Les images du féminin - Département d`histoire

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Transcript Les images du féminin - Département d`histoire

Le féminin, ses représentations «naturelles»
et l’image du corps social masculin
Guy Lanoue, Université de Montréal, 2010-14
http://img.dailymail.co.uk/i/pix/2008/02_03/pupilsSPLIT_468x662.jpg
Le corps protagoniste
Le corps, comme dit Jacques Le Goff (Une histoire du corps au Moyen Âge, 2003), a
souvent été ignoré par les penseurs (de la tradition occidentale, il faut ajouter), qui le
reléguaient au domaine naturel et donc «faible» et «passif» face aux forces hypernaturelles
et souvent mal comprises de la nature (ou, on pourrait ajouté, des forces hyperpuissantes
représentées par l’État). C’est Marcel Mauss, sociologue et anthropologue français, qui a
souligné pour la première fois («Les techniques du corps», p.7, communication de 1934
publiée en 1936, souvent réimprimée dans des collections diverses) que s’assoir, s’étendre,
dormir, et surtout marcher ne sont pas des conditions passives, qu’elles sont des actionsconstructions, les technologies du corps:
«Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me demandais où j’avais déjà vu des
demoiselles marchant comme mes infirmières. … Je trouvai enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je
remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche; les jeunes filles étaient françaises et elles marchaient aussi
de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. … La
position des bras, celle des mains pendant qu’on marche, forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un
produit de je ne sais quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement psychiques.»
Il m’est difficile d’illustrer ici les formes de marche, alors je vous présente des femmes debout:
Américaines, années 1930,
membres d’un club de golf
Européenne, années 2000
Notez le placement des pieds,
le degré de déhanchement
signalé par la flexion du
genou droit, et la position des
épaules (partiellement cachés
par la coiffure).
http://www.womenseastern.org/images/8%20women
%20standing%20on%20course.jpg
http://www.style.com/blogs/stylefile/wp-content/uploads/plaid.jpg
Construire le féminin
http://www.genders.org/g49/webertice2.jpg
En 2004, la chaine FOX propose The Swan, téléréalité centrée sur la transformation (diète, chirurgie
esthétique) en «cygnes» de ces femmes. De groupes féministes et d’autres protestent et l’émission est
retirée après deux saisons. Quels sont les éléments qui définissent la beauté? Visiblement, le «big hair»,
les dents blanches, les courbes plantureuses, et le «déhanchement immobile».
Pourquoi les femmes ont-elles de cheveux longs?
Le corps du Moi et le corps du Social
Il n’est pas important si les cheveux féminins sont coiffés pour souligner leur
longueur; même en chignon ou tressés, les cheveux longs ont plus de volume et
donc font paraitre la tête plus large, et en conséquence les épaules paraissent
plus petits. Réduire la musculature (qu’il s’agit d’un homme ou d’une femme)
est en fait féminiser le corps. L’image d’une tête trop grosse pour le corps est
également une forme de synecdoque, où une partie du corps domine les autres
parties, effectivement annulant leur importance; le féminin
est relativement
http://www.hairstyleslibrary.com/images/Long%
immobile.
20Curly%20Wedding%20Hair%20Styles%20005.jpg
L’auriculaire soulevé est reconnu partout (en Occident) comme symbole de
raffinement et donc comme métaphore de la classe supérieure, même dans
cette parodie. Pourquoi? Parce que ce geste communique le message que la
main à ce moment n’est qu’un instrument de socialité; les doigts ne sont
pas déformés de façon permanente par des années de travail manuel,
courbés parce qu’ils sont prêts à empoigner le manche d’un outil. Ce geste
n’est pas spécifiquement limité aux femmes, mais il appartient néanmoins à
l’univers féminin, car un homme qui l’adopte sera parfois jugé efféminé.
http://fifty2resolutions.files.wordpress.com/2009/08/tea4.jpg?w=480&h=360
Le déhanchement stationnaire (car on peut également marcher ainsi, en raccourcissant
la distance du pas, et donc obligeant les hanches à un mouvement exagéré pour
compenser) est une pose typiquement féminine, où le poids du corps est posé sur une
jambe. Le résultat est un positionnement décontracté, où la femme signale qu’elle n’est
pas immédiatement sur le point de bouger, de sauter ou de marcher. Elle souligne
l’immobilité et donc l’impuissance, à différence des hommes censés dégager l’image de
la puissance explosive.
