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Visibilité de l'enonciation dans le roman
japonais contemporain
LÉVY, Jacques
明學佛文論叢, 47: 54-78
2014-03-15
http://hdl.handle.net/10723/1882
Rights
Meiji Gakuin University Institutional Repository
http://repository.meijigakuin.ac.jp/
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
Visibilité de l’énonciation
dans le roman japonais contemporain
Jacques Lévy
On s’attendrait sans doute, s’agissant du roman, à ce que je parle de la
visibilité de la narration, si l’on admet qu’en régime de fiction, c’est le narrateur du texte qui configure la fiction et que ce narrateur doit être distingué
de l’auteur empirique. Toutefois, qualifiée de « délicate », la question du statut du narrateur en régime de fiction est souvent éludée(et le narrateur
confondu alors avec l’auteur, sans qu’on en soit trop gêné), ou bien traitée
par la théorie qui tente d’y répondre par une modélisation. Mais si j’ai préféré, peut-être à tort, intituler le présent exposé « visibilité de l’énonciation »,
c’était dans l’intention de me pencher sur la dissociation dans le procès de
l’énonciation, en partant de l’idée que l’invisibilité de l’un(celle de l’énonciation
de l’auteur empirique)ne tenait qu’à la visibilité de l’autre(celle de l’énonciation, construite, du narrateur du texte qui compose la fiction)
, et aussi de
l’idée que la manifestation textuelle de cette dissociation elle-même était le
trait distinctif du roman moderne en tant qu’il ne se réduit pas au récit.
Je vais donc essayer d’en discuter dans le cadre du roman japonais, pour
aborder en bout course le cas d’un auteur contemporain, Abe Kazushige, en
m’efforçant de le mettre en contraste avec ses homologues, français mais
aussi japonais, chez qui, de l’autofiction à la fiction biographique voire la docufiction, le texte semble osciller dans une zone grise où la composition de la
fiction ne relève ni tout à fait de l’auteur empirique ni tout à fait du narrateur.
L’énonciation elle-même, si tant est qu’elle puisse être épurée de son
énoncé, ne se distinguerait que par sa nature d’énigme. Je songe aussitôt à
la nouvelle de Borges : Pierre Menard, auteur du Quichote, dans laquelle
1
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
deux textes identiques impliquent deux énonciations distinctes, et même opposées, de l’auteur empirique. Généralement lue comme une fable sur la réception, cette nouvelle peut l’être aussi comme une réflexion sur l’énonciation
―
il s’agit d’ailleurs au départ d’une boutade au sujet de la traduction : l’idée
que c’est en fonction du contexte de son énonciation qu’un texte trouve son
origine et que, dans ces conditions, le texte de la traduction devient l’original,
celui ayant été traduit n’en étant plus qu’une pâle et lointaine version.
Ainsi, le sujet de l’énonciation, qu’on le tienne pour l’auteur empirique ou
le narrateur, serait-il renvoyé indéfiniment hors de la parenthèse qui clôt le
récit de fiction, en-deçà de son contenu sémantique, et il n’y aurait pour lui,
en dernier ressort et en théorie, d’autre statut que son extériorité ou son effacement. L’énonciation elle-même de ce sujet ne serait-il plus alors qu’une
trace plus ou moins visible dans les énoncés du texte qui compose la fiction
―
lequel texte, s’il n’était considéré que comme la trace de cette énonciation,
n’aurait plus que valeur d’énigme.
Et le regard ou plutôt le doigt pointé vers l’énonciation ne pointerait que
ce que l’on doit tenir pour une invisibilité dans le texte
―
laquelle invisibilité,
au cas où elle se ferait visible, ne relèverait plus que d’un symptôme.
Cependant, le choix de ce titre, peut-être fautif, m’a été aussi soufflé par
un sentiment qui me tenaille quand je traduis un roman : je ne peux pas
m’empêcher de croire qu’elle est visible justement, l’énonciation
―
j’entends
celle qui, derrière le narrateur, est censée camper celui-ci dans le champ du
visible du texte. Mais, quand bien même le contenu sémantique d’une séquence narrative est-il nécessairement modulé par son contexte d’énonciation
quand il s’agit d’un personnage, la question reste de savoir s’il en va de
même pour l’instance supposée produire l’ensemble du texte. Or, si, en matière de traduction littéraire, il n’est certainement pas recommandé de ne pas
tenir compte du plan de l’énonciation, ce n’est cependant pas nécessairement
dans la perspective de le restituer tel quel(la théorie de la traduction, au
fond, revenant peut-être en un effort de formalisation de la substitution de la
réception à l’énonciation)
. On le voit donc : Pierre Menard, auteur du Quichotte, la nouvelle de Borges évoquée plus haut, fonctionne aussi comme le
2
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
miroir inversé et ironique d’une conception de la traduction avec laquelle on
croit pouvoir et devoir venir à bout de l’énigme de l’énonciation
―
la conclu-
sion de Borges étant plutôt de soutenir que l’on est toujours(ou jamais que)
l’auteur de sa traduction, et que celle-ci(la traduction)est l’original de son
modèle(le texte que « j »’ai traduit)
.
Néanmoins, que l’on soit l’auteur de sa traduction est une proposition
beaucoup moins évidente qu’elle n’y paraît, si on la prend dans un sens qui
va au-delà de son acceptation juridique. D’ailleurs, il vous sera toujours demandé : comment vous vous y prenez pour traduire le souffle, le rythme,
l’âme, la « suprême », etc. (sous-entendu : tout ce à quoi vous avez failli)? Il
est évident qu’on n’y arrive jamais, que la seule réponse est : je ne traduis
rien de tout cela, je m’arrange, je me mets en rapport avec l’énonciation dans
l’original et je lui substitue ma propre lecture. Mais enfin, se dit-on quand
même, la pratique de la traduction doit bien relever a minima d’un jeu avec
la visibilité, d’une monstration de l’énonciation originale
―
jeu où d’ailleurs
vient souvent se loger ce qu’on pourrait appeler le symptôme du traducteur,
comme effet du procès par lequel sa propre énonciation se substitue à l’énonciation de l’original.
Qu’est-ce qui trahit alors le plan de l’énonciation dans le roman ? Pour le
traducteur, si je m’en tiens à mon expérience, un tel plan ne surgit, ne transparait qu’après coup, C’est seulement au bout d’un long temps d’extraction
que la dimension énonciatrice montre le bout de son nez
―
la vraie, croit-on,
et c’est le départ du symptôme.
Sa visibilité tient d’abord au temps et au statut des discours dans la
stratification narrative. Or le roman, tantôt recourt à des marquages(guillemets, tirets, annonce d’une analepse, etc.), tantôt, et c’est foncièrement sa
tendance, développe des techniques qui permettent de s’en passer. C’est
alors que se profile en creux l’autre problème : comment se forme le discours
du narrateur lui-même(ou de l’instance censée le représenter)
, soit le texte
qui configure la fiction ? Car, de fait, le roman a tout à gagner à nouer le discours de l’instance narrative aux autres discours et ce de façon indémêlable,
à rendre plus diffus et moins manifeste l’acte d’énonciation en se logeant
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Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
dans la conscience et la parole des personnages, comme est réputé le permettre le discours indirect libre(et aussi le discours direct libre aujourd’hui)
. Pour le formuler autrement : la construction par focalisation et débrayage
sur un autre discours(sur les pensées et paroles du héros, narrateur ou pas,
et aussi, éventuellement mais plus rarement, sur celles d’autres personnages), ce débrayage donc, en servant de relais au discours qui configure la
fiction du roman, rendrait celui-ci plus subtil, plus puissant aussi.
