la bêtise reste, seule à l’épreuve des siècles…
34 Il y a des choses qui ne s’achètent pas ; pour tout le
reste, il y a Sainclair.
267
C’était une journaliste ayant pognon sur rue. Elle était
tout ce qu’un politique rongé par l’ambition aurait pu
espérer (le mariage hymen à tout). C’était un don du ciel.
Au nom du ciel, Strauss-Kahn pouvait bien faire un
moindre sacrifice.
Leur première rencontre avait été fortuite. Une pure
coïncidence, tout ce qu’il y a de plus banal. Strauss-Kahn
sortait ce matin-là d’une interview particulièrement
lèche-botte servie avec force salamalecs par son hôte
Elkabbach. Il cheminait dans les allées du studio
d’Europe 1, encore sous l’influence des lauriers
odoriférants qu’on lui avait tressés, lorsqu’il la vit surgir
au détour d’un couloir, dans l’encoignure d’une porte,
baignée par la lumière artificielle d’un spot comme une
superbe apparition. Il la vit, elle, se déplacer à petits pas
feutrés vers l’ascenseur. Un îlot de beauté dans une mer
de laideur. Il admirait l’exaltation de son âme et les replis
de sa jupe. Pour sûr, il la reconnaissait ; le reconnaissaitelle ? Leurs regards se croisèrent. Il avait cru déceler dans
le sien une promesse équivoque et un élan auquel il ne
s’était guère attendu. Ce regard seul dénotait une
intelligence apte à apprécier le mystère ; au lieu du recul
de la bêtise effrayée (peu de journalistes de cette trempe
ignoraient encore la réputation de Strauss-Kahn), il
affichait son consentement devant la vivante évidence.
C’était l’unique regard de femme de toute son existence
au sein duquel Strauss-Kahn avait senti non le sarcasme
ou le malaise, ou un intéressement quelconque au dégoût
surmonté, mais une connaissance instinctive de la nature
268
humaine dans ce qu’elle a de plus horrible. Elle
n’éprouvait aucun dégoût à le voir. Elle n’escomptait rien
de lui : ni promotion, ni prime, ni service d’aucune sorte.
Elle l’aimait, simplement. Vraiment, c’était une fille
étrange. Pas la première velue. Ou bien était-elle
simplement très myope ? Qu’importe, apparemment. Il
était assez au courant de la loi des probabilités pour
reconnaître qu’une aventure telle que celle-ci ne se
représenterait pas à un queutard comme lui avant au
moins plusieurs générations. Les filles comme elles sont
aussi rares que l’oiseau sur la lande. Strauss-Kahn avait
déjà été marié, mais Anne Sinclair était d’une race à part.
Peut-être la seule femme qui n’avait jamais traversé le
filtre de son mépris. Lui qui ne s’était contenté sans
amertume que de fugitives passions découvrait, à présent,
l’« Amour ». Il se promit de devenir son « chevalet
servant ». La poursuivit des mois de ses discrètes mais
explicites assiduités. Six mois. Strauss-Kahn ne mettrait
pas davantage à lui passer les bijoux de la bigame.
Leurs noces seraient célébrées en pompe et en juillet
sous le pédum du Grand rabbin (des bois) de Paris : un
champion de judéo. Le souvenir de l’hymen était resté
intact à son esprit. Sinclair – vive l’avariée ! – s’était fait
faire une robe de soie pour l’occasion (charmante soierie).
Pour faire pleuvoir le riz, elle n’avait recruté que du beau
monde. L’épouse de Jean-François Kahn avait été, avec la
féministe Badinter (propitiatoire) ses deux témoins (ses
faire-valoir) tandis que Strauss-Kahn, avec son père pour
chaperon de droite, avait ressenti à gauche un pincement
269
de cœur hardi pour son ami Jospin. La journaliste, le
politique, tels la Belle et la Bête, s’étaient promis leur
assistance mutuelle pour le meilleur et pour le pire. Le
pire était venu. Maintenant au cœur de la tourmente,
Strauss-Kahn se félicitait de cette décision, peut-être la
meilleure qu’il avait prise au cours de sa carrière.
Sainclair avait les yeux du monde braqués sur elle. Elle ne
pouvait simplement pas le laisser croupir en cage. Elle ne
pouvait pas l’abandonner maintenant : il avait besoin
d’elle et elle, pas d’autre choix que de payer rubis sur
l’ongle. Ah ! savait–elle le crime et qui l’avait trahie ?35
35
Le « zeugme » (variante : « zeugma ») compte dix-sept
points au Scrabble. Ce nonobstant, les écrivains
professionnels ne lui font jamais très bon accueil. Il serait
une faute grammaticale, une entorse injurieuse à la
langue de Molière. Mais nous ne sommes pas
professionnel. Ni écrivain. Parce qu'il n'est guère dans
nos usages de cracher dans la soupe élitaire, ne laissons
pas de rendre justice au procédé qui faisait dire au
fulgurant Voltaire que tous les coups sont permis.
270
271
Changement de pécore
La caution déposée, Strauss-Kahn émerge du sous-sol
de sa prison haute-sécurité comme un plongeur revenu
de quelques fonds boueux. Hume avec allégresse l’air
délectable de la métropole. Merci ma douce, je t’en dois
une. Enfin sauvé de cette ambiance de pourriture
irrespirable ! Loin de cette machine à concasser le
remords et la misère humaine. Son bref séjour en tôle
avait meurtri Strauss-Kahn. Tout dans ce pourrissoir
abject respirait l’oppression. Elle n’était pas bien gaie, la
citadelle du repentir. Il n’y avait que des pauvres. Des
êtres tristes et décavés. Les quatre murs de sa cellule
étroite semblaient imperméables à toute forme de joie.
Pourquoi, mon Dieu, la joie devait-elle être l’apanage des
riches ? Strauss-Kahn s’était surpris à se poser la question
au cours d’une matinée étrange comme aucune autre. Il
s’était vite repris. Le « pointeur » de Riker’s savait mieux
que quiconque qu’on n’a que ce qu’on mérite. Il se défiait
de tout bonheur trop ostensible éclot dans les tourments.
Tout le monde n’était pas fait pour le bonheur. La chance
ne prête qu’aux riches. Raison pourquoi Strauss-Kahn
avait, jusqu’à Diallo, bénéficié d’une verveine de cocu.
Certes, au-delà de cette complaisance du richissime dans
le bonheur, il y avait sûrement aussi dans l’accumulation
qui dictait sa conduite une souffrance réelle que DSK
n’essayait pas de nier. Il y aurait même été sensible,
n’eût-elle usé pour l’en convaincre de tout ce formalisme
d’images pathologiques et veules : psychanalyse, écologie,
272
artisme, concours de mini-miss. Le spleen de
l’hyperclasse savait se mettre en valeur. Mais ce spectacle
désolant éveillait en son âme des sentiments inverses. Il
étouffait en lui tout sentiment de tendresse ; il
l’empêchait de s’en pénétrer avec simplicité, l’obligeant à
se révolter contre les spectres d’une misère dorée dont il
avait depuis longtemps reconnu le caractère frivole.
Strauss-Kahn avait eu beau chercher, jamais son fric ne
l’avait rendu malade. Il n’en avait pas honte. Il l’avait
mérité. C’était dans l’ordre des choses. Strauss-Kahn
rêvait d’un monde au sein duquel les riches n’auraient
plus peur de dire aux pauvres leurs quatre vérités.
Vraiment, le monde s’écroule. Strauss-Kahn avait besoin
d’un petit remontant.
Loin de Riker’s, Strauss-Kahn se sent revivre. Le
revoilà dehors. Heureux et soulagé sous le soleil
couchant. Il lâche pet furtif tandis que le soir tombe sur
une banale journée de Manhattan ; tandis que l’azote
vaguement recuit par les néons se mêle aux fragrances
ordinaires d’une ville américaine, et que la voûte céleste,
en dégradé de rose, tire imperceptiblement sur le violé
(évidemment), avant de se confondre avec le gris taché
des immeubles alentour. Strauss-Kahn observe les fourbis
de part et d’autre de la voie rapide, ces cloaques
embétonnés où survivent comme ils peuvent des millions
de citoyens de troisième zone, cernés par les buildings
tout lambrissés de marbre où ces mêmes anonymes se
rendaient chaque matin pour repasser les chemises et
nettoyer les toilettes de l’élite. Strauss-Kahn avise ces
273
hordes d’anonymes, de working-poor tétant le dernier
mégot avant de regagner leur trou, anesthésiés par une
puissante marijuana hydroponée sous les lampes à sodium
dans un placard à chiottes des quartiers ouest. Leur daube
leur fournissait au moins de quoi attendre la mort dans le
calme et sans stress excessif. De quoi calmer les nasses,
travailleurs de l’amer ; les libérer temporairement de
leurs « blues de travail ». Cette sciure miraculeuse coupée
au pneu Continental (précieux Mittal !) avait le mérite
d’élever une paroi étanche entre les emmerdements de
l’existence et la psyché neurasthénique du consommateur
pauvre. Strauss-Kahn toise également les mieux lotis,
cadres ou salary-men actifs, s’en revenant indolemment,
sans se douter de rien, à leurs appartements et pavillons
climatisés de banlieue résidentielle. Fourbus, car la
journée fut rude. Rude pour tout le monde.
Strauss-Kahn médite enfin sur la foule chamarrée,
passive et dans les clous, et mesure toute l’ampleur du
chemin accompli. Constate, éberlué, l’aliénation de plus
en plus criante et magnifique des classes dangereuses et
des prolos sous-diplômés. À l’exception de quelques
poches rétives à se faire assaisonner le cerveau, MKULTRA
avait été une réussite. Les vers discrets percent de grands
trous dans le bois. Les neurosciences couplées au
marketing audiovisuel avaient marqué des bonds
pyrotechniques en moins d’un demi-siècle. La plupart des
Américains ressemblaient à des morts-vivants en chemise
blanche et pantalon chinois. La multitude consumériste
sombrait en dépression et se gavait de pilules
274
paramédicales à effet placebo pour tenir bon et donner le
change. Beaucoup passaient leur vie à brasser de l’air, à se
taper des soaps ou des talk-shows débiles (pléonasme),
hypnotisé devant leur écran de télévision 2.0 en avalant
comme des poussins d’élevage la propagande d’État,
prenaient des « tofs » de leur plateau repas qu’il uploadaient sur les réseaux sociaux en faisant mine de vivre
l’existence qu’ils ont toujours rêvée. Les plus tarentulés
trouvaient du réconfort auprès des télévangélistes. Les
plus mystiques se réfugiaient dans le bouddhisme NewAge ou le chamanisme indien. Les plus pèlerins se
réservaient pour d’improbables mais non moins
dispendieuses expéditions sur les pentes du mont Arara
dans l’espoir fou de dénicher des reliquats de l’arche de
Noé. Les plus nantis versaient dans la scientologie. Les
nadérites pleuraient les séquoias centenaires menacés par
la déforestation, tandis que les clochards célestes de la
beat (dé)génération manifestaient vainement sous les
buildings de l’« ennemi sans visage ». Les moins
égocentriques du bataillon des humbles rachetaient les
autres, pareils aux saints de Sodome, en se vouant corps
et âme à une cause quelconque choisie sur catalogue.
C’était le gros des gens. Eux ne profitaient pas tant qu’ils
l’auraient souhaité de la « mondialisation heureuse » dont
l’hyperclasse avait fait son credo36. La suite du grand
36
On gagnerait à distinguer plus systématiquement le
« cosmopolitisme » de la « mondialisation ». Le
cosmopolitisme a ses prémices philosophiques dans
l’Antiquité grecque. De revendication cynique, elle
275
feuilleton de l’humanité se tournerait sans eux. Le futur
ne les concernait pas. Strauss-Kahn trouvait pourtant la
bande-annonce grisante.
Les taxis jaunes dreepent au compte-gouttes le long
de la grande avenue. Strauss-Kahn grimpe dans sa
limousine37. Autre standard qu’un coucou de flic. Son
fiacre houssé de cuir s’engage dans le trafic comme une
goutte d’eau fusionne avec le fleuve. Seuls quelques
excités, pour la plupart des latinos à l’haleine de tacos, la
boîte à gants pleine de cabrón, troublent l’ordre parfait
du flux automobile. Quelques traders, depuis leur tour
d’ivoire, pissent sur la foule qui s’étend à leurs pieds. Rien
que de très banal. Le monde ne s’arrête pas de tourner.
New York était une ville pleine de contrastes.
Anciennement capitale des USA, The Big Apple se
présentait comme un somptueux théâtre à ciel ouvert. Il
suffisait d’ouvrir les yeux et de profiter du show. Les
richesses étalées dans les vitrines des magasins, la terne
devient stoïcienne après être passé par une phase « active
» à l’instigation du conquérant macédonien, Alexandre
dit le Grand. La mondialisation plonge ses racines dans la
logique d’expansion du marché. Elle n’est que
l'internationalisation de la soumission du travail par le
capital. Ceux qui prétendent obtenir l’un marchent
souvent pour l’autre. Et ils n'en veulent pas moins.
37
Il s’agit d’une automobile, et non d’une vache du
Limousin.
276
majesté des édifices trônant comme des colonnes de fer
qui dominaient la ville, la rigueur rectiligne des trottoirs,
toute cette mathématique de « savon cosinus »
désincarnée contrastait étrangement avec le chaos
foisonnant qui animait les rues. Strauss-Kahn aimait
depuis son plus jeune âge à parcourir ces avenues
bigarrées où les plus riches croisaient les plus fauchés.
Mélange hétérogène, virtuellement explosif dans
l’éprouvette de Manhattan où se précipitaient les bases et
les acides. Un carrousel de dingues et de barjots, de
stalkers fous et de dégénérés de chinois, de rappeurs
blacks vendeurs de shit, de nihilistes hipsters fils à papa,
d’écologistes freaks végans qui ressemblaient à des
mormons élevés au lait entier, massés à la sortie des
health markets le cabas garanti en chanvre recyclable
congestionné de graines, de tofu cru et d’algues vertes,
forcément équitable, ou encore de comptables et de chefs
d’entreprise, de grandes fortunes décisionnaires flanquées
de leur épouse porte-manteaux de vison, de business
Angels, d’employés de banque et de cailles sèches lustrées
par les ors calfeutrés de la jeunesse dorée. Tout et
n’importe quoi – surtout n’importe quoi – se côtoyait
dans cette géante cour des Miracles. À chacun sa part du
ghetto. Il fallait être né dans cette cagade pour savoir
faire le tri, saisir le scénario. On appelle ça le melting-pot,
le creuset américain. New York n’était pas le centre du
monde pour rien. À mesure qu’il progresse dans cette
artère illuminée comme pour un deuil grandiose, StraussKahn retrouve ses marques. New York, ville iconique de
la modernité. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il s’y était
277
toujours senti chez lui. À Manhattan comme un poisson
dans l’eau. Sorti de prison, il revisite ce monde avec un
regard neuf. Une retrouvaille. Une renaissance. StraussKahn est de retour, plus motivé que jamais.
La mie du peuple
Strauss-Kahn est libre. Devise des Kennedy : ne pas
se laisser abattre. Il ouvre grand la fenêtre, laissant l’air
chaud lui caresser le visage. Il respire à nouveau l’air
carboné de la septième avenue : un mystérieux mélange
d’effluves de poulet aux heures-mornes et de pot
catalytique. Urbain fumet qui ne manque pas de le mettre
en appétit. C’est l’heure de la gogaille. Strauss-Kahn àvide doit faire le plein d’urgence. Après toutes ces
épreuves, il peut bien s’accorder un instant de détente. Il
entend bien se dégotter un petit resto sympa à l’abri des
badauds, histoire de fêter son escapade. De préférence, en
comité restreint. Pas les folies berbères, pas folle l’agape.
Ce serait un soir de repas-sage. Où trouver ça ? Son agent
de com’ s’en charge, il a les bons tuyaux. Et l’art précieux
des mets. Depuis la crise des OGM38, McDo avait perdu la
38
Qu'avaient-ils tous contre les OGM ? Il faut bien les
nourrir, les trois cent cinquante mille lardons qui
naissent chaque jour sur la planète. Personne n'a intérêt à
ce que la race des domestiques se mette à péricliter. Ce
278
cote (de bœuf). La plèbe s’était lassée des hamburgers
triple pontage. La firme avait eu beau tenter de relancer
le marché en spéculant sur le futur des steaks
hydroponiques – ces fibres de protéines élevées sous serre
grâce à des cellules souches –, le clille n’adhérait pas. Le
mythe ne prenait pas. Les écolos eux-mêmes n’en
voulaient pas. À se demander ce qu’ils voulaient
vraiment, les écolos : ici, point d’effet de serre, point de
souffrance animale. Le pur plaisir de la barbaque sans les
inconvénients. Une expérience humaine. Un sursaut de
civilisation réunissant pour la première et dernière fois
laborantins, agriculteurs et pastoureaux. Et tous de
bouder le pemmican. Clone dégueu-beurk, disaient les
gens, tandis que leurs papilles en liesse découvraient le
doux parfum du minerais de viande équestre dans leurs
lasagnes. À 250 mille euros le prototype de 125 g, c’était à
se flinguer. McDo cuvait maintenant son bide spéculatif
(– il se vengerait dans les nuggets). Les autres chaînes de
la petite restauration ne s’en sortaient pas mieux. Moult
chi-noix de peccant, jadis achalandé, ne faisaient plus
recette. La civilisation « à-steak » s’était mise aux pizzas.
Elles avaient envahi le quartier après la désertion des
kebabs turcs au lendemain du 11 septembre (turc ou
afghan, un musulman demeure un terroriste ; a fortiori
dans un pays qui s’imagine encore que l’Irak est le
berceau/cerveau d’Al Qaïda – « la Voie »).
qui est rare est cher. (Digest de Marx version Twitter. 80
signes. Qui peut faire mieux ?).
279
Les pizzas survivaient. Bravement. Dans les avenues
et dans le cœur des gens. Elles cumulaient depuis Pacman
un capital de sympathie en progression constante. Aussi
élevé que misérable était celui de DSK, veillé par ses
imprésarios comme le lait sur le feu. Il y avait là un coup
à jouer. L’ambiance était à l’heure de la repentance soft.
Strauss-Kahn devait donner des signes ; et quoi de mieux
pour cela qu’une petite séquence improvisée de storytelling à la mangeoire des durchéants ? Une riche idée.
Aventureuse pour qui, bon socialiste, se rengorgeait de
fréquenter les restaurants classieux des Champs. Un
menu au Fouquet's – plat et dessert – vous coûtera
minimum 570 euros, et autant en emporte le vin. Le vin,
c’était surtout de l’hippocrace ; le plus prisé breuvage
médicinal miellé aux six épices, dont la recette nous est
connue par le médecin de Cos. Plus cher que le chablis,
mais non moins recherché. Chaque goutte avait son prix,
obscène. C’était le genre d’erreur à ne plus commettre. La
pizzeria serait une alternative parfaite. Tout sauf du
temps (et de l’argent) perdu. L’affaire et la manœuvre
sont validées par les gorilles gardes du corps. Va donc
pour la pizza. Ce soir, on croûte chez les ritals. Dans un
mess franchisé chez Domino’s Pizza, chaîne de
restauration qui explosait les taux de cholestérol des
citoyens yankee depuis 1960. De toute façon, StraussKahn se sentait prêt à avaler n’importe quoi. Il
s’encanaille et l’eau de Cologne, prend sa respiration,
pousse les battants de la porte de la Domino’s avec la
crânerie du cow-boy qui n’en est plus à son premier
estaminet. Pas mal. Ça filme toujours derrière ?
280
Strauss-Kahn est accueilli dans un tumulte de voix,
de rires et de renvois gastriques. La chaude lueur des
lampes à acétylène donne à la pièce une allure de troquet.
À cette heure de la nuit, le restaurant est saturé d’une
foule tapageuse occupant toutes les tables. Y’a du monde
au bacon. Qu’est-ce qu’on rissole ! Un petit parc aménagé
avec des boules en toc occupe les plus petits. D’autres
bambins éberlués, restés avec leur mère, donnent de
bruyantes aubades. Les clients déambulent et se
succèdent
comme
une
colonne
de
chenille
processionnaires en attendant leur tour de passer la
commande. D’autres consommateurs font également le
pied de grue sur le parvis des chiottes, les jambes croisées
devant les oua-oua dans la posture de l’énurétique saoul,
priant pour que leur prédécesseur ne se soit pas noyé
dans le confessionnal (« t’es aux waters, Paulo ? »). Pour
assurer l’ambiance et couvrir les bruits de bouche,
l’inévitable téléviseur déverse en continu un flot de clips
orageux de pop alimentaire amplifiée par les hautparleurs qui quadrillent tout le périmètre. Le cantique des
cantines. Une musique cogitée par les Majors du disque
pour plaire au plus grand nombre ; de celles qui tendent,
grâce au « placement de produits » (le nouveau mode de
financement des stars après le boom du téléchargement),
à remplacer progressivement les spots de pub jugés peu
concernants. Dans ce tohu-bohu grandiose frétillent les
geeks malingres et les obèses, les étudiants pressés et les
cadres ordinaires souvent célibataires, venus s’en jeter
une avant d’en tirer d’autres en boîte. Et tous les soirs,
281
c’est rebelote. La pizzeria, ce temple de la néfast-food,
paraissait être un lieu créé par la sagesse des hommes aux
confins d’un empire adulte voué à la tristesse.
Strauss-Kahn ne cessait pas de s’émerveiller de cette
oisiveté indue et de cette joie si déphasée. Il lui semblait
que tous ces gens se riaient de leur existence ; qu’ils
devenaient soudainement aveugles à leurs problèmes,
c’est-à-dire à leur vie, sourd à l’incertitude criante de leur
destin. Jusqu’à en oublier d’être cupide et envieux des
riches. La société partait en queue de cerise. Pourtant, il
n’y avait pas de quoi rire. Strauss-Kahn balaie du regard
le cercle des badauds et n’avise que fichus et hardes
innommables, corps hâves ou flasques, amorphes ou
décrépits sculptés par la misère. Il ne voit partout que des
« vrais gens » que ni leur portefeuille méchamment vide
ni leurs chicots pourris qui n’avaient rencontré dentiste
depuis la dernière guerre ne semblaient embarrasser, ni
pouvoir même ôter de leur visage cette air de ravissement
béat. Ici, dans l’antre des pizzaïoli, la laideur n’offusquait
personne. Elle semblait au contraire bénéficier au contact
des humbles d’une sorte de rayonnement, de plus-value.
Les odeurs alliacées d’aisselles participaient de
l’ambiance. Synesthésie de couleurs, de ronflements de
cuisson, d’huiles empyreumes, de marmots et braillards,
c’était le tiers-monde gobant goban au bas du vampire
state building. Strauss-Kahn, qui toute sa vie n’avait
connu que le fric et la luxure, ne concevait pas que l’on
pût rayonner ainsi dans la misère. Il fallait bien pourtant
se rendre à l’évidence : ils sont contents, les porcs, et ils
282
empiffrent. À bien y regarder, c’était peut-être là la clé de
toute l’énigme. Il fallait juste être attentif. Assez pour
voir ce qu’on a sous les yeux. Ces gens ne se droguaient
pas. Pas tous. Pas comme on l’entendait.
Non qu’ils n’aient pas d’argent pour se payer leur vie en
dose. Non qu’ils ne puissent se faire prescrire des
psychotropes chez les psychiatres. Les médecins libéraux,
subventionnés pour écouler par les labos leurs
« partenaires », ne demandaient pas mieux que de leur
rendre ce service. Seulement, les molécules prescrites –
sauf le respect immense que l’on doit à ce progrès
immense pour la psychologie que constitue le DSM-V –
n’agissaient plus depuis bien longtemps. Ces cinq
dernières années, 90 % des 1300 médicaments vomis sur
le marché ont obtenu une cote ASMR (Amélioration du
Service Médical Rendu) de 5. On les appelle « me-too »,
parce qu’eux aussi ont droit à leur rayon de soleil. Un
tiers s’avèrent inefficaces, sinon dangereux. À tout le
moins coûteux ; à l’exemple des statines capables
d’anticiper la détection de la maladie : l'excès de «
mauvais » cholestérol. Quant à ceux supposés soigner la
dépression, c’est à peine s’ils remplissent encore leur
fonction de placebo. L’habituation. C’est ce qui les avait
tués. L’accoutumance les avait tués.
L’accoutumance étant d’abord celle imposée par notre
mode de vie. Nous savons aujourd’hui que 40 % des
produits d’entretien, d'hygiène et de beauté contiennent
au moins une classe de substance cancérigène sur les 800
283
autorisées (!) ; à quoi s’ajoutent toutes les boîtes de
conserves, tous les plastiques, les emballages en PVC,
tous les conditionnements. L’accoutumance ne se réduit
pas toutefois au fait des substances volatiles présentes
dans notre environnement. Elle est encore, surtout,
alimentaire. Les psys n’ignoraient pas que le cheptel
bovin, ovin, porcin, avait reçu dans les fermages de
l’agrobusiness tant de traitement thymoanaleptiques et
d’hormones de croissance que les consommateurs avaient
fini par développer des résistances à ce type de
médicaments – et donc aux psychotropes. Incorporés
dans l’alimentation, ils s’étaient généralisés. Les
supplémentations de distilbène et les conditionnements
pétris de perturbateurs endocriniens (bisphénol A et
parabène, pour ne citer que les plus connus d’entre eux)
avaient parallèlement achevé de ramollir les roubignoles
des plus férus de provende. 32,2 % : tel est, aux dires de
l’OMS, la proportion de spermatozoïdes mort-nés ou
atrophiés dès la sortie de l’usine sur la période des vingt
dernières années, soit une moyenne de 2 % par an. En fin
de parcours, on retrouvera la castration chimique et donc
économique – les produits bio étant la chasse gardée des
riches. C'est peut-être par là, par une agénésie
incontrôlée bien plus dangereuse que la bombe nucléaire
ou qu'un Nobel américain de la paix, que succombera
l'humanité. Une nouvelle extinction de masse, la
septième au compteur, produite non pas par la famine,
mais cette fois-ci par la consommation. Une extinction de
l’anthropocène. Sombre tableau. On comprend mieux, en
tout état de cause, que les psychotropes se trouvent avoir
284
du plomb dans l’aile. Même en forçant les doses, il
devenait difficile de briser les barrières de l’immunologie.
On pouvait dire adieu aux injections de béatitude.
L’échec de la psychopharmacologie occidentale était
devenu patent. Raison de plus pour rechercher ailleurs
que dans la drogue le glutamate de l’existence.
Pas dans la drogue, mais où ? Strauss-Kahn, en
entrant dans cette pizzeria, ne s’attendait pas à ce que la
solution lui dégringole dessus avec tant d’évidence. Tout
devenait clair pourtant. Alimentaire, mon cher Watson !
La populace avait trouvé mille fois plus efficace que les
antidépresseurs, la religion ou la psychanalyse : la bouffe.
La bouffe est aux États-Unis le palliatif de la déréliction,
un exhausteur de goût. Plus l’existence est vide, plus le
frigo est plein. L’obésité augmente. « Plus de beurre que
de dalle » : c’est le régime de la surconsommation. À telle
enseigne que la courbe des dépressions talonne celle de
l’obésité. De la covariance, on passe à la corrélation ; de la
corrélation, à la causalité. En inversant, si besoin est, les
termes de la causalité, on retombe benoîtement sur un
sophisme prisé des partisans de l’austérité économique
(« ajustement structurel »), selon lequel la « purge »,
l’« assainissement », la « rigueur budgétaire », les
« compressions
de
personnel »,
les
« réformes
structurelles » ; bref, les « mesures courageuses » sont un
passage incontournable pour retrouver « le chemin de la
croissance » – périphrase libérale pour signifier « la
recherche du bonheur ». On sait que la France est le pays
le plus déprimé au monde. Avec le « serrage de ceinture »
285
que lui préparait le docteur Dunkan de l’économie,
Strauss-Kahn aurait sans aucun doute ressuscité la joie et
l’allégresse en son vivier meurtri en quelques mois de
détox. Pour peu qu’on l’ait laissé agir à sa façon.
Strauss-Kahn s’ouvre un passage parmi la foule,
tentant bon an mal an de s’abstraire de cette promiscuité
suprêmement écœurante. C’est une chose bien étrange
qu’un travailleur du peuple pour qui n’a connu que les
rentiers de la haute. Étrange mais supportable. L’oignon
grillé masque l’odeur. À moins que l’odeur soit
foncièrement celle de l’oignon grillé. Casse la tienne ! Pas
le temps de faire de l’ethnologie de comptoir. StraussKahn a faim. Il s’empare d’un menu qui traîne sur un
coin de table. La salle au moins a le mérite d’être
engageante ; la carte l’est un peu moins. Tant pis : il avait
pris le parti de se la jouer populiste, il n’allait pas encore
se dégonfler. Qu’était déjà cette chose qu’il était censé
commander ? Ah oui : « pizza ». Cela tombe bien, il n’y
avait rien d’autre. Ce soir, Strauss-Kahn abandonne donc
symboliquement ses pâtes aux truffes pour une galette au
basilic. Chicago style, sans supplément. Pâte blanche,
histoire d’en remontrer. Tout un symbole. Par où il
entend bien reconquérir une part de son électorat
français. Strauss-Kahn était libidineux gras du bide, mais
il avait de l’imagination. Et il en fallait, pour durer dans
cette profession où rude était la concurrence. Prendre la
France par la gastronomie, il y avait de l’idée… D’autant
que l’homme de la rue ne pourrait que s’y retrouver.
C’était un met modique, modeste, européen autant
286
qu’américain. À son image, mondialisée. C’était une
marque plus qu’un produit, assortie d’une mythologie de
la convivialité, de la simplicité et du partage. Il
connaissait par cœur le code de la croûte. Le
franchouillard pecus, pour s’enfiler quotidiennement son
dû de sandwich au pain, jouerait sans mal sur ce ressort
d’identification. Il avalerait comme un anchois. La pizza
n’est-t-elle pas l’hostie du prolétaire ? Si fait, la bière était
son vin ; c’était tout vu. Strauss-Kahn ne sacrifiait pas un
repas pour le plaisir de manger ce que mangeait le
commun des troupes. Il mind-fuckait l’électorat popu. Il
baisait méticuleusement le cerveau reptilien de millions
de laissés-pour-compte avachis devant leur poste, à
s’empiffrer de la même victuaille dans leur pouf élimé. Il
se sortait par le fourneau du Maréchal pétrin. Et jouait
superbement son rôle sous l’objectif de ses paparazzis. Il
savait d’expérience que les journalistes mordent toujours
aux leurres les plus grossiers. Le populisme fonctionne
toujours à bloc. Il s’agissait de fourbir pour les médias une
ambiance de proximité. D’user de la pizza comme arme
de propagande. Tout le monde aime les pizzas ; StraussKahn aime les pizzas ; tout le monde ne peut qu’aimer
Strauss-Kahn. C’est la reconnaissance du ventre.
Et la mayonnaise prend. Il en faut décidément peu
pour retourner la presse américaine. Guère davantage
pour rentrer dans les grâces du spectateur français. Les
gens sont décidément cons à bouffer du foin. Ils auraient
dû se méfier. On sait depuis Pacman qu’aucune pizza
n’est innocente. Elles envoient des messages, clignent de
287
l’œil. Séduisent. S’adressent directement à l’âme. On
aurait tort de croire, à trop taper dans le chauvinisme,
qu’un sauté de veau serait plus identitaire. Nous autres les
Français, si fiers de nos terroirs, engloutissons à poids égal
presque deux fois plus de pizzas que les ritals (déjà qu’on
les battait au foot)… S’ajoute à cela que pour être une
spécialité de la botte, la pizza authentique n’est pas
d’origine italienne, mais grecque. Préservons-nous de
rendre à César ce qui ne lui appartient pas. Les toutes
premières pizzas sont en effet un legs des colonies
hellènes qui occupèrent le sud de l’Italie entre 730 et 130
avant J.-C. Les artisans de l’époque confectionnaient jadis
une sorte de pain rond et plat qu’ils garnissaient ensuite
avec de l’ail, diverses herbes, des oignons, des olives, des
légumes, le tout arrosé d’huile et saupoudré de fromage
fin. Les pizzas d’aujourd’hui ne contiennent plus de
fromage, mais du lygome (merci l’Europe, en France
aussi). Quant à la sauce tomate, officiellement considérée
aux USA comme une portion de légumes (de quoi ravir
les prestataires de l’agroalimentaire et les petits Bobby
périssologiquement obèses qui croient toujours que les
fraises Tagada sont des fruits comme les autres), force est
de reconnaître qu’il n’en reste pas grand-chose. Tout cela
pour dire que non, décidément, aucune pizza n’est
innocente. Gare aux pizzas : elles mentent comme elles
respirent. Elles cachent leur jeu. Les politiques en jouent.
Qu’à cela ne tienne : les journalistes, dupes, n’y verront
que du bleu, de la ricotta, du chèvre et de la mozzarella.
Ils allaient lui cirer les pompes pendant toute une
288
semaine. L’opération serait un succès et dès le lendemain,
Strauss-Kahn récupérerait six points dans les sondages.
Six points ! C’est plus que ce qu’il n’en reste à
Sarkozy. Cette fois, Strauss-Kahn tient le bon bout.
Galvanisé par son premier succès, il s’attelle à dresser la
liste des puissants tombés comme lui pour négligence
adultérine. John Kennedy, Tiger Wood (« tigre des
bois »), Gary Hart, pour rester aux États-Unis. Des
précédents qui ont fait date, jurisprudence, frayé la voie,
si l’on ose dire, et dont les plaidoiries pourraient faire à
nouveau le bonheur des satrapes. Car c’est un fait :
Strauss-Kahn n’est ni le seul ni le premier. Les
passionnants Mémoires de l’ancien patron du FBI, le
sulfureux Edgar Hoover, nous ont appris l’existence à la
Maison-Blanche d’un service très spécial ayant mandat de
pourvoir aux impulsions affines du président Kennedy.
Tout un département chargé de rameuter des filles,
d’étouffer les scandales, de payer les rétives, ou, comme
dans un vaudeville, de régler le ballet des portes dérobées
quand Jackie Kennedy faisait à son mari la grâce de son
inopinée et impromptue visite. En France aussi, nous
eûmes notre content d’« affaires ». Un certain nombre
d’hommes politiques de la plus haute juridiction recevant
à la sauvette leur concubine par la porte de service.
Plusieurs ministres, des hommes de « Maquignon », à la
réputation de tireurs embusqués. Un président de la
République rappelé à Dieu en épectase dans les bras
d’une naïade, et qui – dit-on – ambitionnait d’« être César
et était mort Pompée ». Et même un roi à qui un réseau
289
de rabatteurs livrait quotidiennement des filles dans son
enclos aux cerfs. Connaissiez-vous celle-là ?
Ruptures de communication
L’affaire du Parc-aux-Cerfs n’a pas fini de faire jaser
les féministes et phantasmer plein tube les petits mâles
frustrés. Elle donna cours aux légendes les plus folles et
les plus infamantes du règne de Louis XV. Dieu sait
pourtant qu’il y en avait (des légendes et des folles) ! Mais
ce n’était pas le roi que brocardait naguère le Gotha des
salons. À travers l’exacerbation de l’appétit sexuel du roi
qui jouait de sa guilleri, c’était la Pompadour qui prenait
pour son grade. C’était la Pompadour qui pâtissait le plus
de cette réputation – qui n’était pas la sienne. La
maîtresse officielle du souverain coureur de jupon
subissait les libelles en escadrille, humilié chaque matin
par les placards encollés nuitamment. Cette propagande
contra n’est pas sans faire songer à la campagne de
mauvaise presse faite à Marie-Antoinette. L’affaire du
Parc-aux-Cerfs était à peu de choses près, pour notre
royale favorite, une préfiguration de ce que celle des
ferrés serait à l’Autrichienne honnie des Parisiens.
Vilipendée, pestiférée, raillée, c’est-à-dire jalousée, la
Pompadour n’était jamais assez brouillonne et dépravée
pour consoler dans leur malheur un gynécée de
maîtresses tragiquement délaissées. Tuer la Pompadour
était une jouissance de gourmet. Cela se faisait à force de
290
ragots, avec l’arme des mots. La destruction
psychologique : toujours plus efficace (et plus discret)
qu’un coup de surin dans la dentelle. Les Bourbons
connaissent ça, ils ont de la bouteille.
Quelles étaient-elles, ces rumeurs infamantes ? Elles
faisaient d’elle la mère maquerelle en titre de Louis XV.
Prête à toutes les ignominies pour garder l’homme en
couche. Une relation de libertinage à sens unique, avec le
statut masochiste de victime consentante qu’on
connaissait à Simone – le castor – de Beauvoir aux côtés
de son Sartre d’amour. Elles faisaient d’elle la
pourvoyeuse du roi. La rumeur affirmait que de très
jeunes tendrons étaient régulièrement enlevés par des
loubards grassement payés par la marquise. Les filles
raflées à la tombée du soir venaient grossir les
contingents de chair fraîche pour les réserves naturelles
du Parc-aux-Cerfs. Même la police, qui avait ordre
d’interpeller les enfants sans famille afin de les expédier
aux colons du Mississippi aurait été tenue de réserver la
« part du lion ». De quoi régulièrement peupler son
ignoble cheptel. De quoi ravitailler son magasin
d’esclaves. De quoi garnir et regarnir son sérail érotique.
« Le roi, s’indignait vertement le marquis d’Argenson, se
livre à la nature, et cherche à se ragoûter par de petites
filles très neuves qu’on lui fait venir de Paris. Il se pique
d’emporter des putains de quinze ans. On lui amena, il y
a quelques jours, une petite fille de cet âge qui était à
peine vêtue ; il s’enrhuma à la poursuivre dans le lit et
hors du lit ». Pour rappel historique, le droit canon de
291
l’Ancien Régime autorisait le mariage à compter de 12
ans pour les filles, 14 pour les garçons. La coutume
paysanne était à cet égard plus raisonnable dans la
pratique que l’aristocratie sans la noblesse qui ne reculait
devant rien. Mais revenons à la Pompadour.
C’était une femme sacrificielle. Elle avait su se
ménager un coussinet de bonheur auprès de son Jules,
sous l’aile du roi, dont elle comblait incidemment les
appétits sexuels sans trop d’exposition. Elle jouissait à
cette fin de la complicité non désintéressée du premier
valet de chambre, Lebel, et du gourou aulique, le
maréchal de Richelieu. Le valet se rinçait l’œil. Le
Maréchal prenait ses aises. La Pompadour entrait en
grâce tout en veillant à ne jamais laisser une seule de ses
tendrons s’accaparer le cœur de son amant. Elle aguichait,
teuffleuse. Comme Magnotta. Moins le cannibalisme
(pour ce qu’on en sait). Avec dextérité. Un art subtil, n’en
doutons pas. Il y avait bien sérail, et plutôt deux fois
qu’une ; mais sérail au rabais. Craignant avec raison de se
voir supplanter par les dames de la cour, elle s’évertuait à
ne jeter dans les bras de Louis XV que des petites
maîtresses de condition modeste dont elle pensait les
charmes inoffensifs. On vit cependant naître, au Parcaux-Cerfs, une bonne demi-douzaine de bâtards
importuns issus parfois de simples amourettes qu’elle
avait provoquées. Son rôle d’entremetteuse faisait la joie
du roi, et plutôt deux fois qu’une ; or il scandalisait dans
la population (jalouse), et ne mit pas longtemps à susciter
l’inimitié du peuple.
292
Et Strauss-Kahn rebelote. Rempile. L’histoire bégaie.
Voilà-t-il pas que ça repartait, avec Strauss-Kahn, comme
en quarante ! En eau de boudin. Avec cette fois, dans le
rôle de la Pompadour, la touchante Anne Sinclair. Une
femme ouverte et libérale qui, de ses aveux-mêmes,
« n’aurait jamais pu épouser un non-juif ». On sent la
tolérance… Héritière fortunée de Paul Rosenberg,
célèbre marchand d’art, Sinclair à la mainmise sur la
presse nationale. La Pravda. L’officielle. Les canaux de
diffusion. Réseau qu’elle subventionne avec l’argent du
paternel, lui qui passait après la Gestapo piller les œuvres
et les biens meubles dans les appartements de ses
coreligionnaires qu’il avait cafardés. L’argent n’a pas
d’odeur – pour qui ne le méprise pas 39. Mais peut-il tout
sauver ? C’était à voir… Pour l’heure, c’était surtout mal
engagé. « Le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » StraussKahn pédalait dans la semoule. La pauvre chose…
Goûtant cette avalanche d’affaires, la France d’en bas se
fendait d’un sourire quand l’Amérique profonde
enflammait ses torches. Les aventures galantes de
Dominique Strauss-Kahn avec l’épouse d’un collègue
étranger du FMI avaient déjà scandalisé le board de
Bretton-Woods, mais amusé les Français. Les succès à
répétition du French lover flattaient notre ego national.
39
En hébreu, le mot « argent » (translittéré « KoSseF »,
« KaSsaF » selon la vocalisation) signifie également « désir
». L’esprit est dans la lettre. Il faut s’imaginer Crésus
heureux…
293
Cette fois, notre patriotisme se retourne contre DSK, que
l’on accuse de dégrader l’image de son pays. Et la police
américaine, moins indulgente que les autorités françaises,
n’hésitera pas à pourchasser le patron du FMI jusque dans
son avion, lui reprochant sans ménagement de fuir.
Passer les douanes dans le nez
Il y a des constantes culturelles constitutives de la
culture humaine comme il y a des couleurs locales
spécifiques aux cultures. Les invariants sont la cuisson des
aliments, l’interdit de l’inceste, le langage symbolique,
l’esprit métaphysique et les prohibitions en général. Ces
deux derniers objets sont intimement liés : le sacré naît
de l’interdit bien plus que la profanation n’est l’effet du
sacré. Les spécificités sont les totems et les tabous qui
polarisent l’angoisse de ces prohibitions. Le malaise dans
la civilisation – tout en étant sa cause et son produit –
rassemble les cultures autour d’un pacte négatif, une
table de la loi, tacite, qui définit des règles et des non-dits
sociaux.
Nous ne connaissons que trop les divergences
ancestrales qui séparent sur ce plan les Français des
Américains. Le sexe est à ceux-ci ce que l’argent est aux
Français : le grand tabou, le sacrilège. Pénétrés de
l’éthique du protestantisme (cf. Max Weber), nos
homologues américains déclarent non sans fierté le
294
montant de leur richesse, signe de réussite sociale et de
bénédiction divine, quand les Français s’abstiennent avec
un soin jaloux de mentionner ce qu’ils conçoivent comme
une obscénité rédhibitoire ; mais ces derniers, hâbleurs,
déballent sans gêne aucune la liste rose de leurs
conquêtes, étalent leurs aventures comme autant de
trophées, quand les Américains, avec leur air savamment
entretenu de ne pas y toucher, font l’éloge hypocrite de
la fidélité. No zob in job. L’Amérique tonne à l’unisson
lorsqu’elle reproche à Bill Clinton les attentions
charnelles de sa stagiaire Monica ; la France, unie dans sa
détestation du dictateur républicain, brocarde Sarkozy
pour le Fouquet’s et pour le yacht de Bolloré. Pour
pratiquer une défense efficace, les émules de StraussKahn
se
devraient
d’intégrer
cette
fracture
civilisationnelle qui opposait, sur le terrain de la morale
publique, l’Ancien au Nouveau Monde, l’Europe à
l’Amérique.
C’est qu’il ne s’agissait pas de se tromper de
civilisation, il fallait surveiller ses mots. D'une langue à
l'autre, surtout râpeuse, on ne se comprend pas toujours
bien. On retrouve, certes, la question des valeurs. Mais
plus encore, et pis encore, celle de la « référence ». Les
mots eux-mêmes témoignent d’une histoire qui n’est pas
transposable. « Une langue, entre autres, n’est rien de
plus que l’intégralité des équivoques que son histoire y a
laissé persister », écrit Lacan, qui ne doutait pas de ce que
l’inconscient soit ainsi structuré. Bien des concepts ne
peuvent être approchés de l’extérieur qu’au prix de
295
redoutables contresens. Le terme de « vérité » n’a pas
d’équivalent dans les dialectes chinois. Non plus que le
mot de « religion » en japonais. Certaines notions sont
propres à notre époque et rendent raison de
préoccupations directement liées à des évolutions
techniques. Ainsi de la « noosphère », forgée pour mettre
un nom sur la conscience globale à laquelle chaque
individu est appelé à participer par sa contribution
(délibérée ou non) au patrimoine immatériel de
l’information. Ainsi de l’« anthropocène », accusant
l’origine humaine des mutations écologiques, géologiques
et climatiques affectant la planète. Ainsi de l'« énaction »,
perspectivisme spéciste, mettant l’accent sur les modalités
d’adaptation interactive des êtres biologiques à leur
environnement. Ainsi de la « capacitation »,
réappropriation par les individus de leur puissance d’agir
sur les institutions en marge des institutions. Pas sûr
qu’un Édomite du VIIIe siècle avant J.-C. aurait compris
grand-chose à ce joyeux foutoir. Pas sûr qu’un interprète
du XXIe siècle après comprenne vraiment grand-chose à
ce qui se pensait avant ce joyeux foutoir.
Traduire ne peut être à ce titre qu’un exercice de
haute voltige, souvent voué à l’échec, aussi longtemps
que toute écriture et tout discours est palimpseste, toute
lecture, toute écoute, un fantôme de l’esprit. Il faut
connaître tout ce qu’il y a d’ineffable sous un texte, son
implicite et son contexte, ainsi que ce que nous ajoutons
dessus. Entendre et « désinterpréter ». Nous distinguons
dès lors, comme le rappelait Schleiermacher, « deux
296
manières de traduire : celle qui approche le lecteur de
l’auteur et celle qui approche l’auteur du lecteur ». En
fait, reprenait-il, « il n’y en a vraiment qu’une : celle qui
approche le lecteur de l’auteur » jusqu’à les faire
coïncider. Ce que le plus érudit des philologues ne peut
pas davantage que le dernier chargé de communication.
Le quiproquo est la rançon de Babel, qui n’a jamais varié
depuis la plus haute antiquité. Problématique qui nous
conduit à reconsidérer la démarche impossible du
communicant. Marquons un temps d’arrêt dans notre
intense péripétie pour entrevoir l’ampleur du défi d’un
Strauss-Kahn : marier l’eau et le feu, dire en deux langues
ce qui peine déjà à s’énoncer dans une.
La traduction n’est pas un fait dépassionné, une pure
transposition d’un milieu à un autre. Elle est un acte d’«
imposition des formes ». Nous ne pouvons que gloser,
interpréter, trahir et non traduire. S’il peut y avoir
migration de concepts et transmission d’idées, cette
migration ne se fait jamais sans acclimatation. De même
que l’eau épouse la forme du vase, nos énoncés prennent
celle du patron d’objectivation de la langue d’accueil. Ils
adoptent son schème et son ontologie. Le cas des
migrations au sein du paradigme global (le continent)
entre des paradigmes disciplinaires (régions du continent)
ne prête pas excessivement à conséquence. Tout autre est
le cas des migrations géographiques (entre aires de
civilisation) et historiques (entre périodes), autrement
dit, entre cultures entières et constituées. Ce sont des «
noosphères », dit Teilhard de Chardin, « coexistentes »
297
mais quasiment décorrélées. Deux univers au sein d’un
plurivers qui n’ont rien à se dire. Il peut y avoir import,
mais il y a fouille aux douanes. Les arrivages regorgent de
contrefaçons. De la pensée d’autrui, qui pense une autre
langue, pensé à partir de la nôtre, nous ne sommes jamais
en possession que d’un « approchant », d’une version très
abâtardie, sinon franchement dégénérée. Ainsi l’espèce,
en biologie, adopte les formes de son nouveau milieu,
s’adapte et finalement, à force d’isolation, diverge d’avec
les autres spécimens issus de sa souche originelle.
L’excellent Aristote lui-même propose dans un ouvrage
au titre (Félix) fort équivoque, Les parties des animaux, la
thèse selon laquelle une espèce se fragmente en deux
espèces distinctes lorsqu’il leur devient impossible
d’engendrer une descendance fertile. Nos énoncés ne
sont pas des pigeons volants.
Toute
transcription,
toute
traduction
ou
translittération devient, par voie de conséquence,
éminemment problématique. On ne lit jamais le même
livre deux fois d’affilée. On ne lit pas le même livre selon
qu'on le lit en arabe, en peul ou en français. Un même
ouvrage produit autant d'ouvrages qu'il a de traductions ;
et de nouveau ces traductions s’effrangent en autant de
lecteurs. Toute communication – d'un individu l'autre, et
combien plus alors d'une langue à l'autre, de
l’hémisphère boréale à l’hémisphère austral – repose sur
298
un malentendu40. Tout échange interculturel se trouve
d'emblée placé sous le régime du quiproquo. Tout legs
intellectuel se dénature en changeant de mains. Nous ne
lisons pas l'Iliade et l'Odyssée d'Homère. Nous projetons
nos représentations sur une mythologie qui n'est pas celle
d'Achille « aux pieds légers » ni celle d'Ulysse « aux mille
tours », mais celle des préjugés qui sont les nôtres, que
nous rebaptisons tantôt Ulysse, tantôt Achille. Si les
romans sont des miroirs, comme l'affirme Stendhal, ils ne
reflètent rien d’autre que la subjectivité de ceux qui s’y
regardent. La communication est un mirage (bilatéral) de
l'entendement, lequel n'« entend » jamais au-delà de luimême, et ne perçoit que ce qui préexiste en lui. Nous ne
lisons pas l'Iliade et l'Odyssée d'Homère… Pas plus que
Champollion n'a su traduire les hiéroglyphes41.
Un certain Grec se désespérait de ce que « l'homme
d'hier n'est pas l'homme d'aujourd'hui ». Et cela ne date
pas d'hier. Vingt siècles passent en vain… Le cas du
déchiffrement des hiéroglyphes par Champollion est
alors exemplaire dans la mesure précise où leur
40
Comme disait Jean-Claude Dusse, antihéros alopèce
obsédé des Bronzés font du ski, « sur un malentendu, ça
peut toujours passer ». C’est bien ce qui fait que les
Bogdanov jouissent aujourd’hui encore de l’indu prestige
de l’astrophysicien.
41 Le lecteur veuille s'ôter cet air de poule au riz et nous
laisser une chance de mieux nous faire entendre… autant
que faire (ne) se peut (pas).
299
déchiffrement nécessitera l'intermédiaire d'une autre
langue – et de deux autres langues pour être plus précis :
le grec, le copte. Le grec et le démotique (égyptien
« grécisé ») sont en effet les langues de rédaction des deux
autres séquences de cette table de conversion
providentielle que fut la Pierre de Rosette. Une
lithographie radieusement polyglotte, comme il ne s’en
trouve plus que sur les monuments aux morts. La stèle,
dont Champollion ne disposait pas – quoiqu’il eût en sa
possession de très jolies photos –, devait permettre à
notre égyptologue, prenant appui sur les équivalences et
les homologies entre les termes grecs et démotiques, de
rendre le hiéroglyphique enfin intelligible, portant un
coup fatal aux derniers mystes du Corpus Hermeticum. Et
le cartouche royal d'Abou-Simbel de livrer ses secrets : «
Ramsès », « Rê l'a engendré » (le pharaon n’en est pas
moins Horus de par son titre, fils d’Osiris ; mais Osiris et
Rê ne sont pas plus distincts pour le clergé que le
Panthéon de l’Égypte antique n’est un polythéisme).
Ainsi du reste. Et vaille que vaille. Mais à quel prix ? Que
reste-t-il du sens originel d'un texte par deux fois
transposé ? Égyptien, grec, français... Où donc commence
la dénaturation, l'altération… la falsification ? Plus tôt,
sans doute, qu'on voudra bien l’admettre. Alors, certes,
non, cochon qui s'en dédit, le « génie » Champollion n'a
pas traduit les hiéroglyphes : il les a subrogés. La
prétention de « translater » doit définitivement céder à la
conscience de l'interprétation.
300
Telle ou telle interprétation ou traduction n’est pas
l’interception par l’intellect d’une entité abstraite,
automotrice ou autonome. Elle n’est pas captation par la
pensée d’une représentation – quoique l’on range derrière
ce mot – qui bénéficierait d’une existence en soi, par soi,
ou dans la tête des autres, c’est-à-dire au-delà d’un souffle
langagier. Mouvement. Chaîne. Flux. Tout « sème » est
inclus dans un flux que le flux seul rend signifiant. Volée
de « sèmes » et prise en compte d’une contextualité,
aperception
d’une
articulation
de
croyances,
42
holophrastique, indexation sur une ontologie , autant de
criteria germinatifs du sens. Rien de moins stable ; rien
de plus relatif que le sens d’un propos. Nous évoluons
toujours dans le conjectural. On ne peut jamais prétendre
toucher du doigt la vérité de l’autre. Il n’y a pas, insiste
Quine dans son essai de 1997 (cf. Relativité de
l’ontologie), de « fait » (« fact of matters ») en termes de
signification. Seulement du « projeté », « construit », de la
facticité. De l’idiosyncratique. « Notre » cheval n’est pas «
vôtre » cheval. En quoi il conviendrait de faire un sort à
toute nuance de platonisme sémantique et autre
mentalisme à la petite semaine aboutissant à transformer
les significations en faits psychologiques. Ne se profile
42
Suivant l'ontologie qui les caractérise, le phacochère
peut être vu tantôt comme une « substance », entité
endurante comprise dans une temporalité, tantôt comme
une « succession d'états », tout en restant (rapport à ses «
coordonnées sensibles ») le même irréductible
phacochère aux yeux des deux conversateurs.
301
rien autre chose dans la compréhension qu’une
traduction en terrain extra-linguistique – située hors de
la langue référentielle, à savoir hors du monde auquel
elle se réfère ; donc à côté de la plaque.
Ce qui n’est pas dire que cet « à côté de la plaque »
soit univoque. Il est bien des façons d’être à côté de la
plaque. La confusion se dit en plusieurs sens ; et
l’interprète a vocation à les discriminer, non à les
supprimer. À l’impossible nul n’est tenu. Aussi la
traduction ne peut-elle consister en la duplication d’une
signification préexistante. Elle a fonction d’en donner
l’illusion, en vue de permettre un recoupement crédible à
défaut d’être nécessaire entre ce qui est dit et ce qui est
compris : l’un n’est jamais dans l’autre. Donner la
signification d’un énoncé revient seulement à proposer
une restitution alternative cet énoncé par quelque chose
d’équivalent. Sait-on jamais quelle pertinence prêter à
cette équivalence ? « Savoir » est un bien trop grand mot :
on le devine. On le devine, intuitivement, et la pratique
sanctionne, seule pierre de touche que nous ayons pour
apprécier lorsqu’un propos fait mouche. Le pis-aller fait
foi. Le gage est pragmatique. La procédure est celle de
l’essai et de l’échec : « ça passe ou bien ça casse ». Nous
sommes au cœur du darwinisme. La traduction heureuse
est celle qui se déploie dans son environnement sans trop
pâtir de ses insuffisances. Traiter une étudiante
allemande de poissons-roche en croyant l’inviter à
prendre un verre n’est pas une stratégie de survie
opératoire sur le long terme. Pas le meilleur moyen de
302
s’assurer de la transmission de son bagage génétique.
Vous comprenez alors, si vous n’êtes pas trop entêtés,
qu’il y a urgence à revoir sa copie. Seuls les puceaux ne
changent pas d’avis.
– L’usage est le fin mot. On y revient toujours. C’est
uniquement le recoupement de nos divers usages des
énoncés – des usages de nos énoncés – et des effets que
ces énoncés produisent sur l’interlocuteur (lesquels effets
eux-mêmes doivent être interprétés), qui entérine ou
invalide l’équivalence des significations. Il n’y a ni
similitude ni dissimilitude de signification que l’on puisse
inférer sans référer aux attitudes, aux réactions, à l’impact
produit sur l’interlocuteur. Aucune valeur de véracité qui
ne se décide in abstracto, à l’exclusion de la réponse
d’autrui, ni par ailleurs d’autres critères de la «
compréhension » que le succès d’une communication,
que la fluidité de la conversation. Fluidité, succès, lecture
des réactions : telles sont les uniques contre-épreuves qui
s’offrent aux interlocuteurs. Appuis dont aucun
traducteur travaillant sur l’épigraphie ne saurait disposer.
L’écrit met à distance. L’écrit met l’écrivain à distance du
lecteur. Distanciation spatiale autant que temporelle – et
conceptuelle. Plus de contact du locuteur avec le
traducteur. Absence d’indices sur le visage de
l’interlocuteur. Les textes roulent en roue libre. C’était
déjà ce que le roi Thamous faisait valoir contre les
écritures pour modérer l’exaltation de Theuth dans le
mythe éponyme du Phèdre de Platon :
303
« Très ingénieux Theuth, tel homme est
capable de créer les arts, et tel autre est à même
de juger quel lot d'utilité ou de nocivité ils
conféreront à ceux qui en feront usage. Et c'est
ainsi que toi, père de l'écriture (patêr ôn
grammatôn), tu lui attribues, par bienveillance,
tout le contraire de ce qu'elle peut apporter. Elle
ne peut produire dans les âmes, en effet, que
l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger
la mémoire. Parce qu'ils auront foi dans l'écriture,
c'est par le dehors, par des empreintes étrangères,
et non plus du dedans et du fond d'eux-mêmes,
que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu
as trouvé le remède (pharmakon), non point pour
enrichir la mémoire, mais pour conserver les
souvenirs qu'elle a. Tu donnes à tes disciples la
présomption qu'ils ont la science, non la science
elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup
appris sans maître, ils s'imagineront devenus très
savants, et ils ne seront pour la plupart que des
ignorants de commerce incommode, des savants
imaginaires (doxosophoi) au lieu de vrais
savants »43.
L’écrit soulage, mais détruit la mémoire. La
connaissance livresque rend cuistre et court-circuite le
temps de l’anamnèse. Surtout, les textes vont amputés de
leurs auteurs. En déshérence. Les textes sont orphelins
43
Platon, Phèdre, 274e-275.
304
renchérit Derrida, et ne peuvent se défendre. Ils n’ont
jamais de sens que celui qu’on leur octroie. On ne peut
les ressaisir sans les dénaturer. D’où la difficulté qui se
constate à « traduire » une langue morte.
Or, Champollion ne s’adresse pas directement aux
officiants des temples de l’Égypte ancienne ; il se coltine
leurs hiéroglyphes. Il n’a pas, face à lui, des consciences
incarnées, mais des figures engrammées dans la roche,
creusées dans la paroi tombes, muettes comme des
tombes. Il extrapole. Pertinemment ? C’est là toute la
question. Et la réponse que nous serions tenté de faire est
non. Parce qu’à nouveau, « l’homme d’aujourd’hui n’est
pas celui d’hier ». Ses mots ne sont pas les nôtres, ni sa
mentalité. Aucune des choses ressortissant à sa réalité
n’est transposable dans la nôtre. Il n'est pas impensable
que la sagesse fixe des bornes à l’extension indéfinie de la
connaissance. Une chose certaine est que la langue est le
fait. On ne perçoit que ce que l'on comprend. « Objets
inanimés, s’enquérait Lamartine, avez-vous donc une
âme ; ou bien est-ce nous qui vous prêtons la nôtre ? » Et
Diderot de répondre à défaut de l’absent, dans une lettre
à Sophie Volland, que « les choses en elles-mêmes ne sont
rien : ce qui fait ce qu’elles sont n’est autre que notre âme
». Toute âme est singulière et s’investit singulièrement
dans ses objets, objets eux-mêmes en grande partie
produit, perçus et découpés par un langage. Il en résulte
que Champollion n’a peut-être jamais, et en aucune
manière, « compris » les hiéroglyphes au sens où il en
aurait appréhendé l’esprit, le sens originaire. Même s’il
305
faut reconnaître à notre égyptologue une indéniable
obstination, il n’aura fait que les « traduire ». Nous ne
saurons jamais si nous brassons vraiment les mêmes
notions que celles encadratées trois millénaires plus tôt.