Bref, nos corps ne nous appartiennent pas; ils sont des
champs de bataille où le Moi affronte le Nous. Pour les
femmes, ce Nous, le corps social, est masculin.
http://www.outblush.com/women/images
/2009/10/duke-duchess-hook-eye-pencil-skirt.jpg
http://i126.photobucket.com/albums/p83/cherijoli/Scenery/couple-on-beach.jpg
*Je ne parle pas des motivations ou raisons pour cette
allure, qui, comme le petit doigt soulevé signe du statut
«raffiné», est un symbole tellement iconique qu’il peut
être consciemment ironisé ou inconsciemment
somatisé.
Il y a deux raisons pour le déhanchement qui devient un
stéréotype de la démarche féminin «sexy»*: a) quand
une personne qui marche place ses pieds sur une ligne
imaginaire étroite, l’un devant l’autre, les hanches (et
donc les fesses) oscillent dans la direction opposée pour
équilibrer le corps; b) quand une femme (normalement)
fléchit sa jambe au genou pour signaler qu’elle n’a pas
de hâte, cela limite sa vitesse. Inconsciemment, elle va
déhancher pour augmenter la distance du pas sans
augmenter le jet de la jambe. Les deux pas sont
inconsciemment motivés par la même structure
sémiotique – limiter
l’impression qu’elle est «en
mouvement». Bref, ce sont
des métonymies du féminin
qui se définit en limitant le
nombre de signifiants
(synecdoque) ou, dans ce
cas, en boitillant les signes
de l’agir; la femme devient
donc plus passive, et le
masculin devient la norme
pour définir l’agir.
Mâle, 20 ans, américain:
Longueur moyenne, jambe supérieure, cm.
Taille moyenne, cm
Proportion jambe/taille
Femelle, 20 ans, Américaine:
Longueur moyenne, jambe supérieure, cm
Taille moyenne
Proportion jambe/taille
Femelle, tous les âges, américaine:
Longueur de l'enjambée, moyenne, cm
Proportion, enjambée/taille
Mâle, tous les âges, américain:
Longueur de l'enjambée, moyenne, cm
Proportion, enjambée/taille
42.2 *
176.3
23.9%
38.0
162.2
23.4% **
67.0
41.3%
76.2 ***
43.2%
Bien qu’il semble
que les femmes aient
les jambes plus
longues comparées
aux hommes, ceci est
vrai uniquement pour
les modèles et pour
certaines actrices.
Les deux gendres ont
plus ou moins les
mêmes proportions.
http://www.bartcop.com/oscar-winning-legs.jpg
Les hommes et les femmes ont de proportions du corps presque identiques, tenant compte de la taille: la différence
de la jambe supérieure est seulement de 0.5% en faveur des hommes. Cependant, les hommes mesurent en
moyenne 14.1 cm de plus que les femmes avec une enjambée 9.2 cm de plus longs, qui se traduit dans une
proportion de 41.3 (femmes) à 43.2 (hommes), tenant compte de la taille. Autrement dit, les femmes prennent des
enjambées qui sont, en moyenne, 41.3% de leur taille, et les hommes 43.2%. Donc, comparé aux hommes, le pas
féminin est plus petit par rapport à sa taille.
* Le CDC (Center for Disease Control, l’organisme médical principal des États-Unis) n’a pas publié la longueur moyenne de la jambe
entière, mais le fémur est considéré comme plus indicatif de la taille que le tibia.
** "Anthropometric Reference Data for Children and Adults: United States, 2003–2006", by Margaret A. McDowell, Ph.D., M.P.H.,
R.D.; Cheryl D. Fryar, M.S.P.H.; Cynthia L. Ogden, Ph.D.; and Katherine M. Flegal, Ph.D.; Center for Disease Control, National
Health Statistics Reports Number 10, October 2008; Ref: http://www.cdc.gov/nchs/data/nhsr/nhsr010.pdf
*** Ref: http://walking.about.com/cs/pedometers/a/pedometerset.htm
La femme sémiotique
La métaphorisation pour les femmes a tendance à diminuer leur pouvoir sémiotique parce
qu’elles sont souvent transformées en des signifiants partiels et affaiblis et donc incapables de
«s’attacher» aux signifiés de la communauté:
•
•
•
•
- quand une femme utilise un parfum, elle se transforme en fleur ou en
animal sauvage en chaleur (plusieurs parfums sont préparés à la base de
glandes anales des animaux comme le castor).
- quand elle porte des vêtements intimes «sexy», elle érotise uniquement
certaines parties de son corps, même des parties non érotisées par d’autres
cultures; p.e., les seins, surtout en Occident, sont souvent considérés comme
érotiques quand ils font partie de l’identité maternelle de la femme.
- quand elle porte des vêtements haut de gamme, c’est elle qui doit s’adapter
aux vêtements, non l’inverse, car la moindre déviation d’un modèle standard
(et non-naturel) du corps est soulignée par ces vêtements.