Mais, en dépit de cet apparent effacement, on n’est pas en droit, je crois,
de parler d’invisibilité de l’énonciation, puisque le roman se distingue très
évidemment du simple récit qui repose sur l’extériorité de son narrateur. Il
s’en distingue justement par le nouage de l’énonciation, via la présence(ou
l’absence)du narrateur, à la fiction
―
nouage qui est la technique propre au
roman, une technique dont l’effet reste bel et bien une expansion du champ
du visible.
Le nouage de l’énonciation de l’auteur empirique à sa fiction par la pré-
sence d’un tel narrateur, congru, s’emparerait ainsi de la part d’ombre, du
« quelque chose en plus » du récit, la substance subtile de sa qualité d’œuvre.
Le roman, du reste, plus que par le choix d’un thème, se manifeste sou-
vent par le choix formel de son énonciation : soit, la manière de narrer une
fiction ou ce que l’on veut faire passer pour telle. Ou l’inverse : la manière
de narrer du factuel ou ce que l’on veut faire passer pour tel, puisque, aussi
bien, il arrive que le genre non romanesque affiché s’avère animé d’une intention proprement fictionnelle. L’auteur procèderait-il, au fond, au choix de
son sujet en fonction de la forme narrative adoptée, quand bien même le
« public » est le plus souvent invité à croire le contraire ? Question éludée
elle aussi, à l’instar de celle du statut du narrateur, comme en témoigne à sa
façon une tendance du roman contemporain : sa propension, dit-on, à
s’étendre vers des domaines réputés jusque-là non fictionnels comme le reportage, le voyage, le journal, l’autobiographie ou la biographie. Phénomène
qui rendrait, ajoute-t-on, de plus en plus poreuse la frontière thématique du
roman, celle qui sépare le fictionnel du factuel. D’où une caractérisation de
la fiction de moins en moins nette : ni thématique, ni formelle, le « propre »
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Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
de la fiction tendrait à échapper à toute classification générique, serait toujours en pure fuite. Tant et si bien qu’aux yeux de certains, plus le trait fictionnel est atténué, plus le texte gagnerait en valeur littéraire, le roman se
rapprochant dès lors de l’essai.
Or, la dissociation de l’énonciation entre le narrateur et l’agent censé le
représenter, lorsque le récit est conduit par un de ses personnages, paraît
aujourd’hui, paradoxalement, poser moins de problèmes aux théoriciens de la
fiction que les cas de narration dite « impersonnelle ». Il semblerait même
que ce soit là une difficulté qui surgit immanquablement dans les discussions
autour de la notion de « feinte », avancée par Searle, pour statuer du discours de la fiction.
Pour l’illustrer, je citerai le passage d’un article en japonais de Kawada
Manabu, dans un recueil intitulé Invitation à la théorie de la fiction1:
« Pour Genette, le narrateur est au départ l’énonciateur du discours du
récit. À ce titre, celui-ci “ne peut être dans son récit qu’à la première personne”, et “toute narration est par définition virtuellement faite à la première
personne”. Dans le schéma de Ryan, c’est bien le même narrateur que celui
de Genette, celui qui ne peut “qu’être à la première personne”, qui est dans
le texte fictionnel le locuteur-substitut(substitut du locuteur empirique du
monde réel). Si on a dit que le modèle de Ryan pâtissait d’un problème ontologique, c’était parce que, dans la narration impersonnelle, les cas où le narrateur ne pouvait pas même être considéré comme une personne n’étaient
pas peu fréquents. Tout comme il n’est pas permis alors de dire à la manière de Searle, tout au moins littéralement, que l’auteur feint d’être cet objet
(cette non-personne), la tournure : “le narrateur raconte l’histoire” ne peut
plus être prise à la lettre. En tête du présent article, nous avons défini le
narrateur comme “l’énonciateur du texte qui compose le roman”, mais si
nous prenons acte de ce qui a été discuté jusqu’ici, l’assertion selon laquelle
le texte qui compose le roman a été énoncé par quelqu’un n’est elle-même
qu’une expression figurée. Il est intéressant de voir que Ryan, pour défendre sa notion de locuteur-substitut, fasse appel à la théorie de Grice selon
laquelle, lorsque nous recevons un énoncé porteur de sens, nous en dédui5
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
sons que s’y trouve nécessairement en amont un énonciateur autonome doté
d’une intention. Cette proposition certes rationnelle, en ce sens que les faits
ne la contredisent pas, ne se limite pas à la fiction, et fait partie de la convention qui régit notre communication linguistique. Mais, si on s’en tenait au
discours fictionnel, sans doute pourrait-on tourner cela de la façon suivante. Nous savons que le texte qui compose la fiction a été en fait énoncé par l’auteur empirique, mais nous feignons de le recevoir comme s’il avait été énoncé par un narrateur dont l’existence est fictionnelle. C’est la même attitude
que celle que nous adoptons lorsque nous feignons de prendre les paroles
marquées de guillemets dans un roman pour des énonciations émanant des
personnages de la fiction. Si nous appelions cette réception qui consiste à
mettre en suspens la nature fictionnelle du contenu du récit
tant l’expression de Coleridge
―
―
en emprun-
“suspension provisoire de l’incrédulité”,
nous pourrions avancer que, dès que nous présupposons en amont du discours du récit l’entité fictionnelle du narrateur, la suspension provisoire de
l’incrédulité est engagée. »
On le voit, il s’agit ici encore, dans une perspective communicationnelle,
d’une forme de substitution de la réception à l’énonciation. L’idée suggérée
serait en somme que c’est nous, lecteurs, qui sauvons le narrateur « impersonnel » des enfers de l’invisibilité ou de la non-existence, et que c’est notre
présupposition de sa présence sinon de son existence qui fonde son statut
(aussi mince que soit sa dissociation de l’auteur empirique). Notre réception,
ou plutôt notre consentement à la fiction(soit : prendre au sérieux, à titre
d’acte, l’énonciation du texte qui compose la fiction), assiérait le narrateur
dans son statut autonome quand bien même rien ne permettrait de fonder
son existence
―
la conséquence en étant, sinon la superposition, la contiguïté
de l’énonciation et de la réception, une contiguïté qui délègue au narrateur le
pouvoir de façonner son lecteur et, par interaction, la lecture de rejoindre
l’énonciation.