Absence de données empiriques indépendantes du texte ;
absence d’audit pour éprouver la traduction : un tel vice
d’éléments de contrôle s’avère rédhibitoire à plus d’un
titre. On ne peut, en désespoir de cause, que capitaliser
sur le « principe de charité ».
En prenant soin de définir les termes que nous
employons. Le « principe de charité » figure parmi les
McGuffin les plus prisés des théories de l’interprétation.
En quoi la « charité » a-t-elle à voir avec la traduction ?
En quoi la charité pourrait-elle remédier aux
impedimenta consubstantiels à l’interprétation des «
langues anciennes » ? Nous ne le saurons qu’en épouillant
le concept de ses acceptions chrétiennes. Ce afin de nous
tourner du côté de l’ethnologie moderne et de la
linguistique : deux disciplines en étroite relation à la
faveur desquelles cette charité acquiert une signification
fonctionnaliste et heuristique qui tranche radicalement
d’avec sa souche morale. La charité, de précepte normatif,
devient un postulat épistémologique. Un postulat appelé
à jouer un rôle équivalent à celui du déterminisme dans
la physique et la médecine moderne, respectivement
depuis Laplace et Claude Bernard. On suppose l’autre –
l’allocuteur – dépositaire d’une forme de pensée analogue
à la nôtre ; ce qui évite d’avoir à suivre Lévy-Bruhl dans
ses spéculations suprématistes sur l’existence chez
306
certains peuples à ses yeux « retardés » (culturellement)
d’une « pensée primitive », mystique et prélogique.
Mentalité à peu de choses près semblable à celle
qu’affectent de manifester les enfants en bas âge, les
trisomiques et les éléphants de mer. C’est en effet
précisément en réaction contre un rationalisme a priori,
jugé par lui trop autosatisfait ; donnant le change à cette
inculpation de débilité feutrée (ne faisons pas de
manières) que le philosophe et logicien américain
Willard Van Orman Quine met à pied d’œuvre ce
principe, appelé à faire florès44.
L’anthropologue doit accueillir le discours indigène
sans préjuger de l’arriération mentale ou de la faiblesse
intellectuelle de son émetteur. Parce qu’il est « soi-même
comme un autre » (Ricœur), et l’autre un autre soi, il doit
s’astreindre à faire de l’autre un interlocuteur
foncièrement rationnel ; doit s’efforcer de mettre en
place les conditions démocratiques d’une « éthique de la
discussion » (cf. Habermas, De l'éthique de la discussion).
Non qu’il s’agisse d’une simple clause déontologique.
Requis dans la pratique, ce cadre ne l’est pas moins en
théorie. Nous n’avons d’autre choix, sauf à verser dans
l’anthropologie-fiction, que de considérer autrui comme
semblable à nous-mêmes, du point de vue de notre point
de vue, et de surimposer nos tables du jugement à son
44
Il faudra bien se demander toutefois si l’usage à lui seul
du terme de « charité » n’est pas déjà condescendant en
soi. Cf. Fr. Nietzsche, Généalogie de la morale.
307
discours pour qu’alors son discours revête un sens pour
nous. Ce qui ne signifie pas qu’autrui soit semblable à
nous-mêmes, pas plus que sa logique ou son ontologie ;
seulement que pour l’interpréter, il nous faut faire «
comme si ». De même que nous faisons « comme si » nous
étions libres pour pouvoir faire des lois qui répriment les
déviances, qui rassurent les braves gens et permettent
d’isoler les éléments dangereux sans titillement de
conscience. Qui postule donc une « responsabilité ». Ce
qui n’empêche pas que les casiers judiciaires d’une part,
les neurosciences de l’autre, réintroduisent par la fenêtre
le déterminisme social et génétique que cette «
responsabilité » s’était fait un devoir de faire sortir par la
force. Similairement, il nous faut prendre en linguistique
le parti de l’homologie, toute autre option ne pouvant
guère mener que dans l’impasse sceptique. Le
perspectivisme peut être vrai dans l’absolu (et il doit
l’être en vérité), il ne nous est d’aucun secours lorsqu’il
s’agit d’interpréter. Nous ne pensons jamais qu’avec notre
cerveau.
Au reste et au-delà d’un certain seuil (lequel reste à
fixer), le crétinisme et l’excentricité de l’indigène sont
toujours moins probables que ceux de l’ethnologue. Par «
charité », nous ne citerons pas d’exemple. Si bien que la
« prélogicité » des susdits primitifs comme la vision du
monde sans substance ni dualité du temps et de l’espace
prêtée par les linguistes américain Sapir et Whorf au petit
peuple des Hopis, ressemble davantage aux élucubrations
phantasmatiques dont sont friands les traducteurs qu’à
308
l’expression fidèle de pensées indigènes. À tout le moins,
faute d’en pouvoir juger, demeureront-elles révélatrices
de considérations philosophiques incompatibles avec la
posture conciliante de l’interprète telle que la promeut
Quine.
On ne peut toutefois se satisfaire des préjugés de
Quine. On ne peut se satisfaire d’aucun de nos postulats.
En dernière analyse, aucune des solutions jusqu’alors
invoquées n’est à soi-même probante. Le ton
hiérarchisant – fort peu amène – des « évolutionnistes du
rationalisme » tout comme celui – insidieusement paterne
– que revendiquent les partisans de Quine et du principe
de charité, pèchent par le même excès : tous deux
réduisent les rationalités à l’unité d’une rationalité
indépassable et sans équivalent. Tous deux rapportent la
logique sous-jacente aux différents dialectes à une
axiomatique unique, transcendantale et permanente. Ils
n’établissent qu’une seule raison, une « raison pure » qui
serait l’épiphénomène d’une logique bivalente, logique
classique en l’occurrence, formalisée depuis le Stagirite,
polyvalente quant à son utilisation. Que l’indigène végète
dans une soupe « prélogique » ou qu’écartée
l’extravagance de son langage, il cultive une logique
identique à la nôtre, le résultat reste le même : il n’y a pas
d’autres alternative à notre (seul) mode de pensée. Pour
des motifs isolément ou simultanément ethnocentriques
et méthodologiques, ces deux approches – évolutive ou
projective – de l’interprétation dénient d’emblée toute
éventualité d’une logique radicalement autre. La cause est
309
entendue. On se doute bien pourquoi. À supposer qu’une
logique divergente nourrisse le discours indigène (logique
comme en existe un certain nombre en théorie), elle
serait proprement intranscritible dans notre langage (de
même la mécanique quantique dans le langage relativiste,
où les géométries à courbure positive et négative dans le
système d’Euclide), mais seulement approchée ; elle
condamnerait immédiatement pour nuls et non avenus
tous les efforts entretenus par les linguistes. Deux siècles
à sac, ça ne s’assume pas. Plutôt l’erreur, même si le
bateau coule. Les apparences d’abord.
Revenons
à
Champollion.
Quel
bénéfice
l’égyptologue peut-il attendre de ce principe de charité ?
Un bénéfice d’autant plus relatif, nous le disions, que
Champollion parle à des murs et que les murs, pour avoir
des oreilles, ne sont pas réputés pour leur conversation.
Sa tâche est rendue bien plus délicate que celle de
l’ethnologue. Lui est aux prises avec des morts. Il
communique en différé, à quelque cinq mille ans d’écart.
Excusez de la friture. Notre homme de glyphes doit
s’efforcer, dans ce contexte peu facilitant, de rendre au
mieux, autant que faire se peut, les inflexions d’une
réflexion ressuscitée du fond des âges, vestiges méditatifs
d’un entendement qui, de surcroît, pourrait se révéler
hautement plus affûté, plus pénétrant que le sien propre.
Bien supérieur au nôtre, à plus forte raison, ou
310
incommensurable45. Ces réflexions, sont-elles seulement
à sa portée ? Qui sait si cela n’est pas attendre d’un
blobfish qu’il explique l’équation de Bayle… en javanais ?
Qui sait si ce n’est pas traduire des litres en volts ?
Reporter des mesures dans des mesures qui ne mesurent
rien de comparable ? Et cela, encore une fois, sans
possibilité de soumettre la pertinence de ce report à la
sanction de l’intéressé, mort depuis trois à cinq mille ans
bien compassés.
Le traducteur a ce désavantage sur l’interprète qu’il
ne peut faire valider sa traduction en composant luimême des énoncés qu’il proposerait à l’indigène en vue
de confirmer ou d’infirmer sa grille de traduction. Lui ne
L’erreur serait de croire l’évolution de la ou des
multiples rationalité(s) – comme celle de la ou des
morales, des langues, des arts, des mœurs, des lois, des
religions, etc. – orientée vers le mieux. Elles sont
seulement chacune en leur manière, comme nous
l’apprend Darwin, plus « adaptées » au monde
contemporain. La notion de « progrès » ne peut être
entendue qu'en référence au paradigme depuis lequel il
finalise la « marche de l'histoire ». Le propre des
paradigmes étant de s'éclipser les uns les autres, ce qui
naguère pouvait être conçu comme une évolution ne le
sera plus forcément demain. Il y a des chances qu'on ne
voit pas toujours avec la même condescendance les
colonnes de Buren. Ni davantage comme une apothéose
l'œuvre philharmonique de Bach.
45
311
dispose d’aucun locuteur présent pour opposer ses fins de
non-recevoir.
Autant avouer que Champollion barre assez mal sa
barque. Avance à l’aveuglette. Il fait de l’anthropologie
en chambre – funéraire, si l’on ose dire. Partant, comme
le remarque I. Delpla dans son étude sur Quine et
Davidson (subtile in memoriam pour un mien professeur,
sait-on jamais), en de si chiches dispositions, « la
projection du point de vue du linguiste devient, au
niveau des hypothèses analytiques, une véritable
imposition ». Si nous pouvons tirer d’un texte une
cohérence d’ensemble ; s’il nous arrive de ressentir que
nous avons compris, n’inférons pas trop vite que nous
avons compris et que le texte est cohérent. Pour ce qui
touche à la pensée, nous ne sommes jamais en phase
qu’avec nous-mêmes. Nous sommes toujours en phase
avec nous-mêmes. Notre impression d’être arrivés, à la
faveur d’innumérables palpations et de faux pas, à un
certain d’état de résonance avec l’auteur ; cette
impression peut être simplement la conséquence de la
rareté des points de contrôle (checkpoints) qui auraient
pu nous indiquer le contraire. On peut se tromper toute
sa vie ; on vit très bien dans ses erreurs (bien mieux que
dans la vérité) ; pourvu que nul ne nous détrompe.
Confère The Truman show, Matrix, les religions, les
pseudosciences et jusqu’aux sciences elles-mêmes pour
qui s’imaginerait qu’elles disent la vérité. Ou que leur
vérité réside ailleurs qu’en leur fécondité et dans la
312
cohérence interne aux systèmes d’hypothèses qu’elles
introduisent entre les choses et nous.
Ainsi du traducteur lorsqu’il se mêle de langues
anciennes, et s’emmêle les pinceaux. Ses hypothèses sont
à l’abri des objections – jamais des projections.
Assertorique
d’une
présomption
de
similarité,
l’application par le linguiste de la charité de Quine
déborde inéluctablement le niveau des énoncés
d’observation. Il gagne en extension ce qu’il perd en
légitimité. Transige en qualité. Change de nature. Il ne
s’agit plus, en toute rigueur, de mettre la vérité d’autrui à
parité avec la nôtre. Il ne s’agit pas non plus de surestimer
son système de pensée au détriment d’une autre, dès lors
que l’on ne saurait, de notre ontologie ou de la sienne,
déterminer
laquelle
est
vraie
(qu’est-ce
–
ontologiquement – qu’un phacochère, au-delà d’être –
empiriquement parlant – une collation d’informations
sensibles ?), ni convertir des concepts « englobants » dont
le sens particulier ne se donne que par égard à la totalité
des autres, participant du même système de signes. La
charité se rapprocherait plutôt dans ce contexte d’une
familiarité de bon aloi qui ferait supposer que l’auteur
d’un corpus, comme nous, parle d’« objet » (– d’un
phacochère-substance, persévérant, sujet à la prédication,
et non d’un phacochère-événement, épisodique ou
dispersé). Ce qui pourrait très bien ne pas être le cas.
Nous touchons là aux apories de l’interprétation. C’est
que la traduction, en tant que traduction, n’est pas une
translation. Pas même une approximation. Ce qui sépare
313
l’original de la version (contraire du thème), c’est une
métaphysique, c’est tout un monde de représentations.
Un univers peut-être. Faute de pouvoir appréhender cet
arrière-plan hostile à nos catégories, nous transférons
notre arrière-plan, notre décor, notre apparat mental en
filigrane du texte. La traduction consiste donc à projeter
comme on se « fait un film », une nôtre ontologie d’objets
durables et newtoniens ; non pas parce qu’elle serait la
seule, mais parce que toute tentative de formulation de
l’ontologie de l’allocuteur – l’auteur ou l’indigène –
s’opère au sein de notre langue et de nos schèmes. C’est
uniquement d’après nos canevas provinciaux que nous
pouvons interpréter les autres. Ab antiquo. Nous ne
savons pas mieux faire.
Il faudrait préciser, si l’on voulait être complet,
qu’au-delà même d’une éventuelle déperdition du sens
des mots, il y a déjà déperdition du sens de l’écriture,
éminemment porteur de sens. Transcrire d’une langue à
l’autre, c’est parfois perdre le mouvement du texte. «
Mouvement » et « sens » sont ici synonymes. Le fait que
majoritairement, les langues occidentales s’écrivent de
gauche à droite et les langues orientales de droite à
gauche ; le fait que certaines langues s’écrivent encore de
haut en bas (mandarin, japonais), combinent les trois ou
quatre sens (hiéroglyphique, trois sens – la direction du
sens horizontal nous étant renseigné par le ductus, tourné
vers le début de la phrase) ou les alternent (grecque
314
archaïque, étrusques ou premier phénicien) 46, n’est pas
sans incidence sur la pensée que ces langues
entretiennent. On ne sait que trop, depuis les travaux
linguistiques menés par le Cercle de Prague, enrichis par
la sémiotique de Roland Barthes, le lien surrectionnel qui
unit le langage à la pensée ; puis la pensée « articulée » à
notre faculté d’appréhension de l’espace. C’est tout autant
le fait que nous voyons l’espace à travers le langage, que
l’écriture, née de l’artisanat, traduit ce sens par des
ondulations, dans un élan finalisé.
Au regard de l’histoire, les artisans textiles furent les
premiers à associer fonctionnellement une habilité
manuelle à une intentionnalité mentale, une
représentation ; ce qu’ils réalisaient longtemps avant
l’apparition de l’écriture (= l’émergence de l’État et de
l’administration). C’est donc naturellement que l’on s’est
fait à l’hypothèse selon laquelle les sociétés ayant élaboré
une écriture de gauche à droite priorisaient les métiers à
tisser dont l’insertion des fils de chaîne se faisait par la
gauche. En toute logique, les cultures témoignant d’une
46
« Boustrophédon » est le syntagme consacré par les
experts linguistes. On l’utilise pour qualifier le tracé
volte-face qu’imposent les systèmes scripturaires qui
renversent alternativement de droite à gauche, de gauche
à droite, ligne après ligne, le sens de l’écriture. Une
écriture « boustrophédon » imite en cela le va-et-vient du
bovidé de labour (βοῦς, « bœuf ») marquant les sillons
dans les champs.
315
écriture en sens inverse devaient auparavant filer des
écheveaux peignant de droite à gauche (cf. P. Hugues, Le
langage du tissu). Quoi mieux que l’étymologie pour caler
l’argument ? Le verbe latin textere, que le français
moderne rend par le mot « tisser », se trouve être à la fois
à la racine des substantifs « texte » et « textile ». Homère,
dans l’Odyssée, fait fructifier tous les possibles de la
métaphore. Pénélope, femme d’Ulysse, suspend le drame
du deuil et celui – pis ? – du remariage en défaisant sa
tapisserie. Les moires « tissent » au fuseau le destin des
mortels. Parques-araignées, les écrivains tricotent leurs
personnages et, via leurs personnages, entoilent leurs
imprudents lecteurs à même dans la « trame » de leur
récit. Récit pouvant se compliquer d’innumérables «
nœuds », « motifs » et « dénouements ». Tenir le « fil » de
son histoire, bannir les propos « décousus », « vingt fois
sur le métier remettre son ouvrage » (Boileau) : ainsi
s’énoncent les contraintes du « métier ». L’inspiration
vient en tissant. À défaut de quoi l’on « brode » aussi un
peu. Certains délèguent à l’atelier. À l’heure de la
mondialisation, il faut des sous-traitants. Les mots sont à
l’esprit ce que les habits sont à la chair. Les mots sont la
chair de l’esprit et les habits l’esprit du corps.
De jadis à naguère, et aujourd’hui plus que jamais,
demain s’il ne fait pas trop froid, l’écrit fut, reste, et
demeurera un art. L’analogie qui rassemble sous elle
manière d’écrire et de tisser n’est pas si contingente qu’on
puisse s’en affranchir à la faveur d’une simple «
disruption technologique ». Le parallèle résiste à
316
Schumpeter et à toutes les (in)novations affectant aussi
bien l’auteur que le canut. Le remplacement du calame
par la plume, de la plume par le stylo et du stylo par le
clavier ne change foncièrement rien à cette corrélation.
Nous usons pour tisser de machines à coudre, dispositifs
grâce auquel des aiguilles fondent à la verticale sur des
bandes de tissus ; de même use-t-on, pour rédiger, de
machines à écrire, d’ordinateurs et d’imprimantes,
dispositifs consistants à projeter des geysers de tonner sur
du papier prédécoupé (on en connaît qui pourraient
épargner à la planète le coût écologique de la feuille
blanche. Le PQ directement, ce n’est pas si mal non plus).
On frappe à la machine comme on mitraille l’étoffe, en
rythme et par saccades. Au frottement de la craie, aux
caresses de la plume succèdent les picotements, les
crépitements, perforation, mordications des alènes
d’impression. Ce qu’on y perd ? Un style. Une
sensorialité. Une esthétique du geste. Un tracé singulier,
révélateur d’une personnalité et d’un état psychique.
Interchangeables, universels, les caractères du traitement
de texte se substituent au caractère de l’écrivain. Ils
définissent les canons d’une « police » unique et
intangible. Les lettres ainsi se discrétisent au tempo
spasmodique du cycle de rafraîchissement, soumise au
balayage austère du moniteur. Une atomisation des mots
en éléments désolidarisés qui ne peut pas ne pas avoir
d’échos dans la pensée. Où commence l’individualisme ?
Et pourquoi pas dans l’écriture ? La lettre est dans l’esprit
et l’esprit dans la lettre. Elles étaient libres, nos lettres ;
les voilà cloisonnées. Ponctuées par des espaces et non
317
plus contiguës comme il en va pour la calligraphie.
Standardisées et formatées, domestiquées par une « casse
». Domptées par la typographie. Nous y perdons de même
une minuscule latence dans l’acte d’inscription. Était
auparavant une suspension, un souffle avant l’action
propice à la prise de recul, qui était celle de la recherche
de la meilleure formule. Nous y perdons. Mais nous
gagnons aussi dans le même élan une liberté que nous ne
connaissions pas : celle d’insérer entre les lignes, celle
d’effacer et de reprendre, et de reprendre, et de
reprendre. Le moindre effort requis par la saisie en
numérique du « tapuscrit » ; la possibilité de se dédire
sans raturer, d’interpoler de nouvelles lignes, de
« dupliquer-couper-coller », de déplacer des paragraphes
entiers et de recommencer sans cesse et sans contrainte
fait de chaque texte un palimpseste. L’informatique
n’avorte pas ces envolées savantes ou créatives : elle
inaugure une nouvelle forme de littérature. Elle ne
justifie pas qu’on abandonne l’ancienne.
De l’écrit à l’écran, la transition fut rude.
Intellectuelle, d’ailleurs, peut-être plus que matérielle.
Elle se poursuit encore avec le livre numérique. Mais
cette révolution – dont on ne sait trop encore ce qui en
sortira – ne doit pas masquer le véritable traumatisme
qu’aura été celle du passage de l’oralité à l’écriture. Du
dire au lire change le support du signe ; change le registre
; change la syntaxe ; change le contexte de l'énonciation.
À supposer que l’écriture finisse par ne plus être qu’un
vestige – ce qui semble en bonne voie, au vu de la
318
politique d’âne-alphabétisation mise en place aux ÉtatsUnis, nos éclaireurs – et que ne demeure plus que
l’oralité, la communication n’en serait pas pour cela
grandement facilitée. Nous aurions certes mis en
présence des interlocuteurs capables d’acquiescer ou de
rejeter les énoncés qu’ils s’attribuent l’un l’autre. Un
ethnologue pourrait comprendre aux réactions
manifestées par son sujet que son manuel de traduction a
des ratés, et doit être revu.
C'est à la fois beaucoup et très insuffisant pour mater
les impairs de la communication. Même entre locuteurs
d’un même dialecte. Même entre Parisiens. Même entre
Marseillais. Même entre humains. L’échange direct n'est
en rien préservé des anicroches qui se font jour avec la
transcription des hiéroglyphes. Elles sont les mêmes, en
moins violentes, en moins visibles. Seul le degré, et aiguë
ou grave, diffère. Comprendre, c'est toujours convertir.
Interpréter sur un piano une partition pour violoncelle,
un ton trop bas. Certains martèlent à qui mieux mieux
d’intempestifs « tu vois ? », « t'as vu ? », suscitant
l'agacement de ceux qui ne peuvent plus se détacher de
leurs tics d’élocution. On n'interroge jamais aussi
rigoureusement qu'il le faudrait la signification de tous
ces errata verbaux, le bégaiement en tête47. Le tic est un
47
Parmi les bègues s'étant rendus célèbres autant par
leurs allocutions que par leur élocution, citons Moïse,
Napoléon, Einstein ou Georges VI dont le process de
rééducation a inspiré le film Le discours d'un roi multi319
rituel comme tous les autres. Le bégaiement un rite
verbal fondé sur la répétition. Il appartient à cette
catégorie de rites utilisés spontanément depuis l’enfance
comme mécanisme de conjuration. Il signifie par là ce
qu’il tente de conjurer, tel l’objet apotropaïque, tel le
visage de la gorgone. Il conjure l’inquiétude de ne pas
être « entendu ». Celui qui se répète convulsivement
exprime par sa manière de ne pas dire correctement la
prescience sourde de l'incommunicabilité du sens. Il n'y a
pas de sens commun. Nous usons bien tous des mêmes
signes : phonème, lexèmes, mimiques. Ces mots diffèrent
chacun au prorata de la signification qu’ils ont pour
chacun de nous. Les signifiants peuvent nous être
communs (le cas échouant, devrions-nous convenir de ce
que xeyesejrtse trdere’vt ftdre), les signifiés pullulent en
revanche autant qu’il y a d’individus.
oscarisé. La France n'est pas en mal de talents potentiels.
Nous dénombrons officiellement pas moins de 700 000
cas dans l'Hexagone. Le bégaiement affecte trois fois plus
de garçons que de filles. D'où l'hypothèse, régulièrement
remise au goût du jour par les psychanalystes, du
« complexe de castration ». Dont acte. Il restera à
expliquer pourquoi le handicap touche davantage de
gauchers que de droitiers. Pourquoi, aussi, les bègues ne
bégaient (presque) plus lorsqu'ils sont seuls, chantent,
jouent un rôle, imitent quelqu'un ou qu'ils prennent un
accent…
320
Le mot « cheval » est prononcé. Immédiatement la
bête fait irruption dans votre esprit. La référence à
l’équidé convoque la bête qui s’empresse d’accourir avec
ses gros sabots. Elle appelle un souvenir, pour peu que
vous en eussiez un. À défaut de quoi votre imagination
composera une chimère en assemblant les parties
d’animaux conservés en mémoire, afin de coller au mieux
à la réalité du cheval tel qu’on vous l’a décrite. Le fait est
qu’il s’agit toujours d’un cheval singulier, individuel,
irréductible aux autres. Un cheval fort de son ipséité.
Votre cheval n’est pas le cheval d’autrui ; pas le cheval
qu’autrui a injecté dans son propos. L’opération de
décryptage des énoncés d’autrui ne peut donc constituer
une restitution à l’identique de l’information émise. C’est
dire que toute idée est singulière. Il n’y a d’idées que
singulières. Tel est la conclusion philosophique
dévastatrice que Georges Berkeley, évêque de son état et
défenseur de l’immatérialisme (parfois nommé idéalisme
dogmatique, ou subjectif, ou absolu en tant qu’il réfute
jusqu’à l’existence d’une extériorité de l’esprit, et donc de
la matière), se ferait fort d’opposer aux empiristes
inconséquents de ses contemporains. Ce n'était pas assez
que de ruiner la possibilité d'idées innées façon Descartes,
ainsi que s'en satisfaisait Locke (l'implication logique
voudrait à cette enseigne que nous n’ayons que des «
idées reçues », « factices », « construites », ce qui relativise
considérablement toute prétention à « penser par soimême »). L’Essai sur l'entendement humain n’osa jamais
franchir le point de non-retour que constituait la mise à
321
sac des préjugés rationalistes les plus fondamentaux. Les
préjugés de la langue.
Il fallait pousser plus avant cette œuvre de démolition
; braver les interdits les plus sévères et les mieux indurés
dans les tissus morveux de l'épistémologie moderne.
Pousser, comme allait s’y atteler le nonce apostolique,
jusqu'à s'inscrire en faux contre la « doctrine méphitique
des idées générales abstraites ». Notre Irlandais
providentiel n’a pas démérité. Il prouvait également que
des choses bien, aussi, peuvent arriver de Grande
Bretagne. Et pas seulement des Britanniques. D’autant
plus scandaleuse apparaît sa relégation dans le pays des
brumes, à côté des mémoires de Patrick Sébastien et des
singles des 2 Be 3 : qui s’en souvient encore ? L’homme
inconnu au bataillon des penseurs officiels s’est vu
escamoter de la scène philosophique au profit de
l’université qui, telle un mausolée, arbore encore son
nom. Mais un nom sans visage. Dont l’amnésie fait
ressortir en creux l’expression sélective, pour ne pas dire
grégaire, du Panthéon des universitaires. Plût à Cioran
que nous soyons encore présents lorsqu’ils s’apercevront
qu’il fut aussi des gens qui ne pensaient pas comme leurs
statues de cire. Ni donc comme eux – attendu qu’ils
pensaient…
Restons-en là pour les hommages et les tacles en
catimini. Berkeley règle leur compte aux idées générales,
abstraites, et générales abstraites. Et au passage, à Locke.
Ne resterait pour lui que des idées particulières à
322
concevoir en qualité de « signes », « symboles », « liaisons
» qui fonctionneraient comme des idées particulières. La
généralité concernerait l’usage que nous faisons de ces
idées, et non pas leur essence. L’essence est singulière. La
généralité caractérise l’emploi et non ce qui est employé.
L’évocation du mot « cheval » ne convoque pas à notre
esprit le prototype ou l’archétype de l’équidé ainsi qu’Al
Farabi l’aurait été cherché dans le maquis de l’Intellect
Agent ou Platon décroché dans le ciel des intelligibles. Il
convoque du cheval une imagination particulière qui sert
de réceptacle, d’ersatz figuratifs, à la cohue des autres
spécimens de son espèce – eux également particuliers.
Si le langage est une fenêtre sur le monde, son
ouverture fondamentale, toutes les fenêtres ont un
chambranle. Pas de figure sans périmètre ; pas de
découpe sans arrière-plan. Donc pas de langue qui ne soit
aussi porteuse d'une certaine configuration de la
perception. Humboldt compare ainsi chaque langue à un
filet qu’on jetterait sur le monde et au moyen duquel on
hisserait dans sa barque un autre bout du monde. Chaque
langue produit un découpage dans la réalité qu’elle vise.
Chaque langue façonne les lignes de force de sa réalité et
ce faisant, tamise la perception. Nous ne voyons que ce
que nous pouvons voir. Nous ne pouvons voir que ce que
nous pouvons dégager de l’infinité des influx sensoriels
qui nous affectent à chaque instant. Que certaines
couleurs nous apparaissent quand d’autres nous
demeurent invisibles est moins la preuve d’une limitation
de nos sens – sauf à vaquer au-delà ou en deçà des
323
longueurs d’onde auxquelles nous sommes sensibles – que
d’une limitation de notre vocabulaire. On dit des Grecs
anciens qu’ils ne distinguaient pas le bleu du vert.
Homère voyait la mer « vineuse » et « glauque ». Il
arrivait souvent que les Grecs, peuple navigateur et
commerçant, s’embarquent au large et ne reviennent
jamais. La mer dangereuse, peuplée de monstres, prenait
ainsi la teinte liquide de leur angoisse.
Telles des pupilles filtrantes, les langues ne peuvent
capter de la brillance du monde que la portion congrue
qu’elles savent analyser, usant des mots comme des
révélateurs – au sens photographique du terme. Les
langues, du reste, témoignent d’une architecture ; et cette
architecture structure notre entendement. Architecture
dont Kant a recherché les plans dans les «
transcendantaux » : son « moule à gaufre » formé des
douze catégories de l’analytique transcendantale,
superposé aux formes a priori de la sensibilité. Forme de
l’espace et forme du temps, la forme du temps se trouvant
être à la racine de toute perception des phénomènes –
internes comme externes. Ce que pourrait traduire en
bonne psychologie le syndrome de Procuste : la pente
psychorigide de qui se taille à la machette un réel
compatible avec ses déterminations de pensée.
Cette réduction que nous opérons spontanément –
Procuste à notre insu –, la science l’appelle son
« objectivité ». Son « objectivité », puisqu’il ne saurait y
avoir de science portant sur une réalité fluctuante,
324
relative aux individus. Les lois physiques ne sont
proprement des lois qu’autant qu’elles s’avèrent
invariantes, quelles que puissent être la région de l’espace
ou la période considérée. Quel que puisse être
l’observateur. Aussi la science, sans le savoir, définit pour
universelles les structures de sa langue qu’elle surimpose,
de l’extérieur, à la nature qui ne lui a rien demandé. Elle
répercute dans son domaine physique ce que Kant
accomplissait dans le domaine de la métaphysique. Les
sciences sociales elles-mêmes, qui se voudraient
autocritiques (voir Habermas), ne surmontent pas l’écueil
de la pétition de principe. Le sociologue procède –
théoriquement – en faisant l’inventaire, puis
l’interprétation des phénomènes investigués. En faisant
l’inventaire d’abord, et l’interprétation ensuite. Il
collectionne les faits pour en induire les lois. Or la
première étape, l’étape du recensement, suppose d’avoir
déjà interprété ab initio les phénomènes que l’on recense.
Trié ; et pour cela, user d’une grille. Celle-là précisément
que l’on tente d’extrapoler. On voit que la démarche est
circulaire. Elle entérine un préjugé – un préjugé de
langage – qui préjuge au jugement. Les structures
priment sur les corpus, toujours. Les structures du
langage précèdent les choses dont elle – la langue –, et
donc la science – nous parle. Les sociologues français ont
érigé de ce biais de confirmation un art à part entière.
Avec une mauvaise foi qui les honore (on ignore tout
encore des limites de l’auto-aveuglement). Spécialité très
provinciale que cette sociologie ad-hoc dont peuvent
s’enorgueillir nos universités, que nous jalousent
325
jusqu’aux intelligences les plus serviles de la Corée du
Nord. Nous n’avons pas notre pareil lorsqu’il s’agit de
faire parler la nature et la nature humaine avec les mots,
structures et valeurs de sa langue. Un homme à la pensée
suffisamment bornée trouvera toujours un moyen de
faire passer son idéologie et son ontologie pour une
gestalt universelle, intemporelle et fixe. Un peu comme
Freud et son Œdipe.
Mais en perdant tout le reste. Parce que la langue est
érotique. La langue est ainsi faite qu'elle montre et voile
dans le même temps tout ce qu'elle ne montre pas. Elle
est pupille et filtre, œil de l’esprit. D’où son ambiguïté.
L’homme ne voit pas sans yeux, mais l’œil qui rend
visible est le même œil qui rend aveugle à tout ce qu'il ne
regarde pas. Dont l'œil qu’il est lui-même. Pour contenir
en puissance l'univers tout entier, le regard n’est pas sans
angle mort. Ainsi des yeux, ainsi les langues, qui sont des
univers de signes. Des prismes tissés d’agglomérats, des
galaxies de concepts exfiltrant du réel tout ce qui déborde
leur champ d’influence gravitationnelle. L’œil est organeobstacle. La langue étalon-tueur.
326
Polysémique, notre étalon, tout à la fois mesure et
canasson. Revenons au canasson. À l’animal en lequel
nombre de psychanalystes (pour garder le contact avec
les oniromanciens) ont voulu voir la figure œdipienne du
père chevauché par les petites filles férues d’équitation.
Cheval dont le galop fougueux pilonne dans l’entrejambe
des demoiselles à l’acmé de l’adolescence 48. En tout bien
tout honneur. Le cheval donc, qui a bon dos, suscite à la
seule prononciation de son nom vernaculaire une
récollection de souvenirs particuliers. Le mot « cheval »
invite en nous la représentation d’une chose à caractère
sensible. Tout comme le bœuf qui se sensible fort
éloquemment. À preuve Héraclès (Alcide devenu la «
Gloire d’Héra ») aux écuries d’Augias (les locataires
étaient des bœufs ; ne pas quand même tout mettre sur le
dos des chevaux). Nous ne disons pas que le mot cheval
fait galoper le cheval dans notre tête. Non plus, comme
Spinoza s’en avisait fort justement, que la morsure du
chien ne nous fait éprouver celle-ci (encore que les
neurones et les neurones miroirs tantôt sollicités par la
morsure du chien ou la vision de la morsure du chien se
trouvent effectivement réactivés à son évocation). Le fait
est qu’ils rappellent en nous des configurations neurales
enregistrées une première fois lors de la première
description du premier contact avec la bête – cheval,
bœuf, chien. Si certains noms réfèrent à des objets qui ne
48
Voir
notamment
G.
Groddeck,
expert
« psychosomaticien », et son Livre du Ça (1921), essai
épistolaire peu banal en son genre.
327
peuvent être « imaginés » (« mis en image »), ceux-ci
peuvent néanmoins être « conçus » (« mis en concepts »)
de manière approchée. Tel est le cas du chiliogone, du
chiliagone ou chiligone (l’exemple est de Descartes),
volume aux milles arrêtes (du gc. chilioï, « mille » et
gônía, « angle »), dont on ne peut avoir de représentation
« claire et distincte ».
Un chiliogone sauvage49
49
PS : Ne vous fiez pas aux apparences : ceci n’est pas un
cercle.
328
Tel est le cas des constructions géométriques
paradoxales comme le mythique disque d’Odin, ne
présentant qu’une face. Notre entendement trop limité
ne peut de même embrasser Dieu dans une idée (bien que
le germe de cette idée soit chevillé en nous, que le fini
abrite en lui une vue sur l’infini, un avant-goût de la
divinité – ce qui, pour Descartes, prouve Dieu, seul être à
l’avoir pu placer en nous à la manière dont un artiste
signe sa création). Toujours est-il que les noms communs
ne réfèrent pas aux choses mais à la signification que ces
choses sont pour nous50. Les noms réfèrent aux choses au
prorata de ce que notre intellect peut en abstraire. Ils
réfèrent aux concepts, percepts et conceptions que nous
avons des choses.
Nous nommons donc les choses comme nous les
connaissons, selon nos expériences, selon nos intentions
(le cheval peut alors être quadrupède, équidé, coursier,
monture, alezan, étalon, steak, jouet sexuel, et tout ce que
vous voudrez). Ces dénominations, pour reprendre
Aristote, sont comme « les signes des états de l’âme, à la
similitude des choses ». Les noms communs ne sont donc
pas directement les signes de la chose pensée, mais bien
50
À l’exception notable des indices déictiques, nous
renvoyant directement à notre perception de la chose
présente sans en passer par la pensée que nous nous en
faisons.
329
des déclencheurs de la pensée que notre intelligence en
forme.
Encore n’avons-nous fait que traiter le cas des noms
communs ; à savoir des notions ayant un pendant
extérieur à la réalité mentale. Le cheval existe
effectivement hors de nous-mêmes (s’il y a bien quelque
chose hors de nous-mêmes). Les mots se référant –
médiatiquement – aux choses ne constituent pourtant
que la pointe émergée de l’iceberg linguistique. Il s’agit
également de considérer ce qu’il reste : les significations
abstraites, non-représentatives, telles que les chiffres, les
connecteurs logiques, les substantifs (« le beau », « le bien
») ou les caractérisations métaphysiques. Citons dans
cette catégorie les termes de « substance », d'« essence »,
de « genre », d' « espèce », de « propre » et d'« accident »,
de « mouvement », de « relation » tels que listés dans les
Topiques, et même de « chevalinité », essence intime du
canasson51. La querelle des universaux – sur l’existence
51
« La chevalinité à une définition et cette définition n'a
pas besoin de l'universalité, au contraire : elle est ce à
quoi l'universalité advient au titre d'accident. C'est
pourquoi la chevalinité n'est rien d'autre seulement que
chevalinité : en elle-même mais elle n'est ni une ni
multiple. En outre, elle n'est ni un acte ni en puissance,
au sens où cela ferait partie de l'essence de la chevalinité,
ce qu'elle est, elle l’est exclusivement en vertu du fait
qu'elle est seulement chevalinité » (Ibn Sīnā, alias
330
indépendante ou purement heuristique des attributs
communs aux êtres issus d’une même classe – eut au
moins le mérite de mettre les deux pieds dans le plat. Une
controverse qui, posant la question de la perséité de ces
universaux (sont-ils des êtres subsistants ou des produits
fictifs de l'intellect), néglige de se poser celle de leur
effectivité (n'y a-t-il rien qui soit universel ?). À supposer
qu'il n'y ait pas d'universaux, ni dans l'esprit, ni dans les
azurs plotinien, qu’en pourrions-nous conclure sinon la
nécessaire clôture de la subjectivité à son propre univers ?
Le sens que nous projetons dans les paroles d'autrui n'est
jamais identique à celui qui s’y trouve ; seulement celui
que nous leur injectons. La même proposition interprétée
par deux individus ou par le même individu à différents
moments de sa vie est justement, tout sauf la même
proposition. Elle est passible d'un nessaim de sens. Elle
est une écloserie de significations virtuelles, dont toutes
ont la même chance a priori de s’actualiser. Le tronc d’un
sac-de-nœud.
Kantiens, néokantiens et phénoménologues devront
encore se radicaliser pour accepter que nous sommes
toujours seuls. Nous construisons le sens du monde, le
calibrons selon nos appétits comme la tique de Deleuze et
ne sortons jamais de nos représentations. Nous sommes
des insulaires, captifs de notre îlot de subjectivité. «
Comprendre » réclame une œuvre de transposition, de
Avicenne, Métaphysique, Livre V, Xe-XIe siècle après J.C.). Avicenne ou la didactique, ça n’a pas de prix…
331
déplacement
;
suppose
une
dialectique
de
déterritorialisation et de reterritorialisation de la parole
d’autrui projetée depuis sa langue dans une nouvelle
langue, la nôtre, faite des mêmes mots investis d’autres
sens, la seule qui nous soit transparente. Souvenons-nous
de Champollion, la traduction ; de Quine, la charité ; du
philologue, de l’ethnologue, de l’interprète. Il se pourrait
que la question de savoir si l’orateur « pense vraiment ce
qu’il dit » n’ait, finalement, pas plus de sens que celle de
savoir ce qu’il pense – à supposer que lui-même sache «
cela » qu’il pense avant de l’énoncer, ce qui n’a rien de
certain52. Si lui « n’en pense pas moins », « cela » qu’il dit,
son énoncé, c’est toujours nous qui le pensons et, ce
faisant, l’interprétons, dépassons sa pensée. L’adéquation
ou la conformité entre notre pensée et la pensée du
locuteur est non seulement une hypothèse, mais un
produit de de l’interprétation. Sait-on jamais vraiment si
la concorde qui semble s’établir dans une conversation est
réellement le fait d’une parenté de perspective entre les
locuteurs ou d’un « heureux hasard » ? Qui peut savoir ?
Comment savoir ? Il n’est méthode. Pas de panacée. Nous
croyons converser cependant même que les réponses
précèdent les interrogations.
52
Il arrive bien souvent que la parole précède la pensée.
Toujours, au vrai, pour peu que l’on y songe. Nous
sommes chacun déterminés par la nécessité de dire avant
de savoir ce que nous allons dire. Peut-être même
sommes-nous compris avant de nous comprendre.
332
D’où vient alors que nous croyons communiquer ?
D’une distorsion de sens. Nous dialoguons tels des
monades qui sont des perspectives irréductibles aux
autres, se donnant l’illusion de communiquer, sans
d’autres accès qu’à leurs propres chimères53. Ce qui
contraignait Leibniz à postuler l’institution par Dieu
d’une « harmonie préétablie », authentifiant le miracle
d’une impossible composition entre entités « sans portes
ni fenêtres ». Dieu joue les standardistes (la ligne n’est
jamais directe). De manière générale, Dieu joue
régulièrement le rôle du factotum dans les systèmes
métaphysiques. Il est l’« axiome indécidable » excipé par
Gödel avec son théorème d’incomplétude, exposant
toutes les disciplines – mathématiques comprises – au
risque de l’erreur systémique. Comprendre autrui,
interpréter, traduire, transmettre, restituer un sens ne
peut se faire qu’au prix d’un leurre psychologique : nous
n’avons pas plus de rapport sexuel (confère Lacan) que de
rapport tout court.
Pas de rapport. Pas de « de bouche à oreille ». Pas de
conversation soutenue qui ne carbure aux quiproquos.
On dit « boire des paroles » ou « être suspendu aux lèvres
» de quelqu’un, mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
Sans doute n’est-ce pas plus mal. On pense s’entendre et
53
Les monades de Leibnitz sont des entités closes, précise
la Monadologie, différenciées seulement par leur point de
vue ; de même les « êtres de langage », des subjectivités
recluses à leur cellule de représentations.
333
c’est peut-être véritablement pour cette raison – parce
qu’on ne s’entend pas – que l’on s’entend si bien. Babel
aussi, peut être une bénédiction…
Elle peut. Elle ne peut pas toujours. Babel ne peut pas
tout. Babel ne pouvait plus rien faire, dans tous les cas,
s’il s’agissait de repêcher Strauss-Kahn. Quoi qu’il pût
dire, dorénavant, la communication avait été rompue.
Une solitude glaçante s’était faite jour ; et le tumulte
hargneux des millions de téléspectateurs qui le
dévisageaient depuis leur poste avaient fini de recouvrir
sa voix. Il devenait inaudible. Faute d’avoir su plier son
comportement à la mentalité de ses interlocuteurs. Il
enchaînait les gaffes. Il cumulait les bourdes comme
thésaurise un écureuil syllogomane. Voilà-t-il pas qu’en
l’espace d’une semaine, il transgressait les interdits
majeurs des deux cultures au sein desquelles il sévissait. Il
transgressait. Deux fois : deux fois de trop. En France,
pour commencer. Au pays de la Révolution qui vit
s’éteindre, dans la nuit du 4 août 1789, les privilèges
somptuaires de l’aristocratie, Strauss-Kahn, au sortir d’un
luxueux appartement de la place des Vosges, prenait
tranquillement place dans une Porsche Panamera
chromée et rutilante. Avec chauffeur, cela va sans dire.
La Porsche tranquille – de son nom de scène – n’était
pourtant pas de sa collection. Elle aurait pu : il en avait le
profil. On estime l’âge moyen d’un conducteur de
Porsche à 49 ballais. Avoir une Porsche, indice de
réussite sociale, implique au reste de gagner décemment
sa vie. Strauss-Kahn n’avait pas trop à se plaindre. Or –
334
Séguéla l’a dit – si t’as pas une Porsche a quarante-neuf
balais, c’est que t’as raté ta vie (et faut pas trop que tu
traînes parce que ça ne te laisse plus qu’un an pour avoir
ta Rolex). C’est dur la vie bling-bling… À qui la Porsche
alors ? À l’un de ses conseillers médias. Un petit génie de
la communication qui ne demandait qu’à rendre service.
Un type payé dans les six mille euros de l’heure pour
aider les gras riches à remonter leur cote de popularité
jusqu’aux carolingiens. Chapeau l’artiste, et un grand
bravo aux communicants d’Euro RSCG. Strauss-Kahn
n’investit pas pour rien.
335
336
L'apatride est en danger
En France, tabou du fric ; en Amérique, tabou du
sexe. Aux USA, Strauss-Kahn se faisait cueillir par la
police américaine pour (tentative de) viol sur la personne
de Nafissatou Diallo. Une camériste « noire », pour
compléter le tableau. Circonstance aggravante à l’heure
de la « positive action ». Eût-elle été de surcroît naine et
trisomique, on n’aurait pas donné bien cher du peignoir
de Strauss-Kahn. Une agression apparemment commise
dans une suite cotée à – excuser du peu – trois mille
dollars la nuit (ça fait cher le matelas et plaisir aux
Français). Américain de cœur, Français par maladresse
(parce que même Dieu a le sens de l’humour), il lui
faudrait conduire sa guerre de résipiscence sur les deux
fronts. Jouer sur les deux tableaux. Pour les Américains,
celui de la rédemption ; pour les Français, celui de
l’humilité. Mœurs, fric : à chaque tabou devra répondre
une stratégie précise et spécifique. La confusion n’est pas
permise. Pas de mélange créatif. Pas de coca dans le coq
au vin. Pas de sauce verte dans le Kentucky burgoo.
Strauss-Kahn devrait toujours avoir à cœur de distinguer
ses interlocuteurs. Il lui faudrait, autant que de besoin,
adapter son discours au récepteur comme le pêcheur
calibre son appât en fonction du poisson qu’il prévoit
d’hameçonner. Il risquerait sinon de ne rien pêcher du
tout. Cette exigence – discriminer –, il devrait l’intégrer,
en tenir compte chaque fois qu’il serait confronté à l’auris
populi. Chacune de ses déclarations, à compter de cet
337
instant, devrait porter la trace de ce moment pré-réflexif.
Pigeon français n’aime pas le blé, pigeon yankee tance le
kiki : quel pigeon dois-je plumer ?
Pigeon mange-t-il ? Pas de cette farine. Tout pigeon
qu’il était, le grand public n’avalait pas. Il boudait sa
ration. Pourquoi ? Strauss-Kahn ne s’était pourtant pas
ménagé. Il s’était entraîné. Il y avait mis les formes. Le
ton était le bon. L’intonation, les inflexions, les silences
étudiés, tout était là. Et dans le bon ordre. Aux petits
oignons. Ses confessions paraissaient justes – à défaut de
l’être. Il n’en fallait pas plus. C’était le paradoxe du
comédien, tantôt relevés et mis en scène par Diderot : «
moins on sent, plus on fait sentir » (Paradoxe sur le
comédien, 1830). Diderot relève deux sortes de jeu
d’acteur : le « jouer d’âme » de qui ressent les émotions
qu’il joue, et le « jouer d’intelligence » qui repose sur les
apparences, le minime, de qui est impavide en son for
intérieur, qui rit sans être gai, et pleure sans être triste. Le
plus crédible étant évidemment le second, l’éducation à
la culture faisant que l’authentique nous paraît contrefait,
et l’artifice d’autant plus authentique que contrefait.
Sophie Marceau n’est pas mauvaise actrice parce qu’elle
joue mal, mais parce qu’elle ne joue pas. Strauss-Kahn, en
revanche, croyait si peu en son couplet que cela ne
pouvait que fonctionner. Théoriquement. Si la franchise
signifie dire tout ce qu’on pense, et la sincérité penser
tout ce qu’on dit, Strauss-Kahn avait comme
« transcendé » les deux registres pour celui du Storytelling. Médiatraîné comme on peut l’être, Strauss-Kahn
338
n’ignorait rien de ce qu’il fallait dire et de ce qu’il fallait
taire. Il avait observé toutes ses consignes au pied de la
lettre. Le script à la virgule. Cela aurait dû marcher. Ce
fut une catastrophe. Le grand public n’avalait pas. Le
pigeon boycottait l’écuelle. Pourquoi ? L’une des réponses
possibles serait à rechercher du côté de la géopsychologie,
une discipline ouverte avec nos ancêtres les Grecs, aussi
ancienne que l’Enquête d’Hérodote, que la Guerre de
Thucydide ou la Géographie de Strabon. Armons-nousen pour notre étude de cas.
Strauss-Kahn parle à la France. Il est une chose en
France qui s’appelle le Français. Strauss-Kahn parle aux
Français. Il est une chose chez le Français que l’on
appelle l’orgueil. Certains voudraient y voir une pente
incoercible à péter plus haut que son c*l. D’autres une
noblesse de John Falstaff, vestige anachronique d’un
temps où notre empire s’étendait par-delà l’Europe.
L’orgueil, c’est ce qui reste quand on a tout perdu. Si donc
un Bill Clinton pouvait bien s’humilier devant son peuple
et escompter un retour positif, Strauss-Kahn à quatre
pattes devant la France ne récolterait que du mépris.
L’imposture victimaire marche aux États-Unis ; agace
dans l’Hexagone. Qu’il n’assume pas était une chose –
assez mal vue, d’ailleurs – ; qu’il se fasse plaindre en était
une propre à le faire achever. Un être humain civilisé se
devait d’observer la règle élémentaire de l’entregent
social : never explain, never complain. À l’infamie, il
ajoutait le mensonge, et au mensonge, l’avilissement. De
branche en branche. De pire en pire. Il s’était trompé de
339
peuple. Plutôt, en était demeuré à la vision mondialisante
de peuples interchangeables. Celle des élites sans terre et
sans histoire. Celle du Medef. Celle d’Attali. La vision
anthropologique de l'international néocapitaliste – ayant
pris le relais de son aînée socialiste –, cependant même
que les populations n'aspirent qu'à plus d'incarnation,
plus de nation, d'« internation » plutôt que de
compétition mondiale, respectueuse de la série donnerrecevoir-rendre théorisée par Mauss. Vision de l'homo
economicus identique en tout lieu, poliment réductible à
sa bêtise et à son porte-monnaie. Chimère. Mauvais
calcul. Mauvaise réponse. Mauvais karma. De là cette
réaction – ou cette absence de réaction – aux antipodes
de celle qu’il escomptait. Le grand public n’avalait pas ?
C’était couru d’avance. Il aurait tout loisir de s’en
apercevoir au lendemain de sa prestation manquée sur le
journal de TF1. C’était ce soir. Ce soir qu’il livrerait enfin
« sa vérité ». Ce soir qu’il irait s’expliquer. Le FMI vaut
bien une messe.
France, terre d’écueil
Ce soir est là. Il est vingt heures, Paris s’éveille.
Strauss-Kahn trépigne. Il marche sur des charbons
ardents. Ce sera bientôt à lui. À ses côtés, la journaliste
Chazal ânonne les titres de l’édition du soir. Les lettres
blanches défilent sur son prompteur et les sujets
s’enchaînent, s’enchaînent, jusqu’à l’heure fatidique de
340
l’entretien tant attendu. « Bonsoir ! » fait la présentatrice
au type qui se tenait à côté d’elle depuis maintenant une
vingtaine de minutes. « Bonsoir… », répond le type la
bouche en cul. S’ensuivent des brouettes de salamalecs et
de salutations de Paris. Puis un couplet sur les ravages de
la crise et le salut de l’Europe. Puis sur les élections. Tout
le monde s’en fout, mais ça permet de boucher les trous
(comme DSK sait si bien le faire) et de faire monter le
suspense. Ça capte aussi le spectateur, lequel sait bien que
la vraie question, la seule qui compte et que le monde
attend, peut tomber d’un instant à l’autre. Elle peut ; mais
les communicants ont le sens des préliminaires. Alors on
guette, la tension monte. Les aiguilles tournent sous
roche. L’électrocardiogramme d'audience de l’émission
s'affiche en temps réel dans la régie et ne dégonfle pas.
Chazal nous tient la jambe. Premier quart d’heure sans
intérêt. On baille. Il faut attendre les cinq dernières
minutes, juste avant le décrochage, pour que – miracle ! –
Chazal se décide enfin, en bonne professionnelle, à
prendre le taureau par les cornes et Strauss-Kahn par la
peau des fesses. Chazal rassemble son fourrage et bazarde
sa question à la saillie sanguine et biseautée :
« Que vous évoque l’affaire du Sofitel ? », « Qu’avezvous ressenti en détention ? » Frontal. Mordant. Du
journalisme entre quatre yeux comme il ne s’en fait plus.
« Beaucoup de Français s’inquiètent du French bashing
qui règne en Amérique… » Accusé, lavez-vous ! On sent
Strauss-Kahn très déstabilisé. L’interrogé plonge son
regard dans le miroir du prompteur et marque un long
341
silence. La régie gère l’attente. Un tunnel à suspens. Et
puissant celui-là… Longue comme une érection de
Mazanobu Sato (9 heures 58 minutes, record mondial :
c’est ce qu’on appelle du développement durable),
dramatisé comme un spectacle de Kamel Ouali (personne
n’est resté jusqu’au bout pour calculer combien de temps
il dure). De quoi accroître la tension et l’attention
benjointe du spectateur. Et dilater le sens de la prochaine
parole. Prendre son temps est une ficelle classique des
entubeurs et des conférenciers. Une simagrée de
communicants. Le meilleur moyen d’avoir l’air profond
et sincère consiste effectivement à donner le sentiment
de produire une idée en temps réel, quand on se contente
de répéter des slogans compassés. Ça marche à tous les
coups. Ou tout au moins, ça se tente. « J’ai comme perdu
ma légèreté » s’émeut l’intéressé. Pas meuh…
342
On verse une larme. Le monde est bien cruel pour
qui se perd à le sauver. Strauss-Kahn enchaîne : « c’était
une faute morale ». « Morale », le mot pèse lourd. C’est un
343
péché ; ce n’est donc pas un crime. Manière de dire que le
mari volage n’a de litige qu’avec son idéal du moi, et n’a
de compte à rendre que devant Dieu. Et l’opinion.
« Faute morale », donc. De singes paroles idéalement
tournées. DSK « piétiné », DSK « humilié », mais DSK
blanchi. À la tribune de Claire Chazal Strauss-Kahn
bannit les tribunaux, et tire la chasse. Deux fois. Il serait
indécent, dans de telles conditions, de nous demander si
le coup de force avait été prémédité : il a perdu son
innocence ! Aussi mesquin que de suggérer que l’épouse
Sainclair aurait pu magouiller pour obtenir à son amie
d’enfance la précieuse interview. Une exclusivité qu’elle
aurait pu céder – pour peu qu’elle y songea – contre,
disons, une ou deux clauses et quelques garanties, en
souvenir du bon vieux temps. Autant de questions que
nous ne nous posons pas. Qui ne nous traversent même
pas l’esprit. Le lecteur sait combien nous estimons la
déontologie journalistique. Nous savons ce qu’elle vaut, et
nous la respectons54. Quant à douter de la probité d’une
grosse légume comme Anne Sinclair, ce serait commettre
une double faute. Rédhibitoire. D’abord envers ses fans,
les journalistes eux-mêmes (qu’elle subventionne un
peu), et qui l’ont érigée depuis sa mise au vert en modèle
de vertu. Sinclair est, à l’image d’Ockrent, de PPDA, et
d’Elkabash, une référence universelle du journalisme
d’information. À preuve sa longévité-même, indice qui
ne trompe pas. En journalisme, c’est bien connu, les
54
Cf. même auteur, D’un Plateau l’Autre, 2008.
344
meilleurs partent les derniers. Sinclair, elle sort pas de
l’œuf. Sinclair, elle en a vu passer. Son honnêteté
intellectuelle n’ayant jamais failli, ce ne sont donc pas ses
amitiés ni ses amours qui iraient entacher le profond
respect que lui portent ses admirateurs. Quant à ses
allégeances, ses options politiques et ses affinités de
pensée, elles sont le lot de la profession. Personne n’est
dupe des influences nosocomiales qui s’exercent en
catimini sur le petit milieu. Les journalistes fréquentent
les politiques et, s’ils ne l’ont pas déjà, finissent par
contracter leur idéologie. Personne, cela étant, ne
demande aux journalistes d’être autre chose que ce qu’ils
sont. Eux qui croient tout savoir et ne s’intéressent à rien
n’ont pas à forcer leur nature pour devenir l’inverse de ce
qu’ils sont. Il n’est pas dans les mœurs de cracher dans la
soupe qui nourrit la famille. Blâmer Sinclair ? Une
injustice aussi envers ses autres fans, les socialistes euxmêmes. Car la femme de César ne doit pas être
soupçonnée. Pour ce qui est de Chazal, on peut plus
facilement plaider la naïveté. Elle n’est pas là pour rien.
Elle aura fait de son mieux. Accordons-lui, à elle, le
bénéfice du doute, et à Strauss-Kahn, celui d’être venu.
Bien qu’on ne lui ait pas vraiment laissé le Shoah…
Trop peu. Être venu ne suffisait pas. Sa prestation
ferait un four. Il aurait fallu faire bien mieux pour espérer
combler les appétits. Strauss-Kahn n’a pas brillé, c’était le
moins que l’on puisse dire, on n’en attendait rien et on
n’a pas été déçu. Il avait néanmoins donné le change avec
un enthousiasme aussi factice que convaincant. Placide et
345
Poker face. Vaine prestation. Il a parlé longtemps mais
n’a rien dit du tout. Un politicien né ! Rien dit qui eût le
moindre intérêt. Rien sur l’affaire du Sofitel. Seulement
des mots sur sa tristesse, sur ses regrets, encore des mots
comme chantait Dalida. On n’a rien eu que des
épanchements. Que des formules sucrées comme des
loukoums. Que du pathos. Avec des petites larmes, juste
écœurantes, au coin de l’œil, pour faire plus vrai. Rien
d’étonnant à ce qu’il ait fait chou blanc. Tajine. Choucroute. Chourave. Sauté de mouton. Sa logorrhée fut
aussi convaincante – aussi digeste – que l’interprétation
de Sophie Marceau dans un James Bond qui n’aurait
jamais dû quitter les caves de la Paramount ; que celle
d’une Marion Cotillard qui accomplit l’exploit de
torpiller à elle toute seule, comme une grande fille, un
film de Christopher Nolan ; que celle d’un Christophe
Lambert, conjoint de la première (qui se ressemble
s’assemble) – partout où il a joué. Chapeau l’artiste ! On
ne retiendrait qu’une phrase, une expression, à la hauteur
de la « part d’ombre » de Jérôme Cahuzac : « la faute
morale ». La « faute morale » qui le rongeait, le
poursuivait jusque dans son sommeil. La « faute morale »
qui transformait – hocus pocus ! – un viol en adultère. La
« faute morale » – donc l’adultère – qui, pour le coup,
n’avait plus rien d’un crime ; qui, pour des French lovers
adeptes invétérés du cinq-à-sept, avait tout d’une
provocation.
Il faut regarder les choses en farce : quelque chose
n’allait pas dans les aveux de Strauss-Kahn, qui n’avait
346
rien à voir avec le story-board. Si ce n’était pas l’acteur,
ce ne pouvait être que le public. Non qu’il soit exigeant.
Ce n’était pas le bon. Strauss-Kahn jouait du violon à des
beuh-métalleux. Une riche idée. Autant pisser dedans.