- le maquillage met l’accent sur la bouche et sur les yeux; il s’agit de la
néoténie (limiter l’identité aux traits typiques d’un enfant).
Bref: la métaphorisation de la catégorie «femme» à tendance à mettre l’accent sur ses parties composantes plutôt
que sur l’ensemble. Normalement, la métaphorisation ajoute des dimensions de signification, en proposant de
lier le concret à certains aspects du monde imaginaire auquel il n’y a pas normalement de liens dans la
sémantique simple; par exemple, un homme devient plus masculin, plus «membré», grâce à sa voiture sport à
gros cylindre. En contraste, pour devenir «plus féminine», une femme ne peut pas facilement invoquer les
mêmes liens métaphoriques aux objets comme le font les hommes, sauf si ceux-ci établissent une synecdoque
entre la femme et l’objet (p.e., la lingerie intime); autrement dit, la métaphorisation du féminin enlève de
couches de signification pour la réduire à ses particules élémentaires – une odeur animale, une sexualité trop
prometteuse, un vêtement coupé pour qu’il souligne certaines parties du corps, les lèvres charnues et les yeux
grands qui annulent les autres éléments du visage.
Baby Faces
/
Le photographe Douglas Perrett a récemment (02-12) publié un livre Wild Things, qui réunit de
photos polaroids de modèles renommés (2000-2010), à leur début et sans maquillage. Sans utiliser
la photogrammétrie pour obtenir de résultats précis, on note immédiatement la grosseur des yeux
(soulignée par la distance exagérée qui les sépare), de bouches relativement pulpeuses, et de petits
nez: les traits classiques de la néoténie. Il y a beaucoup de variation dans la forme des visages,
mais deux constants: elles ont un aspect enfantin pour leur âge, et contraire à l’idée répandue
qu’elles sont engagées par les agences de publicité grâce à que leurs corps minces, ce sont les
visages particuliers qui intéressent les directeurs artistiques: ce sont des photos de distribution.
Toutes les images sont tirées du site: http://trendland.net/wild-things-book-makeuplessmodels-from-casting-pola, consulté le 18-02-12)
Le « problème » de la catégorie « femme »: pas de « solution ». Pourquoi?
http://i.4cdn.org/b/src/1397565185552.jpg
Le sexe du corps social
Qui mieux protège l’Amérique, Captain America ou Wonder Woman? Voici
quelques indices: 1) elle est d’origine amazonienne* et donc orientale; 2)
son pouvoir vient de ses bracelets et de son lasso (il n’est pas inné; que faitelle si quelqu’un lui chipe ses bracelets ou qu’elle oublie son lasso à la
maison? On connait les femmes … ); 3) elle dévoile son corps plutôt le
cacher comme les autres superhéros; 4) apparemment, elle souffre d’une Ne pas confondre le
corps social tel
scoliose et ne peut se tenir droite; séduisante, oui; athlète, non; 5) pire, elle
qu’exposé ici (dans
porte le drapeau américain sur son sexe!
le sens inspiré par
Hobbes) avec la
dimension corporelle
du Moi intime qui est
hypersensible aux
autres (voir The Body
Social de Anthony
Synnott, Londres,
1993).
http://geeksofdoom.com/GoD/img
/2008/11/2008-11-09-wonder_woman.jpg
http://www.mediabistro.com/fishbowlLA
/original/captain%20america.JPG
http://www.robertocampus.com/wp-conten
t/uploads/post_photoshop-tutorial-wonde
r-woman-step-5-painting-darker-shadows.jpg
* Selon Hérodote (Histoires,
t.4), une tribu située dans la
zone des Sarmates (peuple
d’origine iranienne)
aujourd’hui en Ukraine
Matrilinéarité ou patrilinéarité?
L’unique combinaison qui crée une représentation d’un univers social avec trois composants
Ici, il s’agit d’une représentation de l’imaginaire tsimshian : mariage matrilatéral avec la
cousine croisée (1), la filiation matrilinéaire (2), et résidence initiale patrilocale (3). Modifier
n’importe de ces trois dimensions crée une représentation dyadique (avec deux composants, pas
trois); la patrilinéarité crée uniquement des modèles dyadiques et donc relativement fermés,
mais la matrilinéarité peut modeler un monde imaginaire ouvert et étanche.