Ce nouage de la lecture et de l’énonciation dès lors ne se limite plus au
seul plan imaginaire de l’univers fictionnel. Il est le pendant de la dissociation du narrateur et de l’auteur empirique, laquelle tiendrait à un réel de la
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Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
langue que l’énonciateur empirique choisirait parfois de révéler en creux par
des invisibilités ou énigmes dans l’enchaînement du texte. Nous serions,
dans le roman
―
que sa narration soit « impersonnelle » ou non
―
avec
l’énonciateur que l’on tient pour le narrateur par suspension de l’incrédulité,
le co-lecteur du texte(condition nécessaire et suffisante pour que la fiction
du roman soit prise au sérieux, le temps de la lecture tout au moins, et aussi
que le fictionnel ne soit pas ramené à l’imaginaire)
.
Posons donc que c’est le champ du visible(arraché à l’invisibilité qu’im-
pose la clôture du récit)que l’énonciation investit par sa dissociation, et que
c’est en amplifiant le texte de cette visibilité que le roman gagne en intensité. Ou, pour le formuler autrement : dans la prose de fiction, c’est la mise en
forme de la dissociation inhérente à l’acte d’énonciation, aussi discrète ou manifeste soit-elle, qui donne sa force au texte. Mais il faut préciser alors : sa
visibilité acquise en se soustrayant à l’anonymat du récit.
◆
Ce n’est peut-être pas nécessairement le cas dans le contexte français,
mais au Japon, la distinction entre roman et récit, même si elle oscille entre
la synonymie et l’antonymie, demeure une opposition forte, qui prend même
parfois les allures d’une injonction contradictoire chez certains auteurs. Elle
est récurrente dans le discours de la critique qui, pour articuler cette opposition, s’appuie souvent sur les arguments de ce qu’on appelle au Japon « la
pensée contemporaine ». Mais elle est aussi, plus intrinsèquement, liée à
l’histoire de la littérature moderne japonaise, c’est-à-dire à l’introduction du
roman moderne qui suit la restauration de Meiji.
C’est Tsubouchi Shôyô qui, près de vingt ans après cette restauration,
adopte le mot shôsetsu pour traduire l’anglais novel. La littérature japonaise
jusque-là se partageait en deux formes : la poésie, dont le waka, le tanka, le
haïkaï, le senryû, le kanshi(poésie chinoise japonisée)d’une part et de l’autre,
le monogatari que l’on traduit par histoire, conte, récit, « dit » et même roman, recoupant le recueil de contes, l’épopée, le « roman » de cour, et bien
plus tardivement, à l’époque d’Edo, stimulés par l’arrivée des grands romans
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Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
chinois en langue vulgaire, le genre narratif(de divertissement)des gesaku
ou yomihon, dont le plus important représentant est Kyokutei Bakin avec
son récit fleuve Nansô Satomi Hakkenden, L’histoire des huit chiens de la
maison Satomi de Nansô. La technique narrative de cet auteur imprègne encore la génération des écrivains du début de l’ère Meiji
―
au point que l’on
parle du spectre de Bakin qui les empêche de se détacher des règles préconisées par le célèbre traité de poétique du Maître.
Il aura donc fallu une vingtaine d’années avant que les auteurs qui
étaient aussi souvent des traducteurs ne parviennent à écrire du roman moderne. Le premier en date qui s’affranchit de la méthode narrative prônée
par Bakin, c’est Ukigumo(Nuages à la dérive)
(1887-89)de Futabatei Shimei, traducteur de Tourgueniev et de Gogol. Une prose qui, dit-on dans les
manuels, « dépoétise » la langue littéraire japonaise(sans tomber dans la
vulgarité, y ajoute-t-on)et avec d’autres auteurs, tels Yamada Bimyô ou Ozaki Kôyô, forge le texte en langue parlée du japonais actuel(le fameux Genbunitchi Undô). Le roman japonais(au sens étroit, c’est-à-dire moderne)s’est
donc formé contre la langue écrite, poétique et hiératique, de la tradition littéraire.
Bien évidemment, cela ne veut pas dire que l’opposition roman/récit de
la critique japonaise contemporaine reposerait sur un amalgame indu entre
le monogatari de la tradition littéraire et le Récit comme cible de la critique
de la modernité(le récit clos, synonyme du Passé Simple, dans le Degré zéro
par exemple). Mais le principe de cette opposition veut en tout cas que le
roman ne peut pas ou ne doit pas être réduit au récit, pour lequel la question
de la dissociation fictionnelle(voire ontologique)entre l’énonciateur empirique et le narrateur ne se pose pas.
Comment alors le roman japonais a-t-il forgé ses techniques narratives
en se démarquant des règles qui régissaient la narration traditionnelle, autrement dit comment et jusqu’où l’art de la prose s’est-il départi de la fonction
poétique du langage qui prévalait jusque-là dans la littérature japonaise ?
Question que je vais maintenant effleurer en me référant à un récent ouvrage du critique Watanabe Naomi, intitulé Histoire de la technique du ro8
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
2
man japonais(2012)
.
Tsubouchi Shôyô rend donc le mot novel par shôsetsu, terme qui dési-
gnera dès lors le roman(moderne), dans son propre essai de poétique, Shôsetsu shinzui(la quintessence du roman)
(1885-86). Il y définit le roman
comme la tentative de rapprocher la fiction de la vie, c’est-à-dire de la vraisemblance, et appelle à s’en donner les moyens linguistiques et narratifs. Or
lui-même et ceux qui l’ont suivi, Ozaki Kôyô notamment, lorsqu’ils s’essaient
au roman, ne parviennent pas à surmonter la technique du récit préconisée
par Bakin, laquelle revient essentiellement, pour soutenir la continuité et la
durée de la fabula, à recourir sans modération au tachikiki entre les personnages(« écouter aux portes »)et au fortuit(correspondance et opposition
alternées entre les personnages, entre les situations)
.
Dans ce contexte de gestation, comme toutes les histoires de la littéra-
ture japonaise s’y accordent et comme je viens de le dire, c’est Ukigumo
(1989)qui se présente comme la première réussite du roman. Selon Watanabe, dans un contexte où tous les auteurs s’essoufflaient à faire du sous-Bakin, il aurait été le seul à avoir su créer un paysage romanesque qui s’en délivre, et établir un rapport différent au lecteur. Ce, grâce au discours
indirect libre qu’il est le premier à introduire, avec une maitrise exceptionnelle pour l’époque
―
technique qui le conduit cependant à une impasse et
cause l’abandon de son roman. Ainsi, Futabatei serait un auteur qui a, selon
l’expression de Watanabe, « admirablement réussi son ratage ».
A partir de là, le livre de Watanabe évalue l’importance des auteurs qui
ont marqué la naissance et le développement du roman moderne au cours
des cinquante premières années en raison de leur capacité à innover la technique et, en particulier, à ouvrir dans le texte un nouveau champ où « aurait
lieu » un autre nouage de l’énonciation à sa lecture, de la narration à sa fiction.
Dont voici quelques « cas » :
La mise en forme de la dissociation inhérente à la narration à la pre-
mière personne(entre le héros et le narrateur)chez Mori Ôgai. Avec sa
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Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
trilogie allemande, dont le premier volet est Maihime(la Danseuse)1890, il
va être le premier qui, avec la ferme intention de réussir le roman le réussit
effectivement. Au moyen d’une figure discrètement glissée et de la chaîne
métaphorique qui s’ensuit, il parvient à agencer tous les détails en direction
de ce qui est au cœur du récit
―
ce qu’on appelle généralement son « sujet ».