On ne s’adresse pas à l’âme latine comme on murmure à
l’oreille d’un anglo-saxon. Paris n’est pas New York. Un
chien n’est pas une balle de golf. On rougit presque à le
rappeler : dans le homard on met la mayonnaise, pas du
ketchup. On aurait beau lui dire, il avait beau le savoir,
tout cela le dépassait. À s’en désespérer. Strauss-Kahn
n’imprimait pas. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce
que le crapoussin, de passage au bahut, file le mauvais
discours : s’il est une chose dont les Français se carrent au
moins autant que de l’histoire de la chasse à la belette,
c’est bien de la morale. Alors, la « faute morale », qu’il se
la garde pour les Yankees. Si DSK voulait son
acquittement hexagonal, il lui faudrait souffrir plus d’un
aveu. Pourri à cœur, il devrait nettoyer jusqu’au tréfonds
de son âme. Vermifuger ses soubassements de pensée
rongées par les termites de la négation. C’est sa mentalité,
non pas son jeu d’acteur, qui tombait à côté de la plaque.
Autant d’histoires pour si peu de géographie…
Strauss-Kahn et les Français vivaient dans deux mondes
différents. Il y avait, d’un côté, la « France profonde » qui
perdait pied, sommée de « s’adapter aux exigences de la
mondialisation » ; de l’autre, l’empire abstrait de la
finance, refuge de l’hyperclasse mondialisée nomade.
Deux mondes pour deux mentalités, irréductibles et
insolubles. Deux ordres de préoccupations, d’aspirations
347
contre-indiquées. Surtout, deux anthropologies. Il y avait,
d’un côté, les peuples ; de l’autre, cette ligue étrange et
aérienne d’olibrius rentiers proclamés « citoyens du
monde ». Une caste à privilège qui s’est juré, en vue de
parachever la « convergence économique », d’éradiquer
sans sommation les ultimes différences, ancrages,
enracinements (traditions, lois, culture et langue) qui
font la singularité et la richesse des peuples. Occidentaux.
Pour les contrées « barbares » qui ne le sont pas –
occidentales –, c’est une tout autre histoire. Nous y
viendrons. Que DSK soit incapable de distinguer un
Français d’un Américain n’a alors rien de surprenant. « La
France est un hôtel », disait Jacques Attali ; tous les hôtels
se ressemblent. Quoi de plus semblable à une salle de
marché qu’une autre salle de marché ? Or, à tout prendre
sous l’angle du « capital humain », on en oublie que les
peuples ont une histoire, et que l’histoire façonne les
peuples. On en oublie à l’occasion que la géographie, ce
n’est pas que pour les oryctéropes. Qu’elle ne sert pas qu’à
balancer des Jericho tactiques contre les « dictatures » en
appelant de ses vœux le « choc des civilisations »55, ni à
55
Ce « choc des civilisations » dont les médias nous
rebattent les oreilles, culmine sur nos antennes à travers
l’empoignade chronique des Caroline Fourrest contre les
Tariq Ramadan. Soit la bisbille scénographiée de l’ultralaïcisme demeuré sponsorisé des loges aux prises avec le
crypto-salafisme des hafez. Deux prostituées se disputant
le même trottoir pour le plus grand plaisir de leurs
souteneurs : en Occident, les éclaireurs de la croisade
348
localiser, à l’est de l’Éden, les paradis fiscaux. En parlant
de « choc des civilisations », Strauss-Kahn n’avait jamais
compris ce qui retenait le Pentagone de vitrifier ces
enculeurs de chèvre qui pressaient en étau la terre de ses
ancêtres. On a beau être « citoyen du monde », on
n’oublie pas pour cela d’être compatissant.
La « faute morale » selon Strauss-Kahn, ce n’était pas
le mensonge sécuritaire dont il s’est fait porte-parole, qui
permettrait à Bush de faire voter le Patriot Act, de
déclencher un génocide ; à Obama d’entériner le NDAA,
de mettre en place l’ingénierie de l’espionnite accélérée
(rappelons-nous PRISM et le feuilleton Snowden), de
pirater les câbles sous-marins pour balayer les
communications des cinq grands continents, de bazarder
à tout coin-coin des drones raptors ou prédators (coucou !
C’est la démocratie !), d’enfermer à Guantanamo sur
lettre de cachet ou d’envoyer des escadrons de la mort
assassiner des terroristes arabes sans l’ombre d’un
pour la domination du saint sépulcre (les carrefours
pétroliers) ; au Proche-Orient, les rescapés de l’ingérence
américaine qui prêtent à leur revanche une saveur de
djihad. Monter la tête du Français de souche esclavagiste
impérialiste raciste contre le zonard à la charia qui zappe
entre le trafic de shit et la chasse au bolos, truste les
assedics et passe le reste de son temps à transiter de la
mosquée à la cave à tournante est une manière aussi
veule qu’efficace de diviser pour détourner le peuple de
son véritable ennemi.
349
procès56. La « faute morale », pour DSK, ce n’était pas
davantage sa participation aux tractations discrètes
œuvrant au rapprochement des USA avec le continent
européen, mis en demeure de s’aligner pour un projet de
« grand marché transatlantique ». Europe sommée de
rester docilement ce glacis géopolitique pour quoi elle fut
créée ; tenue de s’humilier – de se trahir – sous le drapeau
de l’OTAN ; d’accéder sans murmures aux plus sordides
fantasmes de la Commission, vivier de marionnettes et de
Chucky fantoches téléguidés depuis les stalles de
quelques groupuscules à dominante bancaire. Europe
forcée de s’élargir en incluant des pays tels que la
Bulgarie qui, majoritairement, prône le retour des
idéologies nazies. Élargissement devant se faire surtout
sans la Turquie, États-Unis d’Europe et d’Amérique enfin
se voulant unifiés sous la tutelle de la synarchie
Trilatérale, pour le meilleur et pour le pire d’une logique
racialiste qui veut que les Français soient solidaires avec
la Croatie, et désavouent autant leur ex-partenaire russe
(la « troisième voie » gaullienne) que les landes de la
francophonie (« ravagées par l’islam »). La faute morale,
pour DSK, ce n’était pas non plus sa mandature au FMI.
56
Qui sait pourtant qu'on n'attaque pas les ennemis de la
liberté en attaquant la liberté. Qu'on n'attaque pas les
ennemis de la démocratie en s'en prenant à la
démocratie. Il y a un vice logique délibéré qui heurte le
sens commun, et nous prépare – à nous qui nous sommes
rangés sous l'égide de l'aigle américain – un avenir bien
étrange.
350
Une occasion de mettre l’Afrique du Nord sous
l’esclavage obligataire des blancs. Une sorte de coups
d’essai avant la Grèce. Puis le Portugal. Puis l’Italie. Puis
l’Espagne. Puis Chypre. La traite, c’était le boulot de
Strauss-Kahn. Hier encore, on le félicitait pour ça. La
presse l’applaudissait pour ça ; pourquoi ce revirement
soudain ? La « faute morale » était une déformation
professionnelle. La marque de son abnégation. Il n’aurait
fait, au fond, que reproduire au Sofitel ce pour quoi tous
les jours on le couvrait de fleurs. La presse flatte et
dénigre, éreinte et lynche, incontinente. Passe la
pommade, puis les menottes. Et les Français qui ne
voulaient rien entendre de ses lamentations ! C’était à
devenir fou.
Trop polluée pour être eau nette
« Perdu son innocence », « perdu sa légèreté », perdu
la foi. Violé dans son ingénuité. Mais pas perdu le Nord.
Sa reconquête de l’opinion passerait par d’autres voies.
Strauss-Kahn avait plus d’un tour dans son sac. Il avait
des ressources. Il avait de l’argent. Il avait une armée.
Une légion d’avocats dont la plupart, « soumis d’office »,
ne faisaient pas de quartier. Ceux du barreau, de la
tribune, bien sûr ; mais plus encore, ceux qui avaient
pignon sur rue, les artisans de l’opinion internationale :
les journalistes. Sa garde prétorienne. Plus motivés, tu
meurs. Eux ne l’avaient jamais lâché. Tous l’estimaient
351
pour ses grandes qualités – son « expertise » n’avait pas
son pareil. Compatissants, ses amis du sérail se
chargeraient eux-mêmes de lui verser la cendre sur la
tête. Ils savaient faire ; ce sont des pros, de vrais
littérateurs. De ce « cochon de Morin », ils sauraient faire
le portrait d’une victime. L’art alchimique de la
hiérogamie. De son côté, après une touche de maquillage
et quelques jours de diète, Strauss-Kahn ne laisserait pas
de faire pitié pleurer dans les chaumières. À grand
renfort d’effets spéciaux, son visage have ferait
irrémédiablement songer à celui des martyrs. Faciès
hippocratique à l’acmé d’une souffrance frôlant l’extase
sans s’y perdre jamais, semblable à ces visages défigurés
que décrivait Bataille dans ses Larmes d’Éros.
Lingchi. C’était le nom donné à ce supplice
administré en Chine durant près de mille ans, du Xe
siècle au début du XXe, aux condamnés à mort s’étant
rendu coupables de certains crimes exceptionnellement
graves. Également évoqué sous d’autres appellations tout
aussi connotées (« huit couteaux », « cent morceaux »,
« mort languissante » ou « mort des mille coupures »), la
pratique du lingchi consiste à entailler et retraire retirer
couche après couche des parties et des membres du
condamné avant, enfin, de lui céder la délivrance d’une
décapitation. Des substances opioïdes pouvaient
éventuellement servir à prolonger l’agonie du patient. En
termes de cruauté, on n’a jamais fait mieux. Damien, à
côté de ça, c’était de la gnognotte. Même Klaus Barbie
ferait pâle figure à la mesure des jaunes. Bataille décrit
352
ces suppliciés comme transportés à la frontière entre le
jouir et le mourir, douleurs et joie céleste s’abolissant
dans leur excès57. Strauss-Kahn, s’il n’en faisait l’épreuve,
57
« Le monde lié à l’image ouverte du supplicié
photographié, dans le temps du supplice, à plusieurs
reprises, à Pékin, est, à ma connaissance, le plus
angoissant de ceux qui nous sont accessibles par des
images que fixa la lumière. Le supplice figuré est celui des
Cent Morceaux, réservé aux crimes les plus lourds. Un de
ces clichés fut reproduit, en 1923 dans le Traité de
psychologie de Georges Dumas. Mais l’auteur bien à tort,
l’attribue à une date antérieure et en parle pour donner
l’exemple de l’horripilation : les cheveux dressés sur la
tête ! Je me suis fait dire que pour prolonger le supplice,
le condamné recevait une dose d’opium. Dumas insiste
sur l’apparence extatique des traits de la victime. Il est
bien entendu, je l’ajoute, qu’une indéniable apparence,
sans doute, en partie du moins, liée à l’opium, ajoute à ce
qu’a d’angoissant l’image photographique. Je possède
depuis 1925 un de ces clichés. Il m’a été donné par le
Docteur Borel, l’un des premiers psychanalystes français.
Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé
d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois
extatique (?) et intolérable. J’imagine le parti que, sans
assister au supplice réel, dont il rêva, mais qui lui fut
inaccessible, le marquis de Sade aurait tiré de son image :
cette image, d’une manière ou de l’autre, il l’eût
incessamment devant les yeux. Mais Sade aurait voulu le
voir dans la solitude, au moins dans la solitude relative,
353
en avait l’apparence. Cette apparence le transcendait.
Deux millénaires de christianisme nous ont appris à
adorer les écorchés souffrants. Strauss-Kahn s’y voyait
bien. Il faut imaginer Strauss-Kahn heureux. StraussKahn puni mais Strauss-Kahn magnifié. Il devait tout à
ses talents d’acteur. Il simulait si bien. Qui sait s’il ne
finirait pas lui-même par tomber dans le panneau,
sans laquelle l’issue extatique et voluptueuse est
inconcevable […] Mon propos est ici d’illustrer un lien
fondamental : celui de l’extase religieuse et de l’érotisme
– en particulier du sadisme. Du plus inavouable au plus
élevé. Ce livre n’est pas donné dans l’expérience limitée
qu’est celle de tous les hommes […] Ce que
soudainement je voyais et qui m’enfermait dans l’angoisse
— mais qui dans le même temps m’en délivrait — était
l’identité de ces parfaits contraires, opposant à l’extase
divine une horreur extrême. Telle est, selon moi,
l’inévitable conclusion d’une histoire de l’érotisme. Mais
je dois l’ajouter : limité à son domaine propre, l’érotisme
n’aurait pu accéder à cette vérité fondamentale, donnée
dans l’érotisme religieux, l’identité de l’horreur et du
religieux. La religion dans son ensemble se fonda sur le
sacrifice. Mais seul un détour interminable a permis
d’accéder à l’instant où, visiblement, les contraires
paraissent liés, où l’horreur religieuse, donnée, nous le
savions, dans le sacrifice, se lie à l’abîme de l’érotisme,
aux derniers sanglots que seul l’érotisme illumine » (G.
Bataille, Les larmes d’Éros, Paris, Domaine Français,
2004).
354
Narcisse noyé dans son propre reflet ? Se prendre au jeu
du crucifié : une option plus que séduisante à l’heure où
les victimes ont le monopole du cœur. Un monopole qui
ne se partage pas. Il y avait deux victimes – Nafissatou et
lui –, donc une de trop. S’il ne devait en rester qu’une,
Strauss-Kahn serait celle-là. Strauss-Kahn victime, et
donc… Nafissatou bourreau ? Sans doute revenait-il aux
journalistes de rendre les acteurs crédibles dans leur rôle.
Ce serait à la Justice de les y fonder devant la loi. Et
c’était là une autre paire de manches. Une vraie gageure
pour le barreau. Comment solder ce grand
retournement ?
En Justice comme en politique (comme par ailleurs
en sciences, c’est un secret de polichinelle) on connaît
deux manières traditionnelles de l’emporter dans une
controverse : soit en établissant, preuves à l’appui, la
véridicité de sa version des faits ; soit en discréditant son
adversaire. On peut les combiner. C’est rarement
nécessaire. On opte en général pour la plus efficace des
deux. Les meilleures voies étant aussi les plus rapides,
point n’est besoin de préciser laquelle des deux l’emporte.
Le DS-cas n’échappe pas à la règle. D’autant que la
première eut rapidement conduit sur les récifs. L’élément
matériel du crime ne plaidait pas vraiment en faveur de
l’accusé. Il ne pouvait produire aucune preuve positive,
ou témoignage, ou argument, ou quoi que ce soit de
tangible à même de le désinculper ; encore moins
s’appuyer sur sa réputation – son « ethos préalable »
comme disent les pédants et Cicéron – pour se tirer
355
d’affaire. Il n’a d’ailleurs livré aucune version des faits. Il
devait donc faire droit à la seconde option : diffamer la
plaignante. « Calomnions, calomnions, conseillait
Beaumarchais, il en restera toujours quelque chose ».
Ouvrons les vannes à la propagande noire (on reste dans
les tons). Pour calmer les ardeurs de la furieuse banshee,
il faudrait frapper fort. Marquer le coup,
préventivement ; marquer les coups s’il le fallait.
Éliminer toute trace d’humanité dans l’être de la « chose »
Nafissatou. Étouffer la chienlit avant qu’elle ne prenne
des forces. Lui planter des banderilles. La travailler au
corps. Ne pas hésiter à l’écraser comme un cafard si le
besoin s’en faisait sentir. À la réduire en poudre. La fille
était teigneuse, mais Strauss-Kahn pire encore. Nafissatou
comprendrait vite qu’on ne s’attaque pas impunément à
plus fortuné que soi. Ses moyens dérisoires ne lui
laisseraient aucune chance de riposter. Les pauvres
perdent toujours à ce jeu-là. L’écrémage biologique de
dame Justice fonctionnait parfaitement depuis la nuit des
temps. Strauss-Kahn aimait toutefois aider, chaque fois
qu’il en avait la possibilité, aider à faire passer les plus
gros grumeaux dans le siphon, histoire d’accélérer le
processus. Quand on peut rendre service…
Non content d’exalter la « candeur » du prévenu, les
avocats de Strauss-Kahn devraient ainsi rivaliser
d’intelligence pour « noircir » au charbon l’âme de la
sycophante. Ils ne se faisaient guère d’illusion. Ils avaient
en perspective une enquête exténuante dans un milieu
rebelle, immunisé contre la violence, riche d’expédients
356
et de ruses qu’il allait bien falloir déjouer à force de sangfroid, de billets verts et de persévérance. Il leur faudrait
jouer d’éloquence pour changer l’eau en vin. Art
consommé du contraste simultané : à la souillure
physique, ils devraient associer la flétrissure morale. Et
composer une fresque suffisamment crue pour détourner
l’attention des jurés de la présente affaire vers le passé
graveleux de l’immigrée Nafissatou. Diluer, d’abord, puis
concentrer le tir sur ses tribulations : sur un échange
« plus qu’accablant » qu’elle aurait eu dans une prison
d’Arizona avec son fiancé taulard, grand dealer devant
l’Éternel (« ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais » –
accablant, c’est le mot) ; sur « ses mensonges relatifs à
l’obtention du droit d’asile aux États-Unis », rendant
d’avance irrecevables toutes ses allégations de facture
victimaire ; sur l’existence d’un compte bancaire
régulièrement alimenté et de cinq téléphones (les
familles noires n’en ont besoin que d’un, pour contacter
sidi) ; enfin, sur son périple originaire dans son pays
natal, l’Afrique (en Amérique, l’Afrique est un pays). Il
ne resterait plus qu’à concocter le petit panier à preuves.
C’était un job pour les barbouzes. On allait mettre le
Mossad dans le coup. Des gens sérieux, qui avaient fait
leurs classes. Ils fouilleraient ses poubelles (la décharge
héroïque) ; passeraient la rue au peigne fin (cantonnier,
c’est pour la vie). Il y en avait généralement pour tout
l’égout. Si néanmoins, dans le pire des cas, s’ils n’y
débuchaient rien (l’argent n’a pas d’ordures) ou rien
d’assez salace, ils avaient carte blanche pour employer
tous les moyens légaux et illégaux pour atteindre leurs
357
fins : ils mitonneront ; ils inventeront ; ils fondront des
casseroles comme ils savent si bien le faire et les lui
accrocheront au cul avec une agrafeuse à air comprimé.
Ils produiraient des faux. Lanceraient la « guerre du
faux ». Où même, pour s’épargner du temps, ils
commenceraient par ça : produire du faux. Trouver
d’abord, chercher après. La facture du moulage est
comprise dans le salaire.
On se renseigne tout de même un peu. Ce n’est pas
honteux. C’est de bonne guerre. Se documenter est une
démarche saine qui remonte à l’époque où nos ancêtres
n’étaient encore que des macaques dans le Serengeti.
L’information confère assurément un avantage adaptatif ;
reste à savoir comment faire le départ entre la
connaissance et l’intoxication. Qui croire ? C’est le
dilemme du juge. C’est vite tranché dans la savane. Au
dicastère demeure toujours un doute. Les témoins prêtent
serment mais l’accusé, du moins en France, n’est pas tenu
de dire la vérité. La chronique politique est émaillée de
contrefaçon. Des graves et des moins graves. Poivre
d’Arvor interviewe bien Fidel Castro. On ne dira rien de
l’affaire Dreyfus, ni même des Protocoles de l’Okhrana ou
de l’étiage dissimulé de la dette grecque. L’histoire est
faite de falsifications, de distorsions, de tirades
apocryphes et d’aveux directifs. Première esquisse de
l’« instruction », l’inquisition – qui n’eut pas cours qu’au
Moyen Âge (la Renaissance eut son content de braise), ne
fut pas d’abord le fait des prêtres (mais des juristes et de
l’État) et condamna plus de sorciers que de sorcières
358
(malgré Michelet), pour des motifs plus politiques que les
sabbats pérennes des hérésies latentes (Margareth Muray)
–, est en l’instance, emblématique.
Notons – c’est tout à leur honneur – que les
catholiques furent moins expéditifs que les protestants,
lesquels, en termes d’immolation, ont « mis les bûchers
doubles ». Cela du fait que la France « empapaoutée »
disposait avec la cléricature de plusieurs instances de
régulation (abbés, prêtres, évêques et archevêques,
diacres et archidiacres, etc.), les mêmes qu’avaient rejetés
les protestants à la suite de Calvin. Assez pour réfréner
sensiblement leurs ardeurs incendiaires. Plus on se
rapprochait de Rome, moins il y avait de procès ; plus on
s’en éloignait, plus ça flambait. Les protestants refusant
tout maître à penser, c’est-à-dire toute autorité
s’interposant entre leur sentiment et Dieu, faisaient
moins de manière et plus de soirée chamallow. Foin des
paroles, des actes ! « Fini de papauter ! » Ce qui devait
arriver ne manquait pas d’arriver. Les cas de faux
témoignages n’étaient pas rares. La plèbe était docile.
C’est qu’il ne s’agissait pas de fâcher l’inquisiteur. À la
menace pénale, les avocats de Strauss-Kahn ont préféré le
bakchich. Bien qu’ils usassent abondamment de tous les
modes modernes de la subornation (commination,
promesses, pressions), le principal fut à n’en pas douter, la
gratification. Si cela avait marché avec Judas, il n’y avait
aucune raison que ça foire avec des moricauds. Aussi les
avocats de Strauss-Kahn ne laisseraient-ils pas d’arroser
l’entourage pour charger leur dossier. Ils iraient même, à
359
cette seule fin, s’octroyer les services des meilleurs
détectives. On ne « regarde pas à la défense » lorsqu’il
s’agit de défendre une cause payante. D’autant que c’est
moins souvent le juge que son client lui-même qu’un
avocat bien disposé doit d’abord persuader. Il y a du
boulot. Mais les plaideurs ne travaillent pas pour le roi de
Prusse. Et comme s’en affectait Pascal, « combien un
avocat bien soldé par avance trouve-t-il plus juste la
cause qu’il plaide » ! On ne doute pas que DSK se soit
montré, pour l’occasion, plus dépensier que jamais. « Qui
mieux abreuve mieux preuve », dit le proverbe. Pour
mille dollars de l’heure, il avait bien de quoi payer
« l’Attorney général ». À tout pichet miséricorde.
Et pour ne rien arranger, Diallo était une femme. Et
musulmane. Et noire. À croire qu’elle le faisait exprès. La
robe mélanoderme de la camériste ne servait pas sa cause.
La suspicion pèse lourd. A fortiori en Amérique du Nord,
terre d’élection de la « positive action » ; soit du principe
étrange d’après lequel, à compétence égale, tout
employeur est invité à remplir son caddie sur des critères
raciaux. Grave prévention sous les buildings de la Grande
Pomme, fief du « quota » ; soit du rétablissement en
négatif du privilège de sang. On ne se débarrasse pas si
facilement de ses fonds de sauces racialistes. On a
longtemps fait Black à part. Si les Américains ne virent
d’abord dans l’esclave noir qu’un grand enfant, ils durent
bien vite se rendre à l’évidence : c’était aussi un excellent
appât pour la chasse aux alligators. Du reste, la traite,
l’exploitation au Sud, ça vous pose une mentalité. Pas sûr
360
que sous le vernis d’aloi, cela ait tellement changé depuis.
D’où cette tension en Amérique où les courants de pensée
s’agitent, se superposent, témoignent d’une opinion labile
et vacillante, et tiraillée entre les vents contraires de la
mauvaise conscience et de la dhimmitude. Résipiscence,
obamania mais en même temps, détestation de l’islam.
L’Amérique wasp est loin d’être sereine quant à son
sentiment envers les populations noires. Comment mêler
le blues et le country ? Michael Jackson a bien tenté le
café au lait, vainement ; et ce n’est pas l’avènement d’un
acteur noir à la Maison-Blanche qui changera quoi que ce
soit. Certes moins pire que son prédécesseur, con comme
une table, l’homme de service, mais pas plus réformiste.
Dur d’être réformiste quand on a grandi sous le lys et
fleuri sous la rose. Si loin du Bronx, l’on n’est pas cru ; or
un politicard pas cru est cuit. N’allons pas croire, cela
étant, que ce soit beaucoup mieux en France. N’était-ce
pas Jules Ferry, encensé par Hollande, qui déclarait
devant la représentation nationale que « les races
supérieures avaient le devoir impératif de civiliser les
autres » ? Et Léon Blum, que n’a-t-il dit, écrit, expectoré ?
Parmi les têtes pensantes de la quincaillerie, bien a-t-il eu
un seul pour contester le fardeau de l’homme blanc ?
Toute l’intelligentsia battait des mains quand elle fait
aujourd’hui acte de componction. Élites, élus, peuple
d’élus. Blanc, noir. Strauss-Kahn, Nafissatou. Que peut
représenter, aux yeux de Dominique Strauss-Kahn, une
femme de peine ? Cham est l’esclave de Sem. C’est écrit
dans la Bible. C’est dit dans la Torah. Et voilà pas que tout
361
se renverse ! Ah ma bonne dame, il y a plus de saison. On
ne s’imagine même pas l’humiliation…
Et les amis ? Les amis, jusqu’au bout, s’indignent.
S’indignent que l’on puisse reprocher à Dominique
Strauss-Kahn ses frasques berlusconiennes. Non qu’il soit
innocent. Qu’il ait fauté ou non n’est seulement pas le
propos. C’est de lui « reprocher », à lui, l’huile du réseau,
qui était tellement plus qu’un homme, d’avoir fauté qui
leur paraît d’une avanie pendable. N’ont-ils donc rien
appris ? Prendre Diallo de force et la morale par son
envers (phrase réversible), cela peut être aussi faire
preuve de générosité. Le prince frappe à la porte – et
Cendrillon la lui claquerait au nez ? L’ingrate ! Quand un
surhomme comme lui vous fait l’honneur de sa semence,
on serait bien mal avisé de faire des chichis. Quand Zeus
descend en poussière d’or vous visiter dans votre bouge
sordide, vous ne lui refusez pas l’entrée. On peut toujours
arguer de la méfiance instinctive de Nafissatou. C’est un
réflexe de vétéran : on se défie du don des Grecs.
L’invitation – Strauss-Kahn à poils – était trop belle pour
être vrai. C’était un peu n’importe quoi. On ne fait pas
n’importe quoi avec n’importe qui. N’importe qui pouvait
être n’importe qui. Strauss-Kahn était-il bien lui-même ?
Qui sait si sous son revêtement humain, sous son cuir
d’Adonis, ne se tapissait pas une créature de l’ombre :
peut-être un reptilien ; ou un ummite ; ou un esprit ; ou
un efrit ; ou un démon reproducteur en quête d’une
parturiente pour sa progéniture. L’aventure est au coin de
362
la mue. Comme dans ce film de Polanski qui l’avait tant
impressionné. Non, définitivement, elle délirait…
Incube. À cette heure, en ce lieu, ce ne pouvait être
qu’un incube : un être maléfique, chafouin, régurgité des
chaudrons de Lucifer. Incube à l’ardeur sans pareille,
inextinguible, perpétuellement en chasse. Incube artiste
et précurseur des inséminations ; véhiculant, grâce aux
succubes – des « vamps de chevet » –, la semence
corrompue subtilisée aux criminels pour s’adonner à
d’improbables métissages. Incube dont les victimes,
croyant avoir rêvé, lunent quelques mois plus tard des
rejetons étranges et affligés de pouvoirs démoniaques.
Ainsi de l’enchanteur Merlin, une sorte de druide aux
amendes – Diallo n’avait pas eu l’honneur – engendré par
l’incube Ygerne, démon de l’air, entré par effraction dans
la piaule maternelle (et pas que dans la piaule), alors que
la porte (métaphore sexuelle) était fermée à clé.
Qu’importe si c’était elle, Nafissatou, qui avait pénétré la
piaule. L’incube sait s’adapter. Il avait fait ce qu’il fallait.
S’était bien abstenu de répondre lorsque Nafissatou avait
appelé pour s’assurer qu’elle ne dérangeait pas. Il lui avait
tendu un piège. Elle s’y était jetée toute seule, comme
dans la gueule du loup. Peut-être même l’avait-elle désiré
sans en avoir conscience. Sait-on jamais. Elle aurait fait
ses sept minutes de Walpurgis. Un pacte ? Et pourquoi
pas ? Ce serait facile à vérifier. Qu’un pacte soit noué par
l’aspirante au vagin insatiable avec l’une de ces
apparitions, et l’union diabolique laisse une marque bien
visible sur le corps de la coupable. La femme était jadis
363
déclarée une sorcière, et châtiée comme il se devait sur le
bûcher des frères inquisiteurs.
Mais les hiérogamies n’étaient pas forcément
néfastes. Les anges aussi aimaient à prendre du bon
temps. Diallo, peut-être, l’ignorait. Pas sa culture. Pas sa
chapelle. On le dit peu ; mais les mystiques aussi se
voyaient nuitamment surprendre par des entités
positivement membrues. Des êtres de lumière porteurs
d’amour et qui, ainsi que les précédentes, traduisent un
trouble extrême de la sensualité. Peut-être une névrose
consécutive à l’excès d’abstinence et au vin de messe
(vive les vents d’anges !). Les mystiques, elles aussi,
voient apparaître ces formes merveilleuses aux intentions
déterminées. Vers 1240, Hadewijch d’Anvers, béguine et
poétesse flamande d’origine noble, rapporte l’une de ses
irruptions eucharistiques : « Il vint, dans la forme et les
vêtements d’un homme, tel qu’il était le jour où il nous
donna son corps pour la première fois, apparaissant
comme un être humain merveilleux et beau, avec un
visage glorieux ; et il vint à moi aussi humblement que
quiconque veut, totalement, appartenir à l’autre. Après
cela, de lui-même, il s’approcha de moi, me prit
entièrement dans ses bras, et me pressa contre lui et tous
mes membres se sentirent en pleine félicité, et en
complet accord avec le désir de mon cœur et de mon
humanité. Je fus ainsi totalement satisfaite, et pleinement
transportée »…
L’auteur
précise
qu’elle
parle
d’expérience vécue et non d’une hallucination. Elle en est
persuadée ; elle en a « la cornette ». Elle parle
364
d’angélophanie. De rencontre onirique avec des êtres
supranaturels comme d’autres parleraient de contact avec
les petits hommes verts. Plus attrayant tout de même
qu’un enlèvement suivi d’une insémination sur table
d’opération. L’auteur parle de bénédiction. Relation
idéale d’une communion céleste dans l’harmonie des
corps ressuscités glorieux. Diallo ne savait pas ce qu’elle
perdait. Elle perdait d’autant plus que l’occasion ne se
représenterait pas de sitôt. Strauss-Kahn ou pas. Mais,
non, que voulez-vous, la capricieuse rouspète. Pas
jouasse. Le monde a bien changé…
Hommes de bonne volupté
Ingrate. Les amis de Strauss-Kahn trouvaient Diallo
ingrate. Elle ne savait pas sa chance. Plutôt que d’honorer
son bienfaiteur, elle le traînait devant les tribunaux. Les
strauss-kahniens n’entendaient pas en rester là. Cochon
qui dit qui est ; et qui vivra « verrat ». Ils se répandent en
épithètes. Font le tour des radios ; démarchent en quête
de représailles. Bouillants d’indignité, ils jettent
l’opprobre sur l’infâme délatrice. L’humeur va crescendo :
« abjecte », « atroce », « abominable », on atteint vite le
point Godwin. Ils l’auraient mise au bagne pour peu
qu’ils en aient eu le pouvoir. Diallo l’accusatrice aurait
elle seule rempli les trains de la France occupée. C’était
une Thénardier : la preuve vivante qu’on pouvait être
pauvre et ne mériter aucune espèce de commisération. Et
365
ce n’est pas le fait de dénoncer le patriarcat qui
changerait quoi que ce soit au discours infamant de ces
« intellectuels ». Il y avait pire, plus grave que le
patriarcat ; il y avait DSK aux prises avec l’inquisition.
Hier le féminisme, aujourd’hui le droit de cuissage,
d’une lutte à l’autre en fonction des courants. Certains
« penseurs » sont des anémomètres sur pattes. Un seul
exemple, saisissant, de ces retournements de veste : celui
de Jack le moderniste. Depuis des décennies, Jack Lang
caracolait en tête des cortèges de Femen. Épris d’amour et
ivre de justice, il brandissait le bâton de sagesse en
exhortant au bien. Il militait. Soliloquait. Il exaltait la
dignité de la femme, la stricte égalité entre les sexes.
Comme en Norvège. Pour en finir avec le « sexe », il
fallait instituer le « genre » ; leur faire comprendre, à tous
les phallocrates, qu’il n’y avait pas alignement du sexe sur
le genre. Comme en Norvège. Il était engagé ; toute fibre
de son corps. Comminatoire. Sans concession. Ainsi Jack
Lang chantait sur tous les tons que la femme était l’avenir
de l’homme. Et aujourd’hui, ce même Jack Lang, devant
une accusation de viol, nous explique benoîtement qu’« il
n’y a pas mort d’homme »…
Contradiction ? Rien n’est moins sûr. Pas si l’on
présuppose une dialectique latente, une raison de force
majeure. La protection de l’individu peut être mise audessous du caprice libertaire. Question de valeur, de
hiérarchie. On trouve de cela chez Sade. On peut aussi
privilégier les égoïsmes au détriment des valeurs
366
collectives ; ou bien encore songer que le pouvoir
autorise tout, car il n’est rien que l’argent ne puisse
acheter. Alors tout devient lisse. La cohérence reprend
ses droits. Ce n’est pas comme si Jack Lang se réfutait
bêtement. Il n’est qu’à se pencher sur son passif pour
constater que l’homme n’est pas cet être pétri
d’oxymoron que décrivaient les moralistes du XVIIe
siècle. Jack Lang a bien quelques casseroles forgées dans
le même fer. L’Apologie de Strauss-Kahn n’est pas un
isolat. Elle s’articule dans une composition plus large.
Dans une carrière, si l’on ose dire. Elle tient sa place au
sein d’une longue série de revendications, toutes plus ou
moins focalisées sur la question, estimée décisive, de la
sexualité. Jack Lang nourrit, sous ce rapport, une
conception hautement particulière de la nuptialité. Ses
incartades, nombreuses, dénoncent que l’on dénonce les
faits de voirie. Sans doute (qui sait ?) traite-t-il en
connaissance de cause. À ceux qui espéraient qu’après la
fête de la musique, on ne pourrait pas faire pire,
adressons donc cette éloquente compilation…
En 1977, Jack Lang apposait virilement son sceau au
bas d’une pétition publiée dans Le Monde, appelant à
libérer trois malheureux gaillards s’étant livrés sans
ménagement mais « sans violence », à des « rapports
sexuels avec des adolescents de 15 ans »58. C’est le
bouquet de crevettes ! Pour Jack Lang… « ouste ! », hors
du panier à crabe ! La prison n’est pas faite pour accueillir
58
Pétition parue dans Le Monde du 26 janvier 1977.
367
les « amandes » contrariées. Il n’y avait pas à être
mayonnaise d’en pincer pour les jeunes. Les pétoncles
d’Amérique ont aussi le droit d’aimer les belles gambas et
les queues d’écrevisses. Les chaffourés chattemites jugent
comme des huîtres ! Cette assemblée de pince-sans-rire
condamnerait donc les histoires de tourteaux ? Que
trouvaient-ils de Maille aux amours big-hors-normes ?
Raie aux heures noires. Assez d’hypocrisie ! Que celui qui
n’a jamais péché leur jette le premier ver. Et l’ex-ministre
de sonner le buccin. À moi, moutarde de Meaux ! Papilles
fait de la résistance. Jack Lang s’est trouvé un combat
qu’il mènera jusqu’au poulpe. Jack Lang a bien de la
coque en stock pour tenir son fort-la-morue. Bien du
bulot en perspective pour faire valoir sa cause. Et le
sinistre de remettre ça en 1991 en proclamant, à
l’occasion d’une interview donnée au magazine Gai Pied,
son soutien sans réserve à la pédophilie : « La sexualité
puérile est encore un continent interdit, aux découvreurs
du XXIe siècle d’en aborder les rivages ». Voilà qui donne
le thon ! La caravelle navigue à voile et à vapeur. N’ayons
plus peur de nous jeter à l’eau !
Après Foucault et Cohn-Bendit, il ne manquait plus,
dans l’équipage, qu’un ex-ministre de la culture. Jack
Lang avait alors pesé palourde dans la balance. Mais Jack
Lang peut toujours mieux faire. Toujours fougueux, le
chevalier des Arts et Lettres, en 2010, n’a rien perdu de sa
superbe ni de ses convictions. Et c’est avec panache et
couteau de mer qu’il renouvelle l’essai. Vole au secours
de Roman Polanski, certes accusé de crime sexuel sur
368
mineure de 13 ans, mais si bon cinéaste ! De la culture
avant toute chose. On sait pourtant que d’autres ont été
mis sur le carreau pour moitié moins que ça. Cloués au
pilori. On se souvient des déclarations de Frêche, qui lui
valurent son éviction en règle du PS, sa « risibilité »
médiatico-journalistique, ainsi qu’un long-métrage
documentaire honnête comme Caroline Fourrest (aussi
célèbre pour son admiration pour BHL que pour ses
déclarations de plateau. Rappelons que la bêtise a besoin
d’un support matériel pour être stockée – pas pour être
transmise). Plus un parti central tout disposé à lui tailler
durablement et pour jamais une cote des plus poisseuses.
Déclaration du même tonneau que « le bruit et l’odeur »,
que Chirac traîne depuis maintenant trois décennies,
cependant même que tous ont oublié les affaires,
autrement plus graves, du financement du RPR, de
l’évasion fiscale (compte bancaire japonais), de
l’assassinat du juge Borrel et des ventes d’armes à
l’Angola. Le « bruit et l’odeur ». Casserole ou running gag
qui ressurgit chaque fois qu’un antifa spéculatif dénonce
la lepénisation de la droite. « Petite tapette » et « tronche
pas catholique ». On voit venir le populisme de gauche.
Frêche et Chirac, ça ne passe pas. Normal. Ce qui l’est
moins, c’est qu’avec Lang, Strauss-Kahn ou Polanski, la
justice médiatique tacle à front renversé. On pourrait
presque – mais presque – subodorer un deux poids deux
mesures. Mais, non ; et puis, en fin des fins, modéronsnous, « il n’y a pas mort d’homme »…
369
« Mort d’homme ». « Justice ». S’il est une chose dont
la magistrature française puisse réellement se glorifier,
c’est bien de l’abolition de la peine de mort. Coup de
force antidémocratique, si l’on se rappelle que 63 % de la
population française y étaient favorable. Épisode décisif
qui nous renvoie l’image d’un Badinter, autrefois si
fringant dans la dénonciation des malfonctions de
l’institution. Quoiqu’il ait reproché à la justice outreAtlantique, il ne s’entendait pas moins à tresser ses
louanges pour tout ce qui avait trait à la défense des
écroués. N’était-ce pas Badinter, le progressiste, qui nous
vantait avec des trémolos émus le merveilleux berceau
américain des libertés, les beautés de sa procédure
accusatoire, où l’avocat dispose d’autant de pouvoir que le
procureur,
où
l’accusé
bénéficie
de
droits
imprescriptibles, parmi lesquels celui de ne pas répondre
aux interrogatoires ? Si fait. C’est un modèle dont tous
auraient dû s’inspirer. Aussi le juge en titre de la cour
européenne nous prescrit-il de transposer chez nous ce
bienfaisant système, sous les applaudissements des
commissaires et des mafieux de tout poil dont on ne sait
pas toujours très bien ce qui les différencie. Même succès
chez les éditorialistes. Nous sommes en retard, qu’ils
disent. Réactionnaires. Comme toujours. À la traîne. Ils
n’ont de cesse que de casser du sucre. N’ont pas de mot
assez fielleux, assez cruel, pour clabauder le machisme
français, archaïque, inégalitaire ; pour clabauder la
coutume judiciaire française héritée du tyran Napoléon.
Et voilà qu’aujourd’hui ces mêmes éditocrates découvrent
ébaubis les splendeurs du modèle qu’ils abhorraient deux
370
jours avant l’affaire Strauss-Kahn, et les hideurs
contraposées de son antithèse outre-Atlantique qui livre
en pâture un suspect, mains menottées, à l’hallali. On ne
comprend plus. Ou l’on comprend trop bien.
Sauver les appâts rances
L’homme, comme le lapin, s’attrape par les oreilles.
Pour cela, il faut des avocats. Plusieurs, c’est mieux. Pas
n’importe lesquels. Des bons, des murs, des calibrés droits
dans leurs bottes. Il faut des avocats de concours. Des as
des causes perdues comme on n’en trouve qu’à la City (les
buses-y-naissent). Une salade d’avocats blanchis sous le
harnais, maîtrisant l’art agonistique d’accommoder en
sauce les contre-attaques et de parer les coups. On dit
d’un accusé qu’il est cuit quand le siens ne sont pas crus.
Pour gagner son procès, il fallait donc à DSK des orateurs
hors-pair. Où dénicher ces perles rares ? Strauss-Kahn
n’en savait rien. Une chance pour lui qu’il comptât dans
son entourage quelques amis bien renseignés. Entre
copains, tout est commun. On saurait dégoter pour lui
des ténors du barreau. Avant que d’en venir au procès tel
qu’il aura lieu (ou justement, n’aura pas lieu), amusonsnous à décliner quelques options de sauvegarde qu’une
défense « positive » aurait pu développer. Les plaidoyers
ont cela d’intéressant qu’ils ne vont jamais sans armature
philosophique. Trois stratégies, doctrinairement fondées,
méritent notre attention.
371
(a) Point n’est besoin d’explorer très avant l’histoire
de la pensée pour dégoter pléthore de philosophes
intoxiqués de mystique, séduits par la première de ces
propositions. Des peccants amoraux, dévergondés pour le
principe, et dont les hurlements d’extase impure s’élèvent
chaque fois que l’amour tarde – de Dijon –, lugubres et
sataniques, au cours des nuits sans lune. L’avenue est
pleine de ces moines sombres, soucieux de trouver
l’illumination au terme d’un itinéraire tortueux qui eut
ses zélateurs et ses moments de gloire. Le toboggan des
transgressions rutile d’une fine pellicule de vaseline. Ils
furent nombreux à dévaler la pente sans pouvoir ralentir
le cours de leur dérèglement. Il conviendrait, pour mieux
nous figurer la puissance dialectique et l’attractivité que
revêtait une telle alternative, de replacer celle-ci dans son
contexte d’époque. L’Amérique puritaine, démonstrative
et pratiquante, aurait sans doute mal digéré l’argument
homéopathique de Carpocrate l’Alexandrin, le chef de
file de cette école du vice. Songeons que ce dut être bien
pire au temps des cathédrales. Précisément, de quoi
retournait-il ? Qui était Carpocrate ? Baissons d’un ton, et
évoquons du bout des petites lèvres un philosophe
« couillu », gnostique du IIe siècle après J-.C., et dont
l’enseignement pourtant peu catholique allait connaître
une abondante postérité. On doit à l’« homme qui jouit »
un manifeste perdu (pas pour tout le monde), intitulé Sur
la justice, dont le propos aurait été le bon usage du sexe
en religion. Non point dans la lignée des traités de
scriptorium, de ceux qui énoncent et dénoncent les
372
normes et les déviances, dressent des pénitentiels
(recueils tarifant les péchés) ou se font foi d’incriminer
les scientia sexualis par acescence et fiel de n’y pouvoir
toucher. Un manifeste à rebrousse-poil, faisant l’apologie
décomplexée de la débauche. Ce n’est que tardivement,
dans le courant du XIe siècle, que les érudits de la
chrétienté devaient redécouvrir par ses fragments cet
érectile flambeau du paganisme antique.
Or l’attirance, tout comme le rire, procède du
décalage. Il porte sur l’extravagant et l’interdit. Les
psychologues appellent cela la « réactance ». Nous
jugeons d’autant plus intéressante – d’autant plus
aguichante – l’option dont on nous prive. Le fait que la
cigarette, l’alcool ou les revues pornographiques soient
consignées aux moins de 18 ans est leur meilleur atout. La
mise au ban de la sexualité par les Pères de l’Église (peu
transparents sur la question de la leur) a beaucoup fait
pour la rendre attractive. À l’heure où les anachorètes,
dans leur combat nocturne contre Satan, œuvraient de
toutes leurs forces – les techniciens de l’ascèse y
insistaient – à triompher des images adultères
qu’accumulait comme une éponge leur mémoire
névrosée, d’autres anti-mystiques en bombe aérosol
bénissaient activement « la Verge et tous les Seins ». On
lisait tranquillement chez Carpocrate l’affirmation selon
laquelle, afin de briser sa carapace de chair et de
s’affranchir de la tyrannie des anges, il incombait de
perpétrer toutes les espèces d’ignominie dont beaucoup
défiaient l’imagination. Sauter sur tout ce qui bouge et
373
toutes les occasions – les ternes comme les délectables –
pour peaufiner son ars erotica. Faire fructifier toutes les
humeurs de sa carcasse de nuit, porteuse d’ithyphalliques
fétiches et de gonococcies. Décrocher des patères austères
et des navets Maria. Damner la Vierge pour se faire pâtre.
Se livrer sans complexe ni restriction au blitzcoït des
mystères d’Eleusis. Recommander l’ébat, le chancre et la
lubricité, tremplin d’accès au septième ciel. Se dégager
jusqu’au dernier centime des dettes cosmiques et
corporelles, le corps n’étant jamais, au demeurant, qu’une
contraction homologique de l’univers. Ce n’est qu’alors,
une fois commises toutes les actions – les bonnes comme
les mauvaises, et surtout les mauvaises – que l’homme
pourra enfin se délivrer de ses passions, et recouvrer,
dans la lumière, la dignité de sa première nature.
Près des cieux, loin du chœur. C’est à une femme
galante de licencieuse mémoire, la présidente Drouillet,
que l’on attribue l’adage selon lequel le plus sûr moyen de
vaincre la tentation était d’y succomber. Il y avait là, dans
ces hiérogamies, plus que de l’abandon, quelque chose
d’ineffable, d’irrésistible qui relevait à coup sûr de la soif
de pouvoir et de l’impotentia coeundi. Telle était donc la
voie – étroite – que se serait efforcé de suivre Dominique
Strauss-Kahn. Ainsi Strauss-Kahn n’aurait-il pas fauté.
Bien au contraire : il suivait simplement le cours tortueux
de son anagogie. Il observait les rites, se purifiait, il
méditait « en profondeur », en adepte éclairé du judaïsme
franckiste. Il cheminait sur la voie spirituelle de son
sabbataïsme. Il faisait ses mitsvot aux quatre points du
374
monde : au FMI, au Sofitel, chaque fois que ses horaires
de travail lui permettaient de prendre du bon temps.
L’affaire Nafissatou ne représentait qu’une étape
naturelle, si l’on ose dire, coloscopique de son élévation.
Vu sous cet angle, c’en devenait presque légitime. Quand,
au surplus, on peut joindre l’utile à l’agréable…
(b) L’Amérique puritaine, pharisaïque et militante
n’aurait sans doute pas fait meilleur accueil au plaidoyer
de l’ascèse sybarite. « Ascèse » retrouve ici le sens que lui
prêtaient les Grecs, celui d’une « pratique de soi »
(Foucault), d’un exercice constant de subjectivation.
Ascèse aux antipodes des recommandations chrétiennes,
à contre-emploi des idéaux de chasteté, de tempérance et
de renoncement à soi. Une manière, par le vice,
d’atteindre à la sainteté ; parce que le genre humain est
ainsi fait qu’il « a besoin de ce qu’il y a de pire en lui s’il
escompte parvenir à ce qu’il y a de meilleur » (Nietzsche,
Ainsi parlait Zarathoustra). Devise dont le régime nazi
saurait assurément quoi faire. Le philosophe qui, lui,
n’était pas compromis comme sa frangine, n’avait pas son
pareil pour dénoncer les privations aveugles que
s’imposaient les serviteurs de Dieu. L’« abbé s’en mêle »
pour Nietzsche – même dans le gratin –, et tout de suite
ça « va tiquant ». C’est un attrape-bigot. Il n’y a rien
d’étonnant à ce que, dans l’horizon d’une spiritualité qui
suspecte le corps et conçoit la sensualité comme une
prison pour l’âme, les différents échelons de la sainteté
soient le reflet de la proximité ontologique du Créateur et
de la créature ; et que cette gradation elle-même soit
375
tributaire du rapport établi entre le fidèle et la sexualité.
Les moines les théologiens n’ont de cesse que de
présenter la voie de l’asexualité (contrainte ou consentie)
comme un modèle à vivre. On distingue dès les premiers
siècles plusieurs options qui sont autant de bornes
kilométriques sur le chemin de l’élévation : vierges,
continents et mariés progressent inégalement vers Dieu.
On considère la chasteté comme une vertu axiale,
condition nécessaire – non suffisante en soi – pour rendre
à l’homme l’éclat de sa première nature. Ascète, il se
rapproche d’Adam. Il se rapproche des anges. Jésus luimême en veut pour preuve qu’« il y a des eunuques qui se
sont rendus tels à cause du Royaume des Cieux ». C’est
donc « la chasteté [qui] fait monter les vierges au ciel ». Et
au rideau, c’est Rocco Siffredi.
Comme rien n’est simple en ce monde fait de
tentations, la lutte est souvent vaine, le combat
redoutable et les étapes nombreuses avant l’apothéose.
Puritain de vie… Théoricien du monachisme occidental
au Ve siècle après J.-C., le roumain Jean Cassien en décrit
six dans ses Institutions cénobitiques, s’échelonnant de la
résistance à la pulsion jusqu’à l’absence totale de fantasme
sexuel, durant le sommeil. Adieu la pollution. La chair,
enfin, se soumet à l’esprit. C’est cet « âpre et dur » combat
que se sont efforcés d’organiser les promoteurs de la règle
de saint Benoît. Le moine renonce au monde pour mieux
atteindre Dieu ; la clôture monastique bénéficie à sa
recherche. Le monastère n’est pas un hôtel quatre étoles,
mais c’est une bonne nef. Tel le village des Schtroumpfs,
376
son autarcie travaille à ce que « les moines n’[aient] pas
besoin de se disperser au-dehors, ce qui n’est pas du tout
avantageux pour leurs âmes » (Règle de saint Benoît, 66,
6-7), il ne peut que « cloître et embellir ». Si les
communautés bénédictines écloses par centaines d’Italie
en Bretagne et d’Espagne en Germanie, ne pratiquent
plus avec la même rigueur les techniques ascétiques
inhumaines que s’infligeaient les ermites de la Thébaïde
(prière larmée, privations en tout genre et componction
du cœur), elles ménagent cependant, en marge du travail
manuel et de la Liturgie des Heures (Opus Dei : l’amour
du travail à complies…), une large place aux macérations,
aux frugalités et aux jeûnes (« qui paie ses diètes
s’enrichit ». Légats du monastère ont tous l’esprit de
famine) susceptibles d’atténuer l’appel de la
concupiscence et, du même coup, les risques d’émission
nocturne. Viser « l’apnée des songes » pour s’affranchir
des « songes d’une nudité ». Pour que l’homo, ça pionce
tranquille, et qu’il n’ait plus Lisieux cernés.
Le célibat : telle est le pis-aller des saints. Telle est la
condition majeure de l’efficacité de la grâce. Telle est
l’ultime raison de l’exhortation des doctrinaires à
l’abstinence et, aux temps grégoriens, de la contrainte du
« célibat des prêtres » (il s’agissait en fait d’empêcher
l’appropriation par les familles des biens immobiliers de
l’Église et de ne pas avoir à verser une pension pour toute
la maisonnée). Il est la marque d’une pureté qui départit
de l’ordinaire des créatures les êtres supérieurs. Il offre
d’échapper à l’impureté du monde et garantie à ses
377
tenants un statut éminent, « sur la terre comme au ciel ».
La supériorité des oratores (les clercs) sur les bellatores et
plus encore, sur les laboratores – (lumpen-)proletariat de
l’Ancien Régime – est directement liée au renoncement
qui les caractérise en tant que caste. Dès lors la chasteté
de la cléricature (qui force évidemment l’admiration des
autres), confère à ce dernier sa légitimité morale face au
troupeau des égarés. Une métaphore prisée des
vaticinateurs consiste à comparer l’esprit à une terre
arable. L’esprit d’un chaste, considèrent-ils, récolte cent
grains pour un semi de cent, celui des continents soixante
quand les conjugati écopent de moins d’une trentaine de
leur investissement. Et pour les libertins, pour les
incontinents, peanuts. Ils n’ont pas fini d’emblaver. La
meilleure affanure revient aux abstinents. Abstinezvous ! Il faut semer(ler) de tout, se recueillir pour
recueillir. On aide bien au bon Dieu à faire de bons blés,
diront bientôt les protestants. Cette conception –
capitaliste avant la lettre – de la ruée vers l’orge n’a pas
beaucoup servi la réflexion avançant le mariage comme
un « remède à la concupiscence », un palliatif limitant les
dégâts et préservant de la damnation les croyants
incapables de réfréner leurs appétits.
Et voilà pas qu’un groupuscule vomi de ce que
l’Antiquité avait de plus païen menace de tout gâcher !
Des sybarites qui se prétendent des sages se mettent à
professer
des
rapprochements
contre-nature.
Blasphématoires. Ils prêchent, prêtres de l’ombre, des
pratiques diaboliques. Ils pervertissent les âmes en
378
prétendant les purifier. Ils ont la chasteté, la continence,
la tempérance dans le collimateur. Ils exècrent les
vierges. On comprend mieux, en un pareil contexte,
l’impératif qu’il y avait à juguler cette licence hédoniste.
À faire comme si le mal n’avait jamais eu lieu. Mais à
quoi bon le nier ? Ses évangiles, déjà, s’échangeaient sous
le froc. Cet évêché du vice connut dans son histoire
d’innombrables adhérents. Il eut continuellement ses
promoteurs, actifs à toutes les époques. Maintes sectes,
écoles, doctrines s’en revendiquent à l’heure d’Athènes,
soit qu’il s’agisse des Phibionites, numérologues du sexe,
des Barbélognostiques amateur de fœtus ou des obscurs
Ophites. Cependant même que les orphiques enseignent
à se déprendre des écales corporelle, que les
pythagoriciens balancent de jeûnes en purifications, que
Socrate condamné réclame sa délivrance, d’autres
hurluberlus appellent depuis les gorges à d’infinies
partouses et jeux initiatiques. Les avocats de Strauss-Kahn
n’auraient pas dédaigné ces figures inspirantes, à même
de conférer un halo de sens à des comportements que la
morale réprouve. Encore faut-il, pour les trouver, oser un
pas en marge de l’historiographie scolaire. Stoïcisme,
cynisme, épicurisme, idéalisme ou scepticisme ne rendent
qu’une image déformée, partiale et idéologique de la
philosophie antique. Bien trop rationaliste. L’inspiration,
la religion, les tourbes de fornications y sont aussi
présentes que les mystères, les magiciens et les oracles.
Socrate lui-même se piquait d’un daïmon, inspiré qu’il
était par la théia moïra.
379
L’autre registre de la démence philosophique
s’illustre dans le bocage antique autour de noms que la
bienséance ne prononce pas sans honte. Les épithètes
fleurissent autour des patronymes illustres de Valentin le
pneumatique, de Nicolas lappeur de sperme, de Basilide
le godailleur, de Simon le magicien dont l’influence
perverse et thaumaturge défiait celle de Jésus, de
Lampèce suceur d’huîtres ou d’Épiphane goret
métaphysique. Faute de léguer une œuvre, tous ont laissé
une marque indélébile – voire un trauma – dans l’histoire
des idées. Que de légendes n’a-t-on pas racontées, que de
gestes érotiques autour de ces chanoines lubriques de
toute maturité – convers, oblats –, qui banquettent sans
vergogne, copulent, se frottent le lard (mieux vaut lard
que navet) ; qui confectionnent avec délice des pâtés
d’homoncules ; excellent dans la cuisine du sacrifice, dans
les méchouis sanglants de placenta poivrés qu’ils
recouvrent de miel pour d’incestueux sabbats.
Il semblerait que les premiers gnostiques aient tiré
toutes les conséquences de la théorie des atomistes
voulant que l’âme réside et migre par le truchement des
sécrétions sexuelles liquides. Le fait d’engendrer revenait
dès lors à faire le jeu de l'Archonte maléfique ou du
mauvais Démiurge, auteur de la matière. L’avortement
prévenait la réclusion dans ce « tombeau de l’âme », fléau
de l’Ennoïa. Rien que de très logique. Voici comment le
380
Panarion
59
légué par Épiphane, évêque de Salamine de
374 à 377 apr. J.-C, évoque ces ragoûtants festins : «
Lorsque l'un deux [gnostiques] a, par inadvertance, laissé
sa semence pénétrer trop avant et que la femme tombe
enceinte, écoutez ce qu'ils osent faire de plus abominable
encore. Ils extirpent le fœtus dès qu'ils peuvent le saisir
avec les doigts, prennent cet avorton, le pilent dans une
sorte de mortier, y mélangent du miel, du poivre et
différents condiments ainsi que des huiles parfumées
pour conjurer le dégoût, puis tous les membres de cette
communauté de porcs et de chiens se réunissent, et
chacun communie de ses doigts avec cette pâte d'avorton
»60.
L’évêque n’avait encore rien vu. Son immersion
discrète dans le milieu gnostique lui permit également de
se familiariser avec la pratique ancestrale du coïtus
interruptus (les avortons naissant par accident). Le
sperme recueilli lors des orgies sexuelles était offert en
libation au Christ. Le sang menstruel était réduit en élixir
59
Ou « armoire à médecine » : ensemble de « remèdes »
thésaurisés en sept volumes destinés à combattre les «
poisons » de l’hérésie. Au nombre de quatre-vingts, les
hérésies. Vingt antérieures au christianisme ; soixante qui
lui sont dérivées.
60 Épiphane de Salamine (Epiphanius Constantiensis),
extrait du Panarion reproduit dans Les Gnostiques, trad.
J. Lacarrière, Paris, Spiritualités Vivantes, Albin Michel,
1994.
381
(ou bien en sauce pour les fœtus ?, puis consommé par les
adeptes. Au-delà des exagérations de bonne guerre de la
part d’un apologète de la religion chrétienne, ces
descriptions dénotent une résurgence des anciens rites
païens de la fertilité, au cours desquelles le sperme
pouvait être dédié à la Terre Mère en vue de garantir
l’abondance des récoltes61. Ainsi pourrait-on lire dans la
cérémonie de l’absorption une transposition au « corps du
Christ » de superstitions agronomiques : « Et ce couple
pitoyable, une fois qu'il a fait l'amour, élève vers le ciel
son propre blasphème : l'homme et la femme recueillent
dans leurs mains le sperme du mâle, s'avancent les yeux
au ciel. Leur ignominie dans les mains, ils l'offrent au
Père en disant : "Nous t'offrons ce don, le corps du
Christ." Puis ils le mangent et communient à leur propre
honte en disant : "Voici le corps du Christ, voici la Pâque
pour laquelle souffrent nos corps..." Quand ils
s'abandonnent frénétiquement entre eux, ils souillent
leurs mains de leurs sécrétions honteuses et ils se lèvent
et prient, entièrement nus, les mains polluées, comme si
un tel acte pouvait leur permettre d'avoir directement
accès à Dieu »62.
Ainsi vont les hiérogamies. Tous à la queue leu-leu,
peccamineux, se montent en enfilade comme une
61
Horus fils d’Osiris, dans la mythologie de l’Égypte
antique, répand son sperme sur des laitues. Son oncle
Seth mange les laitues.
62 Ibid.
382
brochette de débauchés. Une vie de bâton de chaise n’a
rien toutefois d’une vie facile. Il faut avoir des tripes. Il
faut tenir à s’entretenir, se constituer une santé de fer – et
pas que la santé – pour supporter les rythmes endiablés
que les saints nus s’imposent. Cadences d’enfer mais
nécessaires. La sagesse vient dans la pratique. Celle de
tous les péchés : il faut de tout pour faire de l’éclectisme.