Le pouvoir et le genre
Le pouvoir individuel est un trait complexe,
mais la capacité d’agir de façon efficace dans
le social («le pouvoir» tout court) dépend en
partie de la confiance (ou de la peur) des
autres, qui est accordée à une personne selon
le nombre et l’importance des signes partagés
qu’il maitrise (le capital culturel de
Bourdieu). L’image du corps social est donc
importante, car elle est un point de repère, une
porte d’entrée à d’autres ensembles
symboliques. En principe, il est infiniment
partageable mais également infiniment
divisible, car il est lié métaphoriquement à
tous les autres symboles de la communauté. Il
peut donc signaler un degré de
métaphorisation – plus on peut s’identifier
avec le corps social (c.-à-d., plus on peut
métaphoriser le Soi et le projeter vers les
signes de la communauté), plus grand est
l’accès à d’autres métaphores de la
communauté, qui devient de métonymies du
Soi. Malheureusement pour les femmes, cette
métaphore du corps social est mâle, et donc
elles n’ont pas un accès facile aux autres
symboles, soit de la communauté, soit du Soi
social.
http://www.listeningtocities.net/ltcarchive/ltcimages/leviathan.jpg
La couverture de Leviathan (1651) de Thomas Hobbes
(qui précise l’idée du contrat social) évoque un monstre
biblique (du même nom) avec un pouvoir absolu. Cette
image est souvent considérée comme synonyme du
corps social grâce au sujet de Hobbes (le contrat social
et l’État) et par l’illustration: le corps du monstre (ici,
pourvu de la couronne de la souveraineté) est composé
de centaines d’individus. Le pouvoir du monstresymbole de la souveraineté de l’État dérive du degré
auquel l’individu réussit d’adhérer à la culture de
l’État.
Le corps comme symbole de la société n’est pas nouveau
(voir John O'Neill, Five Bodies: The Human Shape of
Modern Society, Ithaca, 1985). Des philosophes romains tels
que Sénèque et Cicéron l’utilisaient pour conceptualiser
l’empire guidé par le «père» et par la «tête», l’empereur.
L’idée du corps comme analogie émerge pour la première
fois en Platon, pour lequel «corps» était substance. Par
exemple, en Timée (écrit en forme de dialogues c.360 à
J.C.), Platon se réfère au corps du cosmos (qui signifie
«ordre» et harmonie pour les Grecs). Nous utilisons
toujours cette expression pour parler des
astres, les «corps célestes». La société
devrait, selon lui, normalement ressembler
à un corps humain sain qui n’a donc pas
besoin d’intervention médicale. Le corps
politique, donc, n’est pas uniquement un
rapport de complémentarité entre les
«organes» sociaux où l’un dépend de
l’autre (comme l’utilisait Herbert Spencer
2000 ans plus tard), mais se réfère à un
processus d’équilibre naturel dans le
http://publishing.cdlib.org/ucpressebooks/data/13030/n4/ft4m3nb2n4/figures/ft4m3nb2n4_0008
2.jpg ; Sherman, Claire Richter. Imagining Aristotle: Verbal and Visual
domaine politique qui dérive de la
Representation in Fourteenth-Century France. Berkeley: University of
perfection incarnée par un Créateur.
California Press, c1995 1995. Ici, un manuscrit médiéval, Avis au Roys
http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft4m3nb2n4/ photo:
The Pierpont Morgan Library, New York) 89 24.
Avant l’empire: le corps troublé à ses origines
En 491 a.J-C., 20 ans après qu’on a exilé le dernier roi de Rome, les Plèbes quittent la ville pour protester leur
traitement de la part des Patriciens. Ils sont allés à Mons Sacer, aujourd’hui Monte Sacro, ou Remus avait voulu
fonder sa ville Remuria (Tite-Live, vol. 1, Bk. II, chap. xxxii).* Voulant les convaincre de rentrer et d’assumer leurs
fonctions, les Patriciens envoient un délégué, l’ex-Consul Agrippa Menenius, “un homme éloquent, acceptable au
peuple parce qu’il était issu de leur rang” (Livy, Ibid.). Agrippa leur ait adressé avec une langue “dépassée” et
“grossière” :
“‘At a time when the members of the human body did not, as at present, all unite in one plan, but each member had
its own scheme, and its own language; the other parts were provoked at seeing that the fruits of all their care, of all
their toil and service, were applied to the use of the belly; and that the belly meanwhile remained at its ease, and did
nothing but enjoy the pleasure provided for it: on this they conspired together, that the hand should not bring food to
the mouth, nor the mouth receive it if offered, nor the teeth chew it. While they wished, by these angry measures, to
subdue the belly through hunger, the members themselves, and the whole body, were, together with it, reduced to the
last stage of decay: from thence it appeared that the office of the belly itself was not confined to a slothful indolence;
that it not only received nourishment, but supplied it to the others, conveying to every part of the body, that blood, on
which depend our life and vigour, by distributing it equally through the veins, after having brought it to perfection by
digestion of the food.” Applying this to the present case, and showing what similitude there was between the
dissension of the members, and the resentment of the commons against the patricians, he made a considerable
impression on the people’s minds” (Livy, Ibid.; cette traduction anglaise normalisée de 1803 saute la dernière phrase
du discours d’Agrippa: Sic senatus et populus quasi unum corpus discordia pereunt concordia valent: “Donc, le
Sénat et le peuple, un corps seul, avec le discord périssent et avec l’harmonie survivent”). Il est clair que ce discours
est fictif, mais cela veut dire que la métaphore du corps social était si bien établie à l’époque de Tite-Live qu’il
pouvait l’invoquer pour décrire la naissance de la République.