Dans les superbes nouvelles de Higuchi Ichiyô(1872-1896), écrites en
quelques dix mois à la suite de Ôtsugomori(1894)
(Veille du nouvel an), le
lecteur ne peut manquer d’être frappé par la « soudaineté » des changements d’état d’âme des héroïnes, tout particulièrement de Midori dans
Takekurabe(Qui est le plus grand ?), et des actions auxquelles elles passent
pour ainsi dire à l’improviste
―
la force de cette « soudaineté » provenant
de la magistrale césure des explications psychologiques et des « mises en situation » que les autres écrivains masculins, en cette même époque, s’évertuaient au contraire à proroger.
L’école dite naturaliste propose, elle, un nouvel enjeu au roman : com-
ment faire dépendre le destin des personnages de la valeur quantitative des
descriptions de la nature. C’est ainsi que, chez Kunigida Doppo et surtout
Shimazaki Tôson, s’élabore la dite « confession de l’intériorité », si chère à
l’histoire littéraire, laquelle peut se mesurer en raison de l’amplitude de la
description naturaliste. Puis, avec le passage de la nature(au sens ordinaire)à la sexualité(considérée comme la « seconde » nature), le texte procède à un tissage de l’introspection, apparemment émancipé de la description
de la première nature(quoique celle-ci fasse retour sous une forme inattendue),notamment avec Futon(1907)de Tayama Katai(1872-1930)qui relate
les vicissitudes d’un écrivain entre deux âges dans sa liaison à une jeune disciple. Quant à Iwano Hômei(1873-1920)qui traite d’un sujet analogue dans
ses Gobusaku(œuvre en cinq parties, 1910-1918), le désir du protagoniste
(un écrivain lui aussi, alter ego inénarrable de l’auteur)se trouve mis en
scène par le truchement d’une technique jusque-là parfaitement inconnue : la
focalisation unique à la troisième personne.
Il est convenu de parler, par opposition à ce naturalisme qui dominait
alors le paysage littéraire, du formalisme de Natsume Sôseki(1867-1916). 10
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
Auteur d’un « essai de littérature » qui porte sur les catégories plutôt orthodoxes de la littérature anglo-saxonne au retour de son séjour de deux années
à Londres, il s’attache par la suite à analyser Tristram Shandy, le roman inachevé de Laurence Stern. Et dans sa propre pratique du roman(de Je suis
un chat, 1905, à Clair-Obscur 1916)Sôseki développe un univers où assurément « la préoccupation de la forme engendre le contenu du roman » selon
la formule du formaliste russe Shklovskii. Dans ces dispositifs narratifs caractérisés par le flux continu de la transparence intérieure des protagonistes,
ce sont d’ailleurs curieusement les héroïnes qui lisent avec une facilité déconcertante, pour ainsi dire à livre ouvert, le cœur des hommes à leur côté. Ce
travail du regard marqué par une alternance de la transparence et de l’opacité des cœurs fait d’ailleurs place, au bout de sa carrière, à une sorte d’enlisement dans l’analyse dite psychologique avec Meian(Clair-Obscur), le long
roman inachevé et très controversé par ses contemporains.
La technique ne tient pas une place moindre chez Shiga Naoya(1883-
1971), que l’on classe comme le maître du shishôsetsu(que l’on traduit, assez
improprement, par « roman du moi » ou « roman du je »)et que l’on croit
généralement n’avoir que peu de rapport avec la technique. « Les vues sur
lesquels il(Shiga)porte le regard se transforment en son expression
même », tranche Kobayashi Hideo(entendez l’adéquation immédiate de ces
vues au « style »). Mais ici encore, ce n’est pas à l’œil mais à la main que l’on
a affaire, soutient Watanabe qui en fait la démonstration en recourant à une
étude génétique des manuscrits(laquelle consiste à montrer comment l’occurrence d’un élément textuel infléchit le récit). L’autre grande figure du
genre, Tokuda Shûsei, lui, recourt à l’usage immodéré(et en un sens singulièrement avant-gardiste)d’analepses privées de tout marquage, qui donne à
ses personnages,(notamment à O-shima, l’extraordinaire héroïne de Arakure,
1915)une autonomie qui paraît comme s’insurger contre l’univers fictionnel
qui lui a été imposé.
Enfin, la manière qui prévaut dans la littérature dite moderniste de Tai-
shô(1912-1926),sous l’influence de l’œuvre de Poe notamment, va remodeler
la narration en fonction d’éléments fictionnels tels que le double ou le détec11
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
tive
―
la technique relevant alors de la métafiction ou du fameux « narra-
teur indigne de confiance »(Wayne Booth). Satô Haruo passe pour en être
le représentant le plus typique, mais ses ingénieuses constructions formelles
n’aboutissent qu’à des résultats assez plats sur le plan thématique. Il en va
en revanche tout autrement pour Akutagawa Ryûnosuke(1892-1927)et ses
nouvelles d’une finesse exceptionnelle, grâce à l’usage qui y est fait, tout particulièrement dans son dernier récit Engrenage, de la métonymie. Si les
autres auteurs(Ôgai notamment)construisaient leur fiction en s’appuyant
sur la force de composition de la métaphore, lui va chercher dans la métonymie le moyen d’agencer son texte en ligne de fuite. En règle générale, quand
il arrive(fort exceptionnellement d’ailleurs)que l’usage d’une figure détermine l’enchainement des évènements, voire l’issue du roman, il s’agit le plus
souvent d’une métaphore. Or, l’intelligence textuelle d’Akutagawa va chercher cet effet dans la métonymie, c’est-à-dire dans la contiguïté, aux dépens
de l’analogie
―
méthode qui sera relayée par Tanizaki Junichirô, son ami et
rival, pour donner les chefs-d’œuvre que l’on sait.
On aura compris, à ce synopsis du livre de Watanabe, que celui-ci
cherche à définir la technique du roman comme une reconduction du récit
par le renouvellement de son mode d’énonciation(et non pas par la réitération ou l’amélioration de sa forme établie). Seule l’ouverture d’une brèche
dans le mode narratif(le plus souvent par césure ou démarquage)donnerait
à sa fiction un nouveau souffle. La technique, sans être réduite à quelque affaire de sophistication ou de savoir-faire, exigerait dans son progrès, à chaque
fois, un recadrage de la fiction comme champ de visibilité de l’énonciation.
Le roman s’écrirait donc contre le récit, toujours préexistant, contre son
code ou sa langue
―
ce qui veut dire aussi que le roman se ramène au récit
dès que sa technique connait une stagnation. Et que la puissance du récit
l’emporterait toujours, en réduisant l’avancée du roman à l’un de ses modes
narratifs, la singularité de sa temporalité à la sienne, son occurrence unique
à sa généralité, l’immanence de son souffle à sa transcendance. Mais, chaque
fois que se produirait un nouage propre à la technique du roman(en sa définition maximaliste),un effet inventerait sa cause en objectant à la logique du
12
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
récit.