Il s’agissait d’éviter les coups de griffes en attendant que
le dieu fît son œuvre. Beaucoup abjurent en cours de
route. Seuls les meilleurs atteignent l’illumination.
Strauss-Kahn est de ceux-là. Ainsi Strauss-Kahn n’auraitil pas fauté. Bien au contraire : il prolongeait à sa manière
les rituels ancestraux d’une pratique dissidente. C’était un
philosophe né deux mille ans trop tard. Mieux vaut têtard
que jamais…
(c) L’Amérique puritaine, chafouine et grimacière
n’aurait pas davantage goûté aux conséquences du
panglossisme arithmétique. L’esprit humain n’est pas
contraint par la licéité de la convenance. Il aime à se
risquer à des argumentaires plus torves. La relecture
perverse du postulat du « meilleur monde possible » en
offre une redoutable illustration. Ce raisonnement
s’affiche comme l’un des innombrables et des plus
inquiétants détournements auquel a donné lieu la pensée
de Leibnitz. Que dit Leibnitz ? Leibnitz prétend que
Dieu, dans la diversité des mondes qu’il aurait pu créer, a
choisi de créer le meilleur monde possible – et non pas
l’idéal. Le mal existe ; du moins « pour nous », Leibnitz ne
le nie pas – quoiqu’en ait dit Voltaire (Voltaire
383
n’entendait goutte à la philosophie). Le mal existe sous
ses trois formes : physique, métaphysique, morale.
Comment rendre raison de l’existence du mal ? Comment
concilier Dieu, un être bon, parfait, avec l’omniprésence
de l’injustice, de la souffrance et de Margaret Thatcher ?
La Monadologie répond par une théodicée de la
perspective. Le mal existe selon nos vues, parce que nous
voyons mal, nos verres sont trop étroits. Le mal est le
point de vue du myope, il est une vue de l’esprit. Car c’est
au pied du mur qu’on voit le pied du mur. Au pied du
mur, on ne voit pas l’œuvre. Faute de recul, l’ensemble
est éludé. On ne voit du monde que le détail – où
s’accomplit le mal parce que le diable y loge. Mais
l’œuvre n’est jamais qu’une somme quantitative de ces
détails, et sa beauté, rien d’autre que le pendant qualitatif
de leur agrégation. Le fait logique d’une neutralisation
arithmétique des maux que nous y projetons. Le mal
existe parce qu’il est un placement. Dieu le tolère, il ne le
connaît pas. Il est une perte nécessaire pour un surcroît
de bien. Le mal est un investissement (le siècle de
Leibnitz, le siècle des Lumières, fonde le libéralisme).
Capitaliste avant la lettre, Leibnitz escompte du mal une
rente métaphysique. Le mal est donc un bien, autant qu’il
contribue au mieux. Le mieux n’est pas l’ennemi du bien.
Il contribue à l’optimisation de l’ensemble. Tout mal est
relatif, et c’est donc mal penser que de penser le mal.
En voilà pour la version soft. Nous n’aborderons pas
la question de savoir comment Leibnitz peut inférer du
mal dans la partie le meilleur dans le tout. Cela ressortit
384
aux assertions métaphysiques gratuites dont tout système
– même scientifique – est tributaire. Raison pourquoi
nous évoquions le « postulat » du meilleur monde
possible. Cela posé, ne différons pas plus notre exposé de
l’inflexion perverse à laquelle s’exposait nécessairement
une telle doctrine. Résumons-nous : le mal des uns fait le
bonheur des autres. À quelque chose malheur est bon. De
là s’ensuit que la somme de biens produite est toujours
plus élevée que le mal investi. Allons plus loin – trop
loin63 : la somme de biens produite est indexée, et donc
comptable de l’étiage du mal. Plus on mise gros, plus on
récolte. Puisque Leibnitz le dit. Voilà. Vous y êtes. Plus il
y a de mal, sous-entendu, plus on fait de mal, plus il y a
de bien. Le criminel se révèle être un saint, le saint un
égoïste. Le criminel est un cadeau que Dieu octroie aux
hommes pour leur félicité. Rien n’interdit alors, au vu de
ce qui précède, de prendre les devants : de faire soi-même
le mal pour produire davantage de bien. De faire soimême le mal par charité chrétienne. On s’y laisse
aisément tenter. Tout cela se justifie très bien. C’est
même recommandé (merci Leibniz). Les apparences, sous
ce rapport, ne préjugent rien des intentions. Les
apparences sont sacrifiées au profit des effets. Celles-là
peuvent être ignobles, et ceux-ci salutaire. On n’en
demande pas plus.
63
Ce qui n’est pas la meilleure idée que nous aurons
conçue dans la journée…
385
Reste à savoir pourquoi, au vu de si brillantes
cavillations, on compte en dernier ressort si peu de
candidats. Magnotta, Breivik, Barroso, tout ça ne casse
pas trois pattes à un canard. Regardons-y d’un peu plus
près. Le crime est loin d’être payant pour celui qui s’y
colle. Qu’a-t-il à y gagner ? Un éclair de satisfaction. Un
soulagement chronique. Une brève détente, du genre
bouton qui gratte, avec toujours à l’arrivée le risque de se
faire prendre. Il n’y a pas de droits d’auteur en matière de
compensation. On récolte moins que ce que l’on sème. En
l’occurrence, bien moins qu’on serait tenté de le croire.
C’est en revanche beaucoup de temps et d’énergie gâchés
pour peu de résultats. Même à songer que résultats il y
ait, on ne peut jamais savoir qui en tirera profit. C’est
toute la force et la faiblesse de l’équation de Leibnitz.
C’est comme faire un placement dont quelque part,
quelqu’un, récolterait les fruits. Cui bono ? Quels fruits ?
C’est bien toute la question. Leibnitz faisait valoir que
quand bien même ce bien surnuméraire n’aurait pas prise
sur Terre, il profiterait aux habitants du ciel, des océans,
ou d’autres astres participant de notre monde – le
« monde », n’étant effectivement pas limité à notre écrin
local. Il se pourrait que le mal soit nôtre et que le bien ne
soulage un peu, dans une obscure prison du Kazakhstan,
au fond des mers ou quelque part sur une exoplanète, la
souffrance anonyme d’une créature de Dieu. On ne peut
donc nier qu’il faille une certaine forme de courage, de
« désintéressement » pour consentir au sacrifice. Car c’est
bien là ce dont il est question : d’un sacrifice. Le mal
commis se paie toujours – et ne paie pas toujours. Bien
386
mal acquis ne profite jamais… qu’aux autres. Il faudra
donc s’en contenter. Donner de soi ; donner
libéralement. Se résigner à ne jamais voir la couleur de la
rente. Cela suppose une certaine dose d’abnégation. On
comprend mieux que peu s’y risquent.
Mais peu n’est pas Strauss-Kahn. Au nombre des
puissants que la fortune rend solitaire, Strauss-Kahn fait
figure d’exception. Lui n’a jamais reculé. Lui n’a jamais
requis aucune pension de reconnaissance 64. Strauss-Kahn
spécule à perte, sans regarder à la dépense. Il s’y prête
même avec une épatante ferveur depuis son intronisation
à la tête du fonds monétaire. Car monétaire ou pas, ce
n’est qu’en touchant le fonds qu’on touche au fond de
l’affaire. Le fond de l’affaire, c’est le petit délit au
bénéfice duquel s’accomplirait le plus grand bien qu’il
soit possible d’imaginer : la suspension définitive de sa
carrière politique. L’avenir de Dominique Strauss-Kahn a
pris du plomb dans l’aile, encore plus dévalué qu’un titre
de la dette grecque. De la même manière qu’il faut
remercier Judas d’avoir trahi Jésus (car sans Judas – le
petit mal –, Jésus ne serait pas mort en Croix ni les
chrétiens sauvés – le plus grand bien –), il faut donc
remercier Strauss-Kahn d’avoir troussé Diallo. À plus
forte raison si l’on convient que même pour un grand
malade, trousser Diallo ne devait pas être qu’une partie
de plaisir. Diallo n’était pas un mollusque de toute
première fraîcheur. Elle n’avait rien d’une « bombe
64
Et il valait mieux….
387
anatomique ». S-K n’a pas manqué de courage. Il a
souffert pour nous. Il aurait pris sur soi de se saborder luimême, nous épargnant cette peine. Un peu à la manière
de ces criminels qui laissent volontairement des indices
dirimants sur la scène du massacre (ils y reviennent
toujours), conservent leur bébé mort au congélo ou
titillent la flicaille par lettres interposées. Histoire qu’on
les arrête, et qu’on les arrête vite. Qu’on les arrête avant
qu’ils ne fassent pire. Ce qui pour Strauss-Kahn, pour peu
que l’on souscrive à la logique compensatoire du
philosophe de Hanovre, eût signifié la fin de la faim dans
le monde. Aussi les avocats de Strauss-Kahn auraient pu
faire valoir qu’il se trouve davantage d’éthique qu’il n’y
paraît dans cette affaire Diallo. Loin de songer à mal, il
aurait apporté sa pierre (dans le détail) à l’édifice (du
meilleur monde possible). Ainsi Strauss-Kahn n’aurait-il
pas fauté ; bien au contraire. Nafissatou ? Hommage
collatéral. « Une de perdrix, dix de retournées ». Et puis,
comme on dirait chez nous, une demoiselle partie, c’est
dix copains qui reviennent…
Voilà quel tour aurait pu prendre une plaidoirie
moins autistique, moins réactive, plus « bifidus active »,
que celle qui fut effectivement fourbie. Une plaidoirie qui
n’aurait rien nié du tintamarre sexuel de la suite 2806,
mais l’aurait, au contraire, légitimé par un coup de force
comme on en voit rarement. Avouons que ça aurait eu de
la gueule ! C’eut été suicidaire, mais ç’aurait eu de la
gueule… Il n’en fut rien. Au lieu de cela, l’audience eut
droit – et nous avec – à un de ces morceaux de silence
388
éternel à réveiller les morts. Une came-aux-rats aussi
décevante que lâche. Préméditée et concertée dans le
secret du barreau. Les avocats de Strauss-Kahn
n’ignoraient pas qu’en Amérique, il n’est aucune
accusation que l’absence de justification ne puisse écarter.
Qui ne risque rien ne perd rien. Ce dont on ne peut
parler, ruminait Wittgenstein en conclusion du
Tractatus, il faut le taire. Ce dont on ne veut parler à plus
forte raison. Alors on reste calme, on ne pipe mot, et on
attend que ça passe comme une lettre à la poste. Et cela
passerait comme une lettre à la poste. Voilà qui est dans
l’ordre des choses. Il faut raison garder : si même les juges
se mettent à donner gain de cause à tous les gens qui ont
raison, on ne sait plus où on va…
Gagner la coupe des vices
Les avocats de Strauss-Kahn ont sans doute eu raison
de ne pas trop en remontrer. Si les défenses
précédemment citées sont soutenables en théorie, il s’en
faut de beaucoup qu’elles le soient en pratique. Faire
carrière dans le crime, faire l’unité des vices sont des
projets casse-gueule.
Devenir le Mal ? Un programme peu banal dont on
peut craindre qu’il ne soit, et qu’il ne reste, qu’un point
sur l’horizon. Qu’il demeure à l’état de mauvaise
intention. Ce n’est pas tant qu’il ne suffise d’une vie pour
389
s’exercer au vice (certains s’en sortent très bien). C’est
bien plutôt que le Mal ne se laisse pas si facilement
substantiver. La substantivation, nous prévient
Wittgenstein, est le premier moment de la
substantialisation. Comme la civelle, on peut agripper le
mal au creux de la paume ; mais impossible de le retenir,
il se dérobe, liquide, s’adonne au délit de fuite. Il vaque
aux abonnés absents. Parler de Mal, parler du Mal comme
d’un être efficient, performatif, ne peut dès lors qu’être
un abus de langage. Ou une figure de style : l’allégorie.
Les philosophes n’ont pas fait défection pour penser cette
allégorie. On compte parmi les plus illustres
contributeurs à la disquisition du mal Platon, saint
Augustin, Malebranche, Leibnitz, (Pierre) Bayle, Kant,
Wolff. Tous pour s’accorder en cela que le mal est trop
pluriel pour être subsumé sous l’unité d’une
dénomination. Physique, moral, métaphysique, pour
reconduire ici la distinction de Leibnitz, le mal a ses
entrées dans toutes les sphères de la philosophie.
Il est aussi « mal d’injustice » comme le démontre
Kant, s’illustrant selon les figures de l’injuste comblé (mal
de scandale) et du juste persécuté (mal de préjudice). Ce
qui fait dire à Wolff (par ailleurs fervent aficionados) que
le mal, en ce sens, résulte d’une inadéquation entre le mal
commis (la faute) et le mal subi en retour (le châtiment),
lorsque ce châtiment s’avère inexistant ; ou bien entre le
mal subi d’abord et l’innocence de l’être qui le souffre.
Job a souffert ; il était innocent. Si Dieu lui rend son bien,
rien n’effacera sa perte. Le démon gagne à tous les coups.
390
Un tel mal d’injustice peut donc être ramené à une affaire
de mauvaise distribution : distribution de la fortune et les
afflictions indifférente aux œuvres des individus. Il ne le
peut être aussi à une question de disproportion. Adam et
Ève entament le « fruit » (pomum, et non la « pomme »)
de l’arbre de la connaissance, perversement dressé par
Dieu au centre du jardin d’Éden. Et ce seul geste
condamne l’humanité à la mortalité, à la souffrance, à
l’accouchement et au labeur, et à la faim, et à la
peccabilité. Cette désobéissance, appelée « faute » qu’il
n’était pas, du reste, en leur pouvoir de ne pas
commettre. Comme l’écrit Jules Renard, « le péché
originel peut aussi être considéré comme la conséquence
d’un défaut de fabrication ». De ce péché originel procède
le libre arbitre, qui dédouane Dieu du mal métaphysique.
L’homme est puni parce qu’il doit s’amender ; et par ses
propres forces, aidées de la grâce (cf. saint Augustin),
devra renouer avec son innocence.
Mais l’animal est-il puni d’avoir fauté ? Qu’aurait
pensé l’évêque d’Hippone de la souffrance animale ? Plus
fondamentalement, comment saint Augustin concilie-t-il
le libre-arbitre avec sa théorie de la prédestination niant,
contre Pélage, le salut par les œuvres ? Autant de zones
d’ombre et d’apories, de réponses qui n’en sont pas, de
faux-fuyants qui donnent un aperçu de la complexité
philosophique
irréductible
d’une
problématique
congénère à l’esprit. Le mal n’est mal qu’en tant qu’il est
inexplicable : s’il devait s’expliquer, le mal disparaîtrait.
Le mal n’a pas de raisons, seulement des formes. Le mal a
391
plus de formes que nous ne serons jamais capables de
l’imaginer. Parler de Mal, parler du Mal comme d’un
concept clos ne peut dès lors qu’être un abus de pensée,
une non-pensée : on ne peut penser le mal sans le réduire
à l’une seulement de ces instanciations. Le mal n’est pas
que la somme agrégative des vices. Il est aussi
souffrances. Il est aussi dévastations, épidémies ; il est
encore les quatre engeances célestes et mystérieuses qui
suivent, dans la vision de Jean, le bris des quatre sceaux :
il est la guerre, il est la mort, il est la faim et la conquête :
les quatre cavaliers. Le mal remplit et déborde le vice qui
n’en est qu’une figure. Le mal est au-delà du vice, comme
le bien au-delà de l’être.
Le mal excède le vice. Il n’est pas réductible au mal
moral, à l’intention mauvaise. Et quand bien même il le
serait, nous ne serions pas pour cela plus avancés. On ne
peut pas plus totaliser le mal que cumuler les vices. Ceci
pour d’évidentes raisons. D’abord, le vice n’est pas
universel. Ce qui fait vice « ici » peut-être « ailleurs »
considéré comme une vertu ; ce qui fait vice « ailleurs »
peut-être « ici » perçu comme une valeur. Ce qui
aujourd’hui s’avère une perfection morale pouvait être
naguère un travers regrettable. Un vrai travers de porc.
Ce constat empirique d’impermanence confronte la thèse
d’une éthique absolue à la question (ouverte) du
relativisme culturel. Question exacerbée par les trois
vagues de mondialisation – alexandrine, chrétienne et
capitaliste – amenée par l’Occident. L’ethnologie permet
de même un recul salutaire sur nos propres coutumes, sur
392
nos acquis moraux qu’elle interpelle jusqu’à les mettre en
crise. La variabilité de l’éthique épouse en cela la
variabilité des mœurs. Il y a des faux-amis de la politesse.
Il y a des politesses étranges. Roter à table peut être lu
tantôt comme une marque de reconnaissance (le cas en
Inde et dans certaines régions d’Asie), tantôt comme une
insulte. Aux Pays-Bas, fumer une cibiche dans un coffee
shop vous expose à de graves ennuis lorsque fumer un
joint ne pose aucun problème. Les conceptions de la
dignité ne sont pas moins inhomogènes. Une femme
portant son string et son nombril à l’air sera tantôt, en
Occident, une femme « émancipée », tantôt une
exhibitionniste doublée d’une gourgandine dans les pays
frottés d’islam. Il faut être caméléon pour vivre dans ce
monde.
Nonobstant cette disparité spatiale, la partition des
vices et des vertus est également fonction du contexte
historique. Si le patriotisme avait un sens jusqu’au milieu
du XXe siècle, c’est désormais – pour nos élites – la plus
abominable tare d’un fascisme qui s’ignore et qu’on
s’empresse de démasquer. D’où la condamnation sans
restriction par la classe politique de toute forme de
protectionnisme qui ferait pièce au marché libéral et de
toute forme d’attachement, de toute valeur sédimentée
par une culture traditionnelle. Si la « valeur famille » y
participe en tant que structure originaire de la solidarité
(structure répercutée par la socialité qui en épouse les
formes au niveau politique ; cf. les analyses de Todd
corrélant la constitution des idéologies et des types
393
familiaux : nucléaire, souche, communautaire et mixte) ;
si le mariage prolonge et garantit cette solidarité, le
mariage et la famille seront naturellement considérés
comme hostiles aux valeurs de l’homo economicus, unité
de base de la théorie des jeux et contraire aux choix
rationnels. La devise de Pétain empreinte au frontispice
de l’État français – « travail, famille, patrie » – laquelle
s’appliquait assez mal au principal intéressé –, se voit
subséquemment mise cul par-dessus tête, et reconduite
par celle du marché néolibéral – « capital, individu,
mondialisation ». Les fluctuations de l’économie
entraînent nécessairement des revisitations de l’éthique.
Les lois, valeurs, morales laïques ou religieuses sont le
reflet de substructures régies par des rapports de classe.
La classe – ou l’hyperclasse – prégnante projette ses
intérêts en normes. Marx est ici plus pertinent que
jamais : « À toute époque, les idées de la classe dominante
sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est
la puissance matérielle dominante de la société est en
même temps la puissance spirituelle dominante »65. Les
vertus d’autrefois deviennent alors des atavismes. Les
vices d’hier sont exaltés pour faire place à l’avenir. Pas
sûr qu’on y ait gagné au change.
Un autre exemple de retournement de valeur nous a
été livré en 2007 à l’occasion de la confrontation télévisée
K. Marx, Fr. Engels, L'Idéologie allemande (1845), dans
Philosophie, Karl Marx, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard,
65
Folio, 1982, p. 338.
394
des candidats Royal et Sarkozy. Nous sommes à quelques
jours du second tour. Les impétrants débattent en lice.
L’échange s’anime et s’envenime. Les éléments de
langage limés comme des opales le cèdent aux passions
éruptives. Ségolène hausse le ton. Son adversaire suscite
en elle une « colère saine ». L’expression ferait date et fuir
autant l’électorat droitier (passait encore) que l’électorat
bobo et catholique. Droitier parce qu’une colère n’est
jamais saine mais toujours néphrétique, un facteur de
désordre. Bobo, parce qu’une colère n’est jamais douce
mais toujours phallocrate, violente et archaïque, en butte
aux valeurs féminines hissées par l’avant-garde.
Chrétienne et catholique surtout, parce qu’une colère
n’est jamais humble, mais au contraire impérative,
dominatrice ; elle confine à l’iniquité. Rappelons-nous la
liste des sept péchés (vices)66 capitaux identifiés par saint
Thomas d’Aquin. La « colère saine » n’est donc pas saine
partout et pour tout le monde. D’autant plus grande sera
notre surprise d’apprendre que cette même colère,
unanimement disqualifiée sur nos antennes, devient
vertu sous les auspices de civilisations à dominante
guerrière : ainsi des peuples germaniques païens (témoin
les épopées de Baldur, de Thor, d’Odin et de ses
Berserks). Témoin de même Platon, qui fait de la colère
(thumos, orguè) un auxiliaire de la raison (nous ou
66
Le péché désigne une faute commise ; le vice est une
inclinaison à la commettre. Il n’est donc pas en soi
répréhensible. Pas plus que la vertu n’est méritoire
abstraction faite des actes qui la manifestent.
395
logistikon) à même d’assister cette dernière dans sa lutte
permanente pour endiguer les renflements de la partie
désirante (épithumia).
À cette colère, vice capital, joignons l’orgueil, vice
fondateur dans la nosologie chrétienne. L’orgueil,
diastase de la faute originelle ; l’orgueil inextinguible de
l’ange porteur de feu, n’a pas non plus toujours été ce pli
rédhibitoire qu’il deviendrait avec la pastorale et la
mythologie républicaine. Avant d’être l’hybris
« démesure » châtié par la tragédie grecque, ce même
orgueil, comme l’établit Vernant dans La naissance de la
pensée grecque, était la vertu cardinale des systèmes prédémocratiques. De la même manière que Montesquieu
fait de la crainte la passion fondatrice des despotismes, de
l’honneur fidélisé au roi la garantie des monarchies et de
la vertu – éclairée par l’éducation – la condition de la
démocratie (cf. L’esprit des lois, T. 1, L. IV, chap. 5), c’est
en l’orgueil jamais éteint des élites dirigeantes que
consistait la vertu nécessaire des féodalités. Le leadership
des baronnies avait à s’entretenir ; il devait sans relâche
prouver sa légitimité. L’orgueil participait pleinement de
l’autorité, de la renommée, de la gloire hypothéquant
cette légitimité. C’est donc l’orgueil – rien autre chose –
qui pousse Achille à s’engager sous les portes d’Ilion.
Achille n’avait pas plus d’estime pour Ménélas que pour
Agamemnon, et se foutait d’Hélène comme de sa
dernière cuite. Patrocle et Briséis comblaient assez sa
libido.
396
Quant à sa fibre patriotique, il ne fallait pas trop y
compter. S’appuyer dessus n’était pas la meilleure idée.
Ulysse ne s’y est pas trompé. La décision d’Achille –
hoplite au talon fou – de s’embarquer avec les
myrmidons, ses rages incontrôlées, ses crises de nerfs, ses
sitting attentistes d’enfant gâté tandis que l’armée
grecque se fait casser en deux pourraient sembler
profondément je-m’en-foutistes et individualistes – selon
notre point de vue. C’est que notre point de vue n’est pas
le même que celui des héros magnifiés par l’aède. Il ne
partage rien de l’idéologie véhiculée par ce que Simone
Weil qualifiait de « poème de la force ». L’Iliade, écrit
l’auteur, aurait synthétisé le modèle aristocratique des
anciens Grecs à travers la figure d’Achille, héros
archétypique prêt à sacrifier la garantie d’une existence
pérenne à une « gloire impérissable » (kléos áphthiton).
Prêt à donner sa vie pour voir son ombre en astérisques
inscrite au firmament et sa légende chantée par les aèdes
pour les siècles des siècles, tribut posthume de la « belle
mort ». Dans ses travaux de 1948 sur l’Histoire de
l’éducation dans l’Antiquité, le philosophe et historien
français Henri-Irénée Marrou note en ce sens que
« beaucoup plus que l’Ulysse du Retour, c’est la noble et
pure figure d’Achille qui incarne l’idéal moral du parfait
chevalier homérique ; il se définit d’un mot : une morale
héroïque de l’honneur. C’est dans Homère que chaque
génération antique a trouvé ce qui est l’axe fondamental
de cette éthique aristocratique : l’amour de la gloire ».
397
Or, ces valeurs et ces codes héroïques exaltés par
Homère sont peu à peu battus en brèche par le poète luimême, fragilisées à mesure que progresse le récit. La
campagne s’éternise. La dissension (stasis) décime les
rangs alliés. La cité assiégée souffre la faim dans une
ambiance obsidionale propice aux querelles intestines. La
vertu se fissure, s’effrite, la philia se délite. Les « chants »
de bataille se muent en cris de rage ; la sauvagerie gagne
du terrain ; les kères écorchent les cadavres. Les troupes
blessées par le soleil transpirent la barbarie. Survivent de
cruauté. Vernant, dans Entre mythe et politique, observe
avec finesse que les héros troyens comme grecs cessent
peu à peu de se considérer comme « partenaires de
guerre » pour se faire « prédateurs et proies » : l’exemple,
saisissant, en est livré avec la pollution sauvage du corps
d’Hector par le fils de Pélée. C’est, au-delà, le cosmos tout
entier dans ce qu’il suppose d’ordre et d’harmonie qui
semble basculer dans la démence. Se met en place un
processus inéluctable d’emballement, de surenchère dans
la violence qui dégrade l’homme au rang de bête furieuse.
Cette sauvagerie n’est rédimée qu’au terme de l’épopée,
lorsque Priam vient réclamer le corps de son fils mort et
qu’Achille, assombri, prend finalement conscience des
limites du monde chevaleresque dans lequel il se meut.
Truisme numéro un : l’orgueil n’est pas d’abord un vice
pour les lecteurs d’Homère. Le vice n’est donc pas absolu.
Il est conditionné. Truisme numéro deux : l’orgueil n’est
pas toujours vertueux. Dix ans de siège suffisent à le
rendre nuisible. Le temps fait la toxicité comme –
Paracelse dixit – « la dose fait le poison ». La cécité
398
d’Homère le rendait clairvoyant. Déjà dans l’œuvre du
« maître de vérité » (cf. Marcel Détienne, Les Maîtres de
vérité dans la Grèce archaïque) figure l’idée qu’une
qualité puisse s’inverser au gré des circonstances ; qu’une
indigence, réciproquement, puisse devenir une force.
Ulysse, aux antipodes d’Achille, prolonge l’Iliade.
Changement de valeur, changement de modèle,
changement de paradigme. Truisme numéro trois : en
marge de sa variabilité dans l’espace et le temps, les
notions de vice et de vertu ne s’emploient pas de la même
manière selon la classe sociale à laquelle on appartient.
L’orgueil est une vertu de prince. Pas une vertu
d’esclaves. Ce qui est vice pour l’un ne l’est pas forcément
pour l’autre. L’« oisiveté » (otius), pour prendre un autre
exemple, peut être simultanément valorisée par les
classes supérieures en tant qu’espace des actes nobles et
des arts libéraux, et condamnée par les classes inférieures
astreintes au neg-otius, « négoce ».
Nos écossais (Locke, Hume, Mandeville, Ricardo,
Smith) et nationaux (Turgot, Condillac, Say, Bastiat)
penseurs et artisans du libéralisme économique avaient
compris et même théorisé cette amphibologie du vice,
tantôt nuisible et tantôt bénéfique (mais un vice
bénéfique est-il encore un vice ?) qui faisaient de
l’« amour-propre » (à distinguer de l’« amour de soi »,
passion primaire) et de l’« intérêt » les perversions à
l’origine de tous les biens de ce monde. Non pas –
insistons-y – comme une lecture trop projective pourrait
le faire penser, de la « cupidité » elle-même, mais du désir
399
inquiet d’un désir extérieur qui valide la valeur d’un bien.
Ce désir permanent du regard désirant d’autrui et les
travers qu’il occasionne (l’usure, la thésaurisation) ne
manquerait pas d’être alpagué par les sherpas du Vatican
comme un penchant immédiatement contraire au
message promu par l’Évangiles. Les écritures n’indiquentelles pas qu’« il est plus facile à un chameau de passer par
le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le
royaume de Dieu » (Marc 10, 23) ? Le vœu de pauvreté
n’a-t-il pas ses raisons67 ? L’épargne n’est-elle pas opposée
à l’œuvre de charité comme le profit, l’enrichissement, à
celle d’humilité ?
À toutes ces interrogations, les catholiques
répondaient par l’affirmative. Les protestants ne sont pas
de cet avis. Leurs conclusions rejoignent celles des
libéraux – pour des raisons tout autres que celles des
libéraux. Les protestants partagent avec les jansénistes
(catholiques borderline) l’idée que l’homme n’est pas à
même d’obtenir son salut de par ses propres forces. Dieu
seul le lui octroie, en lui offrant sa grâce. Ce n’est pas en
œuvrant bien que l’homme mérite et cueille la piñata,
mais parce qu’il est gracié qu’il veut et peut le bien. Le
sort des hommes s’est décidé aux origines du monde ;
l’homme est de toute éternité promis au ciel ou à l’enfer
67
Le vœu de pauvreté figure parmi les préalables de
l’ordination : « Ainsi donc, quiconque d’entre vous ne
renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon
disciple » (Lc 14,33).
400
et ne peut rien y faire. C’est là la théorie de la
prédestination que saint Augustin, déjà, opposait à
Pélage68. Si donc la volonté n’est d’aucune aide pour
mériter la grâce, y a-t-il seulement moyen de savoir si
l’on en est ou pas ? Sans doute ; et Max Weber y décèle
l’origine de l’Éthique protestante de l’esprit du
capitalisme. En travaillant. Le travail ne sauve pas, mais il
révèle ce qui sans lui, resterait invisible. La réussite
sociale distingue le bon grain de l’ivraie. Et c’est ainsi
qu’une réussite sociale fondée sur le modèle capitaliste de
l’épargne pourra passer, dans l’optique protestante, pour
un exemple à suivre (théorie du self-made-man, incarnée
par Picsou) et pour un signe de bénédiction, cependant
même qu’elle ne cessera, en territoire papal, de faire
l’indignation des cathos de gauche, des frères de Loyola et
des théologiens de la libération.
68
Ce qui n’est pas sans susciter une perplexité certaine
quant au double langage d’une Amérique austère et
protestante qui peut tout à la fois soutenir la
prédestination et reprocher à DSK son aventure avec
Diallo. Comment marier le feu et l’eau ? Pour peu que
DSK ne figure pas au nombre des élus, pour peu qu’il ne
soit pas « gracié », il n’avait ni le choix ni le pouvoir de
résister aux appétits de son sexe. On ne peut, d’une main,
tirer à boulets rouges sur les incontinents, les assassins,
les criminels de guerre, et maintenir de l’autre que nous
ne sommes pas libres, donc responsables, d’être ou de ne
pas être – car « telle est la question » – incontinents ou
assassins ou criminels de guerre.
401
Ce n’est pas un moindre paradoxe de l’éthique
protestante que de faire fonds sur une doctrine qui
logiquement, aurait dû conduire droit au fatalisme – dès
lors que tout est déjà joué –, et finalement, engage à
redoubler d’ardeur dans le labeur. Nous sommes
déterminés, et notre volonté, et nos capacités ne
fléchissent pas le destin ; nous faisons tout pourtant
comme si nous avions prise sur la fortune. C’est comme
passer son existence à gratter le vernis opaque d’une carte
de loterie, sans illusion. Gratter ne changera pas le
résultat, mais permet de savoir et vous voulez savoir et
faites vous-même, sans le savoir, votre fortune, à la
manière de ces prophéties qui s’autoréalisent. Vous vous
enrichissez. Ici réside le second paradoxe induit par cette
éthique, le protestantisme s’étant précisément construit
en réaction contre les simonies, les indulgences,
l’enrichissement de l’Église, identifié à la Putain de
Babylone69. Luther voulait revenir aux textes et aux
69
« Et l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes
s’avança et me parla en ces termes : Viens, je te montrerai
le jugement de la grande prostituée qui réside au bord des
océans. Avec elle, les rois de la terre se sont prostitués, et
les habitants de la terre se sont enivrés du vin de sa
prostitution. Alors il me transporta en esprit au désert. Et
je vis une femme assise sur une bête écarlate, couverte de
noms blasphématoires, et qui avait sept têtes et dix
cornes. La femme, vêtue de pourpre et d’écarlate,
étincelait d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle
402
fondamentaux, au message essentiel du christianisme
primitif. Sans prisme. Sans pape et sans bling-bling. Vivre
la foi dans un rapport direct de l’individu à Dieu. La vivre
frugalement. En théorie du moins. Nous en voici bien
loin. Catholicisme, protestantisme ; exaltation de la
richesse ou de pauvreté ; condamnation ou valorisation
de l’argent. Autant de divergences à la racine de
l’opposition frontale en termes d’éthique et de mentalité
entre la France et les États-Unis. C’est à ce rideau de fer
que s’est heurté Strauss-Kahn en adressant, sans s’en
apercevoir, les mauvais signes aux mauvais peuples : la
Porsche tranquille en France, le sexe aux USA. Le sexe
aux USA ; car le protestantisme a le démon de l’austérité,
la passion de la rigueur qui se sublime dans le travail
autant que dans la vie privée. La Porsche tranquille en
France ; car la Révolution française s’est faite au nom de
l’égalité, visant l’abolition des privilèges quand aux ÉtatsUnis, la guerre d’indépendance eut pour détonateur les
frais de douane et autres restrictions insupportables à la
liberté de commerce imposées par la couronne
britannique alliée avec la banque. On ne peut donc
transposer si aisément les éléments de culture française
aux pays de l’Oncle Sam – l’inverse étant de moins en
tenait dans sa main une coupe d’or pleine
d’abominations : les souillures de sa prostitution. Sur son
front un nom était écrit, mystérieux : « Babylone la
grande, mère des prostituées et des abominations de la
terre. » Et je vis la femme ivre du sang des saints et du
sang des témoins de Jésus » (Ap 17,1-5).
403
moins vrai. Qui n’est pas convaincu regarde Les visiteurs
en Amérique.
En d’autres termes, si les notions de vice et de vertu
restent présentes dans chaque culture à titre de balises ou
de régulateurs sociaux, leur intension, leur contenu
sémantique varie du tout au tout. On ne peut donc pas se
prévaloir de tous les vices, synthétiquement,
diachroniquement, aux yeux de tous, partout et en tout
lieu. Plusieurs systèmes peuvent dès alors coexister en
deux lieux différents, en deux temps différents ; voire,
aujourd’hui, au même instant en un même lieu : c’est le
défi du métissage, opposant partisans de l’intégration,
tenants de l’assimilation et promoteurs navrés du choc
des civilisations.
Mais n’allons pas plus vite que la musique. Ouvrons
le dossier, au risque de ne pas le refermer. En
commençant par remarquer que ce problème de l’unité
des vices prend l’exact de revers d’une autre thématique
de facture plus classique, celle de la substantialité du
Bien. Celle de l’unité de la vertu. On peut considérer,
faute de sources antérieures, que cette thématique prend
corps avec le fatidique Platon. Sempiternel Platon. Platon
qui incite son lecteur, dans le Gorgias, à rechercher la
quiddité du bien, l’idée stable et pérenne du bien derrière
la multiplicité de ses images sensibles. L’être du devenir,
l’être au-delà du devenir. L’idée d’un Bien qu’il ne définit
pas, mais dont l’éclat révèle l’ensemble des intelligibles.
Un bien qui serait aux idées ce que le soleil est à la face
404
visible de la lune. Un bien qui s’apparente chez l’homme
à ce que l’homme a de meilleur. La qualité générative de
toutes les qualités, vertu par excellence dont toutes les
excellences ne sont que des simulacres, instanciations
partielles d’une réalité qui les dépasse. Une vertu
primaire, originaire, intègre, qui connaîtrait avec Plotin,
puis Augustin et la théologie chrétienne, une importante
postérité.
Si donc il y a une unité possible – ou tout au moins
concevable – de la vertu, peut-on de même envisager que
la pluralité des vices participerait d’une même Idée du
vice ? Qu’il y aurait donc un Vice dont tous les vices
seraient des formes imparfaites, tel un enfant né avant
terme, un avorton ? Est-il possible de transposer au vice
ce que Platon, Plotin, saint Augustin, convenaient de la
vertu idéale ? Une approche unitaire pourrait tout aussi
bien se révéler une mauvaise piste. Une autre approche
consisterait à concevoir cette totalisation des vices de
manière différentielle, agrégative plutôt que monadique,
moniste. Les vices seraient par trop hétéroclites pour être
subsumés sous une idée commune. Il conviendrait alors
de se ranger à une conception cumulative – et non plus
unificatrice – du vice ; la même, en négatif, que celle
qu’esquisse Protagoras traitant de la vertu dans le
dialogue éponyme. Il s’agirait de préjuger de l’homme
radicalement mauvais comme affecté par la totalité des
vices (plutôt que par « le vice », « fiction » platonicienne).
Un autre paradigme. Impliquant d’autres conséquences.
Un autre prisme peut être une autre chance. Décantons la
405
question : la totalisation ou l’harmonie des vices est-elle
empiriquement et logiquement possible ? Répondre à
cette question nécessitera deux préalables. Le premier
tient à la définition de notre champ de recherche.
Histoire de ne pas partir dans tous les sens, ou de ne pas
traiter de choses que nous ne connaissons pas, nous
bornerons notre recherche aux deux aires culturelles qui
nous sont familières : la source gréco-romaine et judéochrétienne. Le second tient à la définition des concepts
investis. Qu’est-ce que le vice ? Qu’entendons-nous par
vice ?
La diachronie, à savoir l’archéologie des mots, nous
apprendra que son étymon « vitium » dénote une
« privation d’être » (Littré). Le vice aurait parti liée à une
imperfection, à une carence ; le vice serait une
défectivité. Le vice n’est pas conçu de ce point de vue de
manière positive. C’est une absence. De même que la nuit
serait l’absence de jour, le vice serait l’absence de vertu.
Cette conception s’inscrit dans une perspective
eudémoniste anti-manichéenne caractéristique des
théodicées qui refusent toute réalité au mal, toute
substantialité au vice. De fait, si le Démiurge ou Dieu a
tout créé et qu’il est admis d’autre part que Dieu ou le
Démiurge est bon, il en résulte que Dieu ou le Démiurge
en aucun cas n’a pu créer le mal. Ainsi le mal n’existe pas.
Le mal n’a pas d’en-soi. Le mal est absence d’être. Le vice
n’est rien, il est vacuum ; et c’est cela, c’est-à-dire « rien »,
qui le caractérise comme vice. Il est toujours intéressant
de suivre les mutations de la langue. La langue n’est pas
406
qu’un auxiliaire de la pensée. Elle n’est pas qu’une cisaille
qui découperait ses formes dans la chôra de nos
intuitions, tel un sculpteur affranchissant du marbre la
statue de son désir. La langue n’est pas qu’une simple
mise en forme : elle pense à travers nous. Elle est support
de l’information autant qu’elle est l’information.
L’histoire des mots est en ce sens déjà une histoire des
idées. Or qu’arrive-t-il au « vice » dans l’histoire des
idées ? Le terme se réfère aujourd’hui quasiexclusivement à une déviance de nature érotique. Un
vice est désormais une perversion. Le vice contemporain
s’identifie à la concupiscence ; et si l’on use encore du
« vice » en d’autres occasions, c’est avant tout par jeu, la
dérision n’est jamais loin (« dis-moi quel est ton vice, je te
dirai qui tu es », « à quel poison carburez-vous ? », etc.).
Laissons de côté cette acception classique
eudémoniste et cet usage gouailleur contemporain pour
nous focaliser sur le concept médiéval de vice. Là, on ne
rigole plus. Le vice, exprimant usuellement une
négativité, acquiert la positivité d’une puissance, d’une
impulsion luciférienne. Il devient une disposition, une
intention ; il devient un penchant irrépressible à
perpétrer le mal moral (Trésors de la langue française). Il
faut en cela le distinguer de la « faute » ou du « péché »,
qui sont l’effectuation du mal moral, sa concrétisation. Le
vice dispose au mal, mais il n’est pas le mal, comme la
vertu dispose au bien sans être elle-même le bien.
Thomas d’Aquin prend occasion de la Questio 84 de la
Somme théologique pour établir le premier catalogue du
407
pauvre des « péchés capitaux » : colère, orgueil, avarice,
gourmandise, envie, paresse, luxure. Il propose par làmême un contrepoint pratique aux vertus catholiques :
les trois vertus théologales (foi, espérance, charité),
auxquelles s’ajoutent les quatre cardinales (prudence,
tempérance, force, justice) pour un total de sept, ayant
Dieu Un et Trine pour origine, motif et fin. Sept contre
sept, égalité parfaite. Or le canon des vices n’est pas
superposable au canon des vertus. L’envie, pour faire
exemple, ne reconnaît aucune contrepartie vertueuse. Il
faut prendre acte de cette dissymétrie qui ne sera pas sans
conséquence relativement au problème qui nous
préoccupe : celui de l’unité des vices. Ayant ainsi posé ses
listes, Thomas d’Aquin précise qu’il ne s’agit pas à
proprement parler de « péchés », mais bien plutôt
d’inclinations. Ce sont des séductions, du lat. se ducere,
« conduire à soi ». « Soi », c’est le diable, qui défléchit la
volonté, détourne du droit chemin : du grec dia-bolein,
celui qui « sépare » l’homme – la créature – du créateur
son Dieu. Le vice, avec la femme, le rire et la librepensée, sont pour Thomas les instruments de Satan. Le
vice devient plus largement, dès l’époque médiévale, un
penchant venimeux devenu habitude que la morale
sociale, donc religieuse, réprouve.
Ces préalables étant posés, ne différons pas plus nos
investigations. Car « le désir s’accroît quand l’effet se
408
recule », écrivait joliment Corneille70. Est-il jamais
possible de cumuler, thésauriser les vices ? Entendons,
tous les vices. N’est-ce pas trop demander ? N’est-ce pas
trop lourd pour un seul homme ? À s’en tenir à la
littérature théologique, morale ou politique, cette
totalisation semble être une évidence. Le difficile serait
de ne pas y succomber. Le Mal a ses visages, il a ses
hypostases. Le mal s’incarne comme le Logos s’est
incarné. Ainsi du Christ et d’Ennoïa, ainsi du Mal. La
tradition met en avant toute une galerie de personnages
célèbres pour leur peccabilité, désignés par leurs actes à
rôtir en enfer jusqu’à la fin des temps. À chaque époque
70
« Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle /
Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » (« … et le
désir s’accroît, quand les fesses reculent »). Cette réplique
malheureuse de Polyeucte est un exemple de
« kakemphaton », un calembour involontaire. D’autres
exemples ont décroché leurs droits pour la postérité :
– « Je suis romaine hélas, puisque mon époux l’est »
(Corneille, Horace). Vers sitôt rectifié en « puisque
Horace est Romain ».
– « Je sortirai du camp, mais quel que soit mon sort, /
J’aurai montré du moins comme un vieillard en sort »
(Adolphe Dumas, Le camp des Croisés).
– « Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend »
(Victor Hugo, Souvenir de la nuit du quatre, extrait des
Châtiments).
– « Vierge non encor née, en qui tout doit renaître »
(Jean-Baptiste Rousseau, Ode à la postérité). Etc.
409
son antéchrist : les rois barbares, les empereurs romains,
Satan, ses serviteurs, les tueurs de masse, les criminels de
guerre, les talibans, etc. Il conviendrait d’examiner d’un
peu plus près ces figures inquiétantes, anti-modèles et
parangons de vice, ces astres noirs qui peuplent notre
imaginaire depuis la nuit des temps. Cela reviendrait
d’abord à nous interroger sur le contexte au sein duquel
elles apparaissent, sur la fonction qu’elles y remplissent et
sur la fiabilité – l’intéressement – de ceux qui les
dépeignent.
Ice-cream et châtiment
Prenons le diable. Prenons le diable avec une grande
fourchette. Convions à notre table le prince de l’univers,
voir s’il répond de son nom. Voir s’il agrée à sa
réputation. Qui mieux que le démon pour incarner le
Vice ? Le diable n’est-il pas au vice ce que Dieu est à la
vertu ? N’est-il pas le principe et le dépositaire de tous les
vices, comme Dieu est (analogiquement) la source et la
synthèse de tous les biens de ce monde ? De même que
Dieu offre la grâce, le diable, prince des ténèbres, décide
la damnation. Depuis les origines. Depuis l’arbre d’Éden
qui donne la connaissance morale et, ce faisant, démet de
l’innocence.
Ce qui n’est pas sans poser par ailleurs quelques dilemmes
théologiques. Morceau d’anthologie de l' Épître aux
410
Romains : « Or nous le savons : tout ce que dit la Loi, elle
le déclare pour ceux qui sont sujets de la Loi, afin que
toutes les bouches soient réduites au silence, et que le
monde entier soit reconnu coupable devant Dieu. Ainsi,
ce n'est pas en observant la Loi que quelqu'un devient
juste devant Dieu. En effet, la Loi fait seulement
connaître le péché »71. Autrement dit, écrit saint Paul, pas
de péché sans Loi : « nullus crimen sine lege » dit l’adage
juridique. C’est confirmer qu’en toute logique, il n’y a pas
d’égarement sans chemin, pas de « déviance » sans
« droit », pas de transgression sans interdit. Il ne peut y
avoir pas de perversion (« détournement ») ou d’hérésie («
choix ») sans une orthodoxie (« opinion juste ») en mesure
de la qualifier comme telle. Voilà l’exemple type d’un
raisonnement on ne peut plus vénéneux. L’exégèse de
saint Paul est à double tranchant. Elle signifie que l’état
d’innocence des origines est toute entière ignorance de la
Loi. À telle enseigne que les païens, qui n’ont jamais
connu la loi, n’ont donc jamais péché ; en conséquence de
quoi le paradis leur est offert, quoiqu’ils aient fait. Faisons
un pas de trop : si le péché existe par la Loi ou plus
exactement, existe par sa connaissance (connaissance du
bien et du mal), que ne cessons-nous de l’enseigner pour
abroger le péché ?
71
Saint Paul, « Épître aux Romains », 3, 19-20 : « La loi
fait seulement connaître le péché », dans Fr. Godet,
Introduction au Nouveau Testament, Paris, Editions
ThéoTeX, 2011
411
Que Dieu seul le sait. Le démon seul l’enseigne. S’il
est un candidat au vice, au vice intègre et radical, ce ne
peut être que lui, le corrupteur, Satan, l’agent de la
contamination,
l’agent
de
l’excommunication.
L’incubateur de crime qui suggère à l’oreille de ceux qui
la lui tendent combien plus libres et combien mieux ils
serviraient leur Dieu loin de la face de Dieu. Celui par qui
le mal est arrivé. À cause de qui l’homme adamique fait à
l’image de Dieu succombe au vice et nie son père. Et perd
sa ressemblance et sa première nature. Et chute. Et chute
comme Lucifer l’archange jaloux de Dieu. Dieu étant être
et perfection, plus l’homme s’éloigne de Dieu, plus il perd
sa lumière, moins il existe, car amputé d’une part de son
être et de sa perfection. Le vice, le vaccum, c’est le néant
qui vient remplir le vide en l’homme. Tout ce que
l’homme a perdu d’être, il le regagne en vice. Il n’est
pourtant jamais, au fil des deux mille ans de
christianisme, question d’homme ou de femme
entièrement vide. Totalement exténué de Dieu ou de
substance divine, c’est-à-dire d’être. Et pour la simple et
bonne raison qu’un être sans être n’est plus. Un être fait
de néant ne serait plus que néant. Le diable seul échappe
à cette dissipation en ce qu’il n’est pas un homme ou ne
tient pas nécessairement son origine de Dieu (ou bien a-til son rôle à jouer ; des lors il ne serait plus radicalement
vicieux).
L’« analogie de l’être » forgée par l’Aquinate, raffinée
par la scolastique, interdit donc que l’homme puisse en
412
même temps être affecté par Dieu (c’est-à-dire l’« être »,
donc exister) et par l’absoluité du vice (ou le « néant »,
donc dispar-être). Pas même Caïn meurtrier de son frère.
Pas même Judas, martyre ou traître (dont la traîtrise
conditionne notre rédemption) ; Judas à qui le poète
Dante Alighieri réserve un ticket de première classe pour
l’ultime cercle des enfers, au fond de l’entonnoir, dans la
grande gueule mandiculante du colosse enchaîné. Pas
même Simon de Samarie, alias Simon le magicien, hôte
de la troisième bolge. Simon, s’il besoin de nous rappeler
à bon souvenir, se proclamait le rédempteur de
l’humanité. On dit qu’il fit à Tyr la connaissance
(biblique) d’une prostituée sur le toit d’un bordel. Elle lui
disait s’appeler Hélène. Simon avait conçu en elle
l’incarnation de l’Ennoia (Première Pensée) que les anges
avaient contraint d’errer sur Terre durant des siècles (car
Hélène s’égara), précédemment connue sous le sien nom
d'Hélène de Troie (/de Spartes). Il fit ainsi, ni une ni
deux, l’acquisition de sa nouvelle compagne, destinée à
devenir ce que Marie-Madeleine était au Christ – i.e. luimême en sa précédente vie. Le couple formait alors une
sacrée paire de saints.
On dit encore que ce mage gnostique, émanation
divine aux pouvoirs surhumains, aurait séduit la foule en
lévitant sous les yeux ébahis de Pierre (Ac 8. 9-21 ; 32 ; 425). Simon, par ses tours de passe-passe, aurait échoué de
peu à supplanter le roman de Jésus, déclenchant par làmême l’ire posthume de l’Église. Il en serait quitte pour
tous les vices du monde ; à l’exception d’un seul, à
413
l’exception de la paresse. De la paresse sous ses atours
physiologiques, mais également intellectuels : à savoir
l’acédie, dans le jargon théologique, l’impuissance de
l’esprit. Seul donc le diable, une construction abstraite et
liturgique peut à bon droit prétendre à la perversité
suprême. Ce que Deleuze aurait pu qualifier de
« personnage conceptuel » n’a cependant qu’une tare (de
plus) : personne parmi les rares à l’avoir rencontré n’a
survécu assez longtemps pour témoigner de lui. Le diable
est l’arlésienne de la pastorale comme le mal absolu est
celle de la philosophie. Les absolus ne se laissent pas
incarner si facilement. Les absolus ne sont pas des ongles.
Figurons-nous le diable dépositaire de tous les vices.
Peut-il être sauvé ? Toute la question est là. On voit,
partant de la tradition, se dégager deux visions
concurrentes, deux conceptions interrogeant le statut très
particulier de l’archange noir prince de ce monde. On
avise d’un côté une approche médiévale posant le vice
comme radical, et donc irrémissible. Le diable sans le
vice, aux antipodes de l’homme, ne serait plus le diable ;
il ne serait plus rien. Détruire le vice serait détruire le
diable. Le diable ne peut être sauvé, ce serait le
supprimer. Pas de rachat, pas de rédemption, pas
d’apocatastase. Lorsque le mal en l’homme lui est
communiqué (l’homme naît parfait en sa première
nature, puis est contaminé par l’orgueil de Nashash), il est
chez Lucifer une marque originelle. Or si le vice est
radical, connaturel au diable, alors Dieu a créé le mal
connaturel au monde. Dieu serait donc mauvais ? Tout le
414
laisse croire. Rien ne l’y oblige. À tout le moins si l’on se
range à la seconde approche, à la vision moderne ou
romantique d’un Lucifer voleur de feu (lux-ferre, « le
porteur de lumière »), salement crossé par la gente
cléricale, mais foncièrement vertueux. Dévoué au bien.
Zélé ; voir trop. Ce qui causera sa perte…
Le diable ne serait donc pas mauvais. Le diable est
bon, mais il se trompe. Il fait le mal parce qu’il se trompe.
Il donne à l’homme le feu, l’artisanat et l’écriture, croyant
bien faire, mais il se trompe. Parce qu’il détourne
l’homme de Dieu. Car l’homme avec le feu cesse d’avoir
peur. Et s’il cesse d’avoir peur, il cesse de chercher Dieu.
Voici alors le diable, d’hirsute incarnation de la
peccabilité, allégorie de la tentation et rémora de Job,
devenu figure tragique et héroïque de l’émancipation par
le progrès technique, ayant instruit l’humanité, guider
l’humanité hors des ornières de la superstition (cf. Livre
d’Enoch), comme Prométhée leur a confié le feu
civilisateur. Il n’est qu’à voir, sur le retour en grâce de ces
personnages prométhéens – Lilith, Lucifer, etc. – dans le
giron du romantisme, les variations dix-neuvièmistes
autour du thème de « Prométhée déchaîné ». Nous
concevons ainsi deux traditions. Deux lectures opposées
et successives de la part du diable au mal métaphysique.
Qu’il soit le mal ou le génère à ses dépens ; qu’il aime ou
trahisse Dieu, et l’homme ; qu’il s’aime lui-même et
pêche d’orgueil ou d’ignorance sont des questions
déterminantes, prenant toute leur importance au vu de la
controverse sur l’unité des vices. Collationnons ces deux
415
approches. Le commentaire sans texte tomberait dans
l’abstraction.
416
a) Conception médiévale.
[Un saint homme aimé de
Dieu
Confessait un jour ses
paroissiens
Lui apparut sous forme
humaine
Le diable, qui venait lui
dire ses péchés.
Le saint homme crut que
c’était là
Un homme de chair et de
sang.
Le diable se mit à genoux
Afin de se confier au prêtre,
Et lui raconta avec fierté le
mal qu’il faisait :
« De l’orgueil, de la colère,
de l’envie,
De la paresse, de l’avarice,
De la gourmandise et de la
luxure,
De tous les vices je fais mes
délices.
Mais ceux que je préfère
sont de loin
L’orgueil et l’avarice.
Les hommes coupables de
ces deux péchés
Je les fais pécher par la
pensée,
Et rêver de plaisirs
honteux.
Certes je ne pourrais dire
Tous mes péchés passés et
à venir »
Le saint homme lui dit
alors :
« N’as-tu pas honte de tous
ces péchés
Dans lesquels tu te
vautres ? »
Le démon lui répondit :
« Sache-le en vérité,
Quand je commets deux
péchés
Je regrette de n’en pas
commettre vingt ».
— Tu es donc un méchant
démon,
Puisque tu n’as point de
repentir.
— Oui, certes, dit-il,
Je suis un démon de
l’enfer.
— Parce que tu n’as pas de
remords,
417
Deviennent mes esclaves.]
S’ils veulent veiller, je les
fais dormir
Et tomber dans la paresse,
Et lorsqu’’ils sont couchés
Parce que tu te complais
dans ton état,
Tu n’accèderas jamais au
bonheur des justes
Mais tu vas retourner à
Satan,
Retrouver le lieu de
souffrances d’où tu viens.
Extrait d’un Manuel des péchés daté du XIVe siècle, trad.
du moyen anglais par R. Mannyng de Brunne.
Le soliloque du diable, ainsi reconstitué et versifié
par le saint homme d’Église, en fait le prototype de l’être
chimérique en qui convergent tous les vices. Dans cette
perspective, le diable « synthétise » – autrement dit,
« crée » et « rassemble » – la totalité des vices qui se
confondent et fondent en sa personne, au fondement de
son être, à la manière dont Dieu chez l’Aquinate, l’Un
chez Plotin, le Bien selon Platon génèrent et contiennent
analogiquement l’ensemble des vertus. Une chose encore
ne manquera pas de nous interpeller. Quel besoin le
démon a-t-il de se confier ? À quoi rime cette autoaccusation ? Pourquoi cette confession ? On dit que faute
avouée, à moitié pardonnée. On dit aussi que le mal
s’avance toujours masqué. On ne séduit pas avec une
tronche de poire de douche. Un beau minois, celui d’une
mare ou une fille de l’enfer, est bien plus ravageur. Plus
entraînant le chant des sirènes que le riff grunge du
rockeur
punck
hardcore.
D’où
le
paradoxe.
418
L’invraisemblance. Quel bénéfice le diable – qui n’agit
pas en vain – peut-il trouver à rendre ses méfaits publics,
quitte à piquer la vigilance de ses futures victimes ? Le
fait est que son point de vue compte moins que
l’intention de l’auteur. Comprendre l’intention, c’est
éclairer la scène. Toute œuvre liturgique enveloppe une
fin morale et protreptique. Le dévoilement du mal rempli
ici une fonction rhétorique ; il participe d’une
argumentation ayant pour objet l’édification de l’auditeur
ou du lecteur. Le diable avoue : il dramatise son rôle, il
fait œuvre d’artiste. L’image frappe l’imagination. Elle
heurte les esprits, bouleverse bien mieux, bien davantage
que ne saurait le faire un laïus laxatif.
Pas de trêve des confesseurs. Le même art rhétorique
que vise tout prêche et tout sermon se retrouve
immanquablement dans les médias, chaque fois qu’il est
question de prêcher la bonne parole. La monstration a
valeur de démonstration. Elle grève toutes les
prédications, tous les messages de prévention
commandités par les ministres de la santé et les
associations de victimes, depuis le cancer du sein
jusqu’aux fuites urinaires. Prenons l’exemple de la BBC.
Un spot. La nuit. C’est une campagne anglaise contre les
alcooliers et les ravages de l’éthanol (ce sont les plus
spectaculaires). Il s’agit, pour convaincre, d’attirer
l’attention des jeunes sur les méfaits du binge drinking.
Ce qu’on ne vous montre pas : un professeur rangé
devant son tableau noir, traçant des courbes à la craie
blanche pointant la convergence parfaite entre
419
l’évolution des taux de mortalité et des indices
d’alcoolémie. Ce qu’on vous montre : des gens qui
boivent, du déguelis, des accidents, du sang, des morts.
Tout est dans l’ostension : « Tu t’es vu quand t’as bu ? »
On ne s’adresse pas à l’intellect, on parle aux tripes. Parce
que les tripes ça tient aux tripes, c’est viscéral.
L’objurgation ne fait plus recette. Prenez une homélie,
montrez le diable en pleine action, vous serez plus
efficace qu’en vantant les mérites (plutôt abstraits) de
l’ascèse, de la continence et de la pauvreté. Le diable,
c’est votre botte secrète. Le Pol Pot de service. Ce n’est
qu’en s’exhibant que le démon peut escompter servir
l’Église qui l’a fait naître. Satan doit confirmer en pleine
lumière son statut d’anti-moine. C’est-à-dire d’antéchrist, autant que le Christ est traditionnellement la
référence du bien. Le diable est au pêcheur ce que le
Christ est au saint. Il est son antithèse, son double
négatif. « Le diable, disait Cocteau, c’est les défauts de
Dieu ». La conduite diabolique suggérée par la confession
exprime lors l’inversion de la morale chrétienne, celle qui
s’inspire de la vie de Jésus (thème de l’Imitatio Christi) et
des modèles fournis par les martyrs de Rome, être graciés
parmi les hommes dont les hauts faits nourrissaient les
Vies de Saints (cf. La légende des siècles, de Jacques de
Voragine). La construction mythique de la figure du
diable permet alors d’apprivoiser en bloc la multiplicité
des vices et de fournir une représentation à fonction
apotropaïque du « pécheur intégral ». Qu’elle soit
pensable ne signifie pas toutefois qu’elle soit
420
empiriquement
viendrons.
ou
logiquement
possible.
Nous
b) Conception romantique.
Orgueil et désespoir (Livre VIII).
J’ai mis sous une pierre et scellé dans un gouffre
La justice, le bien, le pur, le vrai, le beau ;
Tout ce qui peut servir à l’homme de flambeau,
La vertu, la raison, penser, espérer, croire,
Ce qu’on nomme sagesse et ce qu’on nomme gloire,
Et je rêve accoudé sur ce tombeau profond.