* The History of Rome by Titus Livius. Translated from the Original with Notes and Illustrations by George Baker, A.M., First
American, from the Last London Edition, in Six Volumes, Peter A. Mesier, New York (Lat: Ab Urbe Condita), 1823; il y a plusieurs
versions disponibles sur l’internet.
Parfois, le discours censé être intellectuel se réfère au patriarcat judéo-chrétien (p.e., voir G. Lerner, The
Creation of Patriarchy, New York, 1986; S. Walby, Theorising Patriarchy, Oxford, 1990), mais l’idée d’un
corps masculin comme symbole de la communauté n’est pas chrétienne, car les Grecs et les Romains
l’utilisaient. Elle n’est pas non plus une simple justification pour la domination masculine (qui existe, mais,
nous le savons empiriquement, qui n’a pas besoin d’un symbole si abstrait pour s’imposer). L’idée du corps
social est une évolution du symbolisme totémique des peuples tribalisés sur le point de se transformer en
chefferie ou en État (les Grecs et les Romains, respectivement). Par exemple, les Grecs mycéniens (de l’Âge
de bronze) attribuaient à leurs dieux des fonctions sociales, représentées par diverses espèces: Apollon et
l’abeille (et le corbeau), Déméter et le grain, Héra et la grenade, Aphrodite et la
pomme, Zeus et l’aigle, Poséidon et le cheval, Dionysos et la vigne, Hermès et le
serpent, Athéna et le hibou, Arès et le vautour, pour ne pas mentionner la polysémie
complexe qui entoure les personnages mineurs (comme, p.e., Narcisse ou
Hyacinthe). Autrement dit, chaque membre du panthéon représente une fonction ou
qualité (p.e., la force, la communication, la passion, la sagesse), symbolisée par une
ou plusieurs espèces naturelles; ces dernières deviennent des symboles
polysémiques (p.e., le hibou est signe d’Athéna et métonymie de la sagesse).
Quelque siècles plus tard, les philosophes « scientifiques » (p.e., Platon) ont
simplement réuni toutes les diverses fonctions dans un seul symbole forcement très
abstrait, le corps. À fur et à mesure que leurs communautés se diversifiaient avec la
conquête et la colonisation de peuples étrangers, plus voulaient-ils remplacer le
panthéon polymorphe avec un seul symbole capable d’exprimer l’unité dans la
diversité, le corps. Les résidus de cette pensée totémique se trouvent dans l’idée que
les organes individuels correspondant à des fonctions sociales se trouvent dans la
pensée médiévale (voir diapo précédente) et dans l’œuvre de Herbert Spencer au
19e siècle (System of Synthetic Philosophy, 10 tomes, 1862-92), où il caractérise la
société moderne comme un organisme, avec des composants hautement
différenciés.
Society and its Reflection, A. Campan, 2012
«Le roi est mort, vive le roi»
À l’époque médiévale émerge la théorie des deux corps du souverain, dont les
origines sont incertaines, car l’idée avait survécu dans les œuvres classiques.
La souveraineté censée passer du peuple au roi au moment de son investiture,
selon la même fiction, se transmettait automatiquement au corps souverain du
successeur au moment précis de la mort du corps biologique de l’ancien roi. Le
roi, donc, possédait deux corps, l’un corruptible et biologique, l’autre mystique
et éternel qui était le siège de la souveraineté (voir Ernest Kantorowicz, The
King's Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, 1957).