☆
Pour maintenant situer mon auteur, Abe Kazushige, voici un très suc-
cinct descriptif des dernières décennies du roman contemporain japonais, en
regard des questions que j’essaye d’agiter autour de la visibilité et de l’énonciation :
Dans le tournant des années 80, le nouage narratif de l’énonciation à sa
fiction, notamment dans les romans d’Ôe Kenzaburo puis de Nakagami Kenji,
se caractérisait par une homogénéité du contenu du récit et de son encadrement, qui s’appuyait sur une focalisation unique forte à la troisième ou première personne. Les textes de la génération suivante(comme ceux de
Shimada Masahiko ou de Takahashi Genichirô)semblent en revanche renoncer à cette visée de l’homogénéité et faire de la dissociation elle-même leur
thème fictionnel, en conduisant l’acte narratif vers l’équivoque, la tendre ironie ou le simulacre ludique, à la faveur des nouvelles noces avec la métafiction que préconise l’époque. Puis, on assisterait aujourd’hui à une autre tendance qui se traduirait par une scission du l’univers fictionnel lui-même, la
mise en scène d’une équivalence ou d’une rivalité entre monde possible et
monde actuel : Akasaka Mari, dans Tokyo prison, fait dialoguer par téléphone
son héroïne-narratrice avec sa mère, à vingt années de distance ; Dans la
ville où je n’étais pas, de Shimazaki Kaori, fait surgir deux narratrices-personnages dans le même espace-temps, sans mobiliser aucun dispositif qui
l’autoriserait(le roman épistolaire par exemple); Matsuura Hisaki dans
L’Impossible meuble son monde possible avec un Mishima encore en vie. Sans parler de Murakami Haruki qui, dans le best-seller que l’on sait, procède à la franche mise en parallèle d’un monde actuel et d’un monde possible
(avec, comme on pouvait s’y attendre, un personnage qui fait le va-et-vient).
Le parcours d’Abe Kazushige, lui, se présente comme suit :
Né en 1968 à Jinmachi, une petite ville du Nord-Est, il quitte le lycée
13
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
pour s’inscrire à l’École japonaise de cinéma dont il obtient le diplôme en
1990. Après quelques emplois d’assistant-réalisateur et l’écriture de scénarios, il passe à la littérature.
Le narrateur à la première personne de sa première publication, La Nuit
américaine(1994)est dissocié du protagoniste supposé être lui-même, à l’instar de SIVA, le grand roman de Philip K. Dick auquel renvoie le narrateur
tout au long du texte(ainsi qu’à Don Quichotte, à La Recherche du temps
perdu, et aussi à Bruce Lee)Le récit relate dans une veine picaresque les
tribulations du « héros », ouvreur dans une salle de cinéma et réplique du
narrateur-je. Lequel héros rêve de devenir un « être spécial », s’entraîne
physiquement, spécule sur l’image et le texte et tente d’obtenir un rôle dans
le film que tourne un ancien de l’école qui le méprise, toute l’intrigue s’acheminant vers une issue aux accents burlesques.
L’année suivante, en 1995, paraît La Guerre ABC. Ici le narrateur dia-
logue avec le « scripteur » qui rapporte comment une bagarre entre groupes
rivaux dans le troisième wagon du train qui mène au Lycée dégénère en une
guerre de la pègre, le tout sous la forme d’un ludique décryptage, mi-sémiologique mi-anthropologique. Puis suit un troisième roman L’après-midi de la
duchesse, composé sous la forme d’une alternance, plus ou moins saccadée, de
deux récits à l’accent pulp. En 1996, sort Le Mirage de Veronica Hart, une
nouvelle qui, en comprenant les pages les plus désopilantes parmi celles
écrites jusqu’à cette date, aboutit à une confusion complète des identités, du
protagoniste initial au chien.
Avec Individual Projection(traduction française : Projection privée,
Actes Sud, 2000), paru en 1997, l’écrivain séduit un plus large public, surtout
parmi la jeunesse, grâce à l’habileté de sa composition sous forme d’un journal du narrateur, à sa résonance avec l’actualité, et surtout à l’efficacité insolente de sa langue. La construction métafictionnelle jouant des équivoques
entre le narrateur et les personnages est à son zénith. Son traitement de
l’identité dissociée(personnalités multiples), thème alors en vogue, a des
échos au-delà de la sphère littéraire et le roman se déroulant dans le quartier
de Shibuya, beaucoup vont le considérer comme le chef de file de la littéra14
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
ture « branchée » des années 90
―
une réception qui lui vaut un certain
succès de librairie, mais se méprend sur la nature de son écriture qui est
avant tout un audacieux exercice de remaniement de la logique narrative.
Puis, après le recueil Un monde sans merci(1999)qui obtient le prix
Noma, sort Nipponia nippon(2001)qui, par une subtile focalisation unique à
la troisième personne, met en scène un adolescent qui projette de tuer les
derniers toki préservés dans le centre de protection de l’ile Sado, le très symbolique ibis japonais(le titre en étant le nom savant)
.
En 1999 Abe Kazushige commence également à écrire Sin semillas
(traduction française : Sin semillas, Philippe Picquier, 2013), un roman, d’anticipation au départ, sur ce qui va se passer à Jinmachi, sa ville natale, le dernier été du vingtième siècle, soit l’été 2000. Il prévoit mille feuillets. Achevé
quatre ans plus tard, en 2003, le texte final en compte mille six cents. L’instigateur de la fiction s’y confond muettement au monde textuel, au fil des pensées et des actions des personnages. Tout en renonçant progressivement à
jouir de la moindre omniscience, ce narrateur assume pleinement et jusqu’à
son terme la conduite du récit. Sa capacité à s’effacer derrière le point de
vue des personnages le porte à étouffer tout effet d’empathie
―
on l’a d’ail-
leurs beaucoup reproché à ce roman : pas un pour racheter l’autre. Dès lors,
la préoccupation majeure se ramène à la question de la visibilité de ce
monde sur lequel l’exercice de la narration est en quelque sorte débrayé,
c’est-à-dire à celle de sa jouissance, génitif objectif et subjectif, de structure
essentiellement scopique et répétitive. Si tout ce qui s’y répète est de l’ordre
d’une jouissance et doit être révélé en tant que tel, le viseur des caméras numériques parsemées dans le train du récit n’y suffit évidemment pas, car
l’image brute ne nous montre rien sinon les grimaces de la contingence du
monde : il faut à tous les invisibles qui aspirent à la visibilité(le sexe comme
la machination, la honte comme le surnaturel)le cadrage opéré par les lancinantes scansions et fluctuations de la focalisation narrative.