Je suis grand. Et sous moi les ténèbres défont
Ce qu’a fait la lumière, et dans les noirs abîmes,
Pensif, j’entends tomber goutte à goutte les crimes.
Hélas ! Hélas ! Mieux vaut l’étable où naît Jésus
Que Babel et Ninive et Tyr et Babylone,
Et Job sur son fumier que Satan sur son trône !
Le rachat de Satan (Livre IX).
Tandis que cette vierge adorable parlait,
Pareille au sein versant goutte à goutte le lait
À l’enfant nouveau-né qui dort, la bouche ouverte,
Satan, toujours flottant comme une herbe en eau verte,
Remuait dans le gouffre, et semblait par moment
À travers son sommeil frémir éperdument ;
Ainsi qu’en un brouillard l’aube éclot, puis s’efface,
Le démon s’éclairait, puis pâlissait ; sa face
421
y
Etait comme le champ d’un combat ténébreux ;
Le bien, le mal, luttaient sur son visage entr’eux
Avec tous les reflux de deux sombres armées ;
Ses lèvres se crispaient, sinistrement fermées ;
Ses poings s’entreheurtaient, monstrueux et noircis ;
Il n’ouvrait pas les yeux, mais sous ses lourds sourcils
On voyait les lueurs de cette âme inconnue ;
Tel le tonnerre fait des pourpres sous la nue ;
L’ange le regardait, les mains jointes ; enfin
Une clarté, qu’eût pu jeter un séraphin,
Sortit de ce grand front tout brûlé par les fièvres ;
Plus difficilement que deux rochers, ses lèvres
S’écartèrent, un souffle orageux souleva
Son flanc terrible, et l’ange entendit ce mot : Va !
La fin de Satan, extrait de La Légende des Siècles,
V. Hugo, 1862.
Satan, l’ange magnifique, aimait les hommes plus que
son Dieu – peut-être plus que Dieu n’aimait les hommes.
Il se voulait l’égal de Dieu auprès des hommes. Dieu ne
l’entend pas ainsi. Dieu le déchoit. L’ange chute telle une
comète en feu, précipitée vingt mille lieues sous la terre.
Satan tombe dans l’abîme. Le mal, toutefois, survit au
diable en la personne de sa progéniture Lilith. La faute,
depuis, se communique aux hommes par la matrice
comme un gène récessif. Elle n’atteint pas Marie mère de
Jésus, Dieu la voulant « immaculée » pour enfanter du
Christ, son descendant « descendu par minou ». Lilith,
disions-nous donc, parcourt le monde à la recherche des
422
artefacts élémentaux dont s’est servi Caïn pour enterrer
son frère (ne retournez pas le frère dans la glèbe) : le fer,
le bois, la pierre. Elle forge dans le fer la première arme,
le Glaive, répandant chez les hommes le fléau de la
guerre. Une guerre nourrie d’orgueil personnifiée par le
mégalomane Nemrod, qui tente de submerger les cieux
après avoir conquis et ravagé des continents entiers.
Lilith taille dans le bois la Croix du Paraclet. Elle sculpte
le Gibet où le Messie agonisera sous les lazzis des siens.
La Prison Noire sera creusée à même la pierre de la
montagne pour signifier le sort de l’humanité souffrante,
immense caverne de Platon (à fromage) ; un placenta
rocheux, métaphore troglodyte de l’enchaînement et de
l’aveuglement des hommes. Lilith scelle notre sort.
Mais rien n’est encore joué. Hugo, progressiste dans
l’âme, a vu la délivrance se profiler sous le bonnet
phrygien. Le poète éclairé, prophète en son pays, assigne
à la Révolution française une dimension mystique (les
autres comptent pour du beurre). Il voit dans la débâcle
de l’Ancien Régime le commencement d’une nouvelle
ère. Les prodromes d’un ordre nouveau, lavé de la
tyrannie et de la superstition. Le peuple émancipé
reprend ses droits. Sur son État. Sur son Église. Le mal est
venu par Lilith. Il s’en ira par la lumière d’une autre
engeance de Lucifer : l’Ange Liberté, créé par Dieu à
partir d’une plume noire de son archange déchu. En deux
strophes d’intervalle, Satan le corrupteur est tiré des
ténèbres et réhabilité. Deux strophes où l’on avise
l’accusateur vouer à l’obscurité l’ensemble des vertus,
423
puis recevoir de l’Ange orant – sa propre fille – la
rémission, sa liberté. « Il faut laisser Lucie faire son
évolution ». La jeunesse révolutionnaire (faîtes plage aux
jeunes !) pardonne et fonde un nouveau monde. Satan,
pour sa gouverne, a su trouver en lui la force de son
repentir. Il a voulu la grâce ; Dieu l’en a jugé digne.
Même lui. Il n’était donc, par conséquent, vicieux de pied
en cap. Le Mal incarné des romantiques ne peut être
entièrement mauvais. Le mal n’est romantique et donc
tout sinon maléfique. C’est un laissé-pour-compte, un
exilé, un égaré, voire un trickster, un héros civilisateur.
Homme ou démon, le Vice intégral n’a pas encore trouvé
sur terre de chaussure à son sabot.
Gageons qu’il aura plus de chance chez les auteurs
latins. Chez les historiographes de l’époque impériale,
dont Tacite et Suétone. À lire les deux lascars, la partie
semble plutôt bien engagée. Il serait, en tout état de
cause, rédhibitoire de prétendre aborder la question
délicate de l’unité des vices sans évoquer le stupre
légendaire des empereurs romains de la période JulioClaudienne : citons seulement Tibère, Caligula, Claude et
Néron. Étrange kyrielle d’empereurs réputés décadents,
rendus fameux par leurs vicissitudes et la noblesse pressée
comme un citron qui ne laissait pas d’en rajouter ; des
roitelets d’une perversité considérable au point d’en
affecter leur œuvre politique. On a l’histoire que l’on
mérite. Les descriptions dissertes que nous en lèguent
Tacite dans ses Annales, Suétone dans sa Vie des douze
César, ne doivent pas nous tromper. Il y a d’une part, le
424
peuple, de l’autre, l’élite ; l’empereur entre les deux
maltraite l’élite pour arroser le peuple. Rien d’étonnant,
sous ces auspices, à ce que l’élite mécène des libellistes
après chaque passation de pouvoir pour étriller le
prédécesseur. C’est de bonne guerre. Prenons le cas de
Tibère.
Le jeune Tibère – né Tiberius Claudius Nero – règne
sur l’imperium de 14 à 37 apr. J.-C. Son action régalienne
s’avère déterminante en politique interne (économie,
institutions, etc.) autant que sur le terrain diplomatique.
Tibère n’oublie pas pour autant les domaines artistiques
et religieux, ni les affaires de commerce extérieur qui
portent encore la marque de son entregent unanimement
salué. Quoique comptable de nombreux succès militaires,
il prend le parti de suspendre la politique d’expansion
militaire lancée par son prédécesseur Auguste
(l’auguste) ; en fait de quoi les légions impériales se
contenteront de renforcer les défenses du limes. Une telle
foi pacifiste aurait pu transporter n’importe quel hippiesans-lit directement au nirvana. Sans THC de synthèse.
Les chroniqueurs n’en ont rien retenu. Ce qu’ils ont
retenu – et plutôt deux fois qu’une – c’est en revanche
qu’après la mort de son neveu Germanicus et de son fils
Drusus II, l’empereur prendrait ombrage de ses intimes et
se ferait édifier une forteresse privée, un nid d’aigle
imprenable, quelque part en mer, sur une île détachée de
la baie napolitaine, au sommet d’une falaise escarpée de
Capri. Là-haut, depuis sa tour d’ivoire, Tibère le
misanthrope gère son empire et communique
425
quotidiennement ses directives à des délégations de
confiance. Les commissaires font la navette. L’allerretour est permanent. Les raisons de cet étrange
comportement sont en partie connues. Il s’agissait
d’abord de réchapper aux tentatives d’assassinat,
stressantes et permanentes. L’autre avantage de cette
retraite marine était qu’elle relativisait le poids devenu
insupportable des réseaux d’influence. Tibère à Rome
n’avait pas les mains libres. L’empereur, qui n’était pas un
perdreau de l’année, se savait fréquemment la cible de
complots, d’intrigues ourdies par la noblesse.
C’était bien plus qu’il n’en fallait pour justifier son
prévoyant exil, son rêve en Thébaïde, loin de la mort qui
rôde et de la capitale. Tibère ne remettrait plus les pieds
dans la ville éternelle. Pour rien au monde. Jusqu’à sa
mort, Capri serait son havre. Et sa dernière demeure. Et
sa plus grosse erreur de communication. Le peuple – « la
populace » –, que ces enjeux dépassent, ne saisit pas le fin
mot de ce remue-ménage. Il crie à l’abandon. Dénonce
une forfaiture. Il conçoit de la haine pour ce tyran
planqué sous les jupons de maman si loin de leur réalité.
Son délit de fuite n’est-il pas, au surplus, la meilleure
preuve de sa culpabilité ? Lorsqu’à leur tour ils
rhabilleront l’empereur aux couleurs de sa ruine, nos
sources inépuisables – les Tacite et Suétone – feront mine
de ne rien savoir des déboires politiques qui
contraignirent Tibère à cette forclusion. Ils y verront
l’aubaine de parfaire leurs portraits. Une occasion rêvée
de proposer leur interprétation toute personnelle de
426
l’événement. Tibère, à les en croire, aurait organisé son
escapade en vue de se soustraire aux lois somptuaires qui
l’auraient mis dans l’embarras. Il n’aspirait à rien qu’à
laisser libre cours à ses dérèglements. Il s’était trop
longtemps contenu. Loin des regards, plus de limites.
Tacite assène. Suétone déballe. Et ça ne fait pas dans la
dentelle…
« Il serait trop long de rapporter en détail toutes
ses cruautés : je me contenterai d’en donner une idée
générale. Il ne se passa pas un seul jour, sans en
excepter les jours consacrés par la religion, qui ne fût
marqué par des supplices ».
« On montre encore à Capri le lieu des exécutions.
C’était un rocher d’où l’on précipitait dans la mer les
malheureux auxquels on avait fait souffrir les tortures
les plus longues et les plus recherchées. Des matelots
les recevaient et les assommaient avec des crocs et des
avirons jusqu’à ce qu’il ne leur restât plus un souffle
de vie. Il avait imaginé, entre autres genres de
cruautés, d’user d’adresse pour faire boire beaucoup
de vin à ses convives ; puis on leur liait aussitôt la
verge pour qu’ils souffrissent à la fois des ligatures et
du besoin d’uriner ».
« Il fut aussi fort maltraité dans une lettre
d’Artaban, roi, des Parthes, qui lui reprochait ses
parricides, ses meurtres, sa lâcheté, ses débauches, et
qui l’engageait à satisfaire le plus tôt possible, par une
427
mort volontaire, l’implacable et juste haine de ses
concitoyens ».
« Quelques-uns croient que la faculté qu’il avait
de prévoir l’avenir lui avait découvert quel serait son
sort ; qu’il savait longtemps auparavant à quelle
infamie et à quelles horreurs il était destiné, et que
c’est pour cette raison qu’à son avènement à l’empire,
il avait si obstinément refusé le titre de Père de la
patrie, et n’avait pas voulu qu’on jurât par ses actes, de
peur que de si grands honneurs ne l’en fissent paraître
bientôt encore plus indigne ».
Suétone, Vie de Tibère, LVXI.
Ça balance à Capri ! On ne se refuse rien. Résumonsnous : Tibère est alcoolique (c’est de famille). Jadis il se
cachait pour boire. Le voilà franc-buveur. Tibère est
pédéraste. Beaucoup de Romains le sont, mais lui ne l’est
pas du bon côté. Tibère couche pour souiller. Il est cruel.
Fait battre ses esclaves. Il prend plaisir à la souffrance
d’autrui. Il organise des kidnappings pour violer des
jeunes gens. Fait affréter des cargos de chair fraîche en
partance de chaque port du continent pour satisfaire ses
appétits lubriques. Sur la pléiade des âmes dévouées à ses
caprices, aucune n’est revenue (indemne). C’est un satyre
voyeur adepte du cuckolding. Il a fait transformer les bois
de son île en un joyeux bordel à ciel ouvert. Un projet
architectural de grande ampleur. À l’aune duquel même
Neverland, villégiature du « roi de la pop », aurait fait
428
pâle figure. Ces grands travaux ont bien évidemment un
coût. Tous les impôts y passent. Par les fenêtres. Par
pertes et profits. Les pertes et les profits n’étant pas
également considérés selon que l’on s’appelait Tibère ou
pas Tibère. Si grande soit sa fortune, si dispendieuses ses
orgies planétaires, le Princeps Senatus n’en est pas moins
cupide. Il vole l’argent des pauvres, etc., etc.
Une succincte mise au point, avant de nous enfoncer
trop loin dans le terrier du lapin blanc, ne serait pas de
trop. Ne laissons pas mûrir la confusion sur ce qu’il y a
lieu d’entendre par le terme d’ « orgie ». L’étude des
mutations de la sémantique – la diachronie, chère aux
linguistes – est éloquente, qui nous apprend que l’orgie
n’a pas toujours été ce que nous en avons fait. L’orgie
n’était à l’origine que la cérémonie accompagnant les
fêtes votives liées à certains cultes religieux. L’orgie,
avant de dénoter ces débauches d’alcool et de sexe que
notre imaginaire accole spontanément à l’imagerie de la
décadence, ne faisait que désigner une tradition de
célébration ancienne de plusieurs siècles. Il s’agissait d’un
rite propitiatoire marquant le cycle des saisons, est
destiné à exalter le sentiment citoyen. Les dionysies
d’Athènes, entre autres, sont demeurées célèbres pour
leur concours de rhapsodie. Là virent le jour les
premières tragédies, se déroulant chacune en trois parties
durant une journée pleine. Il n’y avait bien que des Grecs
pour créer des jeux olympiques dévoués au chant et à la
poésie. Les dionysies se virent remplacer au cours de
l’époque romaine par des festivités de sens analogue,
429
dédiées à une divinité importée en Italie, Bacchus, dieu
de la vigne, des choses bizarres et de l’extase. Leur
popularité fut telle qu’il fallut répartir les réjouissances
entre « petites » et « grandes » surprises-parties, à l’arrivée
de l’automne et du printemps. Les bacchanales qui
choquèrent tant les patriciens par leurs débordements
étaient, pour elles, strictement réservées aux thiases de la
divinité et aux cultes à mystères. On mesurera peut-être
mieux, grâce au Petit Robert, l’ampleur du chemin
parcouru depuis cette acception originaire du terme
« orgie » jusqu’à celle dont l’a revêtu le christianisme dans
sa croisade intellectuelle contre le paganisme résurgent :
« Orgie : nom féminin (XVe-XVIe siècles, du lat.
orgia). 1. Antiquité (pluriel). Fêtes solennelles en
l'honneur de Dionysos à Athènes, de Bacchus à Rome. 2.
Moderne. Partie de débauche, où les excès de table, de
boisson, s'accompagnent de plaisirs grossièrement
licencieux. »
430
431
Les Romains de la décadence, huile sur toile, Thomas
Couture, 1847.
Précisons donc que c’est bien au sens moderne, embu
de ses connotations graveleuses, et non au sens antique,
joyeux et bon enfant, qu’il faut entendre ici la référence
aux orgies Tibériennes. Les chroniqueurs romains nous
décrivent en détail toute une typologie du mal, Suétone
une véritable tératologie morale. Une accrétion
métaphysique d’horreur à l’état pur, une concrétion des
vices : orgueil, couardise, violence, débauche, cupidité et
gaspillage (cupidité et gaspillage, ce qui n’est pas évident),
fraude, rapine, meurtre, etc., la liste continue. Une liste
savamment organisée pour suggérer à son lecteur une
gradation dans la révélation de ces turpitudes. On passe
de l’alcoolisme à la débauche, de la débauche au sadisme,
du sadisme à la folie dure. Le tyran ne se tient plus. De
loin en loin, du coq à l’âne, sont vice va crescendo. De
plus, Seigneur ! il est extrêmement laid. On le surnomme
« Caprineus », davantage pour son étymologie – du grec
kapros, « sanglier » – que pour son épiclèse (Tibère est
« de Capri » comme Empédocle est « d’Agrigente »,
comme Héraclite « d’Éphèse », comme Hippocrate « de
Côs », Léonard « de Vinci », et la Vénus « de Milo »72).
72
Rodin est un sculpteur. Buren est un artiste. Milo, dite
également Mélos, est une île grecque de la mer Égée
appartenant à l’archipel des Cyclades. Vous n’avez plus
d’excuses.
432
Tibère est une créature vrillée, retorse, recroquevillée,
toute circonflexe et cabossée. Il a le diable au corps. Il
porte à même le corps la signature du mal. Et pas de
tableau magique pour casquer à sa place. Nous avons
donc affaire à un parfait exemple de recoupement entre
hideur physique et dysmorphie morale. Un esprit fou
dans un corps tors. Les sorcières ont des verrues molles ;
Tibère a la petite vérole. Il en a l’air et la chanson.
Association qui ressortit pleinement au patrimoine
intellectuel de la physiognomonie, le grand dada de
Suétone.
Tibère avait pourtant promis de donner toutes ses
chances au deux Vertus souveraines de Clémence et de
Piété. Il s’était résolu à perpétuer l’exemple de son
prédécesseur Auguste. Ses bonnes résolutions sont
rapidement retombées comme un soufflé crevé. Non qu’il
se soit durci au vice. Il n’était pas de ces drogués qui
doivent sans cesse forcer la dose pour retrouver les
sensations de la veille. La pente glissante suivie par le
despote n’est pas, selon Suétone, l’effet d’une progressive
radicalisation ; seulement le fruit d’une plus grande
liberté d’action. Comprenons bien que la romaine
conception de l’individu ne se laisse guère réduire à
l’interprétation « sartriste » du rapport dialectique entre
l’agir et l’être. Ce n’est pas l’agir qui modèle l’être, mais
l’être qui modèle l’agir. L’exact contre-pied de
l’existentialisme. Le larron est déjà fait lorsque vient
l’occasion. Chez Suétone, donc, pas de chronologie. Si
pour les Grecs (et en cela, nous ressemblons aux Grecs),
433
l’homme demeure « perfectible » (la connaissance
transforme ; ce que Foucault appelle la « subjectivation »
visée par la sagesse antique), donc aussi « pervertible »,
pour les Latins, il hérite d’une essence fixe et
déterministe contre laquelle il ne peut pas grand-chose. Il
n’en est que l’objet, la manifestation. Essence qu’il peut
éventuellement – mais pour combien de temps ? –
dissimuler derrière un masque. Le masque tombe, et
l’homme se révèle tel qu’il est. Relire Victor Hugo :
Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Victor Hugo, Les feuilles d’automne, 1831.
Hugo a bien appris sa leçon. Il fut à bonne école. On
pourrait aisément lire côte à côte les descriptions de
l’Ogre par notre romantique et celle du Capricant par
Tacite et Suétone. Les écoles de pensée ont la peau dure
et sautent parfois plusieurs générations. Notre propos
n’est pas ici de les décortiquer, mais de faire le départ
entre ce qui, dans ces portraits à l’encaustique, relève de
l’authentique et ce qui touche au color rhétorique. C’est
un travail critique qui nous est demandé. Cet examen
disceptatif engage trois interrogations : Qui parle ? À
qui ? Pourquoi ? Pourquoi ces éléments que l’on retrouve
à quelques détails près chez Tacite et Suétone, ne
figurent-ils nulle part ailleurs que chez Tacite et
434
Suétone ? Comment nos chroniqueurs peuvent-ils tout à
la fois soutenir que Capri l’hermétique dérobe aux yeux
du monde les débauches de Tibère et décrire ces
débauches avec la précision d’un orpailleur d’eau douce ?
Ils n’étaient pas sur place. Comment auraient-ils pu ?
Pour autant que l’on sache, ils n’étaient pas même nés. La
plupart de leurs sources remontent aux commencements
du règne de Caligula. Or, il peut être bon de rappeler que
Caligula (il y aurait droit aussi) était alors persuadé que
Tibère avait commandité l’assassinat de son père
Germanicus. Ceci explique cela. Ceci n’explique pas tout.
Hormis celui de complaire à leur nouvel empereur,
quel impérieux besoin pouvaient trouver nos deux
auteurs à profaner ainsi la mémoire de Tibère ? Le
scrupule de l’historien ? La parrêsia philosophique ? À
d’autres. Toute description est d’emblée argumentative,
accusatoire ou prescriptive. Ils défendaient une thèse.
Disons-le autrement : ils défendaient un intérêt. Il
semblerait, si l’on en croit les analyses récentes d’A.
Spinosa, qu’ils aient cherché à promouvoir un idéal
républicain peu compatible avec l’instauration du
Principat. L’autocratie était la porte ouverte à toutes les
injustices. « Le pouvoir absolu corrompt absolument »,
écrivait Lord Acton, historien et philosophe anglais du
XIXe siècle. Le démontrer, c’était l’enjeu. En présentant
par le menu les exactions de Tibère, en jouant sur l’effet
de contraste, ils exprimaient en creux leur désir d’un
régime modéré, plus pondéré que celui de l’empereur
fou. Ils suggéraient l’exemple à suivre en livrant leur idée
435
de l’exemple à ne pas suivre. Tibère repeint en parangon
du vice était en cela appelé à jouer auprès de Caligula la
fonction édifiante du diable au Moyen Âge. Le fait que
les historiens contemporains décrivent Tibère comme un
fin politique, prudent et peu enclin à ce genre de
débordement, achève de jeter le trouble sur la fiabilité de
ces glaçants témoignages. Le thème de l’unité des vices
peut donc ici servir soit à faire ressortir, en dénigrant le
précédent pouvoir, la vertu du pouvoir en place, et à lui
prodiguer les conseils nécessaires pour ne pas lui
ressembler. L’histoire permet de tracer des sentes avec
l’actualité. Tous les topoï ici mobilisés, débroussaillés par
Cicéron, se retrouvent aujourd’hui dans les sorties écrites
pour Bush sur Ben Laden, dans celles de BHL sur Kadhafi
et « le tyran Assad » ou encore Ahmadinejad, Poutine,
Gbagbo, Chavez, Morsi et toute la clique de ces « gobemouches autoritaires usurpateurs despotes mangeurs
d’enfants » qui massacrent leur peuple « dans le silence
coupable de la communauté internationale », possèdent
du gaz ou du pétrole et sont trop rats pour partager.
Courage et tenez bon, peuples du monde ! L’espoir est là
– il chausse ses bottes – et bientôt la lumière. Sur les
gravats du mal et le crissement des shrapnels retentiront
demain les chants de la démocratie !
436
437
Le diable et les empereurs tyrans perdent leur
monopole au XXe siècle sous les auspices des
totalitarismes. Leurs lointains descendants (Duce, Tsar,
Führer, Grand timonier ou petit père des peuples)
prennent le relais, en qui se réalise à nouveau frais la
collusion des vices. Des portraits de la même eau que
ceux de Tibère et Lucifer fleurissent dans la littérature de
l’après-guerre, comme s’il fallait prêter au mal un masque
pour mieux l’exorciser, un nom pour le détruire. Portraits
de dictateurs et de grands criminels de guerre.
Concernant l’effritement moral de la Kommandantur
nazie, on songe spontanément au chancelier Hitler,
peintre dans l’âme aux ambitions déçues ; mais c’est plus
étrangement son entourage qui catalyse d’abord l’inimitié
de la résistance et dire des victimes rescapées. Hitler,
pantin de ses éminences grises, n’aurait été que la
signature finale au bas des plans de l’holocauste remonté
du terrain. Question terrain, le docteur Mengele prend
cher, l’« ange de la mort » incarnant à la perfection le
prototype du savant fou. Goebbels n’est pas en reste, alors
ministre de la propagande, qui semble l’emporter à
l’unanimité dans la perversité. Le thème de l’unité des
vices prend ici toute son importance comme élément
central d’un processus de génération mythique. On
parlerait à l’heure actuelle de « diabolisation », avec une
odorante pensée pour Jean-Marie Le Pen, quoique le
phénomène dépasse très largement les borgnes. Une sorte
d’évhémérisme ayant pour vocation de reléguer hors de
l’humanité le mal consubstantiel à sa nature.
Consubstantiel, dans la mesure précisément où seuls les
438
animaux les plus « intelligents » (à l’aune de nos critères
d’intelligence) sont, à l’image de l’homme, capables de
cruauté.
Hors de l’humanité, il y a la bête, il y a le dieu, dit
Aristote ; il y a surtout le « monstre » et le « démon ». Et
Nietzsche d’ajouter qu’entre les deux gravite le
philosophe (Crépuscule des idoles, « Maximes et traits »).
L’homme ordinaire, pour sa gouverne et pour nous
rassurer, n’est plus capable du mal à l’état pur. Il retrouve
son innocuité. Seuls y sont aptes quelques anomalies de
l’histoire, dont on peut espérer qu’elles n’apparaîtront
plus. Pour déblayer l’avenir, on se rassure comme on
peut. La crainte s’embrouille à force de sophismes pour
dissiper l’angoisse et la paranoïa. Le Procès de Jérusalem
voit dans cette perspective la facture en série d’hommes
« extraordinaires », à l’exact l’opposé du petit
fonctionnaire fantoche, « rouage dans la machine »
personnifié, selon Hannah Arendt, par la banalité
d’Eichmann. Une raison suffisante pour expliquer en quoi
le programme philosophique d’Arendt devait autant
scandaliser (nonobstant sa mise en accusation des conseils
juifs ayant collaboré à l’effort logistique de la solution
finale). L’idée d’Arendt était surtout – dans une démarche
un poil corporatiste –, de « sauver la philosophie » en
prétendant qu’Eichmann « ne pensait pas » : qu’Eichmann
ne pensât pas ne signifie rien d’autre que le salut de la
pensée, sa rédemption. Le mal n’est pas « sophistiqué ».
Le mal est bête, il est banal. Et Platon confirmé dans sa
pensée que nul ne fait le mal en connaissance de cause.
439
L’homme est un singe débile armé d’un pistolet laser.
L’alternative contemporaine à cette présomption de
stupidité consiste dans la profession d’aliénation mentale.
Autre manière, plus accessible, en plaidant la folie, de
sauver la raison. Lire le rapport de la commission de
psychiatres en charge de l’expertise du cas Anders
Breivik : un tueur de masse ne peut être qu’un fou.
Malheureusement pour l’auteur d’Eichmann à Jérusalem,
démystifier les fonctionnaires nazis, c’était aussi prendre
à revers la tentative de les rendre « inhumains », pour
acquitter l’homme ordinaire. C’était réintroduire le mal
en l’homme et le loup dans la bergerie.
Arendt est l’exception qui confirme la règle. Nulle
autre que la philosophe pour présumer de la banalité du
mal. Tout ce que le XXe siècle dévasté compte de
penseurs, d’artistes et de poètes s’acharne à magnifier le
pouvoir de nuisance de quelques êtres vomis des enfers.
Le thème impérissable de l’unité des vices leur sert ici de
briques à la composition de personnages hors du
commun, de sorte à préserver tout un chacun contre
l’idée d’un mal toujours vivace, ancré dans la nature
humaine. Consolation, réassurance, c’est le début de la
résilience. Il ne s’agit pas de peindre gratuitement la
malveillance en acte, mais de projeter loin du possible sa
résurrection. En marge de cette fonction en est toutefois
une autre toute aussi essentielle. Toute aussi implicite.
Une fonction latérale œuvrant à « constituer » (du latin
constituere, « élever ensemble ») plutôt qu’à réparer
seulement l’identité d’un peuple. Comme l’a si
440
adroitement montré René Girard, toute fondation
d’entité politique est tributaire de la perpétration d’un
meurtre collectif – réel au commencement, puis
symbolique, répercutée et encadrée par la pratique
rituelle – d’un personnage dont la détestation et/ou la
vénération servira de liant au collectif en formation.
Toute société est structurée négativement, non par
l’amour ou la philia dont parlait Aristote, mais par la
haine, celle de l’ennemi commun : celle du bouc
émissaire. Cela vaut des petites classes fédérées contre le
fayot comme des villages champêtres contre le pédophile
du coin comme des nations unies en bloc contre le bloc
ennemi. Cela vaut d’hier la France contre la perfide
Albion comme d’aujourd’hui l’Iran contre Israël ; d’hier
les USA contre les Rouges comme d’aujourd’hui le
« monde libre » contre le « terrorisme ». Politique
étrangère, politique intérieure. Ainsi la république
française célèbre la décollation du roi ; le Royaume-Uni
enflamme Guy Fawks ; Rome commémore Remus ;
l’Égypte du Moyen Empire ressuscite Osiris porphyrisé
par son frère Seth, de la même manière que la plupart des
mythes cosmogoniques (à l’exception notable de la
genèse biblique) détaillent le meurtre du géant dont le
monde est cadavre ; dont l’homme lui-même est une
émanation, une « émiation », le débiteur qui s’en dédit.
On pourrait aisément relire à cette enseigne la scène de
l’immobilisation du « géant » Gulliver – une créature
sortie des flots, de dimension divine –, sa « mise à terre »
par les Lilliputiens comme une résurgence tardive de ces
motifs cosmogoniques. Ce que Lévi-Strauss appelait un
441
« invariant mythique ». C’est la logique du pharmakon, à
la fois remède et poison. Hitler ainsi diabolisé,
« gigantifié », acquiert un statut surhumain qui le rend
propre à ce genre de mythisation. Donc candidat à ce
statut de fédérateur altruiste. La pollution des vices, en
tant qu’elle crée des monstres, peut donc remplir une
fonction politique (et religieuse, l’un n’allant pas sans
l’autre) de première importance.
Qu’ils apparaissent dans la littérature théologique,
morale ou politique, les personnages incarnant l’unité des
vices se révèlent moins comme des réalités de fait que
comme des constructions, qu’elles soient savantes et
rhétoriques ou instinctives et viscérale. Soit qu’ils
fournissent, en tant qu’« épouvantails moraux », des
armes de dissuasion massive ; soit qu’ils rassurent en
illustrant qu’ils ne sont pas tout le monde (n’importe qui
ne fait pas n’importe quoi) ; soit qu’ils fédèrent dans
l’unanimité violente conçue à leurs dépens, ils restent des
fictions. Fictions dont l’éventuelle contrepartie logique
est rien moins qu’assurée. Aussi est-ce à présent sur ce
terrain logique qu’il convient d’apprécier la faisabilité de
l’unité des vices. Est-elle, sinon empiriquement,
« théoriquement » réalisable ?
Comprendre ce que nous entendons par là nécessitera
peut-être une précision supplémentaire sur la dissymétrie
entre la théorie et la pratique. La vérité pratique implique
la vérité logique. La vérité logique ne suppose pas la
vérité pratique. Ce qui est vrai en théorie peut ne pas
442
l’être en pratique ; ce qui, en pratique, est vrai, l’est en
retour nécessairement en théorie – aussi longtemps du
moins que la réalité répond de la logique (autre débat…).
Nous n’avons pas affaire aux deux mêmes vérités. La
vérité logique se départit de la vérité pratique ou
empirique dans la mesure où elle n’est pas, comme cette
dernière, astreinte à un impératif de convergence avec
l’observation (adequatio intellectus et rei). La vérité
logique n’a pas besoin de coïncider avec le monde. Elle
est « de cohérence » et non « de véracité ». Parce qu’elle
n’a pas (directement) rapport au monde ; parce qu’elle n’a
pas trait au contenu, mais à la forme du raisonnement.
Elle est la science des emplois légitimes du terme
« donc », abstraction faite du sens des énoncés. Sera alors
tenue pour vraie – dans l’acception logique de la notion
de vérité – une proposition dont l’assomption n’engendre
pas de contradiction avec ses sœurs, en d’autres termes,
les autres énoncés, axiomes, prémisses et postulats
constitutifs du système déployé par ces propositions. Les
assomptions non-euclidiennes du type « par un point
extérieur à une droite, il peut passer aucune ou une
infinité de parallèle à cette droite » étant radicalement
incompatibles avec le cinquième postulat d’Euclide, force
est de les considérer comme fausses. Elles deviennent
vraies comme seront vraies toutes les propositions
d’Euclide (en tant que cas particuliers de géométrie à
courbure nulle) dans le contexte de géométrie à
dimension ou à courbure.
443
Simplifions-nous. Dans l’univers de l’hexalogie Star
Wars, le postulat de la « Force » et la richesse biologique
interplanétaire admettent pour vraies les propositions
type « Luc Skywalker peut déplacer les meubles par sa
volonté » ou « les Ewoks sont des oursons pygmées
anthropophages vivant dans la savane » : elles s’intègrent
au système sans affecter d’aucune manière sa cohérence
interne. Des propositions type « Yoda est le père de Luc »
ou « Anakin aime secrètement C3PO qui couche avec
Leïla » sont en revanche contradictoires avec d’autres
propositions constitutives de l’univers (ou du système)
Star Wars : Yoda est abstinent, C3PO est gay, etc. Nous
n’avons fait jusqu’à présent qu’examiner la possibilité
pratique ou pragmatique de l’unité des vices. Nos
investigations ne nous ont guère permis de la corroborer.
Nous nous extirpons, bien au contraire, armé de sérieuses
préventions contre ces témoignages souvent lestés
d’ambition moralisatrice ou polémique. Que l’on puisse
prendre ces portraits pour argent comptant ne préjuge
pas toutefois de la possibilité logique d’actualiser cette
unité des vices au sein d’un système conséquent de
proposition. Éprouver cette synthèse sur un terrain
logique implique de frayer d’autres voies que celle de
l’exemplification.
Il se pourrait que nous n’ayons pas identifié le
problème fondamental que pose en première intention la
thématique de l’unité des vices ; que nous devions, pour
mieux nous aviser de ce dont il retourne, risquer un pas
de côté. Ce pas de côté nous entraîne sur les traces d’un
444
penseur iniquement banni de l’enseignement secondaire.
Et nous ne disons pas cela (seulement) parce qu’il opère
sous notre ciel. L’homme en question signe du nom de
Bayle, prénom Pierre (à ne pas confondre avec son quasihomonyme Henri, alias Stendhal). Nous lui devons la
rédaction en 1697 d’un vaste Dictionnaire historique et
critique, préfigurant par de nombreux aspects le projet
encyclopédique, et des Pensées sur la comète de 1682,
chef-d’œuvre de zététique. L’écriture foisonnante de
Bayle n’a sans doute pas aidé sa communication. Les
universitaires sont plus accoutumés au formatage laqué
de la dissertation qu’aux renvois permanents auxquels
recourt l’auteur. Plus habitués aux tartines monoblocs
lissées et vernissées des classiques domestiques qu’à ces
fragments enchevêtrés, mis en abîme dans des tiroirs
s’ouvrant sur des tiroirs à double fond, dégoulinants de
notes et de références s’ouvrant sur d’autres articles à
reliquaire, etc. Écriture si particulière qu’on s’en ferait
une meilleure image en désignant celle-ci comme
précurseur de l’hypertexte. Forme erratique au service
d’un propos de fonds qui lui répond comme en écho : le
monde n’est pas soluble dans une vision dualiste,
manichéenne de la réalité. La recherche du vrai impose,
bien au contraire, le croisement permanent des
perspectives,
des
opinions
et
des
doctrines
contradictoires. Nous comparions le Dictionnaire de
Bayle à l’Encyclopédie. Bayle est de ce point de vue très
loin de l’Encyclopédie.
445
Nous ne comptons pas nous attarder outre mesure sur
la débâcle éditoriale de Bayle en ce début de XXIe siècle.
Ni sur ses intuitions, souvent heureuses et prophétiques.
Quelle plus-value peut apporter l’auteur à notre enquête
sur l’unité des vices ? Que vient-il faire dans cette galère ?
Nous avons signalé dans nos préliminaires que le
catalogue des vices n’était pas opposable – du moins pas
terme à terme – à celui des vertus. Il semble désormais
possible, en nous fondant sur l’analyse Bayle, de marquer
un pas supplémentaire. Si, d’un point de vue purement
logique, rien ne s’oppose à l’éventualité d’une
thésaurisation vertueuse, il n’en va pas de même pour
celle d’une accrétion des vices, les vices n’étant pas
compossibles entre eux. Les vices n’ayant pas tous
d’atomes crochus. Les conditions pratiques de réalisation
des vices, a fortiori de l’unité des vices, diffèrent
radicalement des conditions qui rendent envisageable la
synthèse des vertus. Il y a des vices contradictoires, des
vices incompatibles. Il peut y avoir conflit des vices.
Dilemme dans l’immoralité. Bayle relève pour illustrer
cette donne, dans ses Pensées sur la comète, que la
lâcheté fait pièce à la colère, que l’acédie (akedeia) exclue
l’envie, que la pusillanimité étouffe l’orgueil et
l’ambition. Nous avons précisé tantôt que même Simon le
magicien échouait à cumuler les vices. Lui manquait la
paresse. Défaut d’un vice qu’il ne pouvait avoir, sous
peine de ne plus pouvoir en exercer aucun. C’est donc
qu’à rebours des vertus dont chacune contribue à parfaire
l’unité du bien, les vices accumulés ne sont pas
complémentaires et n’aggravent pas le mal. Il faudrait
446
ajouter que les vertus peuvent même venir en aide aux
vices lorsque les bonnes vertus se combinent au bon vice.
De la même manière, en somme, que l’équilibre des vices
peut simuler le comportement vertueux ; de la même
manière que l’amour-propre ou l’égoïsme peuvent servir
la prospérité, une vertu désintéressée peut parfois
arrondir un vice, l’exaspérer, l’envenimer, le rendre
infiniment funeste. Agir sur lui comme du beurre froid
dans une poêle chaude. Les vices sévissent et persévèrent
qui se nourrissent de la vertu.
On peut citer nombre d’exemples de ces
combinaisons fatales. La force d’âme peut rendre la colère
plus irascible et destructrice qu’elle ne l’est en elle-même,
la loyauté à de mauvais principes accroître une injustice
et la droiture, mal avisée, générer davantage de crimes en
servant de mauvais desseins. Une vertu dévoyée est plus à
redouter qu’un vice décomplexé.
« L’Incorruptible » Robespierre, modèle achevé du
révolutionnaire et partisan de la démocratie réelle fut
également, de l’avis des thermidoriens (à croire avec
modération), l’homme de la guillotine, le tyran jacobin
qui fit planer sur les légitimistes la menace du couperet et
sur la France entière l’ombre de la Terreur. « Terreur » :
le terme inspire celui de « terroriste ». Le terroriste a
connu bien des formes depuis la chute du mur. Un
terroriste est un libérateur qui n’a pas réussi. Plus
largement, c’est un ennemi de l’Amérique. Sa frondaison
mafieuse ou indépendantiste réalise 97 % des attentats en
447
sol européen (chiffres « Inter-poules » de 2010). Mais c’est
plus obsessionnellement aux 3 % restants, de facture
islamiste, que les médias occidentaux ont choisi de
s’intéresser (l’Arabe cache la forêt)73. Et à un seul secteur
de son spectre d’activité, lequel s’étend pourtant de la
corruption au noyautage en passant par le piratage et par
la désinformation (comme tout État qui se respecte, mais
avec moins de moyens) : l’attaque à l’explosif.
Pourquoi ? D’abord pour l’audimat, nerf de la guerre.
Ensuite par solidarité avec le peuple américain. Par
sympathie avec nos « partenaires » conditionnés depuis le
11 septembre dans la hantise du martyre musulman, ce
fou de Dieu aux yeux bistrés veiné de rouge. Conçu sous
ce rapport, le terroriste du Proche- et du Moyen-Orient
incarne la somme de toutes les peurs. « L’assiette aux
peurs ». L’épouvantail du mal. C’est un agent dormant,
biberonné au hadits, galvanisé par une adolescence
tussive prise entre deux bron-chiites, remplie de
prédications hostiles à l’Occident, de « coupures de
Coran » et d’« exercices » de stèle (Oulipo qui mal y
pense). Il est tantôt ce Bibendum à la shaheed ceinture
bardée de TATP, gueulant « Allah akbar » comme un
streaker enturbanné courant vers son Giscard destin,
tantôt ce transformiste expert en taqiya, sinistre Mac
Gyver ultra-médiatisé capable de démonter pas moins de
73
Parce que le monde arabe, comme chacun sait, est
composée de deux catégories d'individus : les terroristes,
et les touristes.
448
trois gratte-ciels – dont celui abritant les locaux de la CIA
– armé d’un rouleau de scotch et d’un cutter chiné en
promotion chez Jardiland. C’est un monstre invisible.
Fondu dans la population. Il est comme nous, vit parmi
nous, ne se révèle qu’en temps voulu. Suscite une forme
de paranoïa, de suspicion universelle qu’ont su saisir au
vol et exploiter les blockbusters tentpoles hollywoodiens
dans la lignée de Men in Black et de Transformers. C’est
une bombe humaine prête à péter au moindre
relâchement.
On ne peut nier, cela étant, que se faire exploser
demande un certain sens du sacrifice. La haine du
terroriste serait plutôt bénigne sans une bonne dose de
drogue et de courage. On l’aurait préféré plus pétochard,
notre pétard vivant. Moins fidèle à sa cause, moins apte
au « don de soi », moins noble, loyal, persévérant ; bref,
moins « vertueux ». Moins généreux, si l’on songe à
« Satan », c’est-à-dire Ben Laden, assassiné sur ordre
d’Obama (« justice had been done »), qui avait renoncé à
jouir de sa fortune pour s’engager dans un combat perdu
d’avance.
449
450
Lui également, on l’aurait préféré plus ladre, plus
soucieux de son confort et moins de sa religion. Ne disons
rien de la « conscience professionnelle » des tortionnaires
et des bourreaux, de l’« hygiène de l’assassin », de
« l’amour du prochain » qui conduisait naguère et qui
conduit encore les missionnaires de toute chapelle à tuer
pour convertir. Si donc le vice multiplié ne porte pas
toujours à mal, la vertu jointe au vice s’avère parfois
dévastatrice. Une telle dissymétrie tient en échec la
concrétisation du vice à l’état pur. Les vertus
s’harmonisent et s’entretiennent les unes les autres ; les
vices, s’ils peuvent se renforcer grâce aux vertus, ne
peuvent tous être conciliés. On ne peut avoir au même
instant deux vices interférants.
Peut-on
avoir
successivement
deux
vices
interférants ? Changer de vice comme de chemise, mais
tous les essayer ? Un proverbe outre-manche prétend
qu’une pomme par jour éloigne le médecin (à condition
de savoir viser) ; un vice par jour éloigne-il toute trace de
bien au point de peu à peu, comme on taillerait un
diamant noir, faire émerger le mal « chimiquement pur »,
exempt de perfection ? Cela supposerait que nous
puissions à discrétion nous dépouiller de l’identité de la
veille (la paresseuse) pour endosser l’identité du jour (la
colérique). Nous ne pouvons pas (encore). Nous pouvons
seulement feindre. Et quand bien même nous le
pourrions sans feindre, l’identité de la veille ne serait plus
l’identité du jour : « nous » ne serait plus « nous » ; et dès
451
lors « nous », même en longueur, ne pourrait cumuler les
vices. Le vice, au reste, n’est pas qu’une sale humeur qui
s’attrape comme un rhume et se perd comme une claque,
mais une « disposition » (hexis). Disposition au mal
comme la vertu est une disposition au bien. Disposition
qui se renforce ou périclite au gré des expériences.
L’idée ne sort pas de nulle part. Elle a sa source chez
Aristote. C’est dans l’Éthique à Nicomaque que le
Stagirite trace les contours de ce qui serait appelé deux
millénaires plus tard une morale « arétiste » (du grec
arétè, la vertu, l’excellence) – et non pas « arrêtiste » :
juriste spécialisé dans la jurisprudence – fondée sur le
principe d’imitation participante. Précisons bien que la
morale arétiste n’est pas aristotélicienne en soi,
seulement « inspirée » de sa philosophie éthique. Une
expression qui, dans l’Antiquité, eût confiné au
pléonasme, tant le savoir se concevait d’abord comme
une « pratique de soi », comme une « auto-poïèse »
(Foucault). Une morale arétiste est une morale dont le
process d’acquisition se déroule plus ou moins comme un
« dressage » – comme un conditionnement mental dans le
plus pur style pavlovien, mais pour humains adultes
consentants : une thérapie cognitivo-comportementaliste.
Une morale mimétique qui désigne ou façonne ses
modèles de vertu ; qui présuppose une réflexion aux
termes de laquelle l’individu (sinon son pédagogue pour
lui) forge son « idéal du moi ». Il crée une imago de
l’homme qu’il voudrait être et tente ensuite, dans la
mesure de ses capacités, d’agir conformément à ce
452
modèle. Il s’appuie à cette fin sur le conditionnel
contrefactuel (à distinguer de l’indicatif) à même de
simuler les actes du modèle : « qu’aurait-il fait dans sa
situation ? » Dans sa situation, il aurait fait ceci. « Je ferai
donc ceci ». En d’autres termes, il s’interroge sur le
comportement probable de son idéal aux prises avec les
intraitables cas de conscience qui minent toute existence
humaine ; il met en œuvre ce comportement, encore et
de nouveau jusqu’à le faire naturellement, jusqu’à devenir
son idéal du moi. Car l’appétit vient en mangeant ; car la
vertu vient en la pratiquant. En simulant d’abord ce qui
plus tard coulera de source. Tant va l’autruche à l’eau
qu’à la fin elle se palme. Comme le pianiste apprend ses
gammes dans la douleur, puis les maîtrise sans y penser.
L’action vertueuse dispose ainsi à la vertu qui dispose
à l’action vertueuse et ainsi de suite, sous les auspices
d’une dialectique renforçant l’une et l’autre,
mutuellement accordées. Agir et propension au bien
s’épurent progressivement dans un système de boucles de
rétroaction. La métaphore du musicien reste éclairante.
Le néophyte devient virtuose. L’effort devient routine.
Ses partitions croissent en délicatesse tandis que sa
dextérité s’affine, et c’est cet accroissement graduel de la
difficulté qui suscite son adresse. Le « pervers
polymorphe » de Freud devient à son image un parangon
de sagesse. Le programme arétiste n’est pas si compliqué
qu’il ne tienne tout entier sur le quart d’un tronçon de
papier hygiénique. Le Stagirite enfonce le clou en
recourant à l’argument massue de l’étymologie naïve : le
453
terme « èthos », ἦθος, le caractère, serait un dérivé
d’« éthos », ἔθος, la coutume, l’habitude. Une preuve,
d’abord, que les accents (et les esprits !) ont toujours tort.
Plus la démonstration que le philosophe linguiste sait
faire flèche (et non « feu ») de tout bois (voir « lalangue »
chez Lacan). On peut déduire de ce qui précède qu’à
l’instar de l’inclination vertueuse, le vice se forge dans la
pratique et qu’il inspire l’action pratique, dessinant par
là-même un authentique « cercle vicieux ». Plus on
s’exerce au mal, plus on excelle à le commettre. On
excelle d’autant plus que, l’homme étant ce qu’il est,
envisager dans chaque situation ce que ferait un sale type
ne lui demande pas un gros effort d’imagination. Le vice
se veut ainsi comme la vertu une tendance perfectible, ce
qu’un généticien appellerait un « facteur de risque » ; et
nous en revenons à la définition qu’en donnait
l’Aquinate. L’analogie trouve pourtant ses limites en ce
qu’il est une tendance qui en exclut une autre. Et c’est
précisément ce point qu’il nous reste à examiner.
Aristote « localise » les vices aux deux extrémités du
segment de l’èthos. En son foyer, équidistante, se situe la
vertu. La vertu – l’excellence – se définit alors comme
centre, « juste milieu », mais aussi comme sommet. Elle
est le tiède entre le froid et le brûlant du caractère. Elle
est la tempérance et la mesure. Cette conception de la
vertu comme harmonie ou synthèse dynamique de
principes opposés transpose directement sur le terrain
moral toute la pensée politique, cosmologique et
médicale – en somme philosophique –, des Grecs à l’ère
454
de la démocratie. La vertu est dans la prudence
(sophrôsuné) et s’oppose frontalement aux deux excès
que sont les vices, donc à la démesure ( hybris). Tout
diagnostic est déjà gros de sa thérapeutique. La
conséquence pratique en est qu’une telle vision permet à
une nature trop véhémente ou, à l’inverse, trop
nonchalante, algide, de se voir corriger de manière
allopathique. C’est-à-dire mitigé en tant qu’extrême par
un apport dosé du vice situé à l’autre extrême. Le couard
qui aspirerait à devenir courageux se verra simplement
prescrire une cure. Non pas de courage, mais de témérité.
Une cure détox donte seule une astreinte quotidienne,
quoi qu’elle lui demandera d’efforts, est en mesure de le
ramener au centre de la ligne. 0 est l’idéal.
-1
0
+1
… Lâcheté ---- Courage ---- Témérité…
L’éthique revisitée du Stagirite rend alors
logiquement contradictoire la possession de tous les vices
qui se combattent naturellement (on ne peut être à la fois
lâche et téméraire sans devenir courageux). Les vices se
neutralisent. Ils se contrebalancent. Leur entr’annulation
produit un équilibre de meilleur aloi. L’arithmétique du
vice débouche alors – et paradoxalement – sur
l’apparence de la vertu. Les moralistes l’avaient compris,
les jansénistes l’avaient compris, et même les libéraux
tenants de la libre concurrence : ce qu’ils appellent
l’« autorégulation ». Le fait qu’un vice, chez Aristote, soit
moins l’inverse de son approchant vertueux que de son
455
vice antagoniste explique qu’on ne puisse cumuler sans
les détruire deux vices situés aux deux extrêmes du même
segment. Ainsi de l’âne de Buridan congelé dans une
torpeur maligne, dans l’incapacité de choisir entre le
boire et le manger. L’idée seulement d’une unité des vices
est autoréfutante.
Si séduisante qu’elle apparaisse au premier chef, la
possibilité d’une unité des vices rencontre ses limites au
terme d’une lecture critique des textes qui l’attestent, et
s’écroule sous le poids de ses contradictions dès lors que
reporté sur un terrain logique. Cette unité se conçoit
moins comme une réalité que comme un expédient de
nature rhétorique, un postulat servant des fins morales,
théologiques ou polémiques. Si donc il est possible de lier
toutes les vertus, il n’est rationnellement pas soutenable
d’avoir tous les vices. Non plus qu’un personnage de Sade,
Strauss-Kahn ne pouvait accomplir l’idéal négatif d’être
le prince du mal. Strauss-Kahn ne pouvait être – certains
le pensent encore – le mal à l’état pur, le « malin à
prières ». Il devait forcément avoir ses bons côtés (on
cherche encore lesquels). Mais ce ne sera pas sur eux que
tableront ses avocats. Sans doute n’est-ce pas plus mal…
456
Pas de Maure alitée
15 mai. « Quand le moment est venu, l’heure est
arrivée », déclarait Raymond Barre qui avait le sens de la
tautologie. Les choses sérieuses commencent. La salle est
comble. Strauss-Kahn est tranquillement posé sur sa
banquette (de veau – oui, elle est nulle –), flanqué par
deux molosses (Pierre et Jérôme) recrutés dans la nuit.
Son agent de com’ avait voulu pour lui ce qui se faisait de
mieux en matière de protection des personnalités. On
sentait ces armoires à glace capable de faire parler la
poudre en une fraction de seconde. La dissuasion jouerait
peut-être en sa faveur. La séance est ouverte. Le procès
démarre fort ; un procès saturé de non-dits et de
contradictions, d’énigmes et de stupidité. Lesdites
stupidités étant les plus voyantes, et, dans leur stupiditémême, coïncidant en règle générale avec lesdites
énigmes. La défense, peu loquace, réchauffe son habituel
couplet. Les avocats répètent qu’il ne s’est rien passé. En
l’occurrence, il ne se passe strictement rien. Silence au
banc des accusés. Strauss-Kahn reste muet. Impassible.
Olympien. Il semble inatteignable. Comme revêtu d’un
jaseran de granit, « de probité candide et de lin blanc »
(Hugo). Il est rentré dans sa coquille. Pareil à l’huître
rétractée sous le vinaigre de l’actualité. De son visage
n’émane aucun indice de son état d’esprit. Hagard, il
contemple la scène avec l’œil vide d’un candidat de
téléréalité. Il reste là, une heure ou deux, sans piper mot.
Et il se tait, et il se tait… on ne peut plus l’arrêter ! À
457
croire qu’il ne se soucie pas plus de son audience que des
parades sexuelles des singes laineux d’Amazonie.
Les avocats sont plus intéressés. Ils ne sont pas venus
les mains vides. Aucune version ne sera donnée des
événements de la suite 2806. Ce qui ne veut pas dire que
rien n’en sortira. N’ayant pu contester les projections de
semences (trésors de langue de plomb, terme polis pour
dire du foutre) que les « Sexperts Manhattan » ont révélé
sur le faux-col de la plaignante, les avocats de la défense
font passer la plaignante pour une femme de viles mœurs,
opportuniste comme pas deux. Leur conviction,
largement relayé par les médias français, fait fonds sur le
concours de trois allégations.
(a) Nafissatou trempait dans le trafic de drogue.
Nafissatou dealait. Elle faisait chanvre à part. Elle devait
certainement en consommer aussi, de son haschisch
Parmentier, pour assaillir ainsi Strauss-Kahn. D’un autre
côté, blâmer Diallo de tirer sa ligne aurait été comme
pointer les dangers de la viande rouge à des victimes de la
famine. Strauss-Kahn n’était d’ailleurs certainement pas
le dernier à se remplir les naseaux. C’était un gars de la
narine, comme tous les businessman. Plus dirimant était
l’indice du compte en banque, furieusement crédité pour
une servante d’hôtel. Nafissatou, au pays de l’argentdette, avait un solde positif. Un solde créditeur ! Pas mal
pour une soubrette qui sentait le rance et s’habillait
comme une clodo. D’où venait tout cet argent ? De son
tripotage, sans aucun doute. De sa carambouille. Peut458
être même se livrait-elle à la prostitution. Cela disait bien
de quoi la gueuse était capable. Il y avait bien eu relation,
on ne pouvait plus le nier ; mais on ne pouvait pas dire
qui était aux commandes. Nafissatou était peut-être de
ces succubes machiavéliques, filles et compagnes de Celui
dont on embrasse le cul dans les sabbats. Nafissatou
pouvait avoir piégé Strauss-Kahn : après l’avoir « violé »,
elle l’aurait acculé, elle l’aurait fait chanter, il aurait
résisté, il n’aurait pas voulu. Plutôt que de ramasser sa
perte et de s’en aller Grosjean comme devant, elle aurait
pris sur elle de le poursuivre en justice. À moins qu’on ne
l’ait payé d’avance pour talonner le neuneu. Trafic de
charme, trafic de drogue, chantage. Sans excuser aucun
de ces délits, on s’entendra répondre qu’une bonne
moitié des workingpoors afro-américains s’abîme
effectivement dans le trafic vivrier et le secours des
opiacées – l’autre moitié ayant déjà quitté le Bronx pour
la prison (on peut toujours les voir, mais faut payer
l’entrée) – ; cela ne fait pas nécessairement de Nafissatou
une pierreuse sans scrupules. C’est un peu court. C’est un
peu faible. L’argent du compte ne signifie pas grandchose ; à soi tout seul, il n’implique rien. C’était du reste
une défense risquée : Strauss-Kahn aussi a de l’argent.
Beaucoup d’argent. Le sien et celui d’Anne Sinclair.
Personne n’a d’intérêt à sonder sa provenance. Mettons,
pour citer Boris Vian, que c’est une question qui ne se
pose pas : « il y a trop de vent ». Toujours est-il que
l’oignon ne descend pas des roses ; ce qui peut être une
bonne raison pour ne pas prendre le tison par où il brûle.
Il faudra s’abstenir de trop chatouiller la piste bancaire,
459
l’édulcorer, ou l’assortir d’autres indices, l’étayer d’autres
hypothèses. La limite d’hasch, c’était pas mal.
Sans oublier qu’aux dires des porte-flingue de
l’inculpé (le vrai), Diallo était très loin de disposer de tout
son sens commun. Il fallait une certaine bêtise et une
bêtise certaine pour s’attaquer ainsi au Kwisatz Haderach.
C’était un jeu dangereux. Pas une partie de plaisir. Qui
voulait sérieusement tâter de la piste noire devait
rivaliser de machiavélisme. Planter le bâton avec
souplesse et perspicacite. Il faut être malin pour tirer son
épingle du jeu. Il faut être solide et ne pas craindre la
léthargie des tribunaux. Un marathon psychique. Cruel et
sans pitié. Jurassic Park, mais sans les dinosaures. Il faut
être ingénieux, adroit ; il faut être éloquent et vif comme
un sophiste sur l’agora. Or la lignée de Cham, acculé dans
un noeud pervers de l’arbre évolutif, manquait par trop
d’intelligence. Diallo avait été bercée trop près du mur et
finie à la pisse. Côté neurones, la pauvre fille fleurait la
marée basse. Sauf son respect, répétait-on, son sommeil
cérébral était de loin ce qu’elle avait de plus profond.
Nafissatou ne pouvait donc être aussi bête tout en
élaborant des stratégies d’un tel niveau de sophistication.
C’était une objection sérieuse. Mais pas assez pour
ébranler l’invincible armada. De deux choses l’une
répond, du tac-au-tac, le camp des accusés : ou bien
Nafissatou disait la vérité et les reptiles mutants
dominaient la planète, ou bien sa plainte était téléguidée.
On l’avait donc manipulée.
460
(b) Nafissatou préméditait son crime. Elle avait tout
prévu. Ou bien avait-on tout prévu pour faire accroire
que la Diallo préméditât son crime. Elle avait eu contact
avec un trafiquant jugé pour trafic d’armes. Ils avaient
échangé à travers l’hygiaphone. Rien que de très banal
pour l’heure, si l’on en juge à la démographie ethnique de
la pénitentiaire US. Les statistiques rendent compte des
accointances. Ce qui l’est moins, banal, est la teneur de
ces conversations – surtout extraites de leur contexte.
Nafissatou aurait admis « savoir ce qu’elle [faisait] ». Et la
défense d’y accuser l’aveu qu’elle recherchait. Voilà le
mobile ! L’argent ! La gueuse était vénale, et elle voulait
de l’argent. Or nul ne sache danser quand la fortune joue
du violon. Ô la salope, ses intentions n’étaient pas nobles.
D’accord. Nobles ou ignobles, c’était en tout état de cause
faire abstraction du biais de présentation. Il n’y avait
qu’un bémol, qu’un minuscule grain de sable coincé dans
cette logique huilée comme un pehlivan turc : le fait que
cet enregistrement avait été réalisé après les événements
du Sofitel. Une précision que les journaux français n’ont
pas jugée utile de relayer. Il n’était pas question de ce que
ferait Nafissatou en visitant la chambre de Strauss-Kahn,
mais de ce qu’elle comptait faire maintenant que StraussKahn l’avait visité. Une fois le mal commis. Nafissatou
voulait de l’argent ? En Amérique ? Tiens donc, comme
c’est original. Tellement original qu’elle l’obtiendrait
effectivement, l’argent, et renoncerait à ses poursuites.
Avec du temps et de la finance, on vient à bout de tout.
Triste épilogue pour la justice. Thémis, à quoi bon ta
balance, si l’or y sert de contrepoids ?
461
(c) Ce n’est pas tout, loin de là. Accrochez-vous à
votre siège, le pire est gardé pour la fin. Figurez-vous,
bonnes gens, que Nafissatou était entrée aux USA sous un
prétexte fallacieux. Elle n’avait pas été pleinement
honnête avec les services de l’immigration. Autre
manière de dire qu’elle leur avait menti. Effectivement,
c’est le pompon. Les vérités biodégradables de Nafissatou
achevaient de la trahir. Le mensonge est un état d’esprit.