Inévitablement, les images du corps social et du corps politique fusionnent. Le
corps social est donc une métaphore à double sens, de la société «souveraine»
(évidemment, une fiction héritée des Romains, car il est difficile à imaginer
que les élites médiévales y croyaient vraiment) et pour le corps mystique du roi
qui était censé, littéralement, l’incarner. L’idée d’un corps incorruptible a
probablement été alimentée par le désir de vaincre le chaos politique et
économique qui a dominé l’Europe occidentale après la chute de l’Empire
http://www.bl.uk/learning/images/bodies/illustrations/zodiac-man-lg.jpg romain. Plus se dégradaient les conditions de vie, plus une telle théorie,
parfaitement cohérente avec l’idée du Paradis éternel comme antidote du vécu
L’influence des constellations sur diverses parties du
imparfait, devait se présenter comme une alternative alléchante. L’idée a
corps, Europe, 1399 (British Library)
survécu la Réforme protestante du 16e siècle, car le rejet de Rome
lancé par Luther en 1517 n’était pas motivé par un refus de la théologie catholique, mais par de sentiments
communautaires (et, plus tard, nationalistes) comme réponse à l’individualité qui trouve de l’appui avec des schémas
humanistes qui émergent à la Renaissance. On dit que le Protestantisme favorise l’individualisme (comme ont noté
Weber et Durkheim), mais en limitant le rôle de l’Église comme intermédiaire entre la personne et Dieu, la
communauté nationale peut fleurir en même mesure qu’émerge le concept de l’individu autonome. (Il faut mentionner
que les néo-bourgeois de l’Europe septentrionale protestante réagissaient à l’argent siphonné de leur économie par
Rome, et donc voulaient leur propre église). Le nationalisme a simplement renforcé l’idée d’un «corps» populaire guidé
par la «tête» souveraine; plus les différences de pouvoir se creusent, plus les idéologues sont-ils aptes à invoquer l’idée
que la société est une construction «naturelle», comme le corps, et donc, inviolable et inchangeable.
La grande déesse
Depuis la publication Le droit maternel (Das Mutterrecht) de J.J. Bachofen en 1859, la question de la
représentation du féminin intrigue les penseurs modernes. Il y a-t-il un «principe» féminin qui
dominait les sociétés antiques (pré-Indo-européennes; voir, p.e., l’archéologue d’origine lituanienne
Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, Paris, 2005 [1991]), et la représentation du féminin est-elle
l’expression du désir de symboliquement incarner la vie et la prospérité (surtout pour des peuples
«primitifs» censés être sensibles aux vicissitudes de la nature)? Ces questions troublent la pensée de
Freud, Jung, Bettelheim, et se concrétisent dans l’œuvre classique d’Erich Neumann, The Great
Mother (Die Grosse Mutter, version anglaise, Princeton, 1955), qui s’inspire de la notion d’archétype
de Jung. Pourquoi sommes-nous troublés par l’idée d’une «grande mère» prototype du féminin? Des
approches non-académiques abondent: p.e., la première œuvre de la Blavatsky (fondatrice de la
Théosophie) s’intitule Isis Unveiled (New York, 1877).
http://eternalfeminine.wikispaces
.com/file/view/woman_book.jpg
http://www.psychanalyste-paris.com/
local/cache-vignettes/L300xH300/I-2-2ed50.jpg
Marie-Madeleine ou Saint-Jean
dans La Cène de Da Vinci,
l’inspiration pour Dan Brown
Femme avec livre et stylus,
fresque, Pompéi, 1er siècle a.J.-C.
http://www.wilsonsalmanac.com/
images1/great_mother_sm.jpg
Artémis, dans sa forme de maitresse des animaux
Les « Venus » paléolithiques
Venus est la déesse romaine de l’amour, du sexe et de la fertilité. Elle serait, selon le
poète Virgile (qui écrit une version « officielle » de l’histoire de l’empire), la mère
d’Énée, le père fondateur des peuples latins (grâce à sa femme, Lavinia fille de
Latinus, un roi local) quand il arrive en Italie centrale après la chute de Troie.
Ces statuettes (souvent mesurant moins de 10 cm) ont été retrouvées dans une zone
s’étendant de l’Europe occidentale (sauf l’Espagne) jusqu’à la Sibérie. Elles ont de
dates entre 35,000 to 11,000 a.p., mais la plupart sont gravettiennes (nom utilisé
uniquement pour les exemples de l’Europe occidentale), entre 30 et 20k a.p. Dans
l’ensemble, l’art portative de l’époque n’est pas homogène, avec des images abstraites,
mâles, et même hermaphrodites, mais certains* estimaient que 60% représentent des
femmes : hanches, cuisses et seins généreux, avec de petits mains et pieds; leurs
visages n’ont pas de détails. Cette emphase semble souligner qu'elles sont liées à la
fertilité et à l’abondance.