En 2005 paraît Grand Finale, d’un ton beaucoup plus policé, qui vaut à
l’auteur le prix Akutagawa(lui le tient aujourd’hui pour une œuvre ratée). Puis, le roman qui fait suite à Sin semillas, dans le cadre de la trilogie annon15
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
cée, sort en 2010. Comptant mille deux cents feuillets environ, il porte pour
titre Pistils, qui joue sur l’homophonie avec Pistols dans sa transcription japonaise. Le prix Tanizaki lui est décerné la même année, pour la qualité de
sa construction narrative. Une famille dotée de pouvoirs magiques, les
Ayame(le nom signifie iris)
, habite derrière le mont Osanagi, la petite colline de la ville natale de l’auteur, qui va plus que jamais être investi par son
imagination. Prenant pour axe le mystère de la filiation dans cette famille
la transmission à un seul enfant des arcanes de la lignée
―
, la composition
―
du récit et son onomastique obéissent à ce qui se déclare dans le texte être
« la stratégie du végétal ». La narration de la deuxième des quatre sœurs,
Aoba(prénom qui a pour sens feuillage, verdure), alterne avec celle de son
intervieweur, le libraire de Jinmachi, sous la forme d’un journal sur ordinateur. Par sa référence
Bruine de Neige
―
―
outre les renvois au long roman de Tanizaki,
au flower power et à la pensée new age, Abe semble avec
ce roman vouloir redonner forme à la culture de la décennie qui a suivi sa
naissance.
Ses derniers textes
―
Quasar et la treizième colonne(2012), Shikaku
(2013)― confirment l’ambition de l’auteur dont le slogan pourrait être :
rendre au visible, en lui donnant un corps textuel, tout ce qui se dérobe
au-delà et en-deçà de l’image-spectacle. Abe cherche à renouveler à chaque
œuvre sa forme narrative, et ne dénie pas le qualificatif de « formaliste » qui
lui est fréquemment accolé
―
la « forme » désignant chez lui le moyen, dans
l’intention de forger d’autres « styles », de se détacher de la « manière » dont
il est originellement pétri.
En ce sens et en dépit des apparences(un certain mauvais esprit qu’il
se plaît à afficher par exemple),le projet de cet auteur ne s’inscrit nullement
dans le courant d’un détachement ironique à l’égard de l’exercice du roman. Encore moins dans la perspective d’un retour des « possibles » du récit. Sa
préoccupation, je crois, relève beaucoup plus de la recherche d’une homogénéité de la narration et de sa fiction, telle qu’elle a pu être pratiquée et parfois « réussie » durant la dernière période de la modernité littéraire au Japon.
16
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
Pour l’illustrer, je vais m’appuyer sur une très récente postface3 de l’écri-
vain au volume d’une nouvelle édition des œuvres de Nakagami Kenji, qui
réunit deux textes : Mille ans de plaisir et Miracle.
(Mille ans de plaisir(1981), lui, est composé de six récits, tissés dans la
mémoire de l’accoucheuse des Ruelles, la mère Oryû, dans un espace de répétition où chacun des six héros accomplit le même parcours qui le conduit à
la mort précoce. Ils sont tous issus des Nakamoto : c’est la malédiction qui
pèse sur cette lignée, c’est-à-dire le destin que leur réserve de l’autre monde
le Bouddha qui, pour la mère Oryû, se lit clairement dans leurs actes
―
ré-
pétition d’une jouissance dont le lieu est assurément le texte et ses volutes.
Quant au roman intitulé Miracle(89), il débute par une focalisation sur
le père Tomo qui se tient face à la baie de Miwasaki, dans le jardin de l’asile
d’aliénés où il a été enfermé pour éthylisme. L’ancien caïd des Ruelles apprend lors de l’un de ses brefs moments de lucidité que le corps de Taichi,
un jeune chef de la pègre qu’il avait choyé depuis sa plus tendre enfance, a
été retrouvé au fond du barrage dans les montagnes. Surgit alors, sans que
lui-même ne parvienne à décider s’il s’agit ou non encore de l’une de ses hallucinations, la mère Oryû, la sage-femme des Ruelles supposée être morte
depuis longtemps, et s’engage entre eux le long échange qui va retracer la
vie de Taichi, de sa naissance jusqu’à sa mort.)
Voici l’analyse proposée par Abe de ces deux œuvres(une analyse que
je résume en superposant ma voix à la sienne):
Le sang coule fréquemment dans les Ruelles. Pas que du sang : du
sperme, de la cyprine, des larmes, de la sueur. Il y pleut aussi, et abondamment. Les hommes s’abreuvent de saké et s’injectent du philopon. Maculés de sang à la suite d’une échauffourée, ils accourent auprès de la
mère Oryû, la sage-femme des Ruelles, se laver avec l’eau chaude destinée aux nouveau-nés. Mais peut-être tout cela va-t-il de soi puisque ces
hameaux s’étaient bâtis et étendus en comblant le grand étang aux lotus.
17
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
L’idée irrationnelle que le fait d’avoir remblayé l’étang est à l’origine
de tous ses maux est reçue dans les Ruelles comme une vraisemblance,
et les tragédies sanglantes qui s’y succèdent viennent chaque fois consolider cette croyance.
Les récits qui expliquent la mauvaise fortune par cette origine ren-
forcent la ségrégation dont est victime la communauté. Il n’y pas moyen
de savoir de quoi il retourne en vérité sans sortir de la réalité du monde
que forment ces Ruelles, ce qui n’est permis à aucun de ses habitants.
Ainsi, nul n’échappe à la malédiction de l’étang aux lotus, au senti-
ment d’une faute originelle. Les récits, sous forme de ouï-dire ou de légendes, s’enracinent aussitôt et façonnent un système auquel tout un
chacun est contraint de se soumettre. Mille ans puis Miracle décrivent
la règle du jeu qui régit la réalité de la fiction appelée les Ruelles.
Quelle est la cause de la cruelle ségrégation ? C’est encore et tou-
jours, dans la réalité de la fiction configurée par les deux œuvres, la
croyance diffuse en la profanation de l’étang au lotus. En effet, en bien
ou en mal, la plupart des personnages sont convaincus qu’il s’agit bien là
de la différence des Ruelles. Qui n’est pas nécessairement négative,
puisque cette origine est souvent évoquée sous les images du paradis
bouddhiste de la Terre pure, de la volupté et de l’innocence. Mais la
conviction qu’il y a malédiction ne tarde jamais à reprendre le dessus.
La profanation est invoquée de deux façons : avoir souillé et conti-
nuer à souiller l’eau pure qui jaillissait de l’étang ; avoir foulé et continuer à fouler sous ses pieds les magnifiques fleurs de lotus.
Qui donc jette ce maléfice ? Le Bouddha, s’évertue-t-on à répéter,
comme par exemple dans ce passage :
« Le père Tomo se tint un moment sur la terrasse à regarder du
côté des Ruelles où se déroulait la veillée funéraire. “A quoi bon donner
des prières”, souffla-t-il dans son cœur à l’adresse de la mère Oryû et de
Maître Reijo, gagné par le sentiment que, si les choses en étaient arrivées là, jusqu’à cette brusque disparition de l’un des Trois Poteaux des
Ruelles, cela était dû à la malveillance incommensurable du Bouddha à
18
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
qui il déplaisait que les Ruelles fussent à l’origine l’étang aux lotus. »
Le récit du crime originel et du châtiment qui doit s’ensuivre fonc-
tionne à plein : le destin des Ruelles doit répondre à la malveillance infinie du Bouddha qui ne peut tolérer le sort qui a été réservé à son étang
aux fleurs pures. Face à ce récit dont rien ne peut arrêter le cours, les
deux textes peuvent aussi être lus comme l’histoire d’un miracle qui surviendrait pour mettre un terme à son emprise, le projet d’opposer l’imagination du roman au récit qui cloisonne la communauté dans son malheur.