Grisant. C’est la morphine des manipulateurs. Plus on en
use, plus on en veut. Le même effet implique de majorer
les doses. De loin en loin. C’était un cercle vicieux ;
Nafissatou était tombée dedans. Qui a menti une fois
mentira toute sa vie, c’est bien connu. Qui a violé une
fois par contre… Bref, sans avoir même communiqué la
moindre indication sur la manière dont s’était déroulée la
scène, les avocats de Strauss-Kahn avaient si bien œuvré
qu’ils ne laissaient plus la moindre chance à la partie
adverse. Un compte en banque sans déficit, de mauvaises
fréquentations et des imprécisions sur les motifs de son
asile politique : voilà qui suffisait à torpiller l’accusation.
Ils avaient garrotté la guivre, atomisé Diallo.
Les maux s’envolent ; les aigris restent. Un magistrat
célèbre estimait qu’une année de procès engendre dix
années de rancune. C’était bien parti pour. Diallo depuis
l’exorde, pleurait comme une madeleine. Pleurait autant
que ses sapeurs-paupières sonnaient la-larme. Tout se
brouillait devant son regard troublé par une pellicule
aqueuse, au léger goût de sauternes. L’épuration des
462
moiteurs condensées ne se fait pas sans laideurs. Son
visage rubéfié exprimait l’hébétude (on dit que
l’hébétude est une seconde nature). Le stress n’arrangeait
rien. Ses glandes pissaient le cortisol, lui donnant l’air
congestionné d’un concombre d’eau douce. Elle
trépignait sur son fauteuil comme un enfant malade,
jetant de temps à autre des regards indignés sur ses
accusateurs. Elle n’en menait pas large, sauf au niveau des
cuisses. On croyait voir une femelle alouate, toute attifée
de loques et de découragement.
Pauvre Diallo. Poor lonesome cobaye… Elle exerçait
un métier humble mais honnête. Tout son comportement
prouvait qu’il y avait des métiers humbles qui pouvaient
être honnêtes. Qu’à cœur vaillant rien d’impossible.
Qu’on pouvait décemment gagner sa broute sans
forcément trafiquer de l’herbe. Elle en était l’exemple – le
contre-exemple de Strauss-Kahn – ; elle aurait dû
bénéficier d’un surcroît de compassion. D’une prime à la
bravoure. Comme Denise chez Zola. C’était la grande et
désarmante chronique des miséreux. Un financier comme
DSK comprendrait-il jamais ce monde si différent du
sien ? Ses avocats-crevettes resteraient-ils toujours si
impassibles (n’est pas français), aveugles à sa souffrance ?
Tant d’années à trimer ; à rôtir le balai pour terminer en
marmelade de prune, broyée dans la machine à laver
l’infamie ! C’était exaspérant, désespérant, leur manière
déloyale de tourner la truie au foin. La façon dont ils
déformaient sa vaillance quotidienne et sa résignation
463
pour lui donner des leçons de morale. Pour qui se
prenaient-ils ? Pour qui la prenait-t-on ? Une muraille
d’incompréhension s’était dressée entre elle et ses
bourreaux qui lui paraissaient être un no man’s land
infranchissable. Diallo se voyait humilier devant
l’Amérique entière. Repeinte en prostituée ! À se
demander qui était la victime ! Et que faisait le juge ? Le
juge ne bronchait pas. Pas plus que l’inculpé qui, quoique
son destin se jouât devant ses yeux, restait imperturbable.
L’aphonie des grandeurs… Comme si toute parole de sa
part eût été superflue ; comme si plus rien ne pouvait
désormais l’atteindre. Comme s’il avait déjà gagné.
Comment pouvait-il être aussi confiant ? Et ce bâillement
qu’il réprimait – Diallo en était sûre – juste assez mal
pour troubler les jurés. C’était tout un message. Du
genre : « soyez patients avec cette pauvre folle »,
« n’écoutez pas les bries qui courent, ce n’est qu’une
histoire de Marie Cantal ; ce n’est qu’un trouble
emmenthal ». Elle était « bonne pour le docteur Livarot ».
« Pas de quoi s’éterniser sur le chemin d’Edam » :
« chacun chez soi et les vacherins seront bien gardés ».
Entendre là qu’elle n’était pas sincère. C’était tout juste si
la Défense autiste se retenait de suggérer de faire analyser
ses larmes. On sait que l’organisme en cas de stress
sécrète du cortisol. Pleurer de tristesse permet
l’évacuation de substances spécifiques qui ne se
rencontrent pas dans un œil irrité. Une manière bien
pratique de départir le pleurnichisme de l’éplorement
réel. Les plaintes sont les armes des faibles, semblait dire
l’avocat, et sa faiblesse à elle n’était que feinte. Elle
464
simulait. Eh quoi, quelle arrogance ! Diallo bouillait de
rage.
465
466
French-cancoillote. Les avocats de Strauss-Kahn
cabotinaient à qui mieux mieux. Plaidaient avec ferveur,
souffle d’Éole et gueule de Saint Colomban. À l’image de
leur clille, à demi-assoupi, leur morgue contumélieuse
frisait le crime contre l’humanité. Que de mépris !
Comme s’ils avaient percé à jour les plus obscurs secrets
de la sycophante. Grossier foite-cul de grammaire latine,
ils célébraient d’avance avec des mots fleuris ce qui
deviendrait assurément leur plus beau coup publicitaire.
Tout cela avec le naturel de qui ne laisse plus le choix à
l’examinateur de penser autrement. Rock-forts en gueule,
ils avaient bien dégobillé, bien ficelé leur affaire. À
dossier, dossier et demi. Le leur était béton. Qu’avait
Nafissatou et sa cliquaille de baveux en soupe ?
Nonobstant sa parole – scrupuleusement discréditée –
que restait-il de son cacolet à preuve ? Si peu. Si rien. Les
éléments à charge contre Strauss-Kahn s’étaient réduits à
peau de chagrin. Qu’avait le procureur ? Un rapport
médical établi du jour même, faisant état de blessures et
d’ecchymoses consécutives à des violences sexuelles (une
nuit avec Strauss-Kahn, ça prête à contusions). Un checkup officiel – garanti sur fracture – dressé par le médecin
légiste moins d’une heure après l’« agression ». Un futile
exposé précisant – schémas à l’appui – la gravité et la
nature des traumatismes subis par la victime (parce que
toute peine mérite scanner). Un constat de viol. Rien de
plus. C’est guère épais, dirait Tolstoï. Ça et deux trois
bricoles… Des bagatelles… Du pipi de chat. Rien qui
tienne la distance. Rien qui vaille la chandelle. Rien qui
suffise à condamner Strauss-Kahn. Pas même assez pour
467
le poursuivre, renchérirait l’alcade. C’est là ce que l’on
appelle, en termes jurisprudentiels, une somme
d’« adminicules » : des éléments qui contribuent – sans
plus – à arrêter une décision. Beaucoup d’« adminicules »
forment un « faisceau d’indices » (comme le recours au
gaz sarin par le régime d’Assad) ; en aucun cas une
démonstration. Tout juste une corroboration. Le rapport
médical ressortissait à cette catégorie d’indices : des
croûtes et des douleurs, on ne discute pas ; mais rien ne
prouvait que Strauss-Kahn en ait été l’auteur.
L’unique indice à même de faire douter avait été
génétiquement sculpté sur le visage de la plaignante. Des
enquêtes établissent que 20 % des midinettes américaines
ne sont pas protégées lors de leur première expérience
sexuelle. Nafissatou avait été dotée par Dieu d’un moyen
infaillible de contraception : sa gueule. Si l’on compte en
moyenne 375 alvéoles sur une balle de golf, Nafissatou
avait de quoi paver un green. Et l’arroser, si globuleux
qu’étaient ses yeux. Vraiment, il n’y avait pas de quoi
réjouir le cœur d’une mère. Pas de quoi se marier. « Elle
manquait de tétons et d’esprit » (Stendhal !). Il fallait bien
être un brin tarentulé pour s’attaquer au poulpe. Même
assommé. Mais après tout, Strauss-Kahn aussi avait ses
(fautes de) goûts. Au diable les varices ! Lui-même n’était
pas tout à fait ce qu’on pourrait appeler une pâtisserie
sexuelle. Un soupçon de vanille ne suffit pas pour
inculper le gâteau. Le juge prononcerait donc l’abandon
de charge. Trop peu. Trop rien. Trop bête. Dossier trop
468
vide. Manque d’éléments. La physiognomonie n’est plus
dans les tuyaux.
Tout cela allait se terminer, comme d’habitude, en
queue de cerise. Le Shah perché est hors d’atteinte. Le
sourire sans visage du Cheshire triomphe. Tiens, revoilà
du Houdin ! Magie de la justice. Adieu foulard, adieu
Mandrax. Non-lieu pour le parquet. Strauss-Kahn serait
épargné. Comme de raison, Diallo fut déboutée. StraussKahn fut relaxé. Ripoliné. Remis à neuf. Il est parti sans
demander son reste, tout frétillant, vers de nouvelles
folles aventures. S’il avait survécu aux assauts hystériques
de la ménade noire-originaire-des-quartiers-pauvres-parqui-transitent-les-complaintes-diatoniques-des-damnésde-la-terre-et-du-tiers-monde-et-du-système-solaire-etdes-montres-à-goussets-et-des-oblats-du-Grand-hthulul’Ancien-qui-sommeille-à-R’lyeh, il survivrait à tout, à
toutes, toujours. Qui peut le plus peut le moins. Il ne faut
donc guère s’attendre à ce que la réactivation récente de
l’affaire Tristane Banon et du Carlton de Lille connaisse
une autre issue cependant même que la Socialie en liesse
et en public hurle au complot en triphasé. Banon, Diallo,
sacré combo ! Strauss-Kahn hume l’air et se remet en
chasse.
469
Le Panzer de Rodin
Strauss-Kahn est libre. Mais sa victoire n’est qu’une
bataille au sein d’une guerre qui s’annonce longue et
humainement coûteuse. La seule guerre d’envergure, qui
vaille la peine d’être livrée pour un présidentiable : celle
de la propagande. La vraie campagne pour un
présidentiable, ne se joue pas au tribunal, sur le parquet,
mais dans la presse. À la télé. Sur les radios. Strauss-Kahn
y mobilise chacun de ses soutiens. Il n’attaque pas
directement. Jamais directement. Pourquoi réaliser soimême ce qu’on peut faire exécuter par d’autres ?
« D’autres », ce sont Jean-François Kahn, Jack Lang,
Michèle Sabban et toute la compagnie créole. Beaucoup
seraient lâches s’ils en avaient le courage. L’un, passionné
– sans doute le chef de bande –, semble habité par les
forces de l’ange. Mais qui est-il, ce héros grisonnant, qui
harangue avec fougue la foule des sanguinaires ? C’est un
oiseau ? C’est un avion ? Non ! C’est BHL !
C’est BHL dans un avion, survolant Benghazi. Oiseau
de mauvais augure et justicier des sables qui ne
dédaignait pas pousser la chansonnette. Il est un peu le
rayon de soleil qui perce les nuages. Le guide. L’étoile du
Nord. Précisons l’essentiel avant tant qu’il est encore
temps : Bernard est philosophe. Et « nouveau
philosophe ». Rien que ça !
470
Ce qui différencie l’ancien du « nouveau philosophe »
– celui dont Gilles Deleuze74 (paix à son âme) disait « que
sa pensée est nulle » – n’est pas toujours décelable en
première approximation. Séparer le bon grain de l’ivraie
requiert toutefois un certain nombre de démarcations
entre l’ancienne et la nouvelle génération. Quelles
différences ? Ce point mérite quelques éclaircissements.
Un meilleur coup de lorgnette. Moins par son
exemplarité que par son exposition, Bernard nous semble,
pour entreprendre de tels approfondissements, un
spécimen de choix. Efforçons-nous de relever, en marge
de ses déboîtements logiques et contresens à faire pâlir un
émule de Chomsky (Chomsky peut !), quelques-uns des
tropismes qui charpentent la dialectique de ce penseur
revendiqué du XXIe siècle ; des traits de caractère de ce
clerc-obscur peu clairs mais infiltrés pour d’équivoques
raisons, inquisiteur persécuteur acteur cinéaste indigné
sur catalogue, dont l’ire commande apparemment la
presse et presse le Quai d’Orsay.
Le nouveau philosophe est d’abord existentialiste.
Bernard se revendique de Sartre (Bernard de Sartre). Tant
74
Deleuze, penseur avec Lyotard et Derrida du poststructuralisme. Le post-structuralisme ayant été, pour
aller droit au but, ce qui a introduit dans la philosophie le
doute métaphysique quant à la possibilité même de lutter
contre l’imbécilité. Pour être philosophe, on n'en est pas
moins bête
471
pour son engagement oral auprès des opprimés75, que
pour son humanisme à toute épreuve76 ; mais plus encore
peut-être pour sa « vision » du monde – strabique selon
l’ophtalmologue – ; ce qui pourrait expliquer certaines
incohérences de ton (selon que vous êtes Iran ou que
vous êtes Syrie…). Bernard, comme Sartre, est un
intellectuel grandiose. Un chevalier de la plume qui
maîtrise à la perfection le degré Zorro de l’écriture. Une
machine à écrire. Une machine à penser. Cérébral mais
pas que. Émotionnel aussi : Bernard est un con-patissant.
Être impassible n’est pas français. Il lui faut toujours
joindre le zeste à la parole. Va-t-en-guerre fanatique, il
souffre dans sa chair la souffrance des lointains. Il ne se
résigne pas, Bernard ; il ne se « range pas d’escadre ».
Narcissique accompli, il se croit seul fondé d’agir. Quitte
à précipiter les événements. L’héroïsme, disait le phocéen
Pagnol, c’est comme le soufflé au fromage : cela ne
supporte pas d’attendre. Aussi BHL l’intrépide se
75
« Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux
coups, supprimer en même temps un oppresseur et un
opprimé ; restent un homme mort et un homme libre »
(J.-P. Sartre, Préface des Damnés de la terre, Frantz
Fanon, Maspero, 1961).
76 « Un régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un
certain nombre d’individus qui le menacent, et je ne vois
pas d’autres moyens que la mort. On peut toujours sortir
d’une prison. Les révolutionnaires de 1793 n’ont
probablement pas assez tué » (J.-P. Sartre, interview
accordée à Actuel, 28 février 1973).
472
prétend-il,
comme
son
mentor,
un
homme
d’investissement. C’est le neveu de Rambo qui manquait
à la France. Le fier disciple de Platoon. Au turban,
camarade ! L’Arabe se trait ! Marchons sur Benghazi, vite
vite, à Tel-Aviv allure pour ne pas rater la fête ! Car
l’essentiel, même s’il succède à l’existence, est de
participer.
Un keffieh bien serré – arabica, what else ? – et en
chameau, Camel, en char, Edgar, c’est parti mon kaki ! Le
nouveau philosophe transpire, voyage au bout de l’enfer ;
il cavale dans les ruines, titube et se relève sous le feu
mercenaire des chars et des batteries du diable. Il médite
en action, à des années du poêle, au milieu des limailles
et des grenats de chair. S’engage dans les paraphes (les
roquettes partent, les écrits restent). C’est un soldat des
causes perdues (pas pour tout le monde) ; celui qui, par
devoir, fait La guerre sans l’aimer. Tendresse, mélancolie,
valeur d’une gloire naissante au milieu des arômes des
cèdres du Liban. Il est le prudent champion de la justice,
ultime surgeon d’une chevalerie sur le déclin, féroce avec
ses ennemis, bienveillant pour ses frères, plein de
candeur pour les amis de ses amis, sombre et terrible pour
ses adversaires… Lui seul expédierait, à la seule force de
sa verve affûtée (augmentée, au cas où, de quelques
batteries de missiles air-sol et de raptors rôdeurs – deux
sûretés valent mieux qu’une) tous les parjures du droitde-l’hommisme tapis dans toutes les sphères abominables
de l’enfer de Dante, et pas saines pour un sou. Qu’il savait
mouiller la chemise, Bernard-Henri allait avoir maintes
473
occasions de le prouver. Ainsi en fomentant (dit-il) les
révoltes arabes. Brushing au vent, tétons à l’air, monté
sur son chameau telle « l’errance d’Arabie», sillonnant
son désert à la recherche d’une noble cause et d’un
semblant de reconnaissance, Bernard l’ermite n’a pas son
pareil pour traquer l’injustice partout où elle se trame –
exclu la Terre Promise (chose due), les USA, la Chine
(s’il n’en reste Pékin) et le Qatar (pas de cheik sans
provision). Quitte, s’il le faut, à engager des « guerres
humanitaires » : ivresse de renommer les choses comme
au premier matin du monde…
Des guerres, des guerres, mais pas sans caméras. Ou
ça noumène tout ça, et depuis Kant ? Au cinéma. Pas
folle, la gaupe ! BHL en Libye, c’est plusieurs kilomètres
de rushes juxtaposés dans Le Serment de Trouduk (titre à
revérifier), scénarisés, réalisés, filmés, montés,
sponsorisés et joués par BHL. Un caméo filmique en stade
anal sur BHL, qui parle de BHL, avec des gens autour…
Succès d’estime ou nanar suppurant le fail par tous les
orifices, le film allait de toute manière être adapté en
livre. Et au pas de charge, sortez les nègres ! Planche
Kirikou ! On en salive déjà77. Les livres de BHL, dit BHL
le grand lui-même, se vendent toujours comme des petits
pains (mais les petits pains se vendent-ils aussi bien qu’on
77
On ne sait trop quel mérite il y a à pondre de pareils
ouvrages. Quiconque en ferait bien autant, s’il voulait
ruiner la santé de son attaché de presse et son libraire
avec.
474
– BHL – le dit ?). Il serait malhonnête, toutefois, de
résumer son œuvre à son auto-promo. Le nouveau
philosophe a d’autres intérêts que la condamnation du
« fasciste d’en face », d’autres passions que son ego confit ;
il sait aussi produire toute sorte de panégyriques visqueux
à l’attention de ses amis. Et ça, c’est vachement généreux.
Et ses amis, flattés, ne sauraient mieux lui rendre.
Superbe à cet égard, la critique de Bernard – « Folamour »
– Kouchner au sujet de son livre, Réflexions sur la
guerre : « Cinq grands articles écrits, dents serrées, dans
la sueur et la fatigue, sur les chemins qui brisent le dos, là
où le réel entre par les pieds, grâce à l’effort et au travail.
Je les connais ces routes de l’extrême. Je les ai parcourues
avec une trousse de médecin en pensant que
l’humanitaire sans la politique est aussi inutile que
l’inverse. On n’écrit pas la guerre dans son salon » (Le
Monde, 26 octobre 2001). Superbe aussi, l’éloge de
Gérard Miller : un compagnon – rappelons-le – parvenu
par la grâce de Laurent Ruquier au seul mérite de son
sphincter (la pensée élargie). Gérard Miller,
psychanalyste « de droit divan » qui, invariablement,
nous ferait manger du freudisme omnivore ; nous
assommerait un de diagnostics hallucinés ; se polirait
l’ego en d’innombrables carnets de psychanalyse sauvage.
Et noierait toute critique –car c’est une idée fixe – dans
l’entonnoir cataclysmal de l’antisémitisme. Comprendre
entre les lignes qu’après avoir lu BHL, on ne peut que
l’apprécier. On peut mourir tranquille.
475
Ce qui n’empêche pas qu’on puisse aussi mourir pour
pas grand-chose, même quand on ne l’a pas lu. On se
réveille comme ça, de bon matin, un missile sur la gueule.
Parti sans somme à Sion. La puissance balistique : cela fait
partie des quelques privilèges qui font de BHL un
redoutable combattant de la liberté. Preuve en est faite
que le nouveau philosophe n’est pas qu’un reporter de
guerre. Pas plus qu’il n’est un partisan systématique de la
voie du dialogue. Il n’est pas homme à se perdre en
concessions oiseuses et dilatoires. On aura trop soupé de
l’esprit munichois ! De cet irénisme paralysant !
Appuyons-nous sur les principes, suggérait Talleyrand, ils
finiront bien par céder. Cette maxime de bon sens n’avait
jamais trahi Bernard. À peine a-t-il le mal en mire, il tire,
c’est son éthique. On casse d’abord ; puis c’est tout plein
de contrat pour Bouygues, Total et Areva. On casse ; puis
il raconte, c’est son gagne-pain. Il se décrit cheveux au
vent, chemise ouverte, aux prises avec la répression
d’tyran sanguinaire. La résistance se rallie dans son
ombre, l’ayant (mé)pris pour quelque ambassadeur en
raison de son déguisement de clown bellâtre tiré à quatre
épingles. Woody Allen n’avait pas tort de considérer
qu’on puisse s’accommoder du néant éternel… pourvu
qu’on ait le costume qui aille avec.
Le tout coupé d’un doigt de mythomanie ; et c’est un
nouveau « romanquête » qui vient remplir les creux de sa
bibliothèque d’hommage. Bien sûr, il s’arrange
quelquefois avec les faits ; mais sans témoin, qui le lui
reprochera ? La vérité coûte cher (et le mensonge
476
rapporte plus). Puis le mensonge est relatif ; la vérité,
toujours, est dite par les vainqueurs. Le nouveau
philosophe est dans le camp de la vérité. Sa meilleure
phrase, il la réserve pour les mass-médias, lorsque, de
retour au bercail, un journaliste l’interroge sur
l’opportunité de son soutien à toutes les guerres menées
par l’Occident : « Nous ne sommes pas des fauteurs de
guerre, nous sommes des humanistes ». Nos amis
Irakiens, Afghans, Palestiniens, Syriens apprécieront.
Moumoute écrase les prix
Dandy solaire et solitaire, Bernard est un brillant
diariste qui tient régulièrement son agenda diplomatique
à jour. Un journal officieux que les journaux aux-ficelles
feuilletonnent régulièrement. Bernard est un peu dans
cette perspective le substitut pour l’AFP du Faible et du
Moyen-Orient. Le correspondant de porc-salut les
copistes (P–SLC). L’unique informateur de toute la
médiation française et le seul interlocuteur de la
« résistance » locale. Le personnage étant au demeurant
connu pour ses accès de modestie, aucun lecteur sérieux
ne saurait douter de la véracité de sa relation des faits. Ni
de sa présence effective auprès des « combattants de la
liberté ». En tout cas pas dans les journaux. On n’en doute
pas dans les journaux. Une chose, toutefois, sont les
journaux ; une autre la réalité. Dans la réalité, notre
héros, pour peu qu’il se déplace, descend au Mövenpick
477
plutôt que chez l’habitant. Il mange du mejadra d’import
fédexé du bercail et boit du Coca-Light pour ne pas
choper la dysenterie. Le peu qu’il sort, c’est pour aller
pisser ; le champ de bataille chauffe un peu trop pour ses
petits poings manucurés. Il ne voudrait tout de même pas
se casser un ongle. Quant à l’info « de première main »,
c’est à la réception qu’il descend la chercher. Il graisse la
patte au jeune Khaled, bagagiste anémique encore
traumatisé par la visite combo de deux anciens ministres
français notoirement délurés venus le mois dernier pour
« affaires cul-turelles ». Khaled, flapi d’Orient, est
toujours prêt à rendre service. La vérité sort de la
babouche des gosses. Khaled a plein de tuyaux à partager.
Ses prix sont imbattables et lui, jamais très loin de la
porte casher : pas besoin de lui courir après. Il n’y a plus
qu’à tirer l’Eschylle. C’est donc auprès de Khaled que
BHL l’aventurier picore les dernières brèves du champ de
bataille qu’il ne visitera jamais ; ces mêmes « nouvelles »
de l’Heide-guerre sanglante qu’il livrera dans l’emballage
convenu, l’air grave, les sourcils circonflexes, au grand
journal de Claire Chazal devant pléthore de spectateurs
béats d’admiration.
Parce que ça marche. Depuis vingt ans, ça marche.
Preuve s’il en faut qu’à tout le moins dans les médias, la
complaisance promotionnelle est quantitativement
prégnante. Des falots botoxés ravi de la crèche à l’image
de Drucker, petit santon du PAF, en ont même fait leur
fonds de commerce. Pour BHL, c’est général ;
dithyrambique ; cela atteint des proportions bibliques.
478
Les dupes, depuis vingt ans, s’arrachent ses autographes.
Il a ses inconditionnels. Il a ses fans. Il jouit dans les
studios, en matière de géopolitique, de la même
reconnaissance que Jacques Attali dans le domaine
économique. Il a ses spectateurs qui ne jurent que par lui.
Il a son site – hagiographique – dédié tenu par une
groopie. Son webmaster, Liliane Lazar, auto-décrite
comme « professeure » de philosophie (avec un « e »,
parce qu’on est féministe) expatriée aux États-Unis (ils
sont moins regardants) nous en donne les raisons :
« J’entends toujours la même rengaine : "Lévy
n’est pas un vrai philosophe ; il n’a pas inventé de
vrais concepts". Et je dois d’ailleurs dire (je l’ai dit,
souvent, au fil des années, au principal intéressé)
que Lévy lui-même ne nous aide pas toujours, ne
s’aide pas toujours lui-même, à faire triompher la
vérité : trop modeste, trop touche à tout, trop
indifférent à la critique, j’en passe. De là, cette
nouvelle rubrique. Essentielle pour moi.
Essentielle, je crois, aussi pour lui et pour que son
œuvre prenne sa vraie mesure. Avant d’être un
écrivain, un journaliste, un aventurier, un
baroudeur, un directeur de revue, un militant, un
homme courageux, Lévy est d’abord, avant tout, je
dis bien avant tout, un philosophe – et c’est cela
que, avec mon équipe, j’entends prouver ici. Je
connais son œuvre, je crois, mieux que la plupart
de ses détracteurs. Il n’y a pas un seul de ses livres
dont je n’aie soigneusement rendu compte, ici, aux
479
États-Unis, dans la French Review. Et ce
minuscule privilège me donne le droit, je crois : 1)
de rappeler que Bernard-Henri Lévy a un cursus
universitaire à faire pâlir d’envie ses détracteurs ;
2) d’établir le catalogue raisonné des maîtres qui
l’ont formé ; 3) de dresser la liste, soit des concepts
qu’il a forgés, soit de ceux auxquels il a donné un
sens nouveau. J’écoute mes étudiants et anciens
étudiants de Hofstra University. J’observe, sur la
Toile, aux États-Unis, en Europe, ailleurs, des
groupes s’organiser et réfléchir à partir des
concepts de Lévy. À tous ceux-là, je veux dire ici
que ce sont eux qui ont raison. Le "Lévysme" existe
bien. Il est possible, et fécond, d’être lévyste. Je me
donne quelques mois pour, avec qui voudra,
préciser les contours de ce lévysme et lui donner
son corps. » 78
Force est de croire que même un « philosophe » tel
que Bernard-Henri Lévy peut faire son beurre sur
Internet. Il suffit de L’âne-oser (Sartre l’avait écrit). Vrai
qu’à la réflexion, les précédents ne sont pas rares : Ron
Hubbard, avec sa Dianétique, n’a pas laissé de s’attacher
son parterre d’épigones, très bons payeurs. Le même
engouement peut-il être mis au crédit de Philippe Sollers,
nombril et métacentre d’un fan-club très dynamique, très
78
Professeure Liliane Lazar, Hofstra University. Les
citations reproduites ci-dessus sont toujours consultables
à l’adresse http://www.bernard-henri-levy.com/
480
bien payé. Ou bien très snob si l’on en juge à la clarté de
son opéra. Bernard sur Internet satisfait les badauds. Et
pour les plus accros, le philosophe « nouveau » prévoit
déjà des figurines, des fascicules, et tout un tas de goodies
qui, très bientôt, débarqueront en kiosque. Bernard, ou la
philosophie à coups de missiles : bientôt chez ton
marchand de journaux…
Où Bernard passe, la tyrannie trépasse. Sa route est
droite, sa pente est forte, jonchée de poupons morts aux
yeux glaireux livrés aux mouches. Mais pour la paix, alors
c’est bien. Pas de quoi ; ne le remerciez pas. Il est comme
ça, Bernard, c’est dans sa peau, gravé dans ses rognons.
C’est dans sa nature même : un homme peut être de bien
comme un lapin de garenne. Chassez le gars du virtuel, il
revient au calot. C’est un penseur de la paix armée et un
acteur du monde. Les cons l’irritent. Les mollahs le
hérissent. La moindre atteinte au souverain bien lui refile
l’herpès. C’est un grand humaniste qui éprouva toujours
pour la justice l’amour qu’on a pour une idée vivante. En
quoi l’affaire Strauss-Kahn ne pouvait pas ne pas
L’homme révolter. On peut difficilement imaginer sa
peine à voir ainsi fouler aux pieds la « présomption
d’innocence » ou mieux, l’« immunité » dont aurait dû
bénéficier son partenaire dans l’infortune, concitoyen du
monde. Les railleries ne sont preuves que pour ceux qui
n’en ont pas d’autres. Pour l’heure, Strauss-Kahn est un
homme seul. Homme seul est viande à loup. La meute
s’ameute ? Dominique flanche ? Il lui fallait agir. L’agent
dormant devait se réveiller. Une fois de trop, le Brêle
481
ami. Et du pied gauche social. Comme toutes les fois dans
sa carrière de baroudeur où il se sera agi de protéger
l’honneur du clan (un peu aussi son cheptel mort) contre
les agressions de la gentilité, il irait dire au peuple sa
pensée. Le remettrait dans la bonne voie. Le conduirait à
quai. Grand timonier reprend la barre et nous remonte
l’hébreu-tel. Si t’es pas jouasse, tu l’as dans l’as. Un point
Tsétoung !
On prend l’hammam et on recommence. L’homme
révolté a donc saisi la plume. L’intellectuel accuse : « J’en
veux, ce matin, au juge américain qui, en le livrant à la
foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le
commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il
était un justiciable comme un autre ». Diantre ! « Un
justiciable comme un autre » ? Encore heureux que le
juge américain n’ait fait que « semblant de [le] penser » !
Nul ne songerait à contester la violence des images, et
moins encore la cruauté de la machine judiciaire
américaine qui broie et réifie ses innocentes victimes.
Mais est-ce moins scandaleux lorsqu’il s’agit d’un
justiciable moins « extraordinaire » ? En l’occurrence,
pour BHL, cela ne fait aucun doute. Si nous comprenons
bien l’indignation du philosophe en peau de lapin, ce ne
serait pas la machine judiciaire elle-même, qui serait
défectueuse, ce ne serait pas ses règles, qui seraient
contestables, mais bien plutôt que ces règles dussent
s’appliquer aussi à DSK. Mais pourquoi diable a-t-on
imaginé l’égalité ?! En vérité, il nous le dit : ce monde est
fou. Et l’on ne peut que tomber d’accord. Si bien que
482
l’appel de BHL allait ouvrir le ban à toute une mélopée de
déclarations toutes plus hallucinées les unes que les
autres. Le clocheman du troupeau conduisait la ramade
en donnant de la clochette. Il amorçait l’explosion
cambrienne des French indignations. Des coquemars ras
de la même huile allaient bientôt se déverser dans les
canaux, goutter et dégoûter dans l’onde radiophonique,
ruisseler dans l’océan de hertz jusqu’à nous submerger…
de bêtise.
Les petits potes iront
Le premier venu engrène. Un mouton en amène un
autre. Et c’est à JFK (Jean-François Kahn) que nous
devons la première coulée de glume. À JFK, le prosélyte
content de cette poisseuse stéréophonie de la
justification. N’était-ce pas lui qui s’indignait, dans
l’ombre de Bernard, de ce que la presse américaine traitât
son candidat ainsi qu’un roturier ? C’est sur l’antenne de
France Culture que l’éditocrate, ex-directeur de rédaction
de Marianne, livrait son analyse : « Je suis certain, enfin
pratiquement certain, qu’il n’y a pas eu une tentative
violente de viol, je ne crois pas, ça, je connais le
personnage, je ne le pense pas. Qu’il y ait eu une
imprudence on ne peut pas le… (rire gourmand), j’sais
pas comment dire… » Il ne sait pas comment dire. Quel
était donc ce mot si rigolo qu’il avait lu dans une
correspondance de guerre, et qui lui avait semblé
483
posséder un si séduisant pouvoir ? « Troussage », c’est ça.
Ce terme pittoresque lui revenait en mémoire, nimbé de
son imaginaire d’époque. Désuet, mais furieusement
gaulois. Ce n’était pas à une agression que Strauss-Kahn
s’était adonné, mais à un authentique « troussage », dans
le droit fil de la coutume seigneuriale. Cette pensée
calmait ses appréhensions, bien que cela ne changeât rien
au fond à la difficulté de son entreprise : tirer StraussKahn hors de ce mauvais pas. Assurément, les faits
étaient toujours les mêmes, mais le nouvel aspect que leur
prêtait ce terme créait une différence – une distorsion –
fondamentale : DSK n’était plus un simple délinquant se
livrant sauvagement à une partie de « ça-va ça-vient » de
basses besognes. Il demeurait fidèle aux us de son pays. La
tradition, c’est important. On recommence. Donc, c’était
quoi ? « Un troussage, euh, de domestique ». Ah ! bon
vieux Kahn, toujours le mot pourri ! Bravo compère, tu
tiens le bon bout ! On ne saurait mieux dire. Mais le
camp de la pudibonderie n’a jamais manqué de bras, ce
qui est bien malheureux. Et JFK de reprendre : « enfin,
j’veux dire, ce qui est pas bien (ah ?) Mais, voilà, c’est une
impression ». Les « impressions » de Jean-François Kahn
s’étant toujours révélées fiables, on souscrira sans plus de
réserve. D’autant que la conviction y était : les trémolos,
les vocalises, les moulinets, tout l’attirail de la persuasion
gesticulée. Quand Kahn cancane, c’est un spectacle à lui
tout seul. Un cri du cœur, certes, enflammé ; mais pas
tout de même du niveau de BHL.
484
L’hygiène journalistique prévaut parfois sur les
affinités. Vieille amitié ne craint pas la rouille, mais ne
fait pas de miracles. Qui fut le meilleur apôtre de Jésus l’a
bien renié trois fois. Il est de bon ton, lorsque les choses
vont un peu loin, lorsque s’effondre une côte de
crédibilité, sinon de faire marche arrière – ce qui serait
désastreux –, au moins de nuancer. C’est toute la
différence qui sépare JFK de BHL : l’un a compris, sinon
explicitement, du moins intuitivement, que les grandes
fables péremptoires n’étaient pas viables sur le long
terme, surtout lorsqu’elles sont fausses ou contredites en
fin de semaine. L’autre a toujours raison (il en est
persuadé) : il a la torche et le compte en banque. Pas JFK.
Raison pourquoi l’éditocrate, plus exposé, mitige ses
assertions. Après tout, le coup du troussage, il n’en est pas
bien sûr, voilà, ce n’est qu’une impression. Mais chassez
le naturel, il revient au galop. Car con promis, chose due !
Jean-François Kahn n’a pas pu s’empêcher de revenir à la
charge : à supposer que Strauss-Kahn ait bien trempé
biscuit, on aurait tort d’en faire toute une histoire. Ce
n’est pas l’apocalypse. Ce n’est pas comme s’il fallait
refaire son édito. Rien que de très commun pour JFK le
féministe. Cela faisait, jadis, partie de l’initiation du mâle.
Aussi était-ce « normal de se taper la bonne » ! Ah bon.
De la violer aussi ? Ah bon. Comment ? Et depuis quand ?
Pourquoi ?
Parce que, répond Jean-François Kahn, il n’y a pas si
longtemps, les femmes de chambre ou de ménage ;
pardon, les « domestiques » étaient à la disposition des
485
hommes de la famille. Elles étaient corps et âme dévouées
aux maîtres de maison. Il n’était pas si indécent qu’une
punaise de cuisine trottinât nuitamment jusqu’au bureau
de Monsieur, et se paie de génuflexions avec beaucoup
d’humilité et un chouïa d’arthrite (pour les plus
exercées). Adolescent, on s’« exerçait » sur elles. On
s’entraînait à prendre les forteresses, la guerre et la
poupée gonflable étant les deux mamelles de la virilité (–
du moins, si l’on en croit Sully, qui ne reculait jamais
devant les métaphores hardies). Le mariage n’interdisait
pas que l’on continuât de temps à autre à les « trousser »
quand le plaisir et l’occasion se présentaient. Prendre une
soubrette autant que possible entre deux âges et deux
étages était un vieux phantasme masculin. L’un des plus
archaïques. Ce n’est pas seulement pour faire plaisir aux
journalistes et aux économistes accrédités que l’on
prétend que la prostitution est le plus vieux métier du
monde. À faute vénale, et vieille, pêché véniel. Deux
trois Pater au porte-manteau, et c’était excusé. Personne,
alors, ne s’en formalisait. On ne poussait pas des cris
d’orfraie. Mais attention, précise l’éditocrate : jamais on
ne « trousse » sa dulcinée ou son amante en titre (y’ faut
pas déconner !). Le verbe est réservé aux filles des classes
serviles. Il rend raison d’un acte consommé un peu
abruptement, dare-dare et sans préliminaires (on ne
« trousse » pas des heures). On « trousse » donc forcément
une domestique, une servante, une employée, une
gardeuse d’oie. Une épouse, ça s’honore, cela ne se
« trousse » pas. Ainsi la dame était-elle préservée des
ardeurs pygocoles du mâle, tout en se réservant pour les
486
jours fastes. C’était le deal. Tous y trouvaient leur
compte. Autre temps, autres nurses…
Merci, Jean-François Kahn, pour cette leçon
d’histoire. Strauss-Kahn aurait été un bon père de famille.
Petit scrupule tout de même : il ne s’agissait pas, pour ce
qui concerne notre affaire, d’accord de gré à gré, mais
d’« agression sexuelle ». La différence est, si l’on veut,
ténue, mais elle existe. Un peu mon neveu, convient le
journaliste, stoïque et doctoral. Mais qui a dit que l’accord
de la « troussée » était indispensable ? Quand vous tirez le
tiercé dans l’ordre, on ne s’attend pas à ce que vous
refusiez le gros lot. Ben là, pareil… Ce n’est pas le tiercé
qu’on tire, mais c’est tout comme. La gouge peut s’estimer
heureuse qu’on lui témoigne cette marque d’attention. Il
n’y a pire sort pour une bonniche que l’indifférence du
cœur. Au moins Strauss-Kahn n’était-il pas ingrat. Voilà.
En résumé, si nous comprenons bien, Strauss-Kahn n’y a
pas touché (« cela ne colle pas au personnage »), et quand
bien même, par impossible, il n’en serait pas blâmable
pour autant. JFK rive son clou. Adamantin et sans
réplique. C’est tout au plus si nous pouvons lui rétorquer
l’anachronisme, ce rien petit bémol : nous ne sommes
plus au XVIIIe siècle.
Jack Lang s’y serait bien vu, au XVIIIe, à ferrailler
valeureusement contre l’obscurantisme. Sublime et
prestigieux, il aurait cassé la baraque dans la peau
d’Alatriste. Son combat culturel ne le rassasiait pas. Il lui
fallait encore embrasser d’autres causes ; c’était un
487
boulimique de cause. Sachant qu’il n’est, pour s’engager,
de meilleure lice que la télévision, Jack Lang monte
« enfiler » en se faisant inviter par ses amis du PAF. Le
visiteur d’un soir au journal de vingt heures dégaine sa
verve et baille sa rhétorique. Jack Lang n’est pas du genre
à se laisser impressionner. Il plaide sans se démonter, sûr
de son coup, droit dans ses magnanni : « les USA, quelle
curieuse civilisation » (ça commence bien)… Voilà qu’un
homme accusé sans détour d’avoir « troussé une
domestique » (notez la reprise), MAIS qui a les moyens de
s’acquitter d’une « énorme caution » se voyait mettre au
fer. Eh, quoi ! Nous ne sommes plus au Moyen Âge.
L’ancien ministre s’indigne : « Ne pas libérer, alors qu’il
n’y a pas mort d’homme ; ne pas libérer quelqu’un qui
verse une caution importante, ça ne se fait pratiquement
jamais ». Jack Lang est révulsé. S’imagine-t-on finir en
tôle quand on respire le marbre ? Passer de l’hôtel à la
cabane quand tant d’argent fut engagé. Il y a magot et
magot. Une « caution importante », une « énorme
caution », on sait pourtant comme cela vous change un
homme. Ça vous lessive un délinquant. Selon le sens,
l’encens. Il faut proportionner ces attentions au degré de
puissance. Les hommes, ces pauvres bêtes avides de gloire
et fous de vérité, se rendront-ils compte un jour qu’ils
sont tous inégaux ? Il y a des ordres, il y a des classes ; il y
a des hiérarchies, rappelle Jack Lang, qu’on ne peut pas
écarter comme des cuissots de poulet. Les normes sociales
ont des valences différentielles. Elles sont dites ad status,
« selon la condition ». C’est talmudique. Si tu sais pas,
tais-toi ; mais par toi-même, constate que les préceptes,
488
pour pénétrer dans l’épaisseur sociale, doivent s’adapter
et se différencier. Strauss-Kahn étant Strauss-Kahn n’a
pas de compte à rendre. Alors pourquoi ? Pourquoi cette
cruauté ? Pourquoi ce fiel ? Qu’est-ce qui les tarabuste ?
Allons à l’essentiel. Un viol, ça s’analyse.
Hormis quelques quakers anachroniques tassés dans
les hautes-terres de l’Amérique profonde, nul,
aujourd’hui, ne se scandalise encore des badinages interethniques. C’est une modalité de l’échange qui participe
au brassage des cultures. Mieux vaut l’amour que la
guerre ouverte. Comme chez les bonobos. Ce qui rebute
n’est pas non plus la nature des pratiques. Il y a
longtemps que la « sexualité orale » ne fait plus frissonner
que quelques poches d’amish et fermiers polygames qui
tentent de maintenir leurs gens dans l’artifice d’une
existence soustraite aux tentations de Satan bouche un
coin. Mais alors quoi ? Sans doute le caractère aparitaire
du viol. Il y a victime, il y a bourreau. Nous vivons l’âge
de la victime. D’où la haine du bourreau. Jack Lang a
parfaitement compris que ce qui nous mine dans cette
histoire tient moins à l’existence d’une relation de
dominant à dominé que dans le fait d’appartenir à la
seconde catégorie. Or, ce n’est pas tous les jours que le
banquier se fait prendre. C’est arrivé. Cela ne finit jamais
bien. C’est désormais au prédateur d’être chassé. À DSK,
Le rapineur. C’est à son tour de dépocher. Pour ça qu’on
lui chante pouille. Jack Lang n’en est pas dupe. Un tel
traitement ne dénote rien d’autre, évidemment, que de la
malveillance. Ce n’est pas la loi qui, par le procureur,
489
s’exprime : c’est le ressentiment. Il y a crise mimétique, et
mise à mort, et sacrifice ; tout cela fleure bon la haine :
Strauss-Kahn est un bouc émissaire.
Jack Lang a mieux. Passons sur la caution, et
regardons au chef d’inculpation – à l’« agression
sexuelle ». On parle de « fellation forcée ». Un viol ? Mais
à tout prendre, qu’est-ce ? Un serrement fait d’un peu
trop près, une promesse trop lascive, un feu qui veut
s’étendre, c’est un point G qu’on met sur l’I du vit dressé ;
c’est une sécrétion qui prend la bouche pour corbeille, un
instant d’érotisme qui fait un bruit de seille, une
communion rétive à la pudeur, une façon d’un peu se
purger le radiateur, et d’un peu se goûter, au bord des
petites lèvres, l’élatérite condom : « Il n’y a pas mort
d’homme ». Non, certes. Lang n’a pas tort. On lui
donnera quitus : Diallo s’en est sortie. Une femme sur
trois dans le monde déclare avoir été violée ou violentée
au cours de son existence. Foutu fatras de fichiers. S’il
fallait tout traiter, on n’en sortirait plus. Diallo n’était pas
une priorité. Mais l’expression – « mort d’homme » – n’en
était pas pour cela plus avisée. Elle accusait pour le
quidam un usage déplacé de la litote. Choquante dans son
contexte. Pour le commun, « il n’y a pas mort d’homme »
signifierait plutôt « pas de quoi fouetter un chat ».
Objectivement, Lang est dans le vrai. Des études
statistiques effectuées sur des échantillons représentatifs
d’adultes ressortissants de l’union européenne indiquent
que la proportion de femmes ayant subi au moins une
agression sexuelle au cours de leur existence varie jusqu’à
490
atteindre le taux hallucinant de 22 %. Une femme sur
cinq. Cela relativise… Strauss-Kahn avait peut-être
quelques travers à redresser – qui n’en a pas ? Si ton ami
est borgne, regarde-le de profil. Assez d’hypocrisie. La
foule regimbe quand même. Suite au tollé soulevé dans
l’« opinion » (dégradation ectoplasmique du citoyen dans
une « démocrature » de représentation), Jack Lang s’est
dit exaspéré de la polémique ouverte par ses propos
lesquels, franchement, ne le méritaient pas. Il convenait
enfin de tenir compte des contingences physiologiques. Si
le cerveau, comme l’avance Ambrose Bierce, est bien
l’organe avec lequel nous pensons que nous pensons, et
qu’il consomme à lui tout seul 60 % du glucose transporté
dans le sang, Strauss-Kahn était si bien membru qu’il ne
pouvait alimenter tout à la fois la cave et le grenier. Il ne
se rendait pas compte…
Était-ce donc si bénin qu’on puisse traiter l’affaire
comme on traiterait d’une main courante ? S’il faut en
croire Maître Eolas, avocat du barreau spécialisé dans le
commentaire pseudépigraphe des faits de justice sur
Internet, Jack Lang aurait dû s’estimer content. Même en
l’absence de meurtre, la nature des délits reprochés à
Dominique Strauss-Kahn ne garantissait en rien sa mise
en liberté. Il en serait quitte pour trois jours de ballon,
puis ce serait à nouveau le grand appart avec piscine sur
Manhattan.
N’allons pas croire que seuls les hommes se soit sentis
le devoir d’épauler un consort. L’apologie de Strauss491
Kahn n’est pas qu’une vile affaire de solidarité phallique.
Des femmes ont aussi embrassé sa cause. Des femmes, des
politiques au féminin, à l’image de Michèle Sabban, un
excellent soutien qui finirait tout de même par se rabattre
sur un autre mignon de la gauche patenté : quand
Strauss-Kahn valse, Manuel Valls. Michèle Sabban qui
donc se déclare « convaincue d’un complot international.
C’est le FMI qu’on a voulu décapiter et pas tant le
candidat à la primaire socialiste ». Le FMI. Rien que ça.
Mais pourquoi diable ? « Il était attendu en Tunisie à la
fin du mois, où il devait faire des propositions pour que la
révolution soit effective. D’autres pays, la Grèce,
l’attendaient avec espoir […] On a voulu bloquer le FMI.
On est dans la finance internationale »… OK. On
admirera l’audace de la saillie que l’on espère délibérée :
« D’autres pays, la Grèce, l’attendaient avec espoir ». Avec
espoir et battes cloutées. Comble de l’humour noir, qui
prêterait facilement à rire, n’était sa dimension tragique.
Pour ce qui est du fond, on se voudra plus réservé. Passe
le complot. Passe l’attentat. En fin des fins, nous ignorons
toujours le déroulé des événements de la suite 2806. Mais
lorsque la mère Michèle prétend ensuite défendre DSK
en alléguant que « tout le monde sait que sa fragilité, c’est
la séduction, les femmes », et que les « manipulateurs »
l’ont « pris par cela », elle sous-entend bien plus que de
raison. Elle tient au postulat éthologique que l’homme est
par nature un prédateur sexuel. Elle suppose donc qu’un
homme qui croise « une mercenaire » déguisée en
soubrette dans sa chambre d’hôtel ne peut que la sauter –
ou lui sauter dessus. On sent le vécu.
492
Cerise sur le gâteux, la « première pensée » de
Ségolène Royal (ça se fête !) : « ma première pensée va à
l’homme ». Quid de la femme ? Elle sent le pâté ? Voici
comment le social-libéralisme fait front, uni derrière
Strauss-Kahn, sous la bannière du mondialisme. Les
journalistes n’en finissent pas de fustiger l’ignominie
pénale, de crier au scandale, de scander au complot. Dans
le sillage de BHL, qui est à l’honnêteté ce que Voltaire
était à la philosophie, les Shadoks médiatiques ont pompé
dur et ferme jusqu’à nous pomper l’air en vue de
réhabiliter Callas. L’apologie de Strauss-Kahn : c’est à cela
que les Français, pantois, ont assisté durant des mois.
Avec tout ça, on pouvait voir venir. Ça aurait dû
marcher. Bah non, comme aurait dit Tristane…
Il faisait froid, ce meeting
Le résultat n’a pas été à la hauteur des espérances. De
Gaulle avait raison. Les Français sont des veaux ! Vox
populi, vox stupidus. Ils n’entendent rien à rien. Encore
une déconvenue pour BHL l’insubmersible et ses bateaux
de conserve. Le plus facile avec les choses délicates, c’est
de s’y ensabler. L’appel du philosophe resterait lettre
morte. Hormis dans les médias, d’où il dispose au plus
haut point de ce qu’on nomme l’autorité : on l’écoute
même avant qu’il ait parlé. Parce que dans les médias, on
tient à BHL. On ne le lâche pas. Pour rien au monde. Pas
493
même une fois entériné son énième retournement de
veste et son intromission dans le clan sarkozyste (suivez
l’argent). Changement d’adresse pour BHL, scélérat qui
quitte le navire, mais pas d’idées. Aucune traîtrise. PS ou
UMP, cela revient toujours à rouler le peuple dans la
farine, avec juste plus ou moins de farine. De StraussKahn à Sarko, c’est bonnet blanc et bonnet d’âne. Et c’est
peut-être la plus lourde erreur, et la cause principale du
tollé suscité par les vicissitudes de Dominique StraussKahn, que la croyance – ou l’espérance – en ce qu’une
politique authentiquement de gauche puisse résister au
rouleau compresseur du fascisme eurolibéral. Cette
naïveté de croire qu’il est une différence, si ce n’est
« programmatique » ou « idéologique », à tout le moins
« morale », « axiologique », entre les deux grandes écuries
qui feignent se tirer la bourre. Distinction nominale ;
identité de fait. PS et UMP se cherchent des raisons
d’être et d’être en désaccord. Mais n’en trouvent pas.
Depuis 1982 et le tournant – ou la tournante –
mitterrandienne, la politique n’est plus une occasion
pour la confrontation d’idées et de vision. La place
publique n’est plus (à supposer qu’elle l’ait jamais été), un
lieu de délibération : le rejet pur a remplacé le projet.
Aucun esprit, aucune vision n’habite l’actuel pseudoclivage. Il se réduit à des formules déclaratives, des
éléments de langage, des procès d’intention et quelques
arguties techniques sur la meilleure manière de
reconduire en droit français telle directive de la
Commission, tel projet de loi de la Troïka. Clivage qui eut
494
sa pertinence et qui, de pertinent, n’a plus que la
prétention.
495
On s’est ferré un cadre. Le cadre étant posé, personne
ne le conteste. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pour
escompter comprendre ce qu’a pu être, en d’autres temps,
cet affrontement droite/gauche, et prendre la mesure de
l’imposture actuelle de l’alternance unique, le plus utile
serait d’en revenir compendieusement sur les
tribulations, les infortunes, les déplacements, les
mutations, les fontes et les refontes, bref, la
« phylogénèse » de ces Églises laïques : la droite, la gauche
et leurs ultimes surgeons : l’UMP, le PS. Faisons œuvre
d’histoire. En précisant qu’il s’agit bien pour nous de
proposer une généalogie européenne – et non
exclusivement franco-française ou pire, « européiste » –
de ce clivage qui joue à touche-pipo. Posons d’abord
notre problématique.
Tout un chacun se sera un jour au moins – pour peu
que d’affliction, il n’ait pas déjà balancé son poste –,
désespéré de l’absence de sens critique dans les médias.
Fors la bêtise qui semble y avoir élu domicile, on ne peut
qu’être frappé par la caducité, la stéréotypie et plus
encore l’inanité du lexique employé par les
« commentateurs » censés nous expliquer comment
penser l’actualité de la vie politique. Chacun recourt à des
concepts auxquels il n’entend goutte : « république »,
« liberté », « égalité », « laïcité », etc. Concepts à la
moutarde qui se réclament, pour avoir l’air sérieux, de
« politologie ». À tort ou à raison, l’analyse politique se
pique d’une scientificité qui la soumet, en tant que
science, au même régime épistémologique que toutes les
496
autres sciences. Or nulle science en action, aucun
domaine de réflexion ne saurait faire l’économie de
notions heuristiques ou d’idées directrices. Nous
retrouvons ici nos concepts avariés, dont la « droite » et la
« gauche » sont certainement les spécimens les plus
complexes à dépiauter. Ces idées directrices n’ont pas de
vérité en soi ; elles n’ont pas d’être en soi ni de stabilité
(la « droite », la « gauche » n’existent pas in naturalibus –
on ne pique-nique pas avec la « droite », on ne potache
pas avec la « gauche ») : elles sont des aides à la pensée,
des béquilles conceptuelles sédimentées par la sanie de
l’usage. Elles tiennent en cela un statut comparable à
celui des nombres en mathématiques (hormis chez
Pythagore, pour qui les nombres « sont ») ou des notions
et lois de la physique (personne n’a encore eu cette
chance de rencontrer monsieur Vitesse ou madame
Inertie). Le fait étant, en ce qui nous concerne, que ces
notions sont aussi limitées dans le temps. Elles se
périment, changent de contenu, varient ou disparaissent
avec les paradigmes qui les soutiennent et qu’elles soustendent.
Les physiciens ont ainsi très longtemps parlé de
« qualité », équivalente à la « vertu » pour les médecins de
Molière et pour la scolastique thomiste ; ils ont parlé
d’« éther » jusqu’à publication des travaux fondateurs
d’Einstein79. Ils parlent encore de « force », de « champ »
79
C’est par ailleurs cette conjecture – l’éther – qui
dissocie essentiellement le « principe de relativité »
497
et d’« attraction », de plus en plus d’« interaction ». Les
psychologues parlaient de « magnétisme » et de
« phrénologie », de « psychofluides » avec Mesmer ; les
esculapes de « miasmes », de « vésanies », voire de
« démons »,
d’« humeurs »,
de
« mérides »,
d’« énergides » ; les biologistes de « monères » (Haeckel),
de « zoonites » (Dugès). Les (al)chimistes de « quinte
essence », de « phlogistique », d’« air déphlogistiqué » ou
de « fluide igné » (Lavoisier), de « nébulium ». Descartes,
à la suite de Montaigne (« Montaigne, ma brosse et mes
bigoudis »), fondait sa théorie de l’interaction corps/âme
sur la circulation de particules fines convoyées par les
nerfs, baptisées « esprits animaux ». Autant de concepts
élaborés sans trop savoir quoi mettre à l’intérieur, dont
on usait moins par licence philosophique qu’astreint par
la nécessité de rendre compte des phénomènes. « Sauver
les phénomènes », c’était le mot d’ordre, fixé par
Aristote ; ça l’est toujours. L’« éther », la « force » ?
Personne ne savait de quoi il retournait ; mais on ne
pouvait faire sans, et l’on ne pouvait pas mieux faire. Ces
idées directrices, utilitaires – idées « problématiques » au
(1902) formalisé par Henri Poincaré (cousin du président
Raymond), de la « théorie de la relativité » restreinte
(1905), puis générale (1915) formulée par Einstein.
Einstein avait lu Poincaré, et ne s’est pas privé de rectifier
le tir. Il s’en fallut d’un cheveu, d’un rien, que l’une des
découvertes majeure du XXe siècle ait été enregistrée
sous notre ciel. La France se laisse une fois de plus coiffer
sur le poteau.
498
sens kantien –, le philosophe aura à charge de les
démasquer pour ce qu’elles sont : des postulats
métaphysiques. On ne s’oriente pas dans la pensée sans
postulats métaphysiques. C’est un acquis précieux de
l’épistémologie que d’avoir fait toute la lumière sur cette
humiliation. Il y a bien sûr Gödel et le théorème
d’incomplétude ; mais il y eut, bien avant, des
précurseurs français à l’intuition de Gödel.
Contre les ambitions positivistes du Cercle de Vienne
qui prétendait s’exonérer de métaphysique au nom de la
« signification », un chimiste épistémologue de nos
compatriotes, Émile Meyerson, anticipant sur le
constructivisme, faisait valoir que « l’homme fait de la
métaphysique comme il respire ». De même que le
sparadrap du Capitaine Haddock, la question du sens de
la vie n’est pas de celles dont on se débarrasse si
facilement.
En gardant chevillé à notre esprit que la
détermination du « sens » de l’existence est un problème
avant d’être une réponse. Ce, n’en déplaise à Frédéric
Lenoir, triste homonyme, auteur de maintes (fou)thèses
sur le bonheur dans la méditation et la philosophie
conçue comme « cheminement vers le bonheur ». Avec
tout plein d’ermites au patronyme chinois sorti de sous le
fagot pour avoir l’air d’en connaître un rayon (c’est
comme les soldes, les pauvres en ont besoin et les riches
adorent ça). C’est un filon jamais tari que celui de
l’imposture, spécialité des féminins psy-cul qui se
499
complaisent dans le coaching personnel (Lenoir a ses
entrées dans Elle). Un contresens fondamental sur la
philosophie en cela que la philosophie ne conduit d’abord
pas à l’apaisement : elle achemine au doute, à l’instabilité.
Elle ébranle les fondements de toute croyance en
diffusant l’idée que tout ne va pas de soi. Même les
bouddhistes – que Lenoir troubadour convoque à
profusion (ils ne sont pas là pour se défendre) – ne se
dissimulent pas de leur haine de la pensée : elle est
jugement, elle est désir, elle est passion, elle est regret,
elle est attente. Elle est toujours souffrance ; d’où
l’origine de la méditation, seule à pouvoir guérir de la
souffrance – du doute – en éteignant jusqu’à l’instinct de
penser. C’est l’aboulie qu’elle vise, le parinirvâna ; c’est
l’extinction du soi complète et sans retour qui nous fait
échapper plutôt qu’admettre et nous colleter au monde.
Nous sommes alors aux antipodes de l’engagement et de
la réflexion.
– « Mais les bouddhistes ne sont-ils pas des êtres sages
et pleins de compassion ? » Ta sœur aussi. Pour ce qui est
de la compassion, on repassera. Sans faire de plis ni de
bourrelets. Ce n’est pas pour rien que les bouddhistes, à
rebours de toute autre créature dotée d’organes sexuels,
se retirent pour aimer. Ce n’est pas pour faire joli que
Siddhārtha, premier parmi ses pairs, « végète » sous
l’arbre-monde. C’est plus facile quand on est loin, plus
confortable, face à la faim dans le monde, de prôner
l’harmonie sous une ombrelle. Mieux même : si tout est
illusion, c’est donc que rien n’est grave, que rien n’est
500
révoltant. Que veut l’esclave ? Savoir que rien n’est vrai.
Il cherche l’apathie, l’ataraxie, l’insensibilité de l’âme.
Plus sédatif que l’amor fati du stoïcisme, plus
lénifiant que la rétribution chrétienne, l’hindouisme et le
bouddhisme ont inventé, avec le Samsara (la
réincarnation des âmes), le plus sûr expédient de
préservation de l’ordre établi. Au fatalisme de l’un
(déterminisme du karma), il ajoute l’espérance de l’autre
(délivrance eschatologique). Il combine les notions de
péché originel et de purification terrestre afin de garantir
le maintien du statu quo politico-économique en place.