* Margaret Beck, “Female Figurines in the European Upper Paleolithic: Politics and
Bias in Archaeological Interpretation”, pp.202-14, A.E. Rautman (ed.), Reading the
Body: Representations and Remains in the Archaeological Record, U. Pennsylvania
Press, Philadelphia, 2000
Exemples divers de figures vénusiennes et de leur centre visuel
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/com
mons/6/6b/Venus_of_Brassempouy.jpg
Mais notez la Vénus de
Brassempouy (« La dame à la
capuche »), une image assez
réaliste d’une femme (mais sans
corps, et sans bouche)
découverte en 1894. La statue
d’ivoire a 25k ans. Cette image,
et la conviction que les artistes
étaient primitifs, ont
convaincu l’archéologue qui les a découverts qu’ils s’agissaient d’images réalistes, et donc sans symbolisme (R. White,
« The Women of Brassempouy… », Jour. Arch. Research and Theory 13(4), 2006, p.277). Elles invoquaient des images
qui arrivaient en Europe à l’époque de certaines femmes africaines atteintes de stéatopygie. En fait, La Dame à la
capuche a toujours été conçue et sculptée sans corps (selon White), et donc n’est pas une Vénus. Enfin, White note que
les proportions ne correspondent pas à des populations humaines; elle vivait donc dans l’imaginaire paléolithique.
Les images «vénusiennes» et leur emplacement en Europe
Dans certains reportages télévisés des
dernières décennies, certaines interprétations
prétendent que ces figures vénusiennes (il y
en a de centaines, de l’Ukraine à la France)
témoignent la présence d’une culture
matriarcale antérieure à l’arrivée des Indoeuropéens patriarcaux, parce que ces statues
soulignent des traits «féminins» - seins
énormes, hanches généreuses et ventre
«enceint». Cependant, pourquoi les artistes
ont-ils ignoré les traits du visage? Les
images de rois à la tête de peuples
patriarcaux n’ignorent pas le visage pour
souligner les signes classiques du pouvoir
masculin: le sexe masculin, épaules larges,
biceps gonflés, etc. L’absence de traits du
visage semble signifier que les artistes ne
voulaient pas souligner l’individualité mais
la communauté.
Sans tête; Allemagne, 35,000 a.J.-C.
La plus vieille représentation du corps humain (La
Vénus de Hohle Fels, ou Vénus de Schelklingen)
découverte en 2009. Les premières statues de ce genre
datent de cette époque. (6 x 3,5 cm)
La plus récente serait la venus de Hradok, 4,000 a.J.-C, découverte en Slovaquie
actuelle. Cette photo est du monument érigé par le gouvernement pour encourager
le tourisme, mais il est possiblement altéré: dans l’original, les seins semblent avoir
été coupés ou transformés par une 2e main, détail ici minimalisé (malheureusement,
cette statue est tellement commercialisée qu’il n’est pas possible à la reproduire
même pour de fins pédagogiques; cependant, voir
http://farm6.static.flickr.com/5220/5481846319_f505c32f3a.jpg). Cette figure est la
plus «naturelle» des Vénus européennes, donc la moins «déformée» par l’obésité;
cependant, elle est assise, une métaphore puissante de l’immobilité et donc de la
continuité.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/2d/V%C3%A1rad_V%C3%A9nusz2.jpg
La plus renommée, La Venus de Willendorf
Image prototype parce qu’elle correspond à de notions assez « victoriennes » de la
femme-objet sexuel et source de fertilité; la plupart des exemples de l’art portatif de cet
époque ne sont pas si « abondantes »
Les communautés qui ont produit
ces symboles étaient plus fragiles et
moins intrusives comparées aux
sociétés d’aujourd’hui: les
chasseurs vivent une grande partie
de leur vie en petits groupes isolés;
les personnes ne vivent pas si
longtemps, ce qui mine l’idée de
continuité sociale. Dans ce
contexte, la survie est mieux
représentée par un corps immuable.
Le gras de ces femmes obèses, dans
un contexte où les personnes sont
normalement très maigres, est
censé cacher les transformations
physiologiques typiques des
femmes; loin d’exaucer la fertilité,
le gras la cache.
Malheureusement pour l’analyse scientifique, ces images du féminin ont souvent été utilisées pour
appuyer l’idée de la «Vieille Europe» matrifocale, une idée popularisée par Gimbutas. Elle propose
(The Goddesses and Gods of Old Europe, Berkeley, 1974) que l’Europe néolithique fût peuplée de
tribus matrifocales et «gynocentriques», c’est-à-dire matrilinéaires et possiblement matriarcales,
avant l’arrivée des Indo-Européens patriarcaux et androcentriques arrivés de l’Asie centrale, de
l’Anatolie, ou du steppe pontique. Le problème est une de continuité et de l’interprétation des
données. Les images du féminin ne constituent pas un lignage ininterrompu qui pourrait incarner un
principe gynocentrique en Europe. Certainement, les idées de Gimbutas ont été manipulées pour
appuyer des interprétations féministes et «new age» du passé, qu’il existe un «complot patriarcal»
qui vise à supprimer le pouvoir féminin. Malheureusement, telles interprétations se basent sur l’idée
que les figures vénusiennes représentent de femmes enceintes ou qui allaitent, et donc représentent la
maternité et le pouvoir du féminin. Ces idées ont été mises en doute, mais souvent pour de raisons
politiques ou même erronées; voir Cynthia Eller, The Myth of Matriarchal Prehistory, Boston, 2000.