La mère Oryû, la sage-femme qui tient par intermittence le rôle de
narrateur ou plutôt se substitue à celui-ci, bien qu’elle-même soit captive
du Récit de la faute, est parfaitement consciente de l’impossibilité de s’en
extraire : « Il n’en va comme pour les autres récits, il n’y a pas de répit
dans la lecture de ce récit écrit dans le pays du Bouddha au-delà des
cieux », soupire-t-elle les larmes aux yeux.
Or, ces Ruelles comptent une lignée à laquelle un sort plus cruel en-
core est réservé : les Nakamoto auxquels appartiennent les héros des six
récits qui composent Mille ans de plaisir et les quatre poteaux de Miracle(Taichi, Ikuo, Katsu et Shingo). En effet, tous les jeunes hommes
de cette lignée sont voués à la mort précoce à cause de « leur sang croupi en cela que noble ».
Là non plus, nulle explication à la malédiction sinon quelques récits
stéréotypés : en remontant sur sept ou dix générations, l’un d’eux aurait
commis la faute d’ouvrir le ventre d’une bête pleine, ou encore : aurait
envoyé promener un pauvre diable qui réclamait de l’eau sans s’apercevoir que celui-ci était un avatar du Bouddha. Les Nakamoto ne disposent que de ces clichés pour palier à la méconnaissance de l’origine du
malheur qui leur est promis.
Cela signifie qu’en infligeant cette fatalité dont la cause reste invi-
sible, le récit redouble de puissance : la programmation impitoyable de
son système se met en marche tout seul. C’est évidemment intenable
pour ses victimes. Or tout, dans le cours de la fiction, indique qu’ils
19
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
doivent la subir sans fin, par cycles répétitifs.
Et, effectivement, tout le déroulement du récit dans les deux
œuvres sera scandé par les sanglants épisodes dans lesquels, bourreaux
ou victimes, ils seront impliqués.
Un autre leitmotiv se profile alors : leur sang « croupi en cela que
noble » ne cesse de suinter : il goute indéfiniment, chaque fois qu’ils s’injectent du philopon, ou sont blessés. C’est ainsi que Taichi, le héros ou
anti-héros de Miracle, malgré les efforts de la mère Oryû qui essaye de
le détourner d’une telle idée, en conclut que lui aussi est voué à la mort
précoce. Pour les quatre jeunes poteaux des Nakamoto, l’écoulement
forcé du sang a été lui aussi programmé.
Malveillance du Bouddha donc, mais quelle faute auraient-ils donc
commis par le passé qui le fasse enrager à ce point ? Où qu’on en
cherche la réponse dans le texte, ce n’est jamais au bout du compte que
le thème de la profanation de l’étang qui revient. Est-il admissible de
voir les Nakamoto mourir précocement pour cette seule raison ? semblet-on s’insurger contre cette fatalité dans Miracle, en invitant le lecteur à
s’indigner. Pourtant, le jeune Taichi, lui, accepte avec une simplicité déconcertante l’histoire « écrite dans le pays du Bouddha au-delà des
cieux ». Il se convainc très vite que lui aussi est voué au sombre destin
des Nakamoto, et décide que sa mort adviendra lors de ses dix-huit ans.
La mère Oryû se disait, alors qu’il n’avait encore que neuf ans, qu’il
deviendrait peut-être le garçon qui mettra fin au maléfice jeté par le
Bouddha sur les sept générations des Nakamoto, et lorsqu’il atteint ses
vingt-quatre ans, décèle en lui l’éclat qui lui permettra de résister à la
fatalité qui l’attend au sommet de la vitalité
―
jugement qui sera à moi-
tié confirmé, et à moitié démenti.
En effet, en dépit de cet éclat qui défie la fatalité, Taichi ne sera pas
en mesure d’accomplir une telle rébellion. Tant que son action restera
volontaire, celle-ci(la rébellion)sera reconnue comme telle par le Maître
(le Bouddha)et rendue impuissante. Pourquoi ? Parce que les Nakamoto sont doués d’une intuition exceptionnelle, qui leur permet de déceler
20
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
instantanément ce qui se trame dans leur entourage. Comme le dit la
mère Oryû :
« Tomoki le Coq tout comme Tomé des Ronces avaient beau être
du sang des Ruelles, ils n’étaient pas agis comme les Nakamoto par la
volonté des dieux et du Bouddha, aussi ne pouvaient-ils saisir sur-lechamp de quoi il retournait. »
Ou encore :
« L’enfant du Bouddha changeait tout dans les Ruelles. Il n’y avait
pas un des rayons du soleil qui venaient l’arroser qui ne lui eut transpercé douloureusement la peau, et ne pouvaient non plus ne pas lui être pénible la douce et divine pluie du ciel tout comme le vent qui portait le
parfum des fleurs de la ketmie d’été, pourtant Taichi à vingt-quatre ans
ne ressentait pas la douleur comme une douleur et surgissait dans les
Ruelles de l’air de dire que tout y était plaisir. »
Taichi est un enfant du Bouddha aux yeux de la mère Oryû, et cela
veut dire aussi que ses intentions sont immédiatement connues des
cieux, et que sa rébellion est d’emblée vouée à l’impuissance.
D’ailleurs, Taichi reste de bout en bout fidèle au programme du
Bouddha. En mourant à l’âge de trente-six ans, il a peut-être su remplir
son rôle du dernier des sept générations à subir le maléfice. Mais rien
dans le roman ne l’assure. C’est plutôt sa soumission au programme qui
frappe. Par exemple, l’entrain et la fréquence avec lesquels il se purifie
(parfois involontairement)par des ablutions : il va se laver avec l’eau
préparée par la sage-femme après chaque évènement sanglant, se précipite sous les cordes de la tempête, et même, tandis qu’il est séquestré
(durant trois années)
, est aspergé de l’eau que ses ennemis lui jettent
par bassines.
Faut-il alors lire Miracle comme la défaite finale des Nakamoto face
à la puissance du Récit ? On est tenté de le croire, d’autant plus que
Taichi meurt jeté au fond de l’eau croupissante du barrage.
Mais pour qui a lu le roman jusqu’au bout, il peut y avoir une autre
réponse.
21
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
Car le « miracle » qui survient dans les dernières pages, ce n’est ni
la main du Bouddha, ni les oiseaux dorés, ni Taichi renaissant d’un morceau de sa chair, mais celui qui se produit en ce passage :
« “Laissez-moi un peu m’accroupir. Laissez-moi m’allonger un peu”,
s’excusa le père Tomo, haletant sous la douleur, auprès des deux garçons qui le fixaient pour se courber, fermer les yeux en songeant que sa
peau encore mouillée souffrait d’être exposée au vent, et s’étendre lentement dans l’herbe en poussant des petits cris comme s’il jouissait de la
douleur de sa peau si proche du plaisir, quand Mitsuru et Shingo l’interrogèrent d’une voix qui lui parut infiniment lointaine
prend, le vieux ?”, “Ça ne va pas ?”