Un double effet Kisscool dont le bénéfice pour le pouvoir
est net. C’est une philosophie démobilisatrice en diable,
qui pourrait expliquer pour une grande part la durabilité
des sociétés qui l’ont fait prospérer. Théorisez le Samsara,
implantez-en l’idée, épandez-le dans les esprits, cultivezle, et goûtez-en les fruits.
Que servirait de se révolter contre sa condition
présente, dès lors qu’elle est la conséquence de ses
errances passées ? Il faut expier. Pas de chemins de
traverse. Pourquoi, de même, vouloir « changer le monde
» ? Ce monde, de fait, n’est pas ; ce monde n’est
qu’illusion. Il faut souffrir cette illusion, c’est-à-dire
l’accepter afin de la transcender. Pour se défaire, enfin,
de la souffrance qui est le fait du moi, de la pensée et de
la volonté, dut-ce en passer par l’extinction du moi, de la
pensée et de la volonté : « Le mot samsara ne se réfère
pas, comme on le croit souvent, à un cercle sans fin d’une
501
existence physique après l’autre. Il se réfère en réalité au
cercle vicieux de trois éléments : le désir, l’action qui naît
de ce désir et les effets qui résultent de l’action »80.
La fuite de la souffrance ne se fait pas alors au gré
d’une tentative d’abolition des causes mondaines de la
souffrance ; elle prend la voie de la méditation. C’est un
cas exemplaire d’usage d’une doctrine religieuse par le
pouvoir qui en a fait son idéologie. Le Samsara assure la
pacification du corps social dont la misère est expliquée
(par ses antécédents) et niée tout à la fois (par le voile de
Maya : le monde est un songe dont il faut s’éveiller), mais
aussi amoindrie par la promesse d’une autre vie meilleure
que la précédente, et à nouveau d’une autre vie meilleure
que la précédente, jusqu’à la sortie de cycle et l’entrée
dans le nirvana.
Le bouddhiste « éveillé » est un légume qui, plus
encore qu’à son humanité, renonce à la culture : la
connaissance attriste, se figure-t-il ; heureuses les fèves,
pauvres en esprit. Suprême figure de la patate molle
malade châtrée de tout affect et intellect – du
psychopathe gentil. Assurément, il prône la non-violence
(contre la « oui-violence » ?) ; mais en s’interdisant de
haïr, perd sa capacité d’aimer. Il n’aime ni ne condamne,
n’exalte ni ne dénonce : il est – orphique après la lettre –,
en attendant de ne plus être. Il guette seulement le vide.
Avec Lenoir en porte-voix. Avec Ricard pour nous servir.
80
Buddhadasa Bhikkhu, Manuel pour l’Humanité, 1964.
502
Et la critique derrière qui pousse la chansonnette.
Mentalité d’esclave qui ne peut manquer de plaire aux
dominants ; de fait, tout le monde aime Frédéric Lenoir.
Car les gens vides cherchent d’abord et avant tout, une
voie pratique qui leur ressemble…
Ne laissons pas cette parenthèse ouverte. Revenons
aux postulats tacites de la raison politique, à sa foi
clandestine.
Le problème n’est donc pas – et n’a jamais été – de
« faire de la métaphysique », pas plus qu’il n’est de
respirer. Il est de faire de la métaphysique sans le savoir ;
de vivre tout en niant que l’on respire. Le danger sourd
lorsque ces idées directrices cessent de valoir à titre
d’hypothèse pour ossifier, encalminer, coaguler et se
poser en énoncés d’observation. Lorsqu’elles cessent
d’être interrogées pour s’autonomiser, pour constituer un
réseau de « boîtes noires »81, un « motif » autarcique
81
La notion de boîte noire fait référence à un système,
objet, concept auquel nous recourons abstraction faite de
son contenu ou de son fonctionnement interne. Peu de
taupins passent leur week-end à disséquer leur calculette.
La calculette est une boîte noire. En matière de concepts,
celui de « Dieu » défie toute concurrence. L’inverse d’une
boîte noire est dit une boîte blanche, ayant inversement
pour spécificité de ne rien celer de ses rouages, ressorts et
mécanismes. Un exemple éloquent serait celui de la
bicyclette, dont les différentes pièces sont exposées, et
503
immunisé contre le questionnement. Lorsqu’elles se font
axiomes, non-dits ou « généralités ». Lorsque d’organes de
la pensée, elles deviennent son obstacle – l’« organeobstacle » de la pensée aurait écrit Jankélévitch. Quelque
domaine de la connaissance que l’on considérera, le
problème apparaît toujours lorsqu’il cesse de nous
apparaître comme un problème, de faire problème, et
donc cesse de nous apparaître. Il nous faut accepter qu’il
n’en aille pas différemment pour les « sciences
politiques » que pour les autres sciences. « Droite »,
« gauche »
et
leurs
déclinaisons
« extrêmes »,
« décomplexés » ou « modérées » sont des notions
métaphysiques, des créations de l’esprit, des projections,
des perspectives, des éclairages ; en aucun cas des
données brutes et invariables. Le risque est de les prendre
pour argent comptant. D’en devenir l’esclave. Toute
critique du système se doit par conséquent de commencer
par une critique de son langage. Pas plus que les atomes
au XXIe siècle ne sont ceux de Lucrèce, la droite et la
gauche contemporaine ne sont celles de Jaurès, de Marx,
de Cohn-Bendit ou de Proudhon.
La partition ou la répartition du vivier politique en
hémisphères droit/gauche nous reconduit dans les essarts
rendent immédiatement sensibles les mécanismes de
guidage, d’adhérence, de freinage ou de propulsion. Ici
s’arrête l’analogie. Aucun concept ne peut prétendre à sa
vérité nue. L’idée « claire et distincte » selon Descartes
n’est pas encore (in)née.
504
d’une tendance scolastique à figer les concepts en un
tableau définitif objet de contemplation. Ces mots,
« droite », « gauche », de même que « république »,
« démocratie », « valeur », ne renvoient plus qu’à des
fantômes qui nous empêchent d’appréhender les
événements dans ce qu’ils ont de singulier. Ce sont des
mânes de broutilles sèches et mortes. Qu’on les approche
un peu trop près, et ils nous filent entre les doigts. « Un
mot n’est pas la chose, mais un éclair à la lueur duquel on
l’aperçoit ». C’est là Diderot qui vient à la rescousse. À
ceux qui donc voudraient savoir ce que signifie « être de
droite », « être de gauche », la plupart d’entre nous
s’entend faire la réponse de saint Augustin ; la même qu’il
avançait à la question du temps : « Si personne ne me le
demande, je le sais bien. Si je veux l’expliquer à
quelqu’un qui le demande, je l’ignore ». Nous ne pouvons
définir une fois pour toutes ce qui se meut dans le
devenir.
Ce qui ne signifie pas que la chose n’ait pas été
tentée. Ne serait-ce que par souci de commodité. Des
tentatives, sans doute il en existe. À profusion. Des
myriades de définitions, naïves ou raffinées, sectaires ou
libérales, définitives ou contextuelles, friables, plus ou
moins hermétiques, qui se bousculent sur le parvis des
grandes écoles, aux terrasses des cafés, dans les entrées
d’immeubles, partout depuis toujours : nous sommes le
peuple le plus politisé du monde. On admet (un peu vite)
que le bocage de droite rassemble l’ensemble des
doctrines à dominante « plutôt conservatrice », sinon
505
« réactionnaire » ; que le bocage de gauche engage
inversement une nébuleuse hétéroclite de partis
politiques aux vues plus « progressistes ». Il inclurait, pour
n’en citer que les plus bruyants, le radicalisme, le
socialisme, le communisme (qui n’a pas Georges Marchais
comme sur Déroulède), le social-libéralisme ou la socialdémocratie ainsi que les derniers vestiges de l’anarchisme
et de l’anarcho-syndicalisme ; auxquels est récemment
venu se greffer le parti des Verts (EELV, EuropeEcologie-Les-Verts), à savoir le parti de la
« décroissance » aux côtés d’un Hollande qui ne jure que
par son antithèse, par la croissance, le nucléaire et par la
mondialisation. On ne boycottera pas enfin le parti du
MAL (Mouvement Anti– théiste et Libertin) de Céline
Barra, « mauricienne dissidente », avec pour argument
électoral quelque 180 œuvres pornographiques sous la
pédale. Bref, tout est bon quand il s’agit de passer à la
télévision. À rebours de cette gauche, leur passif loyaliste
(voir le procès de Louis XVI) assignerait aux mouvements
de droite une préférence marquée pour l’ordre, conçu
comme moindre mal, au détriment de « la justice
sociale ». La gauche se retrouverait a contrario dans la
proclamation d’idéaux « progressistes », allant dans le
« sens de l’histoire », c’est-à-dire l’extension indéfinie des
droits (droit à l’enfant, droit au mariage, droit à la
réussite) de l’individu ; discours jadis axé sur la question
économique (sociale), désormais remplacé par son ersatz
« de société » (sociétale), qu’il s’agisse de problématiques
éthiques (euthanasie, avortement, égalité des chances,)
ou cosmétiques (parité, mariage pour tous, gender
506
studies, refondation scolaire). Deleuze exprimait cette
dichotomie droite/gauche avec l’exemple de l’adresse
postale. Un homme de gauche considérerait d’abord
l’entité maximale – le monde – pour digresser ensuite du
monde au continent, du continent à la nation, de la
nation jusqu’à l’individu. Un homme de droite penserait
d’abord le monde à partir de son minimoi pour agrandir
son périmètre. L’une serait centripète et l’autre
centrifuge. La gauche serait rousseauiste et la droite
hobbesienne. En langage populaire, la droite serait
égoïste et la gauche philanthrope. Dixit Deleuze.
Preuve que philosopher ne dispense pas d’être
manichéen. La pensée libre du rhizome cède vite aux
vieux complexes de la dualité. Deleuze discute la théorie.
En théorie, tout se passe bien. Il fait bon vivre en théorie
où tout est simple, si délicieusement simple et si loin des
réalités. On s’aperçoit que les choses sont en réalité moins
lumineuses, les lignes moins rigides et les notions plus
lâches qu’on le souhaiterait. On pourrait discerner
historiquement quatre acceptions de ce clivage
droite/gauche, selon qu’elles considèrent ses aspects
constitutionnels, marxistes, sociaux ou sociétaux.
(a)
La
première
acception,
l’acception
constitutionnelle, coïncide très exactement avec
l’apparition sur notre ciel – cocorico ! – de cette scission
droite/gauche. Cette nouvelle donne s’instaure, comme
toute naissance en politique, dans le sillage d’un meurtre
fondateur, tandis que l’Ancien Régime le cède à la
507
démocratie, et que Marianne (ou Marie-Anne) se
substitue à Louis (alias Clovis). Petit précis d’histoire.
Nous sommes au lendemain de la Révolution
française. Le roi, son épouse Marie-Antoinette et son
cercle d’intimes ont été « écroués », placés par les factieux
en résidence surveillée au palais des Tuileries. Tout ce
petit monde vit assez mal d’être privé de sa liberté et de
subir jour après jour l’œil morne inquisitif de leur geôlier,
le général Lafayette, promu au commandement de la
garde nationale. 21 juin 1791. La Sainte-Famille orchestre
son plan d’évasion. Elle prend la clé des champs en se
faisant passer pour l’équipage de la baronne de Korff,
veuve d’un colonel russe en partance pour Francfort.
Rien ne se passe comme prévu. La défection du duc de
Choiseul met Louis XVI Grosjean comme devant. Acculé
à Varennes, il s’impatiente, il se languit vainement du
renfort de Bouillé. Bouillé ne viendra jamais. Romeuf lui
coupe l’herbe sous le pied. Il se présente muni d’un
décret de l’Assemblée ordonnant l’arrestation de la
famille royale. Dans l’intervalle, 10 000 personnes
s’étaient agglutinées pour rencontrer le Roi, dont le
déguisement n’avait trompé personne. Louis XVI est
reconduit manu militari sous les murs de Paris. Cette
trahison rendait inévitable la prise d’assaut le 10 août
1792 du palais des Tuileries. L’Assemblée nationale
suspend le magistère du roi, puis le fait escorter au
Couvent des Feuillants, en attendant son transfert dans
une Tour de la prison du Temple. Les événements se
précipitent. Le 20 novembre 1792 est découverte
508
« l’armoire de fer ». Une sorte de coffre-fort dissimulé par
un lambris au palais des Tuileries révèle une grande
partie de la correspondance qu’entretenait Louis XVI
avec des hautes figures de l’État. Elle constituait la preuve
de la duplicité des principaux ministres et conseillers du
roi, qui avait mis en place – contre les intérêts de la
république – une police et une diplomatie occulte. Le 10
décembre 1792, la Convention procède à son jugement.
Le mardi 15 janvier 1793 a lieu un appel nominal sur
la peine dévolue à Louis. Chacun, littéralement, va
prendre position. Soit à la droite, soit à la gauche du roi.
À gauche pour son trépas, à droite pour un aménagement
de peine. C’est ce qui s’appelle, politiquement parlant,
une « prise de position ». Le résultat des votes était plutôt
serré :
Votants :……………………………………………721
La majorité absolue est de…………………………361
Ont voté pour la mort sans condition…………….361
– pour la mort avec l’amendement de Mailhe….026
– pour la mort avec sursis………………………..044
– pour d’autres peines………………………….…290
Il s’en est donc fallu d’une voix, d’une voix
déterminante et, qui plus est, si l’on en croit nos
historiens, d’une voix qui s’était égarée, pour que le roi
survît à la Révolution. L’histoire tient à peu de choses.
Droite et gauche étaient nées – et elles étaient françaises.
On constatera que les ancêtres directs des partis
509
politiques qui se pâmeront bientôt des valeurs
humanistes de la Révolution étaient les mêmes qui
réclamaient pour Louis le prix de la guillotine.
(b) À la Révolution française succède une autre
forme de révolution qui, elle aussi, allait profondément
revisiter le paysage social européen. La machine à vapeur
permet l’essor d’une industrie de production sous la
férule d’une bourgeoisie confirmée dans ses privilèges
propriétaires, à tout le moins en France, par la
Déclaration des droits de l’homme de 1789, par la
promulgation anti-corporatiste, en 1791, de la loi Le
Chapelier et par les accointances de Napoléon et des
banquiers. Révolution industrielle qui, aux trois Ordres
d’Ancien Régime, substitue ceux des classes capitalistes et
ouvrières. Le schisme entre les détenteurs des moyens de
production et le monde prolétaire (du latin prolès,
« enfants », sa seule richesse), entre les maîtres et les
serviteurs de la dialectique d’Hegel indexe alors – ou
reconstruit – la distinction droite/gauche sur la
conflagration du Capital et du Travail. C’est encore la
vision de Lutte Ouvrière (LO), du Parti Communiste
Français (PCF) et du Nouveau Parti Anticapitaliste
(NPA).
Assignation métonymique qui n’était pas de Marx et
semble bien être arrivée à échéance après la seconde
guerre mondiale. L’importation en France du « mode de
vie américain », favorisé par les deniers du plan Marshal,
ainsi que la tertiarisation de l’économie au détriment des
510
secteurs plus traditionnels de l’agriculture et de
l’industrie, a contribué à rebattre les cartes, rendant de
fait anachronique cette conception bivalve. Le
capitalisme n’a certes pas disparu, mais il a basculé du
mode de la production au mode de la consommation.
L’un des acteurs de ce basculement a pour nom Edward
Louis Bernays. Bernays est (peu) connu pour avoir su
aménager les théories de la psychanalyse héritée de son
oncle Freud de sorte à les rendre auxiliaires de la société
de marché. Bernays, c’est la naissance du marketing.
Autrement dit, des procédés de captation et de
détournement de la libido, jusqu’alors sublimée dans les
activités de l’esprit – artistiques, littéraires ou politiques –
, sur le produit de consommation. D’où, côté cour, la
surconsommation, l’obésité, le gaspillage, la donne
schumpetérienne ; côté jardin, la chute en flèche de la
culture aux USA. Cette forme de capitalisme voit l’élision
de la scission des prolétaires et des capitalistes ; réexprimé
en termes socio-politiques, de la distinction
droite/gauche fondée sur cette scission.
Un éclatement que finalise l’apparition en France, au
cours des années 60-70, de nouvelles classes sociales, à la
fois éloignées de la culture communiste des ouvriers,
mais aussi de la culture populiste de la classe moyenne.
Des professions de service pouvant aller du petit
fonctionnaire au cadre, de l’opérateur téléphonique au
coach en entreprise (du fr. « coche », grand véhicule
équestre ; l’analogie accréditant l’idée selon laquelle le
coach, à distinguer de l’entraîneur, « convoie » son ayant
511
cause de l’état actuel à l’état désiré). Des métiers
éclectiques sans exigences physiques, où s’épanouissent
les femmes, bénéficiaires de leurs propres salaires, qui
pourront désormais habiter seules, doper le marché de
l’immobilier et enflammer celui des biens de
consommation. On parlera officiellement de « couches
moyennes salariées », catégorie urbaine dont la mentalité
un peu déracinée sert de tampon entre l’économie du
capital (la rente) et le monde du travail (la solde) ; à
départir absolument de la « classe moyenne » constituée,
elle, des artisans, des commerçants et des petits patrons
(PME, TPE vs ETI, GE), propriétaires de leurs moyens de
production, lesquels assurent inversement leur
articulation – étant tout à la fois des travailleurs à risque
et de petits capitalistes. Cette nouvelle mentalité de
cadre, typique du fonctionnaire et du CSP+, a fait le lit
sociologique de la « gauche sociétale » parfaitement
disséquée dans le roman Les choses de Georges Perec,
puis illustrée à son insu dans la filmographie de François
Truffaut. La même qui pond à satiété, sur Anal +, de la
docufiction pro-libérale, pro-atlantiste et pro-stituée :
« Un an avec Strauss-Kahn »…
(c) De l’après-guerre à l’entente libérale
néocapitaliste, la transition s’est effectuée principalement
par le truchement de l’Europe. Avant l’Europe, avant
Lisbonne et la renonciation mitterrandienne au modèle
redistributif français, était l’État stratège. Ce serait aller
trop vite en course que de glisser directement de la
reconstruction au canon supranational de « flux » promu
512
par le Medef, par Anal+ et la finance mondialisée. Il y
eut, entre ces deux champs de ruines, une embellie. Le
CNR. De Gaulle. Le modèle tempéré mi-libéral, micommuniste issu de la résistance. Un État-providence à la
française, combinant le meilleur de ses homologues
allemand (le modèle bismarckien) et britannique (le
modèle beveridgien). Personne n’ignore le rôle joué par
ce néo-jacobinisme, aidé d’une simili-alliance avec le
tiers des forces vives de la nation sympathisant PC, dans
l’impulsion de grands projets qui flattent la fierté
collective : le paquebot France, le Concorde, le parc
nucléaire, la fusée Ariane, la ville nouvelle, le quartier de
la Défense ; la bombe itou, quoi qu’on en dise…
Prouesses techniques et architecturales vouées à
compenser symboliquement le délitement de l’empire
colonial. Prouesses économiques aussi, avec la mise en
place de mécanismes de redistribution et de péréquation
sociale. En perte de prestige, la France ruinée par le
conflit tire toutes les conséquences de sa fragilité. S’ensuit
une nouvelle conception de la dichotomie droite/gauche,
dorénavant axée sur des enjeux de sécurité sociale. Entre
d’une part, la nouvelle droite, privilégiant la liberté et
d’autre part, la nouvelle gauche, privilégiant l’égalité,
dont nul n’ignore la valeur symbolique depuis
Chateaubriand, la solidarité fait coin. C’est la fraternité,
principe nodal de la devise républicaine, qui maintient
l’équilibre entre ces deux extrêmes. Jusqu’à mai 68. Mai
68, cheval de Troie de l’esprit individualiste et du toutlibéral rampant, qui contraindra (?) De Gaulle à rendre le
pouvoir en prétextant le désaveu d’un référendum creux.
513
(d) L’obligation de la dette contractée par la loi de 73,
l’institution du cours du change flottant puis, dans les
années 1980, l’ouverture des frontières, le développement
de la finance en parallèle avec celui de l’union
européenne : CECA, Acte Unique, Traité de Rome,
Schengen, Maastricht, Lisbonne et, pour demain, le
Grand Marché Transatlantique ; toutes ces ententes loin
du soleil, ces forfaitures, ont achevé de retirer le pouvoir
politique des mains de nos représentants. On peut se
demander s’il était bien la peine de mettre ainsi un terme
à la « guerre des monnaies » en proclamant le Dieu
unique si c’était pour ouvrir sitôt le front de la
spéculation obligataire : la « guerre des dettes ». De quoi
l’euro, au juste, nous a-t-il protégés ? Comment, pourquoi
les jeunes générations devraient-elles témoigner de la
reconnaissance pour leurs prédécesseurs qui les ont
endettés, ont pourri leur planète et prostitué leur héritage
sur l’autel du « marché commun » ? Au nom du saint
libéralisme, pour ne rien arranger. Qui est en dette
auprès de qui ? Qui doit des comptes à qui ? Qui paie la
note – en plus de la retraite des vendus de 68 –, sinon
ceux qui arrivent après la fête, avec la serpillière ? Et
comment s’étonner du peu d’estime qu’ont les enfants du
millénaire envers leurs géniteurs, quand ils ne leur ont
tout pris pour leur laisser que les pots cassés, une crise et
leurs yeux pour pleurer ? Il ne suffit pas de dire que les
jeunes sont mal élevés ; encore faut-il, sauf le respect
qu’on doit aux choses anciennes, rappeler que
514
l’autocritique ne sert pas qu’à pimenter les magazines
psy-cul.
Si la démocratie est le gouvernement du peuple, par
et pour le peuple, l’Europe s’est faite sans lui et contre lui,
pour ses élites. L’État n’est plus le régulateur qui garantit
les peuples contre les emballements de la finance, mais
l’instrument dont la finance se sert pour dépouiller les
peuples. On retrouve là la troïka ; on retrouve là StraussKahn.
Merci de votre abstention
Ne disposant d’aucun levier d’action qui pourrait
rembarrer la dérive néolibérale (eût-il fallu qu’elle le
voulut), la politicaillerie castrée focalise tous ses effectifs,
son logiciel, sa propagande, sa trésorerie, ses forces et son
discours sur l’ultime os à moelle qui lui reste à ronger : le
sociétal. Le sociétal, c’est ce qui reste quand on a tout
perdu. C’est la question du mariage gay, de l’euthanasie,
de la fessée, de la morale laïque, de la refondation
scolaire, du Grand Paris ou de la lutte contre la
discrimination. Ce sont les principales lignes de front (de
symétrie ?) entre le PS et UMP, entre les dernières
hypostases de la dichotomie droite/gauche. Autant de
duels à fleuret moucheté censés mettre en lumière le
caractère adversatif du bipartisme actuel. Censés servir
l’abigéat d’une tête au détriment d’une autre, détourner
515
les troupeaux de la bergerie adverse pour se les
approprier… et mieux tondre tout le monde. Tout ça
pourquoi ? Pour s’humilier à Canossa devant les
Commissaires. Un mandat de plus, un mandat de moins,
on prend les mêmes et on recommence Avec un doigt
d’honneur ganté pour la démocrature. Nous sommes très
loin de la grandeur gaullienne…
Élections, piège à cons ; UE, piège à neuneu. Il faut
prendre congé des fables. Les candidats font du fishing
avec des promesses mirifiques qui scintillent comme
autant de paillettes au soleil. De vœux brouillés servis
sans sel, assortis de toutes les simagrées de la
bienveillance ; mais n’ont aucun pouvoir pour les faire
appliquer. Ils n’en seraient pas là s’ils le voulaient
vraiment. Les vagues espoirs portés de droite à gauche
depuis plus de trente ans ne sont que le report alternatif
des illusions déçues. Sauf à verser dans les « extrêmes » et
à sortir de l’« arc républicain » ; sauf à vous exiler du
« cercle de la raison » (Alain Minc) ; sauf à vous rebiffer
contre l’euro de la rente (l’euro du capital prisé des vieux
Teutons, honni du reste de l’Europe ; parce qu’il est bien
pénible d’être dissous après avoir été si franc) ou la
rigueur allemande, ce qui ne manque pas – point de
Godwin oblige – de vous exposer comme extrémiste,
négationniste ou complotiste ; sauf, donc, à céder aux
sirènes de l’esprit critique – c’est-à-dire à rejeter la
dictature de la finance, la chape européiste ou la férule
américaine –, se déclarer pour l’une ou l’autre de ces
chapelles siamoises ne signifie rien moins (mais surtout
516
rien de plus) que de se positionner à l’aune d’enjeux
dérivatifs et subsidiaires qui vous maintiennent dans
l’illusion d’avoir encore voix au chapitre tandis que
qu’autour de vous, brique après brique, votre univers
s’effondre.
« Veauter » ? Pour changer quoi ? Ce n’est
certainement pas à l’intérieur du cadre qu’on pourra
espérer s’émanciper du cadre. Le cadre assoit des bases,
mais il limite les solutions. Il structure la pensée, mais la
contraint d’autant. En politique comme en toute science,
lorsque le paradigme échoue à démêler le problème, c’est
qu’il fait partie du problème. Le cadre, alors, doit être
surmonté. C’est à leur attitude à provoquer ces
changements de paradigme qu’on reconnaît d’abord les
révolutionnaires. Des sauts dans le vide accomplis sans
filet, mais sans lesquels il n’y aurait pas d’issue possible.
Le mal ne disparaît pas seul ; car le poireau est un légume.
« Qu’alors y faire ? » demandent les thermiciens.
Dans un article de 1963, le psychologue allemand
Klaus Scherer, spécialiste de la cognition, démontrait in
situ la puissance insidieuse des hypothèses non formulées
qui circonscrivent nos raisonnements. Il invitait ses
étudiants à relier les neufs points de la figure suivante
moyennant quatre lignes droites, en maintenant toujours
la pointe de leur crayon au contact de la feuille. Puissent
nos lecteurs relever le défi avec plus de succès que les
cobayes de Scherer.
517
Mettons que vous ayez échoué. Ce ne serait pas un
drame. Cela nous arrangerait plutôt. Sans doute vous
êtes-vous mis spontanément en tête que les neufs points
tracaient naturellement le périmètre d’un carré. La
plupart des sujets amenés à rencontrer ce problème
réagissent en introduisant dans l’énoncé une hypothèse
qui n’y figurait pas. C’est un biais cognitif. L’application
d’un carcan implicite à une énigme qui n’a de solution
qu’à l’exclusion de ce cadre. Et Scherer d’en conclure que
« le sujet ne répond pas au problème tel qu’il est
objectivement posé, mais tel qu’il se le représente ».
L’échec devient alors inévitable ; échec qui ne procède
pas de l’impossibilité de la tâche, mais d’un
conditionnement mental qui conduit à disqualifier a
518
priori toute solution extérieure à ce cadre. Cela signifie
en que même à explorer l’ensemble des options
disponibles, toutes les commutations, permutations,
combinaisons possibles dans n’importe quel ordre, il
restera toujours au moins un point qui ne sera pas relié
aux autres. Un point qui ne pourra l’être qu’au terme
d’une introspection ; sous condition d’analyser quels sont
nos impensés, d’y repérer notre contrainte rédhibitoire
pour nous en défausser. Cela suppose de nous rendre
lucides sur la structure de notre raisonnement, en
distinguant clairement les différents niveaux ou strates de
notre perception logique présente. Nous ne devons pas
considérer l’anomalie comme une bavure de la réalité ; il
n’est d’anomalies que de carcans foireux. Ce sont nos
théories qui plantent. Et nos présupposés. Personne ne
nous demande de tracer un carré.
519
L’impasse démocratique en France n’est en rien
différente de l’aporie du carré de neuf. Si l’abstention est
un problème, c’est que le cadre d’enchâssement au sein
duquel émerge l’abstention est déficient, inapte à le
résoudre. Il en est responsable en cela qu’il participe au
tour de rotation des deux partis uniques – UMPS – dont
le programme lui seul est compatible avec le paradigme
économique actuel. Pas de tertium quid, de voie
intermédiaire au sein du cadre qui transcende
l’alternance. Une alternance qui ne sert qu’à maintenir
contre vents et marées la permanence d’un ordre que
menace toute vacance de propagande (« éducation à la
citoyenneté »). Ce cadre castrateur est celui de l’élection.
520
Parce que nous associons spontanément démocratie et
élection. Parce que nous formons l’hypothèse tacite que
la souveraineté du peuple s’exerce par le suffrage
universel lorsqu’elle est tout sauf exprimable par le
suffrage universel, tandis que le suffrage universel (ou
censitaire, qu’importe) est tout ce que n’est pas et ne
pourra jamais être la démocratie. La vraie démocratie
qu’appelaient de leurs vœux Solon, Aristote, Montaigne,
Montesquieu, Rousseau, Robespierre, Varlet, Proudhon,
Kropotkine ou Castoriadis était à l’opposé de cette
procédure
imposée
par
la
bourgeoisie
postrévolutionnaire au peuple en voie de prolétarisation. Ils
ont prêché dans le désert. Leur voix, en France, s’est
perdue dans les sables.
L’Europe, à bien y regarder, dans la foulée de sa longue et
tumultueuse histoire, n’aura jamais connu que deux
modèles authentiquement démocratiques :
– Le modèle clérocratique/stochocratique, fondé sur le
tirage au sort des députés constitutionnalistes en charge
de la rédaction des textes de lois, révocables à merci, avec
mandat impératif pour une période brève. Il s’agissait du
système athénien mis en place par Solon, partiellement
rétabli par les doges de Venise. Système qui perdura deux
siècles, jusqu’à la prise de la cité par les « égaux » de
Lacédémone.
– Le modèle communautaire, d'envergure cantonale,
réunissant l’ensemble des citoyens en session plénière
521
autant que de besoin pour arrêter les décisions
législatives, statuer sur les sujets locaux et nationaux. La
somme des suffrages exprimés déterminait la politique à
l’échelle nationale. Il s’agissait, entre autres, du féodal
français d’avant la royauté, d’avant la centralisation.
Système qui dura quatre cents ans, jusqu’à ce que Louis
XIV, traumatisé des Frondes, ait achevé de soumettre,
d’efféminer et d’aveulir la caste des bellatores…
… au profit de la bourgeoisie. Et de la Banque. Dont le
coup d’État serait acté par la Révolution Française. La «
modernité » seule, depuis les événements de 1789 en
France, depuis l’Indépendance en Amérique (pas une
seule fois le texte de Déclaration de pose le mot «
démocratie », insulte à part entière), est authentiquement
antidémocratique. De la propagande neurotoxique que
nous appelons du nom de « républicaine ». Une
aristocratie élective qui se transforme, avec l’Europe, en
une technocratie oligarchique. Il est parfois utile de
regarder d’où l’on vient. Ne serait-ce que pour ne pas
répéter les erreurs du présent…
Nous souffrons d’un modèle qui nous contraint à
l’esclavage par une élite qui ne partage rien des idéaux du
peuple. Strauss-Kahn en est l’exemple type. Sarko en est
l’exemple « sale type » (dixit Hollande) ; et le Hollande
d’après les élections, en est l’exemple en acte.
522
523
L’impossibilité de parvenir jamais à une
« représentation » satisfaisante de l’intérêt général (ou de
sa volonté, qui n’est pas forcément son intérêt) est
engrammée structurellement dans la constitution. La « loi
des lois » – dont nous laissons la rédaction à ceux qui
font les lois, pour limiter le pouvoir de ceux qui font les
lois – stipule les conditions et modalités de scrutin pour
la présidentielle. L’ECJS – la propagande – nous présente
cette présidentielle comme un acquis démocratique. Elle
n’en serait pas loin, n’étaient les deux présélections qui
s’opèrent en amont sur le panel des candidats licites. À
l’instar des classements de popularité, la liste est déjà
prête ; pour ainsi dire, la liste est déjà close lorsqu’on
demande aux électeurs/sondés de choisir qui va les
représenter. Forcer le choix entre la peste et le choléra
n’est pas organiser un vote : c’est violer massivement le
citoyen réduit à l’électeur. C’est refourguer, pareil aux
mentalistes du marketing, une voiture Ford de la gamme
T avec le même message en filigrane : « n’importe quelle
couleur, pourvu que ce soit noir ». Où sont passés les
autres ? En ces temps schizophrènes où tous exaltent la
diversité ? Disparus au garage. Ont pas passé le crash test.
Pas compatibles avec la bonne conduite. Ainsi des Ford,
ainsi de nos candidats. Les meilleurs partent les premiers.
Bleu ciel et rose Candy, c’est tout ce qui reste de la
ratatouille, une fois passée entre les mains huileuses des
techniciens de la démocratie.
Hollande élu ? Nous voilà bien. Deux accidents de
palace ont fait un président : le Fouquet’s et le Sofitel. A
524
pu palais pour les mauvais clients. Jacques Attali avait eu
le nez creux. Autant avec Sarko, il y avait du répondant ;
autant avec Hollande ce n'est déjà plus de la gauche
molle, c'est de la gauche formol. Nous sommes dedans
jusqu’aux oreilles. Qui nous en sortira ?
Vote à bulletin sucré
Le suffrage universel, c’est le marché aux putschs. Si
l’élection présidentielle nous est vendue comme un
suffrage en deux étapes (vote d’adhésion, vote
d’élimination), il faut en vérité en compter quatre.
Quatre est un minimum. Les deux premières ont vocation
à décanter les impétrants solubles dans le système. Ce
sont les phases d’approche où le système renifle ses
visiteurs et renvoie ses intrus. Ce sont les tours
« immunitaires » qui protègent l’organisme contre les
invasions de « radicaux libres » et autres « pathogènes ».
Les deux suivantes sont à la discrétion des électeurs – et
des médias qui leur confèrent, ou pas, une visibilité. En
gardant clair dans notre esprit que la visibilité d’un
candidat est la mesure de son existence auprès des
électeurs. Que le candidat caché est en cela aux élections
ce que l’ouvrage perdu dans les rayons est à la
bibliothèque. Pas vu, pas pris, comme disait l’autre.
Quiconque prétend à la magistrature suprême doit ainsi
traverser un puissant jeu de filtres avant de conquérir son
525
droit à figurer parmi les âmes en lice. « Présélections »
disions donc. Voyons ce qu’il en est.
(a) Présélections dans les locaux de la presse. Nous,
citoyens, n’auront jamais la chance de prendre part aux
brainstormings des rédactions – radio, journaux,
télévision – qui ont pignon sur l’opinion. Nous ne saurons
rien de ces briefings matutinaux qui font la part entre le
bon grain et l’ivraie, et qui statuent dans quelle mesure et
sous quel angle traiter les postulants ; surtout, quels
postulants traiter. Nous ne saurons rien des
communications constantes passées entre les patrons de
presse, les directeurs de rédaction et les politiciens trop
satisfaits de leur poste pour ne pas tout faire pour le
garder. Nous ignorons toujours sur quels critères sont
arrêtés les « bons clients ». Nombreux sont les appelés
mais les élus sont rares au grand casting de la
médiatisation. Les places sont limitées. Le turnover réduit
au minimum minimorum ; juste ce qu’il faut pour donner
l’illusion que cela change quand rien ne change.
Quelques constantes semblent se dégager qui nous
permettent toutefois de dresser le profil du bon élève,
celui qui a ses chances. Il faudra forcément que ce
candidat dispose d’un soutien logistique. Hors des partis,
point de salut. Il conviendra qu’il plaise à la camarilla du
Siècle et des viviers de censeurs qui font la pluie et le
beau temps sur le service public, ventilent les bonnes
idées et purgent les mauvaises. Le bon élève doit
« proustifier » sans se ménager, flatter ses donateurs (une
Betancourt par-ci, un Pierre Bergé par-là, on sait et on ne
526
sait pas) qui attendent plus que des promesses (un
bouclier fiscal ? un mariage gay ? demain, on rase gratis,
les bons amis font les bons comptes).
Il arrive fréquemment, enfin, que les grands groupes
privilégient les candidats de leur actionnaire. Il en existe
si peu qu’il n’est pas rare que la même tête soit couronnée
sur diverses feuilles réputées concurrentes. C’est une
première décantation au culte, tablant sur l’exhaure
pécuniaire des candidats non-arrosés, et sur le sacre
symétrique des prétendants dont la longévité ne traduit
rien, sinon la bonne faveur de leurs bailleurs de fonds.
Qui passe ? Qui part ? Cet arbitrage est suspendu au bon
vouloir des actionnaires : les oligarques, les financiers, les
banques, le patronat, la clique de Bretton-Woods, les
lobbies politiques dont la philosophie transpire tous les
pores de nos « experts » ès expertise. Puis c’est aux
éditorialistes, en kiosque ou sur les ondes, aux
chroniqueurs à la télévision, qu’il reviendra de faire
valoir la pertinence politicienne de ce millésime. En
d’autres termes, de justifier le fait accompli. La vocation
de ce service marketing : présenter au public – à l’opinion
– les « acceptables », les « candidats décents » admis au
« cercle de la raison ». Si bien qu’au terme de cette
première décantation ne restent plus pour concourir que
les quelques-uns sponsorisés par le système, bénis des
journalistes. On ne parle que des élus. Eux seuls auront
droit de cité. La liberté de la presse culmine dans celle de
ne pas parler de ce qui ne l’arrange pas. On dit alors adieu
aux « candidats fantasques ». Silence radio sur les
527
éliminés. On n’en traite pas dans les médias. On ne traite
pas de choses fantasques dans les médias. Donc pas de ces
candidats, qui sont fantasques. Parce qu’ils ne passent pas
dans les médias. Ah ! certes, on traite de Mélenchon et de
Marine Le Pen – mais comme des repoussoirs ; et leurs
idées, en fin des fins, sont loin de révolutionner le
système. Première phase donc, dépollution par les médias
de la soupe à la candidature.
(b) Deuxième moment, deuxième tamis : celui des
maires et des grands électeurs, qui ne sont grands
électeurs et maires que par l’onction d’un des partis
majoritaires : PS, UDI, UMP. Et ce sont eux, reconvertis
en « parrains » de la démocratie (un terme idéalement
choisi) qui ont à charge de dégager parmi les candidats
médiatisés lesquels auront l’onction des cinq cents
signatures. À quoi ils se résignent sous la dictée des
grands partis majoritaires auxquels ils doivent leur
maroquin. Faute de quoi, ils pourront dire adieu aux
subventions, adieu à leur espoir de rempiler aux
prochaines élections. Beaucoup s’abstiennent lorsqu’ils en
ont le courage (environ 65 %), au risque de s’exposer
(politiquement) et d’exposer (financièrement) leur
municipalité à des mesures de rétorsion. Il va sans dire
qu’aucun ne cautionnerait l’audace d’un impétrant aux
antipodes de leur alignement. Si d’aventure il s’y risquait,
la chose ne resterait pas sans conséquence. Les
parrainages sont en effet rendus publics à la hauteur de
cinq cent noms par candidat, désignés par tirage au sort
depuis la loi de 1976. Leur nom pourrait y figurer. Ce
528
serait jouer un jeu dangereux qu’ils ne sont pas prêts à
jouer. Il suffirait que le parti l’apprît pour qu’ils en soient
excommuniés sur l’heure. Un élu seul est un élu honnête,
mais un élu fini. Le « parrainage », le bien-nommé,
confère en d’autres termes une assise institutionnelle à
cette activité fort transparente et fort démocratique qui
consiste à léguer aux actuels tenants du pouvoir le soin de
coopter les futurs tenants du pouvoir. On pourrait se dire
qu’à ce compte-là, autant y aller franchement et imposer
des parrainages pour les municipales, les cantonales, les
régionales, et pourquoi pas pour les européennes. Les
Français votent si mal…
Cette galéjade n’a évidemment pas toujours été. Il
faut un temps d’incubation. La maladie ne se déclare pas
tout de suite. Elle rôde, elle se répand, s’instille dans
l’organisme ; on la détecte, enfin elle se déclare. Mais
c’est déjà trop tard. Les verrous cathodiques et
institutionnels fonctionnent à plein régime. Ceci
n’existait pas au même degré du temps du général De
Gaulle. La Ve République était alors loin d’être aussi
viciée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il n’y avait pas, alors,
de parrainage qui tienne ; pas de « sphincters » ni de
« vigies républicaines » éditoriales pour excréter les
mêmes discours de conviction et d’anathème. Les
journaleux rongeaient leur frein, les financiers ne
présidaient pas (« l’intendance suivra », voulait-on croire)
et les partis ne pesaient pas si lourd dans la balance qu’il
faille nécessairement se placer sous curatelle. De Gaulle
n’eut pas besoin de parti pour s’imposer. Une élection
529
n’était pas faite pour confronter des entreprises, le ring
étant le propre de l’homme. Il s’agissait, tout à l’inverse,
de proposer des têtes et des programmes à la sanction des
urnes. Non des partis vides de programme à un concours
de popularité. Loin de faire de la présidentielle un champ
de bataille entre partis (la Terre est round), le général
voulait en faire une arme contre les partis (les intérêts
catégoriels) en vue de garantir la représentation de
l’ensemble (l’intérêt général). Le tout ne se retrouve pas
dans la partie. Il le pouvait dans une incarnation. Aussi
une élection devait-elle être une rencontre franche
d’intermédiaires, de médiateurs, d’obstacles entre le
représentant et le représenté. Un face-à-face entre le
peuple et son « monarque républicain ». Le général (qui,
général, ne l’a jamais été que du 25 mai 1940 au 6 juin de
la même année), avait, comme tous les militaires, un
certain sens de la continuité. Sa conception de l’élection
s’inscrit dans les ornières d’une tradition franco-française
très éloignée de l’actuel fac-similé de la présidentielle
américaine, notre modèle de bipartisme. Elle perpétue
cette forme d’alliance entre le peuple et son souverain,
entre le peuple et son empereur contre la tyrannie des
riches familles plus ou moins compromises avec les forces
étrangères ; de celle qui n’aspirent qu’à consolider leur
influence sur les affaires de l’État, à ponctionner dans la
sébile des pauvres pour mieux les aliéner. C’était les
patriciens sous Rome, les seigneurs féodaux sous les rois
catholiques, la bourgeoisie propriétaire de la Convention,
portée aux nues par l’Empire napoléonien ; ce sont les
financiers qui nous ont fait esclave sine die de la « dette »
530
depuis la décrétale inique de 73, canonisée par le traité de
Lisbonne.
Les images d’Épinal ont également leur part de vérité.
Lorsque Louis IX rendait justice à l’ombre de son chêne
(d’aucuns, viguiers, persistent à rendre icelle à la façon
des glands), il le faisait pour que triomphent aux yeux de
tous, les paysans lésés contre les compulsions
hyperphagiques de leur sire collecteur d’impôts. Le roi
servait de régulateur aux appétits sans fin de la noblesse
territorialisée. Le chêne, c’était aussi le lien mantique
entre le terrestre et le divin : le roi assoit sur terre le droit
qui tient de Dieu. Si Tacite et Suétone dont nous avons
pu voir en quelle estime ils tenaient ce pauvre Tibère, ont
à ce point chargé le César de Capri, c’est que les
patriciens pour qui ils écrivaient payaient souvent de leur
poche les réductions d’impôts, la redistribution
démagogique des richesses de l’empire auxquels se livrait
leur empereur. Tibère avait effectivement conçu la
fâcheuse habitude de graisser la patte au peuple avec
l’argent qu’il soutirait aux nobles. Nos deux
historiographes seraient de nos jours porte-paroles de la
botte et du Medef. Une bonne leçon de soixante-huitard :
toujours chercher qui parle et d’où. De Gaulle, en
soumettant par voie référendaire ce sulfureux projet
d’offrir au moindre des Français la possibilité de compter
dans l’élection, lui offrait également celle de choisir –
hors des partis – celui qui défendrait sa cause face aux
partis dont les sherpas monopolisent les collectivités
531
locales. Il soutirait, par l’isoloir, toutes les régions de
France à la juridiction des sommités régnantes.
Cela n’était certes pas le système idéal. Les urnes,
nous le savons, ne permettent pas les conditions de la
démocratie. Cela n’en était pas moins la meilleure forme
de modèle représentatif. Il n’y aurait eu qu’à compléter
par la proportionnelle, l’iségorie et le mandat impératif
pour que cela commence à ressembler à quelque chose.
Toujours est-il que ce qui est aujourd’hui perçu comme la
troisième séquence des élections (le vote) a bien été, ab
initio, le premier tour. Nous reviendrons là-dessus.
Restons pour l’heure sur notre deuxième filtre : celui des
parrainages. Les parrainages qui jusqu’alors n’existaient
pas. C’était la Belle Époque où l’on prêtait encore au
citoyen suffisamment de maturité pour désigner luimême ses favoris. Cela ne pouvait pas durer. Et cela ne
dura pas. L’homme de la loi Rothschild, après le retrait
organisé du général sur l’Aventin, fut également celui qui
imposa la mainmise des partis sur l’offre électorale. Alors
le ver fut introduit dans le fruit. Puis il y eut VGE, le
braconnier. Un qui n’aime rien tant que la chasse à
l’éléphant sinon le TCE (Traité Constitutionnel
Européen) de la honte82. Et comme pour vérifier le
proverbe d’après lequel le poisson pourrit par la tête,
82
« C’est un texte facilement lisible, limpide et assez
joliment écrit : je le dis d’autant plus aisément que c’est
moi qui l’ai écrit […] c’est une bonne idée d’avoir choisi
le référendum, à condition que la réponse soit oui ».
532
Giscard profite de la loi organique du 18 juin 1976 pour
quintupler le nombre de « parrains », de telle manière
que les paraphes obligatoires initialement au nombre de
cent devinrent cinq cents. Chiffre prohibitif qui achevait
de rendre inconcevable toute intrusion d’hurluberlus non
cooptés. No pasaran ! La liste regorge d’« opposame » et ce
sont eux, eux seuls – avec leurs underdogs pour cacher les
coutures – qui parviendront jusqu’à la table des votes.
(c) Troisième étage de la fusée : le « premier tour ».
C’est là, seulement, que nous intervenons. À ce moment
précis que les électeurs virtuels se reçoivent en pleine
poire les cuveaux de propagande déversée chaque matin
par les éditocrates et les lieutenants de l’orthodoxie. À ce
moment qu’on leur ressort comme un impératif
catégorique moral la farce du « vote utile » : l’obligation
du vote qui, d’après les sondages, ces fameuses courbes
chiffrées « redressées » sur commande, « fléchies » à
discrétion sous le contrôle de la presse alignée, se
révélerait le plus « opportun » pour faire barrage à la
famille adverse. Êtes-vous de gauche ? Votez PS ! Êtesvous de droite ? Donnez pour l’UMP ! Êtes-vous
eurosceptique,
protectionniste,
alternationaliste,
gaulliste, récalcitrant au non-clivage droite/gauche ? Ce
n’est pas dans les papiers. Abstenez-vous. Ou votez blanc,
cela n’est pas comptabilisé (donc pas la peine de bourrer
l’enveloppe avec du papier-cul).
Foin des programmes, qui les demande ? Malheur aux
outsiders, on sacrifie aux mieux placés. Le vote utile
533
permet ainsi de jouer le premier tour comme on jouerait
le deuxième. Il accentue le trend. On élimine plus vite les
candidats factices. D’autant plus vite qu’on base leur
temps d’exposition télévisuel sur le volume d’intentions
de vote exprimées à l’applaudimètre ou présentées par les
sondages du Figaro, du Monde de Marianne et Libé. Le
CSA l’impose. Plus pour longtemps d’ailleurs. Les
rédactions militent pour ne plus voir leur grille « dictée
par ces chiffrages démagogiques absurdes ». La gueule de
Cheminade à la programmation ferait chuter leur
audience. Même deux minutes, c’est déjà trop pour le
service public. Vrai que la loi du temps de parole n’est pas
non plus exempte de défauts. Elle participe du cercle
vicieux qu’elle cherche à enrayer, du processus scalaire et
récursif, faisant que chaque minute d’exposition
supplémentaire d’un candidat à la télévision accroît le
nombre de ses sympathisants, lui-même conditionné par
sa durée d’exposition à la télévision. Plus tu touches, plus
tu touches. Tu disparais, tu n’es plus vu ; « off », tu
n’existes plus. Autre avantage – complémentaire – de ce
calcul terroriste : les « petits partis » qui voient filer leur
pourcentage de sympathisants paieront comptant (et pas
contents) leurs frais de campagne. Presque comptant, si
l’on veut pinailler : 4,7 % du plafond des dépenses sont
remboursés pour ceux ayant recueilli moins de 5 % des
suffrages exprimés, contre dix fois cette somme (47 %)
pour ceux ayant bénéficié de plus de 5 % des voix. On ne
rembourse qu’aux riches. Les riches ont-ils triché ; ont-ils
puisé dans les fonds propres de l’Élysée ; ont-ils pourvu à
des emplois fictifs pour financer leur pot de campagne ?
534
Les Sages valident : pas de quoi en faire un drame. On
trouvera un bouc émissaire. Se sont-ils prostitués avec
mamie zinzin ; ont-ils vendu leur âme à Bolloré et pour
quelques dollars de plus, au libyen dictateur en visite à
Paris ? L’État paiera tout de même. Un peu de souplesse,
que diable ! Il s’agit d’être humain, compréhensif avec les
forts. L’ardoise a beau être salée, s’ils ont passé le premier
tour, c’est qu’ils méritent d’être au second. Quant aux
liaisons dangereuses avec l’homme à la gandoura, Botul se
fera une joie de s’en charger.
535
536
(d) Le second tour : le quatrième. Nous sommes à la
croisée des chemins. On se rend au bureau de vote
comme pour se faire fraiser les dents. Moins par désir que
par contrainte. Moins pour choisir que pour exclure. On
pince l’enveloppe, on vote. Peu s’y retrouvent. Qu’avonsnous eu jusqu’à maintenant ? Chirac/Le Pen, Sarko/Ségo,
et aujourd’hui, après la retraite anticipée de Dominique
Strauss-Kahn, Sarko/Hollande. Triste tropisme… On
pourrait se dire « où est l’alternative » ? On devrait dire
« où est la différence » ? L’union sacrée Sarko-Bruni
consacre cette synthèse, celle des deux faces du même
ruban de Möbius. Un mariage officialisant la mésalliance
de la gauche bobo et de la droite bling-bling, nouée sous
l’égide d’une prêtrise financière libérale-libertaire. Cette
même union de la gauche sociétale internationaliste
(Krivine-Kouchner-BHL) et de la droite d’affaire
mondialiste (Pompidou-Giscard-Rothschild) diligentée à
pas feutrés depuis mai soixante-huit par MitterrandDelors-Cohn-Bendit au détriment de l’alliance De
Gaulle-PC du CNR. On vote tout de même, par surmoi
citoyen. On vote pour le moins pire, en espérant que les
promesses engagent aussi ceux qui les font. On
s’attendrait au minimum à ce qu’une part d’entre elles
trouve le chemin de la concrétisation.
Ne rêvons pas. L’inalternance est bel et bien ancrée,
« urne et indivisible ». Nous écrivons ces lignes sous
mandat « socialiste ». La hollandie prend ses votants de
court et par derrière (tu la sens grosse gauche ?). Avec du
verre pilé. Hollande, qui nous préside, s’est désavoué dès
537
son entrée en piste. Première visite chez les Américains :
on reste dans l’OTAN. Premier paraphe au bas du pacte
budgétaire : on reste dans la mouise. Le reste est à
l’avenant : hausse de la CSG, économie de l’offre, rigueur
austéritaire et plans d’ajustement. Et toujours pas
d’impôts pour Amazon, Total et Suez Environnement. Ni
pour les plus bénéficiaires du CAC 40 : Danone, Essilor,
Saint-Gobain, Schneider, sont également exclus de
l’impôt. Ben zut alors ! Que faire ? Leur donner plus, bien
sûr ! C’est l’objectif de la réforme CICE inspirée du
rapport Gallois (ex-patron d’EADS) prévoyant un crédit
d’impôt de 13 milliards d’euros en 2013, monté à 20
milliards en 2014 pour ces laissés-pour-compte de la
mondialisation. Et pour les jeunes, la précarisation, la
flexibilité ; et pour les vieux, l’augmentation du temps de
cotisation, le gel des retraites et la ponction sur les
assurances-vie. C’est le baiser de Judas. On se souvient de
l’excellente définition (sans doute improvisée : ce n’est
pas quelque chose à quoi il pense tous les matins) qu’avait
donné du socialisme Dominique Strauss-Kahn en ce
début d’année électorale : « c’est l’avenir, l’espoir,
l’innovation ». Faire l’intendance des banques et la lessive
des Commissaires a effectivement tout d’une perspective
d’avenir.
Ce genre de déconvenue est voué à se renouveler
autant de fois que nous le permettrons. Aussi longtemps
que nous nous obstinerons à réfléchir dans le cadre de
l’élection ce qui n’a de solution que dans des formes
alternatives de gouvernance : dans la démocratie. Résiste,
538
Ô peuple ! Défend ta liberté ! Si toutes les créatures
volantes de la forêt pouvaient se mettre à chier sur
l'incendie, elles éteindraient le feu.
Il faut changer de cadre. Justice, défense, exécutif
peuvent être délégués. Pas le législatif. Les ouailles du
Parlement ne représentent qu’eux-mêmes ; instaurez la
klérocratie, le problème est réglé. Plus de parti. Plus de
fracture. Plus de fumisterie. Ni gauche ni droite. Rien de
plus abstrait que ce clivage de dupes, entretenu bon an
mal an, régulièrement, par de fausses polémiques pour
écarter loin des esprits toute forme de dissidence.
Dichotomie factice ayant seul et unique intérêt celui de
brouiller les cartes en suggérant que l’on puisse être
cousu d’or et exilé fiscal tout en se prévalant des valeurs
de la gauche : témoins Hessel, la médiasphère, le
showbizness ; et que l’on puisse réciproquement, sans
s’exposer à la contradiction, faire sa pelote à droite – à
l’extrême droite –, tout en étant précaire et « flexibilisé » :
témoins les « demandeurs d’emploi » (chômeurs), les
ouvriers non syndiqués et la jeunesse cocue du CDD.
Nous nous trouvons à devoir nous payer d’une définition
tautologique et circulaire posant que la gauche consiste,
en fin des fins, en l’unique fait déclaratif de ne pas être de
droite, et la droite dans celui, guère moins incantatoire,
de pas être de gauche. Encore la droite s’assumait-elle.
Les hommes de droite la baillaient belle et les sales types
ne feignaient pas d'être ce qu'ils n'étaient pas. Les
hommes de gauche, Hollande ou Mitterrand, c’était du
Mirabeau pur jus : ça discourait salaire, ça parlait droits et
539
redistribution pour s’achever en eau de boudin, en
collaboration. On a connu plus ambitieux.
Gauche, droite : même patate dans ta gueule. Même
gestion des populations sous le joug mammifère du
management,
détricoteur
de
« sociation ».
Du
management encore et toujours plus qui remplace
l’homme par du bétail vaincu, pâtissant d’un rapport de
force de plus en plus défavorable. C’est l’avènement, sous
la pression de l’inhumain capitaliste, du « capital humain
».
Le cagnard enchaîné
Le « capital humain ». Une notion essentielle de la
théorie économique contemporaine, que l’on ne saurait
comprendre sans aviser sa trajectoire, sans prendre en
considération son relief sémantique dans l’histoire des
idées. Notion intimement accouplée à celle de « division
du travail ». Ou comment un concept d’extraction
biologique, déporté en sociologie, devient à l’ère de
l’économie néolibérale l’équivalent de l’individuation, à
l’origine de la répartition par classe et de l’identité par
appropriation d’un habitus professionnel (Bourdieu).
Retour, avant toute chose, sur les deux anthropologies
respectivement mises en valeur par les Anciens et les
Modernes. Sur l’ancrage biologique ou seulement
institutionnel qui définit la place qu’occupe l’individu
540
dans l’ordre politique. Face à l’option naturaliste
traditionnelle et à son prolongement par la métaphysique
chrétienne, se dresse dès le XVIIIe siècle l’option
contractualiste soutenue par les jurisconsultes et les
Lumières. La première salve critique tirée par cette
dernière éreinte passablement la conception la plus
ancienne. Mais ne l’effondre pas. Si peu qu’elle était
appelée à se renouveler, pour culminer comme un soleil
sous les auspices de la biologie naissante (ce qui ne tue
pas renforce). Nous sommes au XIXe siècle. Nous sommes
en France. Lamarck popularise le terme dans son ouvrage
sur
la
Philosophie
zoologique.
L’observation
instrumentée de la nature, l’éthologie naissante ainsi que
l’exploration de plus en plus poussée des mécanismes
cellulaires offre à la théorie naturaliste une seconde
jeunesse. L’homme politique, la propension humaine à la
civilité, se voit une fois de plus expliquée selon la nature,
mais non plus dans une perspective proprement finaliste
ou téléologique. Il ne le devient dans un ordre
évolutionniste, dans le cadre de la lutte pour l’existence,
de la lutte interspécifique, de la coopération
intraspécifique, et plus encore, à un niveau beaucoup plus
radical, de l’interaction fructueuse qui se constate entre
animaux sociaux, reflet de la synergie des petites entités
qu’un moine anglais cru de bon ton de baptiser
« cellules », par référence à l’alvéole qu’il occupait au sein
du monastère.
La découverte des polypes d’eau douce (ou hydres),
par Abraham Trembley, ces petits vers à tentacules
541
capables de se régénérer en autant de corps individuels
que l’examinateur sadique en aura fait de morceaux (d’où
le problème de la (non-)divisibilité de l’âme, mis en
rapport avec l’eucharistie, qui contredit toutefois
l’argument de Platon en faveur de son immortalité : pas
de division, pas de corruption, pas d’anéantissement),
ouvre la voie à une possible analogie entre le règne
animal et celui du marché. Qu’enseignent-il par leur
exemple, sinon à « diviser pour mieux proliférer » ? Le
politique le sait ; l’économiste Smith ne manquera pas de
retenir la leçon. Trente ans plus tard l’argentier des
Lumières publie effectivement son ouvrage phare,
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
nations. La Richesse des nations reste à ce jour l’un des
ouvrages majeurs et les plus consultés de la discipline. Il
constitue le corpus fondateur de la théorie classique en
économie, comme très probablement le ferment de la
croyance en l’efficience et en l’autorégulation
providentielle des marchés financiers. Smith y décrit en
référence à l’hydre les propriétés non moins
phénoménales de la division du travail, facteur, selon ses
dires, de la prospérité des peuples. L’amélioration de la
productivité du travail serait ainsi comptable de sa
compartimentation. L’illustre le célèbre exemple de la
fabrique d’épingles qui lui est inspirée par l’Encyclopédie,
et que reprendra Marx dans une critique acerbe de
l’exploitation (Le Capital). Quand un homme seul et non
formé ne pourrait guère produire qu’une seule épingle à
la journée, la fabrique mobilise les ouvriers à plusieurs
tâches itératives distinctes et parvient à produire dans un
542
même laps de temps pour une moyenne de cinq mille
tiges par employé. La division, précise l’économiste, n’est
pas une stratégie préméditée, mais une tendance liée à
l’échange dont la motivation n’est autre que l’égoïsme
tendanciel de la nature humaine : « Mais l'homme a
presque continuellement besoin du secours de ses
semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule
bienveillance […] Ce n'est pas de la bienveillance du
boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous
attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent
à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur
humanité, mais à leur égoïsme (self-love) ; et ce n'est
jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours
de leur avantage […] La plus grande partie de ces besoins
du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres
hommes, par traité, par échange et par achat » (A. Smith,
op.cit. LI, chap. 2).
Une bien pauvre vision des réquisits de l’homme. Car
c’était méconnaître – ce que lui opposera Durkheim dans
ses travaux sur le suicide – que le bonheur n’est pas une
sécrétion de la prospérité. Les sociétés de marché
(PDEM) connaissent à l’heure actuelle un taux de suicide
bien plus élevé que celui observé dans les nations
frappées de guerre, de maladies et de disettes. On
constate également dans le milieu hospitalier que les
services où se constate le moins de tentative sont ceux où
la mort rôde : soins palliatifs et cancérologie. Assez pour
lessiver jusqu’à la dernière maille nombre d’axiomes
hâtifs de la chrysophilie bourgeoise (« pursuit of
543
happiness »). Toujours est-il que Smith projette (induit
peut-être de son cas, comme Freud extrapolait du sien)
une anthropologie essentiellement acrimonieuse.
D’aucuns diront lucide. Mais, chose certaine, moins
caricaturale que ce que la lecture expéditive que nous en
faisons habituellement pourrait le suggérer. Smith était
plus profond que ses disciples. Et il est ainsi bon nombre
de ses intuitions plus iréniques, morales si l’on ose dire,
qui se sont égarées en cours de route. Sa réception fut
telle que la vulgate en a fait un aède de l’égoïsme libéral.
Pour l’Adam Smith revisité par ses lecteurs et chantres de
l’ultralibéralisme en mal de légitimation, les hommes
seraient foncièrement des mercenaires (ce qu’ils
appellent des « citoyens du monde »). Ils seraient
incapables de désintéressement. Et c’est tant mieux,
renchérirait Mandeville : il n’y aurait pas d’avenir, pas de
socialité sans vice. « Pas de socialité sans vice » est une
devise que l’on pourrait d’ailleurs loisiblement faire
remonter à Hobbes. Le politique, rappelons-le, appert
dans le modèle de Hobbes en vue de limiter la casse, la
volonté de nuisance et les effets pervers de la course aux
armements. Chacun renonce à son « droit naturel » pour
intégrer l’économie du « droit civil », consacrant la
propriété des biens et de soi-même. Une anthropologie
que l’ultralibéralisme susmentionné convoque en ayant
soin de dissimuler que si la concurrence est une réalité
première, préservée dans la société civile à l’état pacifiée
(commerce oblige), cette pacification n’est jamais que la
conséquence heureuse de l’émergence d’un État fort, d’un
État-Léviathan dépositaire de ce que Max Weber, dans
544
son essai sur Le Savant et le politique, appelle le
« monopole de la violence légitime » (ou « force
légitime », « violence autorisée », « pouvoir légal » =
Gewaltmonopol). L’État, en somme, protège la
concurrence, les inégalités et des rapports de force dans la
mesure précise où il ne permet pas à ces réalités de trop
dégénérer. Les banques ayant achevé de mettre les États
sous curatelle, seule demeure aujourd’hui la fonction de
protection (des riches contre les pauvres) au détriment de
celle de garde-fou (des pauvres contre la prédation des
riches). Reste ceci qu’il n’y a pas, effectivement, de
socialité sans vice lors que le politique prend
virtuellement racine dans le désir de sortir de l’état de
guerre.
Mais c’est un autre auteur dont la perruque s’invite
au premier chef. Nous parlons bien de Kant et de sa
dialectique de l’« insociable sociabilité » (Idée d'une
histoire universelle du point de vue cosmopolitique,
1784). Il y aurait donc, en quelque sorte, une étincelle de
Hobbes et un soupçon de Kant en l’âme damnée du «
Docteur diabolique » (surnom de Man-devil). Pas sûr
qu’il en soit quitte pour son salut devant le grand chien
blanc. On ne peut nier, en tout état de cause, que des
auteurs dans la veine d’Adam Smith et de Mandeville
nous intronisent à des doctrines contrintuitives aux
accents jésuitiques, mais qui ne laissent pas de nous
interroger sur la nécessité – le mot est faible – sur la «
philanthropie » du mal. La « ponérodicée ». Ne serait-on
pas, en vertu de ce qui précède, d’autant plus «
545
bienfaisant » que nous œuvrons au mal ? D’autant plus
sains, altruistes, que nous sommes dépravés ? Un homme
qui cumulerait le plus grand nombre de licences, tous les
travers logiquement compatibles, serait-il donc, en fin
des fins, une providence pour la nation ? À la droite de
Voltaire et à la gauche de Bush (soit la plus grande
victoire du terrorisme arabe sur les Yankees qui auront
abjuré dans la manœuvre ce qui leur restait de vie privée
et de liberté individuelle), Strauss-Kahn avait ses
chances…
Ne digressions pas plus, de crainte de ne plus être en
mesure de retrouver notre chemin. Revenons sans
transition à notre trinité de la « sociation », du « capital
humain » et de la « division des tâches » (les uns les font,
les autres essuient). Matrice glossologique et logistique de
la « révolution industrielle », la biologie imprègne la
pensée capitaliste pour proposer des solutions de
rentabilité de plus en plus sophistiquées. Le mimétisme
animal vise l’optimisation à la faveur d’un meilleur
découpage de la chaîne de travail et de la spécialisation
des tâches. Réforme de l’usine réalisée par le fordisme qui
tire les conséquences des conclusions de Milne Edwards,
zoologiste élève de Georges Cuvier, à propos des logiques
de coopération à l’œuvre dans le monde vivant. L’œuvre
d’Edwards pourrait ainsi s’interpréter comme une
passerelle entre la biologie d’Abraham Trembley
(l’homme aux polypes d’eau douce) et la politique
économique – ou plutôt l’économie politique – de Smith,
cette translation d’un domaine vers un autre, du
546
biologique au politique, s’accomplit par le truchement de
la notion hybride de « division physiologique du travail ».
Son entreprise est poursuivie en France par Claude
Bernard et en Allemagne par Ernst Haeckel. Les deux
figures de proue de la biologie dix-neuvièmiste
concourent ensemble au développement de la « théorie
physiologique » en raffinant la métaphore de l’État
cellulaire83. Un autre acteur incontournable de notre
migration de concepts serait sans aucun doute Edmond
Perrier. Perrier, écrivain « pétillant », a consacré ses
principaux ouvrages à « philosophie zoologique », au
comportement des invertébrés et à… la Femme (!). Ce
partisan de la vulgarisation scientifique, démocrate
devant l’éternel et chantre de l’éducation populaire, fait
sien le paradigme cellulaire dont il extrait une
philosophie sociale visant à contrer l’ascension de
l’évolutionnisme libéral darwino-spencerien. Celui qui
serait appelé à fonder en raison, c’est-à-dire en nature, les
eugénismes américain, nazi, les guerres de territoire, la
colonisation sans état d’âme des pèlerins britanniques et
l’extermination des peuples indigènes.
Face aux menées des (dé)prédatrices des nervis de
Spencer ; face à cette pollution intellectuelle débilitante ;
83
Une métaphore qui devait prendre une tout autre
envergure avec Michel Foucault, objecteur vigilant du
« bio-pouvoir » partout à l’œuvre dans les sociétés
démocratiques. Cf. L'archéologie du savoir, Paris,
Gallimard, 1969.
547
face à cette tentative grossière de légitimation de la
domination du mieux armé qui se réclame de la « lutte
pour la survie », Perrier s’empresse ainsi de publier une
somme intitulée Les colonies animales (1881). Ouvrage
qui fera date et sera l’occasion pour lui d’élaborer une
théorie solidariste de l’évolution conforme à l’idéal
républicain. Preuve que la science est toujours innervée
de tensions politiques, en cela semblable aux religions.
Toutes deux – la science autant que la religion, et donc
l’économie – sont véhicules de normes axiologiques, de
hiérarchies de valeurs, de formes d’existence à
promouvoir et d’une conception des relations sociales
résolument ancrées dans leur époque. C’est à ce titre
qu’Émile Durkheim, père fondateur de la sociologie
française, s’inspire des travaux de Perrier dans l’intention
d’offrir une assise biologique à son approche de la
discipline. Fondement qui lui sert notamment de
contrepoison à la doctrine schumpetérienne de l’«
ouragan permanent » sur le terrain économique, ainsi
qu’à l’ « individualisme méthodologique » exaspéré par
Max Weber sur celui de l’épistémologie et des approches
afférentes aux sciences praxéologiques. L’usage
désenclavé de ces notions issues de la biologie, en
quelque sorte anticipées par les sciences naturelles ellesmêmes, permet de mieux comprendre le choix par
Durkheim de l’expression, fumeuse en première
intention, de « solidarité mécanique », exprimant
l’essentiel de sa vision holiste, organiciste de la société.
Durkheim fut brave dans son combat – perdu d’avance.
Spencer et Max Weber, Smith & Wesson ont eu raison
548
des synergies, et donnent depuis le la de la pensée
économique. Et politique. Si tant est que l’économie n’ait
pas achevée de phagocyter la politique.
Nous dévalons ainsi les différents étages d’une lente
déportation/modulation de concepts nés de la biologie
vers le domaine social. La « division » en biologie, se
teintant d’anthropologie puis de sociologie, devient la
division du travail salarié, pour devenir finalement
principe et synonyme de sociacion. Et la droite comme la
gauche, en devenant libérales, puis néolibérales, de
reprendre à leur compte, prêtes à l’usage et à l’emploi
précaire, l’ensemble de ces conceptions pour inscrire
l’ordre du marché et de l’exploitation de l’homme par
l’homme dans l’airain de la République. Si bien que
contester cet ordre et cette exploitation serait assurément
commettre un attentat contre la nature même. Ce qui ne
laisse guère beaucoup d’alternatives…
Nous en sommes là. Ou, tout du moins, en étions là
lorsque s’est engagée l’extravagante mais riche campagne
2012. Ne restait plus en ce début de présidentielle, pour
distinguer le PS de l’UMP, qu’une présomption de
moralité ; la « France moisie » se retrouvant plutôt à
droite et la « France pure » à gauche. C’est à cette aune
qu’il faut comprendre le tournant décisif marqué par
l’« accident » du Sofitel. Ce pointillé de ligne Maginot,
mur de Berlin de fortune ; cette ultime digue « morale »
qui séparait encore dans les mentalités ce binôme éternel,
Strauss-Kahn, d’un geste, la réduisait en miettes. Au
549
bulldozer. Avec brio, il avait dessillé tous ceux qui
feignaient de croire au ciel. Sa faute avait été d’abattre les
murs de nacre qui préservaient encore Solférino dans sa
gangue d’innocence. Là était le scandale. Sa transgression
rejaillissait, telle celle d’Adam, sur les épaules des siens.
550
Éclaboussés, tous se voyaient pêcheurs. Pourris. Tous
mangeaient du même pain en le trempant dans la même
soupe. Et ce n’est pas Cahuzac, Guérini, Navarro,
Kucheida, Andrieux, Fabius, « Moscovichie » qui le
551
démentiraient. Strauss-Kahn avait perdu et dans sa chute,
perdu les autres. Sa chevauchée inaugurée dans le mythe
s’était achevée dans le doute.
Tel est psy qui croyait prendre
Grillé. Saisi à cœur. Carbonisé. Tant d'arrivisme pour
si peu d'arrivage… Ç’en était désolant. Coiffé, StraussKahn, à son grand dam, ne l’avait pas été. N’avait pas eu
son sacre à Reims. Il avait raté le train. Perdu sa chance
de finir encollé dans les manuels d’histoire. En fait de
quoi – maigre consolation – il avait tous les jours son
portrait dans Voici. Làs ! Il aurait tant aimé goûter aux
ors de l’Élysée. Frotter son poil villeux contre les
draperies de soie de la chambre présidentielle. Il aurait
pu. Ayant failli, il n’aurait rien de tout cela. Fin du
voyage. Il resterait à quai. Giclé du FMI, Strauss-Kahn
devrait tirer le rideau sur la magistrature suprême.
« Quelle déchéance ! », « Quelle déchéance ! » serine
Edwy Plenel. Si donc les acolytes de Dominique StraussKahn, et très bientôt soutiens de Sarkozy (les anciens
braconniers font les meilleurs gardes-chasse) avaient
donné tout ce qu’ils avaient pour le sortir du marécage,
ils trimaient lamentablement pour persuader leurs
auditeurs de la vertu refaite du candidat de l’espoir. On
en avait trop fait sur la pureté de Strauss-Kahn. Tant va la
cruche à l’eau qu’à la fin elle déborde. Les socialistes n’en
menaient donc pas large. Ils en restaient le bec dans l’eau.
552
Trop tard. Ils arrivaient trop tard. L’affaire était déjà
classée. Car le verdict populaire avait été rendu ; ce bien
avant que ne soit arrêté celui de la « Justice » (non-lieu).
Strauss-Kahn, persiflait– on, ne l’avait pas volé. Toute
l’infamie, tous les soupçons de fabulation qu’il entendait
jeter sur son accusatrice en vue de rendre irrecevable sa
déposition, toute cette coulée de sentine rejaillissait sur
lui tel un renvoi d’égout au terme d’une semaine de
diarrhées néphrétiques sans Imodium.
Pourquoi ? Pour rien… Un coup de chaleur. Sept
minutes de délire, dont trois de préliminaires. Il ne s’en
fallait de rien. Un café-crime trop concentré. Une
domestique « troussable » qui s’est trouvée au mauvais
endroit et au mauvais moment. Rien de bien méchant,
que du bénin, du trois fois rien. Du stress mal supporté.
Un coup de trique mal avisé. Un dérapage sexuel, et le
bête accident. Ça arrive à tout le monde. Avec des
conséquences qui, certes, ne sont pas forcément les
mêmes. Pour Dominique Strauss-Kahn, le rêve américain
s’était mué en un cauchemar sans fin. L’acmé de son
déclin avait correspondu au sommet de sa gloire. Il était
président de la plus grande banque d’usure du continent.
Alloué de substantiels émoluments s’élevant à 495 000
dollars par an (plus 1000 par jour pour les frais de
douche, pour ceux qui suivent), il demeurait le
fonctionnaire le mieux payé de Washington. C’était deux
fois et demie le salaire TTC de Bernanke, patron de la
Réserve Fédérale. Retraite ? Là également Strauss-Kahn
bénéficiait d’un régime très spécial : 80 000 dollars par
553
an, garantis net d’impôt, qui lui seraient intégralement
reversés au bout de trois ans de service. On l’invitait
partout. Strauss-Kahn, habile conférencier, courait le
monde et les jupons. La presse aime les gens riches,
d’abord parce qu’ils sont riches, ensuite parce qu’ils ont
de l’argent. Strauss-Kahn était un homme béni de la
presse avec beaucoup d’argent, d’amis et de soutiens ;
avec une femme papesse du journalisme, jamais à court
de fonds, et toujours là pour effacer ses traces. Éclate
l’affaire du Sofitel. DSK perd la tête, sa femme et ses
soutiens. Strauss-Kahn est encore lui, mais il n’est plus
grand-chose. Hybris. Il avait tout. Il voulait plus encore.
Avait fini par croire ce qu’on disait de lui : qu’il pouvait
tout se permettre. Il s’était permis plus qu’il ne pouvait se
permettre. Voici comment, à portée de main, la
distinction suprême lui file entre les doigts. Et tous les
rats de quitter le navire. Déjà, les candidats de secours se
pressent pour occuper son poste. Ils s’y voient tous. Les
autres aussi. Ne s’en cachent pas. Ah, les félons ! Ils s’en
arrangeaient bien…
Voilà qui est bien triste, mais ne répond pas à la
question. Pourquoi ? Pourquoi ce geste ? Comment
Strauss-Kahn, qui savait l’œil du monde braqué sur lui,
avait-il pu se révéler si imprudent ? Comment StraussKahn, homme réputé pour sa modération, avait-il pu
s’abandonner à de telles inconduites ? Que n’avait-il
songé à se commander une fille – Dodo service express,
c’est simple comme un coup de fil – plutôt que de se jeter
sur la première venue ? Tout s’était déroulé comme si
554
Strauss-Kahn avait toujours mené une double vie ; et que
la pire des deux, la plus sinistrogyre, avait absorbé l’autre.
C’était un duel entre la volonté de puissance et la
concupiscence – gagné par la concupiscence. Entre un
Strauss-Kahn rangé, très comme il faut, qui sublimait
dans l’ambition ses pulsions inavouables, et un StraussKahn mégalomane, peccamineux, prêt à tout sacrifier
pour quelques sept minutes d’extase. Un bonheur de
courte durite. Deux personnalités. Deux hémisphères.
Deux êtres en un, mieux qu’un shampooing. L’acteur et le
personnage comme désaxés l’un par rapport à l’autre. On
songe à Stevenson ; à son Dr Jekyll, submergé par son
double, un Mr Hyde préfigurant le « ça » de la
psychanalyse. Une discipline qui depuis plus d’un siècle
nous a accoutumés à cette dichotomie. Césure qui
n’imprime toujours pas. Car le scandale demeure intact
chaque fois qu’il s’incarne en réalité. C’est le type d’à côté
dont « rien ne laissait penser » qu’il allait faire ce qu’il
allait faire. C’est l’agresseur de chat qui n’en laisse rien
paraître. C’est l’exhibitionniste qui travaille à Wall Street.
C’est le confesseur, ou le ministre, ou le cinéaste
pédophile. C’est le fétichiste du pied à la fois maire et
candidat à la députation. Alors on se dit : Strauss-Kahn,
c’est un chic type. Pas lui. Un garçon aussi intelligent
(comme Hannibal Lecter), aux portes de l’Élysée, quand
même…
Mais à tout prendre, gagner… qu’y aurait-il gagné ?
C’est à se demander s’il le souhaitait vraiment. Il avait
déjà tout. Entre la présidence française et celle du FMI, il
555
n’y avait pas à louvoyer. Sans oublier que le suffrage
universel réserve toujours son lot d’impondérables (cf. le
« coup de tonnerre » de 2002). Son triomphe sondagier ne
préjugeait rien de l’issue des dépouillements. Un tient
vaut mieux que deux tu l’auras. Le FMI, c’était le nirvana,
le pouvoir, le prestige ; des pots-de-vin, de l’oseille, de la
manne plus que son saoul ; des cocktails et des femmes,
des femmes et des cocktails en veux-tu en voilà. C’était la
liberté. Pas de peuple à contenter, pas de compte à
rendre, que du bonheur. Hakuna matata. L’exact inverse
de l’Élysée qui, pour le coup, portait si mal son nom.
Pourquoi vouloir s’y enfermer ? On voyait mal StraussKahn servir de fusible à Barroso, Monty et toute la Sainte
famille. Si c’était pour devenir le shabbes goy de la
Commission et des lobbies de la finance internationalisée,
très peu pour lui, merci mais non merci, on laisse à
Sarkozy, c’est un costume à sa mesure. La présidence, il
fallait la vouloir. Sarko l’avait toujours voulu. Depuis
l’âge de trois ans qu’il y pensait, Sarko. Il passait ses
dimanches à s’admirer dans le miroir, prenant la pose et
simulant des entretiens avec les journalistes. Petit déjà, il
regardait en boucle les exploits de Napoléon sur VHS,
tremblant d’excitation pendant que les gamins de son âge
jouaient aux jeux vidéo ou se branlaient en cachette. La
conscience de sa supériorité le rendait imbuvable. On ne
peut en dire autant de Strauss-Kahn. Imbuvable, il l’était
tout autant ; mais les félicités de la présidence ne lui
faisaient ni chaud ni froid. Strauss-Kahn se plaisait trop
au FMI pour en prendre congé. Il avait tout à perdre à
choisir l’Élysée. Ses plus fervents ennemis se donnaient
556
bien de la peine pour qu’il y candidate. C’en devenait
voyant. La preuve que c’était louche. Ils en voulaient à
son rond de cuir. Il ne leur ferait pas ce plaisir. En tout
cas pas de son plein gré.
De là à soupçonner Strauss-Kahn d’avoir
« inconsciemment » organisé son élimination, il n’y avait
d’intervalle que celui du diastème qui séparait les
incisives monoradiculées de Ronaldinho. Distance
couverte avec brio par une certaine presse à tendance
psychologisante. Pour ces tenants de la vulgate
freudienne, la thèse de l’auto-sabordage perce avec
insistance. On subodore l’acte manqué – c’est-à-dire
réussi. Non pas au sens restreint qu’y mettent la plupart
des psychanalystes : celui d’un incident qui aurait force
d’aveu ; celui d’un geste traître à nos désirs indésirables,
d’un acte signifiant qui serait au corps ce que le lapsus est
au langage. On parle d’acte manqué à la sauce samouraï.
À la manière dont l’envisage Groddeck : comme suicide
symbolique. Suicide social, s’il s’en commet jamais ;
suicide d’appel à l’aide. De tels suicides étant monnaie
courante en politique. Bien plus nombreux qu’on ne peut
l’imaginer. Peut-être les « politologues », au lieu
d’épiloguer sur le sexe des anges et les bottines fourrées
d’hermine de Rachida Dati, gagneraient-ils à
réinterpréter sous ces auspices les dérapages chroniques
de Jean-Marie Le Pen. N’était-ce pas, après tout, à
Mitterrand – « Tonton », décoré par Pétain, « maréchal
délogé » – qu’il devait son audience ? À son instigation
qu’il obtiendrait son passeport pour les grands médias ? Et
557
son visa pour l’Assemblée ? Tonton devait savoir ce qu’il
faisait.
De la même manière qu’on a pu apprécier, en ce
début de campagne, l’enthousiasme débordant (et
communicatif) manifesté par l’impétrante écologiste, Éva
Joly, qui s’arrangea pour dévaler en boule les escaliers
d’un cinéma bobo moins de deux semaines avant le
premier tour des élections. Cap à l’hospice. Fracture de la
hanche. Œil au beurre noir (de Normandie). Campagne à
l’ouest. Presque disqualifiée. Coïncidence ? C’est pourtant
la routine. Un jeu de bonneteau. Biblique. Vieux comme
Hérode. Plus vieux qu’Hérode. L’acte manqué, c’est déjà
dans l’Exode. C’était déjà Moïse, le prophète bègue ;
pasteur au sang bouillant lequel avait occis de ses propres
mains un mouton noir de son troupeau, tué une brebis
galeuse mussée dans un cheptel d’ovins quand le Seigneur
des agneaux voulait qu’ils fussent des-veaux. Situation
tondue. Il s’était pris pour le méchoui. Foiré l’extraction
du mohair. Il n’avait pas mis les cabris au lait. C’était
Moïse qui, bourrelé de remords, les mains souillées du
sang sacré du peuple élu (perso, j’ai pas voté), s’effondre
et meurt au seuil de Canaan. Tous comme Strauss-Kahn
s’effondrerait au seuil de l’Élysée. Ainsi de Moïse, d’Éva
Joly, de Le Pen père, ainsi de DSK : de joyeux suicidants
condamnés aux « bravos forcés », qui ne demandaient
rien d’autre qu’on les laissât en paix. Strauss-Kahn, c’était
l’adieu d’un homme qui se tirait des flûtes au pire
moment, laissant crever son vice dans le gluau du stupre
558
afin de se soustraire au sort auquel on le prédestinait –
dont il ne voulait pas.
Thèse séduisante, qui prête à l’inconscient de StraussKahn un poids qu’on ne lui connaissait pas. Mais à
laquelle on peut ne souscrire sans quelques restrictions.
Limitons-nous à deux. Notons, d’une part, qu’en perdant
l’Élysée, il perdait également la direction du FMI. Une
regrettable perte que celle du FMI. Collatérale, on ne le
nie pas ; mais que son inconscient – en tant qu’il est le
sien, et pas celui du premier venu – aurait été adroit
d’anticiper. Assurément, c’était une victoire, mais une
victoire à la Pyrrhus, avec un goût de défaite. Des
victoires comme celles-ci vous mettent vite sur la paille.
Il serait logique, du reste, que le remords s’arrête là où
commence l’instinct. Personne ne blâme la foudre
d’abattre les vieux chênes. Ni la vache de péter. Ni le
Marseillais de boire du pastis. C’est inscrit dans leurs
gènes. Ils agissent comme ils sont, selon leur mode et leur
nature. Ni mal ni bien. Seulement compositions et
décompositions de rapports. Strauss-Kahn était un
prédateur. Dont acte. Il agissait en prédateur. Quant à
excepter l’homme – et donc Strauss-Kahn – de la loi
universelle de la nature, c’était prétendre qu’il aurait pu
agir différemment de la manière selon laquelle il a agi, et
succomber à l’illusion de la liberté. Pour ce qui est de la
culpabilité, pas sûr que DSK en ait manifesté beaucoup en
abordant Nafissatou. Les « surmoi » défaillants seraient
plutôt la norme que l’exception parmi les financiers. Le
« moi » tuberculeux prend souvent toute la place. On ne
559
vous fera pas de dessin. Passer Strauss-Kahn au crible de
la psychanalyse n’était donc pas nécessairement l’idée la
plus brillante du siècle. Il renversait toutes les topiques.
Renvoyait Freud à sa belle-sœur. L’explication était plus
simple. Parce qu’« un cigare n’est parfois qu’un cigare »…
et une pipe qu’une pipe. Sans plus. S’il y avait une
réponse, elle relevait moins sans doute de la culture que
de la nature, de l’esprit flexible que de l’intransigeante
nature.
Les zoologues ont constaté qu’il est physiquement
impossible pour un cochon de regarder le ciel. C’était
peut-être là le fin mot de toute l’histoire. Nul besoin de
psychanalyse : un peu de bon sens aurait suffi pour
révéler que Strauss-Kahn n’était pas fait pour l’Élysée.
Trop d’ambition, pas les organes, mauvais karma. Chaque
chose est parfaite en son genre, déclarait Spinoza, et ne
doit pas désirer plus que ce qui lui convient. TchouangTseu ne disait rien d’autre : « les pattes du canard sont
courtes, il est vrai ; mais les lui allonger ne lui apporterait
rien ». Une pierre avec des yeux ne serait pas plus
avancée. Une grenouille trop enflée ne serait pas une
grenouille fiable. Un porc solaire ne pouvait être un porc
heureux. C’était l’ordre des choses, et l’on n’y pouvait
rien. Parce que le porc-salue, Strauss-Kahn tirait sa
révérence.
560
Choper la star-latine
Où l’on arrive au terme de notre expédition. Les pires
choses ont une fin. Tout a une fin, sauf la banane qui en a
deux (proverbe bambara). La mise en examen de
Dominique Strauss-Kahn n’a rien permis d’élucider. Les
sept minutes de la discorde gardaient tout leur secret.
Sept minutes, c’est court, assurément. Bien et vite ; ça fait
deux. Le timing était plutôt serré. Bien trop au goût de
certains. « Deux inconnus au bout du monde si
différents » pouvaient-ils s’adorer si vite ? Il y avait eu
« contact » – doux euphémisme –, cela n’était plus à
démontrer. Strauss-Kahn a bien « troussé » la domestique.
Avait retourné Diallo comme une crêpe sarrasine. Toute
la question était de savoir s’il était « consenti ». L’eût-il
été, il eût fallu qu’en sept minutes, Strauss-Kahn séduît
Nafissatou, la déballât et l’emballât, pliât bagages, appellât
sont tac’ et prît la clé des champs (sa fille l’attend pour
déjeuner). Un vrai challenge. Un sprint. Même pour le
plus habile pick-up artist. On dit que la première
impression fait tout. On a beau dire, on a beau faire, on
peut tout de même rester perplexe. Le procureur avait
d’abord semblé perplexe. Il avait essayé, sans conviction,
de lui tirer les vers du nez, sans résultat. Les lèvres de
Strauss-Kahn étaient demeurées closes. L’affaire en resta
là. Nulle part. Comme disent les magistrats avec leur
proverbial cynisme, « res judicata pro veritate accipitur »,
« la chose jugée sera tenue pour vraie ». « Tenue pour
vraie » : on ne peut pas mieux, démerdez-vous, faites pas
561
les rats, il est cinq heures, moi j’ai piscine. On dit parfois
que la justice est aveugle. Une chose de confirmée.
Strauss-Kahn avait gagné : il sortait les braies nettes de
son affaire de mœurs. Le dossier, « vide », finit ses jours
au laminoir. Les minutes du procès pourraient toujours
jaser au fond de la benne avec les invendus de Gérard
Miller…
Le conserver ? En quel honneur ? C’eût été vain. Une
caractéristique fort expédiente de la justice américaine
consiste en ce qu’elle exclut qu’on puisse être inquiété
deux fois sous le même chef d’inculpation. Si même, par
impossible, une nouvelle preuve venait à apparaître,
Strauss-Kahn pouvait être tranquille. C’était un volet
clos. Pour le pénal, c’était plié. Pour le civil, il avait pris
les devants. Ils le font tous, Bambi le premier, qui n’était
pas en mal d’accusateurs. Un mauvais arrangement vaut
mieux qu’un long procès. Diallo voulait-elle jouer à
vipère gagne ? Laissons-la vouivre. C’était mesquin, mais
ce n’était qu’une couleuvre de plus à avaler. Strauss-Kahn
pouvait se le permettre. Combien réclamait-elle ?
Qu’importe. Son épouse sac-à-main avait de quoi voir
venir. Sainclair n’avait pas peur de son nombre. Pas
moins de six millions de dollars furent ainsi accordés à la
plaignante qui se plaignit soudain bigrement moins. Des
clopinettes, chacun en conviendra. Somme dérisoire qui
renforçait chacun dans l’intime conviction que StraussKahn était irréprochable. Non, il ne fuyait pas : il était
généreux, il pardonnait. Peut-être même avait-il eu pitié
de sa vengeuse « troussée ». Diallo repartait donc avec
562
une enveloppe pleine de cash coincé sous le bras. Bingo
loto ! Elle n’était pas venue pour rien. Avec ses six
millions, la femme de chambre allait pouvoir déménager
de son taudis et s’offrir les services premium d’un
masseur thaïlandais. Voire, si elle le souhaitait, tout
claquer en chewing-gum, en course de lévriers et en
bibines de schnaps. Ou, plus probablement, s’offrir une
nouvelle paire de seins dans une clinique des Bahamas.
Les sociologues ont constaté que les implants mammaires
engendrent un état d’euphorie durable chez la gente
féminine. Le même effet s’observe plutôt chez les
hommes du côté de la voiture, de la « Rolex » ou du statut
professionnel. Sous réserve de clichés. Qu’importe, c’était
bonnard et bonnet D. Pour la plaignante comme pour
l’examiné.
563
564
Une chose de faite. Alice avait aimé son nonanniversaire ? DSK adora son double non-procès. Une
chose à célébrer. Tous les prétextes sont bons pour se
bourrer la pomme. Comme Sarkozy avait fêté son
accession à la titulature, Strauss-Kahn solenniserait sa
victoire judiciaire. Avec tous ses amis, et même François
Hollande, dans un ancien sex-shop du Paris gay
reconverti en bar restaurant chic. Pour que « sa volonté
soit fête », c’est un cador du socialisme – homme « rayé
des cadrants » qui se payait jadis du côté de chez
Swatch (des pour et) des montres à cent cinquante mille
euros pièce avec l’argent de la trésorerie de SOS-Racisme
(département jeunesse du parti socialiste) – qui prit sur
lui de tout organiser. Inclus le retour d’Elbe de
Dominique Strauss-Kahn. Un retour mis en scène avec
champagne et cotillons lors du trentième anniversaire de
ses vingt-huit ans. Parce qu’entre « potes » qui ne se
touchent pas, tout est commun.
Et parce que DSK n’était pas le genre de type à
s’effacer comme un pâle saisonnier qui aurait fait son
temps. C’était une tache coriace au passif de la gauche.
C’était sa force et son pouvoir. Il entendait en jouer aussi
longtemps que possible. Il voulait exister. Qu’importe
comment, pourquoi, mais exister. Certains, peu emballés,
se figuraient qu’il aurait mieux valu qu’il prît quelque
distance et un piano à queue en sortant de son hôtel.
Qu’après l’affaire Diallo, il se serait fait muter au BIT
(Bureau International du Travail), prisé cet acronyme qui
lui allait si bien, en attendant des jours plus fastes. On
565
sait, depuis Jules Renard, que les absents ont toujours tort
de revenir. Que les retours n’ont pas toujours d’avenir.
Comment Strauss-Kahn en aurait-il ? C’était là sans
compter la résilience hors du commun de l’increvable
DSK. Et s’abuser gravement sur la psychologie du pervers
narcissique : celui qui jouit des effets délétères qu’il
produit sur les autres. Une chose frappante et qui
passionne chez les criminologues est le regard salement
machiavélique que le pédocriminel porte sur son
jugement, comme s’il y concevait le clou de son chefd’œuvre. Tout se passe comme si la plus grande part de la
jouissance que le pervers pouvait attendre de ses crimes,
il l’éprouvait au banc des accusés, dans le prétoire, face à
l’effondrement des familles des victimes ; depuis ce lieu
au centre de toutes les attentions, où apparaît enfin tout
l’étendue de sa puissance de nuire, de son ascendant
psychologique conquis sur ses victimes brisées dans
l’assistance. Combien de fois ne les a-t-on pas surpris, ces
Gilles de Rais narquois, narguant l’audience, clignant de
l’œil, souriant ou baillant délibérément à l’attention de
leurs accusateurs ?
Tuer, être jugé : « faire d’une pierre deux coïts ». Un
double effet Kisscool. L’acte jugé n’a d’intérêt qu’en vue
de ce qui lui succède. Il est propitiatoire d’une
métamorphose,
d’une
transfiguration,
d’un
surclassement. Il hausse le criminel de l’insignifiance à la
terreur. Du mal subi au mal agi, de l’impuissance à la
divinité, du passif à l’actif, tel Sade faisant transbahuter
Justine d’une prison l’autre du fond de sa cellule. « Qu’ils
566
me haïssent, éclate Caligula, mais pourvu qu’ils me
craignent ! » C’est là parole d’empereur. Parole de Dieu.
Une sorte de victoire sur le fil du rasoir. Peut-être DSK
concevait-il de la même manière une sorte de plaisir
funeste à revenir hanter les socialistes. Peut-être avait-il
hâte de savourer l’ampleur de son emprise acquise sur le
parti. À toujours rallumer la mèche pour le plaisir de se
sentir compter ; à toujours relancer quand le soufflé
menace de retomber, il paradait. Quitte à choquer. Il
plastronnait. Il y avait là, dans sa démarche, quelque
chose d’indécent qui relevait davantage de la mise en
scène que de la faute de goût. À croire que DSK n’était
parti en pâté de crabe que pour pouvoir faire son comeback, transfiguré sous le feu des lampions, et profiter de
sa nouvelle notoriété : inespérée, ce que chacun de ses
déplacements suscitait désormais dans l’opinion publique.
Plus l’opinion se scandalise, et plus Strauss-Kahn aime ça.
Et plus Strauss-Kahn aime ça, et plus Strauss-Kahn en
veut. Et plus il s’accoutume, plus il surenchérit. On dit
qu’il songe déjà à son retour en politique (passé un
certain point, il n’y a plus de limites). Faut-il prendre au
sérieux ce que d’aucuns voudraient entendre comme une
provocation ? Et pourquoi non ? Combien de repris de
justice à Matignon ? Et à la Cour des Comptes, combien
d’escrocs en liberté ? Et la promo Voltaire dont sont
issues nos élites dirigeantes, n’a-t-elle pas également son
lot de casseroles à dégraisser ? On rappelle la maxime de
l’auteur du Dictionnaire philosophique et de tant d’autres
ouvrages courageusement parus sous pseudonymes : non
567
pas « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais
je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit
de le dire », phrase aussi apocryphe qu’aux antipodes de
la mentalité de Voltaire, mais bien plutôt « Frappez et
cachez votre main ». Esclavagiste, trafiquant d’arme,
franc-mac, calomniateur, lige des banquiers et traître à
son pays, il avait une carrière, pour ne pas parler de «
casier judiciaire ». Savoir écrire était une chose qui n’en
faisait pas, d’ailleurs, un philosophe. C’est un peu peu
pour cela. C’est suffisant pour démouler un politique
rompu à la manœuvre. Promo Voltaire, faux-jeton ? Il y a
de quoi relativiser l’effet de surprise. C’était un peu
marqué sur l’étiquette…
Et l’on ne parle pas des présidents… En politique,
aucun au revoir n’est un adieu. Au Marivaux de la
politique, une sortie de scène n’est jamais qu’une entrée
qu’on prend dans l’autre sens. Il ne faut pas vendre la
peau de l’ours… surtout s’il n’est pas jouasse avec le prix.
Strauss-Kahn referait très vite parler de lui. Il vaut mieux
être perdu de réputation que de vue, écrivait
Commerson.
Par une étrange mais courante propension qu’ont les
politicards de l’hyperclasse à bondir par-dessus les
événements pour parader comme si de rien n’était,
Strauss-Kahn se retrouvait ainsi, moins de six mois après
l’affaire du Sofitel, étincelant sous le soleil de la Croisette.
Au festival des crânes. Bling-bling jusqu’à l’obscénité.
Même BHL ne l’aurait pas risqué. Le « philosophe » avait
568
appris à ménager un délai suffisant entre chacune de ses
sorties, histoire de ne pas se faire griller trop vite et trop
souvent. Strauss-Kahn n’avait pas ses scrupules. Ou il
était meilleur. Le gaillard pétait le feu. Il s’était bien
remis de sa « perte d’innocence ». Il faut le voir – pour le
croire – fouler le tapis rouge qui mène au Palais des
congrès ; le voir s’en mettre plein la rampe, flashé par
plus de 4 500 journalistes tandis qu’« immonde » les
vingt-quatre « marches de la gloire ». Tout cela en
compagnie de sa nouvelle femme-trophée. Une
journaliste, encore. À croire qu’il n’en avait jamais assez,
des journalistes. Pourquoi d’ailleurs cette fixation sur les
faiseurs d’images ? Ce n’était pas le choix qui lui
manquait. Combien de demandes en mariage depuis
l’affaire du Sofitel ? Combien d’invitations ? À combien
s’arrachaient ses produits dérivés ? Ses conférences ? Il
avait tout loisir de s’offrir qui il désirait. Il choisissait une
journaliste. Il choisissait le paparazzo comme le malade,
pour retourner à son médecin, retournait à sa maladie.
569
Et elle, la journaliste, que pouvait-elle trouver à DSK,
pour s’embarquer dans cette galère ? L’argent ? On dit
que la beauté d’un homme est dans sa poche. Va pour
l’argent – le millet tente les glaneuses –, mais pas pour
570
l’argent seul. L’image compte tout autant. On sait
combien les criminels fascinent. Plus ils sont grands, plus
ils fascinent. C’est une constante sociologique jamais prise
en défaut : les psychopathes attirent. Comme investis
d’un mana mystérieux, d’une sorte de charisme chaotique
qui vous submerge et vous démet de votre orbite à la
manière des « attracteurs étranges » qui régissent les
systèmes instables. Qu’importe qui ils sont, ce qu’ils ont
fait et ce (et ceux) qu’ils ont défait : on leur consacre à la
saison plus de biopics qu’à toutes les grandes figures de
l’histoire en une année de budget. Strauss-Kahn n’est pas
« officiellement » un criminel, mais il en a l’étoffe, et dans
le métier d’acteur, la Bible fait le moine. Strauss-Kahn à
lui tout seul était une cash-machine. Une tête à clap. En
moins de sept minutes, c’était devenu une star. Et
mondialement célèbre. Plus de raisons qu’il n’en fallait
pour motiver une production autour de son odyssée.
Dans un monde où Zahia, ex-fleur de macadam, peut
transiter de la couche des footballeurs au podium de
Chanel, comment Strauss-Kahn n’eût-il pas eu son film ?
Un film, c’est toujours mieux que rien, c’est toujours
mieux que des raves dégoulinantes party. Ça ne rachète
pas le FMI, mais cela reste respectable en guise de lot de
consolation. On ne peut pas tout être et tout avoir. Ce qui
n’empêche pas de tenter des trucs. Il y avait bien aussi
quelque chose d’excitant à se « projeter » dans une
« grande sale »…
Après Steve Jobs et Lady Diana ; après Berlusconi,
Thatcher et Abraham Lincoln, Strauss-Kahn. Un long571
métrage est en préparation qui revisite sa folle histoire
avec, pour doublure artistique, une sommité du
raffinement et de la distinction. Devine qui vient
Disney ? Mais sapristi, c’est Depardieu ! Qui d’autre que
Depardieu ? L’œnologue pétomane affectionne tant son
nouveau rôle qu’il entend même jouer pour le roi de
Prusse. Libéralement. Pour public à-vertu ; pour l’art et la
manière ; pour le prestige. De quoi soulager un peu le
budget du CNC, déjà bien entamé par les flops à
répétition des films de « cadmies rade ». Le producteur a,
pour sa part, tenu à préciser qu’aucune « femme de
sévices » n’a été maltraitée durant le tournage (disons
qu’aucune n’a porté plainte). On peut difficilement se
figurer ce que peut signifier pour un pervers d’avoir un
tribunal conscrit pour ses beaux yeux. Et moins encore de
bénéficier d’un battage médiatique aussi retentissant.
Sans même parler des livres, dont celui-ci que vous tenez
entre vos mains fébriles et nous pour excellent n’est
qu’un exemple parmi d’autres, une goutte d’eau dans
l’océan. Alors songeons, un film ! C’était une
canonisation ! Du pain béni ! En fin de parcours, l’expert
du FMI doublait sa mise. On ose à peine imaginer quelle
épectase pléromatique du ressentir Strauss-Kahn en ce
jour faste où son imprésario lui apprit la nouvelle. D’Un
an avec Strauss-Kahn à Bienvenue à New York, le bougre
avait mangé de la route. Strauss-Kahn essuie les plâtres
sur le petit lanterneau et finit sur le grand écrin. StraussKahn qui sévissait en ce sien nom de chacal nocturne
revenait transfiguré sous le feu de la rente. « Je laisse une
œuvre, disait Horace, aussi durable que l’airain ». Ainsi
572
allait s’achever, triomphalement, sur pellicule, l’épopée
fantastique de l’homme au pénistolet d’or…
Le fion de l’affaire
D’aucuns pourront légitimement considérer que tout
n’est que vanité. Ils ne seront pas les premiers ; mais
n’ayons pas de doute quant à ce fait que si en effet
l’apothéose du vice a quelque chose à voir avec la vacuité,
elle n’est pas forcément sans esthétisme…
Toutefois, le trouble subsiste quant à savoir si cette
apothéose est bien le dernier terme de notre comédie
hymen. Est-ce la bonne fin ? Était-ce la bonne histoire ?
Strauss-Kahn était sans doute le mieux placé pour le
savoir. Il savait qu’il n’en était rien. Un rictus victorieux
se peignait sur son visage chaque fois qu’il repensait aux
royalties que lui rapporterait sa farce. Strauss-Kahn avait
brillé, pour ainsi dire ; il rutilait avec l’éclat d’un plug
anal enduit de vaseline. Tout le monde avait gobé. Même
ses plus proches soutiens n’y avaient vu que du feu. Les
éditorialistes l’étranglaient en gants blancs. Ils étaient
animés par la fureur incandescente de qui veut feindre la
candeur et la blessure de la trahison. Ils dévoraient leur
création. Conviaient leurs auditeurs au festin cannibale
d’Atrée. Les coups de poignard lardaient son costume sur
mesure, tiré à quatre épingles. La presse people faisait des
gorges chaudes de ses inconduites gnomiques. Si, comme
573
le formulait ce bon vieux Marx dans sa célèbre
Introduction de 1857, l’anatomie de l’homme était la clé
de l’anatomie du singe, la réciproque lui valait mille
articles dans les revues de psychologie. L’instinct du
prédateur sevrait la bête de toute arrière-pensée. Plus
mais de Unes encomiastiques du Monde ou de Libération
; que des flèches entreptiques. Il en avait le cul criblé.
Mais Dieu qu’il s’en foutait ! On le croyait à terre. Il
s’était élevé plus haut que la Willis Tower.
Il s’amusait follement de ce que Depardieu, acteur
déchu, mime le destin d’un autre acteur déchu – qui
n’était pas le sien. Son film entérinait la légende
priapique qu’il avait eu tant de mal à édifier, brique après
brique. Il se trouverait toujours un plumitif ou deux pour
relayer complaisamment cette histoire à dormir debout
en l’émaillant de calembour douteux. Du genre qui perce
le quatrième mur. Les dupes convertissaient les dupes.
Tout était bien. Gardez-vous de distraire les godichons de
leurs agapes, laissez les croire, guidés par la musique. Ils
sont niais et stupides, cela doit vous inciter à être plus
malin, plus retors et plus silencieux. Gardez toujours un
coup d’avance. Laissez sévir le joueur de flûte de Hamelin
; cette fois, au cinéma. Strauss-Kahn savait que son film
ferait un tabac. Qu’on remplirait les trous autant que de
besoin. Si bien qu’on ne songerait plus, bientôt, à
contester la moindre scène. Et c’est ainsi que le héros de
la Social-Académy allait devenir, aux yeux du monde et
pour jamais, ce grand frelon ailé de désir bourdonnant
qui avait manqué de peu de devenir président, et s’était
574
écroulé à l’issue d’un vaudeville. Un saut dans le vide sans
parachute pour une ancienne idole de l’intelligentsia
mondiale. C’était le director’s cut, la version trash revue
et approuvée. Elle obérait des pans entiers de scénario. La
version longue, non censurée, ne parviendrait jamais au
grand public. La « vérité » cinématographique pénétrerait
les foules mieux que la presse et sans préservatif.
Que dissimulait-t-elle ? Strauss-Kahn, que dissimulait-il ?
On dit que les plus grandes âmes sont aptes aux plus
grands vices comme aux plus grandes vertus. StraussKahn était de ces hommes d’un autre temps prêt à tout
sacrifier pour obtenir ce qu’il désirait le plus.
Et c’était elle.
Nafissatou Diallo.
Les scènes coupées du Sofitel nous apprendront ce qu’il
en est.
New York, 13 mai 2011. Nous sommes la veille de la
présumée attaque.
Il l’avait rencontrée ce soir, au bar-mitsvah de
l’accueil, alors qu’il ruminait des idées noires comme le
spleen de Paris. Le goût amer de la fée verte roulait sous
son palais. Amer comme ses souvenirs ; amer comme le
remords qui le hantait depuis plusieurs semaines déjà. La
crise de la cinquantaine ? Il y avait plus encore. Riche,
575
gras et opulent, Strauss-Kahn n’avait pas le droit de se
plaindre. Son succès dans le grand monde lui ouvrait
toutes les portes. C’était une gloire montante du
mondialisme. Il avait tout pour plaire. On l’avait mis en
piste pour la magistrature suprême. On se gargarisait de
savants pronostics sur l’écrasante victoire qui devait le
porter à la consécration. Mais à quel prix ? Qu’avait-il
accompli dont il pût être fier ? Il avait extorqué, pillé au
FMI. Sa vie n’avait été qu’une suite de violences
financières et de mépris social. Qui aurait pu penser qu’il
n’était plus, à cet instant, qu’une carcasse délabrée que le
regret rongeait de l’intérieur ? Il se tenait courbé sur son
absinthe, telle une caricature de capitaliste rougeaud et
adipeux, le faciès silènique. En son porc intérieur,
Strauss-Kahn se haïssait. Il haïssait le monde entier de ne
pas le haïr comme il se haïssait. Pour autant que l’homme
(en dépit de ses efforts) reste un être pensant, StraussKahn pensait très fort à se faire sauter le caisson. Il
méditait sa mort. Celle-là, il ne l’aurait pas violé.
Diallo.
Elle lui avait sauvé la mise.
Elle était apparue, raide comme un passe-lacet,
flanquée de son chariot de nettoyage, nimbée d’une grâce
lunaire. Elle sortait de l’ascenseur comme un ange
descendu du ciel. Une traînée de liquide vaisselle se
répandait sur son passage, huile odoriférante au parfum
entêtant. Son visage d’ange resplendissait sous une
charlotte qui lui faisait irrésistiblement penser au disque
576
auréolaire des saints. Elle agitait vigoureusement dans sa
main droite un plumeau assorti à son balai à chiottes qui
venait compléter sa panoplie de célicole soubrette. La
sublime créature avait des tâches au col.
Cette vision extatique avait tiré Strauss-Kahn de sa
brumeuse torpeur. Il frissonnait de tout son membre. Il
avait vu la vierge. Son sang ne faisait qu’un tour. Chariot,
chiottes, tâche, liquide, tout prenait sens. Dieu ne l’avait
pas abandonné : il lui communiquait des signes. Des
instructions. Il lui faisait savoir comment racheter ses
fautes et, plus clairement encore, que Nafissatou serait sa
seconde chance. Mais à cette condition seulement que
pour renaître, Strauss-Kahn meure à son ancienne vie. Il
mourrait donc. Diallo serait l’instrument de sa mort. Et sa
résurrection. Une idée folle venait de germer dans son
esprit, chassant par les oreilles une horde de papillons
noirs. Et c’est ainsi que se mit en branle l’« affaire du
Sofitel ».
Lendemain matin. Aurores du 14 mai. Comme
attendu, la ménagère en uniforme traîne son chariot
jusqu’au palier de sa porte. Elle frappe. Trois coups.
Silence. Strauss-Kahn s’est fait aussi discret qu’il pouvait
l’être. Nafissatou entre tout de même. Il la saisit au vol.
L’attrape – sa chance – par les cheveux. Il tourne le
verrou. La femme de chambre étouffe un cri de surprise.
Elle ne l’a pas vu venir. La Vénus noire panique à la
merci du lion. Mais ledit lion, pour la gazelle, nourrit
d’autres projets. Strauss-Kahn prend en pitié l’instrument
577
de son salut. Il la rassure : « You want money ?! » Il lui
déroule son plan. Rien d’autre. Diallo – c’était marqué sur
l’étiquette – allait l’aider à faire d’une pierre trois coups :
se garer du FMI, fuir la présidentielle, quitter Sainclair.
Les trois desseins s’articulaient dans l’ordre de difficulté.
Quitter Sainclair était de loin le plus ardu. Il fallait bien
plutôt que ce fût elle qui le quittât. Le divorce devait être
son fait. Sa décision. Sans quoi pas de partage des
comptes. Ce n’est qu’à cette condition qu’il empocherait
la part du magot conjugal qui lui revenait de droit. Il se la
partagerait avec Nafissatou – c’était aussi marqué sur
l’étiquette.
Puis l’emmènerait le plus loin possible de ces villesmonde crasseuses où l’on faisait suer le burnous. Loin de
ces clochards séniles abandonnés, de ces vieilles gitanes
crouteuses catatoniques vautrées dans le caniveau qui
bercent la dépouille de leurs enfants morts durant la nuit.
Les rues de leur paradis trouvé ne seraient pas infectées
de l’urine fumante des délinquants et des junkies. Ils
prendraient un avion et un nouveau départ. Ensemble.
Nafissatou, lui susurrait un homme désespéré, n’aurait
plus jamais à récurer les chiottes des riches. Strauss-Kahn,
du fait de son expérience au FMI, avait appris toutes les
manières dont disposait une banque pour humilier ses
débiteurs. L’exploitation de la main-d’œuvre indigène
était son quotidien. Il en avait soupé, de la misère des
autres. Jusqu’à l’indigestion. Le goût lui en était passé. Il
s’agissait dès à présent se racheter, de solder les comptes,
symboliquement, en réparant à travers elle, Diallo, le mal
578
qu’il avait fait. Il lui fallait souffrir pour être purifié.
Passer dans le chas de l’aiguille et de la rédemptrice.
Qu’elle le maltraite, sa ténébreuse Vanda, il ne l’aimerait
que plus. Comme tous ces riches qui, rattrapés par leur
conscience, tombent dans le masochisme (cf. Fifty Shades
of Grey). Son épreuve piaculaire serait sa rédemption.
Son expiation prendrait le temps nécessaire. Alors, enfin,
pourrait-il à nouveau marcher à la lumière du jour.
Mais rien n’était encore acquis. Tout cela – et pis
encore – nécessitait une mise en scène suffisamment
crédible pour abuser ses plus dévots soutiens. Et
retourner tous ses « copains du bord ». « Un an avec
Strauss-Kahn » n’avait rien arrangé. Il recevait encore des
spectateurs de Canal+ des lettres humides d’amour et de
passion. Il avait plus de fans Facebook que le pape
François.
Il n’était plus question de leur faire faux-jeu, de se
retirer dans ses pénates en attendant que ça passe. Il
devait marquer le coup avec un pic à glace. Se rendre
suffisamment infect aux yeux de ses fans pour qu’ils
l’abjurent une fois pour toutes. Et de sa femme pour
qu’elle le lâche sans élastique. Elle avait jusqu’ici tout
accepté de lui. Elle était mythridatisée. Sainclair, elle
s’était tannée cuir. Elle endurait ses frasques avec le
stoïcisme d’une madone. La guivre tenait trop ferme à
son magot pour lui lâcher si facilement sa part. Lui faire
bourse délier n’était pas chose qu’on obtiendrait avec un
adultère. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Strauss-Kahn
579
la cocufiait allègrement depuis nombre d’années. Il avait
engrossé de-ci de-là, en vain. Les photos de ses aventures
s’exhibaient sur le réfrigérateur avec obscénité ; elle n’en
démordait pas. Sainclair offrait la preuve vivante que la
femme peut être la gale de l’homme. « Oui, je suis
jalouse, parce que mon mari est beau, intelligent et
sympathique. […] Je me moque qu’une nana lui tourne
autour. Là où ça ne m’amuserait plus, c’est s’il en
regardait une », avait-elle déclaré dans Paris Match, cinq
ans auparavant, « là, je trouverais ça vraiment moins
drôle ».
Cela justifiait qu’on monte d’un CRAN.
Il ne s’en sortirait qu’au prix d’une scapinerie
rondement menée. Pas du travail d’arabe, l’autre avait
l’œil piquant. Nafissatou devrait faire croire qu’elle s’était
fait violer. C’était un rôle taillé pour elle ; qui aurait pu
lui résister ?
Nafissatou écoute. Nafissatou ne comprend pas tout
(elle a lâché après « magot »). Nafissatou consent. Elle a
son compte du Sofitel. Briquer les chiottes des blancs n’a
rien d’un jeu sexuel. Une jolie fille comme elle méritait
mieux. Elle le savait ; elle l’avait toujours su. Elle
attendait son prince charmant. « Mieux » était arrivé.
C’était la dernière fois qu’elle acceptait de se faire traiter
580
comme un Maure pion, la première fois qu’elle y trouvait
son compte. « À toi de jouer mon cochon ! »84
Strauss-Kahn déballe. Il joint le geste à la pensée (et
pas qu’à la pensée). Il fait du zèle (c’est le zèle du désir). Il
fait aussi dans la dentelle, littéralement. Et dans Diallo,
par souci de réalisme. Du col Claudine au col de l’utérus,
la camériste récolte ses arguments. En sept minutes, la
chambre est aspergée, l’asperge git. Elle en a vu passer, la
chambre, mais jamais des comme ça. Le disciple de
Carpocrate avait de la pratique, c’était tout vu. Les «
experts Manhattan » en auraient pour leurs agents.
Strauss-Kahn remballe, fait sa valise. Il laisse Nafissatou,
admirative, un peu secouée, en lui confiant le soin de son
téléphone portable. Le sien manquait de batterie (que
celui qui n’a jamais lancé des volatiles sur des porcs
glauques télécharge Angry Birds). Celui de Strauss-Kahn
était toujours à bloc. Il eût été dommage qu’elle ne pût
pas passer aux flics l’« appel de la conscience »
(Gewissen). Strauss-Kahn se barre. Elle remet son rapport
dans le plus bref des laids.
Deux heures plus tard, le satyre se fait
providentiellement pincé. Réprime devant les caméras, et
jusqu’à la prison, son rire machiavélique. Le landerneau
spécule, bat la campagne. S’enferre dans un réseau serré
de théories contradictoires et souvent ridicules. Personne
n’aurait pu deviner les raisons invisibles et comme infra84
Traduction a-porc-simative.
581
sensibles qui motivaient ses actes, de celles que Leibniz
appelle des « pensées sourdes ». Personne n’aurait pu
traverser l’épais rideau de fumée qui obérait ses
intentions. Ses proches ? Comment l’auraient-ils pu ?
Tout ce qu’ils voyaient, c’était une gloire déchue. StraussKahn joue à la perfection. Sa mine défaite fait le tour de
la planète. « All the world's a stage ».
Son plan avait marché du feu de Dieu. Le procès
s’était ouvert et sitôt refermé. Tout cela était évidemment
convenu. Strauss-Kahn avait démissionné du FMI et de la
campagne présidentielle. Son couple vivait ses derniers
feux. Il était libre. Plus libre qu’il ne l’avait jamais été.
Sainclair, sainte jusqu’au bout, ne s’en était pas remise.
Elle avait engagé une procédure de divorce. Il ne
manquerait plus qu’à transformer l’essai en conférant un
caractère public à cette séparation. Simple formalité. On
verrait DSK se parer des plumes de Cannes à paon (et vice
versa) au bras d’une journaliste call-girl branchée en
CDD. Son fard longue portée ferait des ravages,
défraierait la chronique people.
Il l’aurait recruté avec les mêmes mots bleus, la
même chausse-trappe qu’avec Banon : il lui aurait promis
ses confessions ; elle aurait accepté. Il la bazardait sitôt
son affaire faite, avant qu’elle le bazarde. Banon –
Strauss-Kahn en conservait le douloureux souvenir – était
allé au-delà de son contrat en se servant de sa réputation
de noceur pour lui manger de l’oseille jusqu’à ce qu’il la
renvoie. La garce ! Elle l’avait accusé de harcèlement
582
sexuel ! Les éditorialistes avaient fait ce qu’il fallait pour
étouffer le départ de feu (voire Apathie dans l’émission
« Faubourg Saint-Honoré »). Il s’agirait cette fois de
l’attiser. C’était une chance que son Doppelgänger, aka «
Gérard », se soit porté volontaire pour relayer la
calomnie. Puis il prendrait la clé des champs. Volerait de
son propre zèle. Pour la rejoindre, elle, Diallo. Sa muse.
Sa Walkyrie. Strauss-Kahn savait qu’il en sortirait fourbu.
Persona non grata dans le milieu politique. Mais l’avait
accepté, se rappelant avec Hegel, auteur de la Préface de
la Philosophie du droit, que « l’invalide et néanmoins un
homme ». Un homme comblé, s’il obtenait les maux de la
fin. Baiser les journalistes serait son dernier acte réussi.
Une sortie digne de lui.
* * *
Murmure des vagues mouillants la grève. Un ciel de
crépuscule baigne la mer des Caraïbes. Nu sur la plage, un
DSK poète contemple ses poils pubiens tourbillonnant
sous le prestère. Nafissatou, blottie contre son torse,
susurre des paroles moites. Il presse ses lèvres épaisses et
crevassés sur le satin de ses cheveux rouillés par le soleil.
– « We fucked them rough.
– You bet ! »
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584
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Du même auteur
Le Dernier Mot (2008)
Kant et la Subjectivité (2008)
Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)
Somme Philosophique t. I (2009-2012), II (2013-2014)
Révulsez-vous ! (2011)
D’un Plateau l’Autre (2012)
Sociologie des Marges (2012)
Le Cercle de Raison (2012)
Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013)
Une brève Histoire de Mondes (2013)
Les Nouveaux Texticules (2013)
Le Miroir aux Alouates (2013)
Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014) 85
Les Valeurs de la Vie (2014)
Anthologie Philosophique (2014)
Jamais sans ma novlangue ! (2014)
Planète des Signes (2014)
H+. Du Posthumain (à paraître)
S = k log W (à paraître)
Mythes à l’écran (à paraître)
85
Sur demande.
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Des PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande)
sont disponibles à l’adresse : http://texticules.fr.nf/
588
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Dernière màj : Novembre 2014
Copyright © 2013 F. Mathieu
Dessins de presse par Wingz (http://www.wingz.fr/)
ISBN : 979-10-92895-02-5
Nos plus sincères remerciements à Sylvie Magras
Hautmont pour avoir accepté bénévolement de baliser
nos coquilles et nos erreurs de plume.
Frédéric Mathieu
Contact :
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ou
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