―
―
“Qu’est-ce qui te
et bientôt lâcher d’un ton conster-
né : “T’a pissé dans ton froc ?”
Tandis qu’il entendait les deux garçons le railler
dans le froc ?”, “T’es tombé bien bas, le père.”
―
“Quoi, il a pissé
, le père Tomo se dit
―
que c’était parce que lui dégustait en continuant de vivre la même vie le
supplice de se voir en ce même monde renaître en des êtres informes
que pouvaient aller au paradis comme en enfer la mère Oryû à même
de se métamorphoser en toute créature et Taichi réduit à un bout de
viande :
“Dites, mère Oryû, Taichi, les appela-t-il en contemplant le ciel d’où
pleuvaient les rayons affûtés. Jusqu’à quand que vous lui demandez de
rester comme ça à Tomoki le Coq.” »
Là-dessus, le père Tomo va se transformer en deux pères Tomo : l’un
se redresse, l’autre reste couché au sol. Mais, plus que sur cet évènement magique, il nous faut porter l’attention sur le phénomène physique
de l’énurésie qui le précède. Car il s’agit bien là de l’unique façon d’ouvrir
une brèche dans la clôture du Récit et d’enfreindre la réalité(c’est-à-dire
la règle du jeu)qui régit le monde de Miracle.
L’expulsion de sang, de sperme, de cyprine, ou encore de larmes, de
sueur ou de salive s’était toujours accompagnée de quelque récit(le
sang renvoyant généralement à celui de la vie et de la mort, le sperme
ou la cyprine à celui du sexe, les autres sécrétions à celui qui relate les
22
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
sentiments et les desseins des protagonistes)
. Si un personnage pleure,
un récit y est aussitôt accolé, de même lorsqu’il crache. Tous ces liquides organiques sont expulsés en fonction du programme établi au
préalable dans le pays du Bouddha au-delà des cieux, dans le cadre de
son projet de restauration de l’étang aux lotus.
Or l’urine du père Tomo s’est écoulée inconsciemment sans passer
par nulle intention, sentiment ou désir
―
lui-même d’ailleurs n’en touche
pas un mot. Son incontinence est une pure singularité, qu’aucune interprétation ne vient réintégrer dans le circuit. Il trompe les yeux du
Bouddha et prend son programme en défaut, en révèle l’incomplétude. Pour la première fois, un dehors des Ruelles peut être imaginé.
Certes, l’incontinence pourrait être renvoyée à la maladie. Mais le
père Tomo qu’on dit avoir été enfermé pour éthylisme dans cet asile de
la baie de Miwasaki était-il vraiment un malade ? A en juger par le passage suivant, la réponse demeure suspendue :
«(……)C’est que j’ai joué au fou à l’heure du repas pendant tout ce
temps, pour me préparer à ce jour. J’ai aboyé, j’ai braillé tant que je
pouvais. Et c’est enfin arrivé. Je vois maintenant qui il faut frapper. Parce que j’ai longtemps rongé mon frein, hein. C’est vivre ou mourir. Ça m’est égal d’y passer. M’en fous qu’on me crible de balles. Mais je
veux venger celui que j’ai chéri. Faire semblant d’être fou dans un asile,
ça n’est rien du tout pour moi. ―
Tu faisais semblant d’être fou, le père Tomo ? demanda Mitsuru. L’autre père Tomo lui renvoya un sourire malicieux. »
Malade ou pas, le père Tomo voit « maintenant qui il faut frapper ». Il a alors le sentiment que « toute la création, sous les cieux et au-delà,
sur terre et en deçà, n’est que le rêve que fait quelqu’un », et, grâce à
son incontinence, décèle le mécanisme du monde pour s’apprêter à réécrire son programme. Son dédoublement, en Tomo couché et en Tomo
debout, n’en est que la conséquence.
Pourquoi lui fallait-il s’étendre parmi les touffes d’herbes du jardin
de l’asile et jouer à se transformer en l’énorme poisson ? On peut suppu23
Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
ter qu’il feignait de se soumettre à la volonté malveillante du Bouddha
qui avait programmé le retour du monde à l’état d’étang aux lotus. Auquel cas, sa stratégie aura porté ses fruits, après ces longues années
marquées par le sacrifice des Nakamoto, auquel est venu s’ajouter celui,
final, de Taichi.
Le père Tomo s’éveille et se redresse à la fin du roman pour expé-
dier au paradis le père Tomo qui se couche dans l’herbe en se prenant
pour l’immense poisson(il s’agit d’un kue). Il devient l’autre père Tomo,
qui n’est plus ni Tomoki le Coq ni l’un des trois poteaux des Ruelles
mais un père Tomo qui tombe en enfer sans plus pouvoir devenir ne serait-ce qu’un kue, un père Tomo qui réécrit son présent. Ce qui n’a pas
encore été raconté, mais n’en est pas moins un possible ouvert sur un
nouveau monde
―
sur un nouvel enfer.
Je traduis maintenant, mot à mot, les dernières lignes du texte d’Abe :
« Mais, sans doute, cela aussi sera-t-il récupéré comme une simula-
tion de la folie par un « récit » préexistant. Car la transformation en récit ne connaitra jamais d’arrêt. Chaque fois que le corps expulsera un liquide, celui-ci sera classé comme une intention, un sentiment ou un désir
pour passer dans le circuit de l’interprétation. Quelque légende ou affabulation ne manquera-t-elle alors de se manifester. Et le lecteur ne
pourra que se rendre de nouveau à l’évidence qu’il n’y a pas de fin dans
la lutte contre le Récit.
Pourtant, même s’il en est ainsi, le père Tomo nous rappellera peut-
être que le corps malgré lui pourrait laisser couler de l’urine.
C’est pourquoi, combien de fois serions-nous récupérés par le Récit
préexistant, que nous n’aurons d’autre choix que de recommencer à
« faire semblant d’être fou ». Afin d’atteindre cet instant miraculeux
qu’est l’incontinence, nous referons des centaines et des milliers de fois
semblant d’être fou. Car nous sommes convaincus que c’est là l’unique
sens qu’il y a à écrire aujourd’hui le roman. »
Voilà pour le digest de la postface d’Abe Kazushige aux deux romans de
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Visibilité de l’énonciation dans le roman japonais contemporain
Nakagami Kenji, auquel je vais ajouter le mot de la fin : le roman comme simulation de la folie, dans l’attente d’une rupture du semblant construit par le
Récit, de l’instant où le narrateur va pouvoir se départir du rôle qui lui est
imparti et arracher, à l’invisibilité que délimite le récit, une présence qui serait, peut-être, la sienne.
Notes
1 大浦康介編『フィクション論への誘い』(世界思想社,2013 年),290-291 頁。
2 渡辺直己著『日本小説技術史』(新潮社,2012 年)。
3 中上健次集 七 千年の愉楽,奇蹟(インスクリプト,2012 年),478-506 頁。
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