Selon Gimbutas
(Civilisation of the
Goddess, 1991), ceci
ferait partie du système
d’écriture de la Vieille
Europe. La majorité des
linguistes dispute que ces
signes constituent un
système d’écriture.
http://www.earthfiles.com/images/news/B/Brazil16CherhillLuSymbol.jpg
Une autre, sans tête et sans pieds
Celles-ci sont certainement de symboles de la communauté et non pas des représentations de femmes
individuelles parce qu’elles n’ont rarement de visages ou même des têtes; elles sont les premiers
symboles du corps social, en version féminine.
La femme réaliste, mésolithique
La représentation de la femme
corpulente est un choix artistique et
non le résultat d’une incapacité de
représenter les sujets selon une
esthétique naturelle. Ici, on voit des
formes féminines représentées de
façon naturelle (les images de bas
sont 1m60), avec l’accent sur le sexe
féminin, datant de c.14,000 ans,
l’Angles-sur-l’Anglin, Dep Vienne,
France. Le site est mieux connu pour
ses sculptures réalistes. Voir André
Leroi-Gourhan, Préhistoire de l’art
occidental, Paris 1971 [1965].
Le réalisme mésolithique, Lascaux, c.17.000 a.p.
Une autre, en bas-relief
En fait, ces artistes ne voulaient pas mettre l’accent
uniquement sur les traits qui, selon une iconographie
contemporaine, signalent la condition féminine
(hanches, seins, etc.) ou l’abondance de nourriture.
Elle représente la communauté et sa survie: le corps
féminin est «naturellement» trop changeant (puberté,
grossesse, ménopause) pour effectivement
communiquer l’idée de la continuité et donc de la
survie, comparé au corps masculin. En exagérant les
hanches, le ventre et les seins, les artistes n’ont pas
autant créé l’image de la femme fertile, mais du
corps féminin dans sa version inchangeable – le
corps ne montre pas ses conditions physiologiques.
Autrement dit, ce n’est pas la grossesse qui signale la
reproduction sociale; la continuité du groupe est
mieux symbolisée par un corps inchangeable mais
potentiellement « pénétrable », car féminin.
L’Europe est peut-être l’exemple le plus flagrant qui appuie cette hypothèse. Comme la légende
romaine qui précise des origines orientales du lignage de Romulus, Europa, selon la mythologie
grecque, est une Phénicienne noble (donc, étrangère et membre d’un groupe rival). Il y a plusieurs
versions, mais la plus répandue et une des plus récentes (500 a.J.-C.) prétend que Zeus assume la
forme d’un taureau qui séduit (ou viole)* Europa et l’amène à Crète (pays du taureau sacré) sur son
dos, où il révèle sa vraie identité. Il lui donne des cadeaux, et elle est couronnée la Reine de Crète.**
http://upload.wikimedia.org/wikipedia
/commons/0/0c/Europa_auf_dem_Stier.jpg
À gauche, Europa et Zeus,
version «conventionnelle»,
d’après un portrait grec de
l’époque classique. À droite,
version plus érotique, de Félix
Valloton, 1908. Voir M.
Dumoulin (dir.), Europa.
L’idée et l’identité
européennes, de l’Antiquité
grecque au XXIe siècle, 2001.
http://www.jahsonic.com/FelixVallotton.jpg
* Dans la littérature antique, le viol, le rapt (comme dans le cas des
Romains et de leurs voisins les femmes sabines) et la séduction sont
souvent la même chose. La grande majorité des représentations d’Europe
la montre comme assise délicatement sur le dos de Zeus, signalant son
accord avec l’enlèvement, avec sa main qui tient une corne phallique du
taureau. En fait, Europa femme phénicienne de Tyr, n’a jamais visité les
terres qui portent son nom, sauf pour la Crète, qui est à la frontière extrême
orientale et méridionale du continent. Selon Dumoulin, l’histoire du rapt
serait une métaphore des efforts pour tracer la frontière avec l’Asie.
** Ce mythe devient la base des notions populaires de La Belle et la Bête. http://www.historyforkids.org/learn/greeks/religion/myths/europa.jpg
Mais il y a de plus: pourquoi une femme pour symboliser la frontière? Parce que, sur le plan de la
matrilinéarité, dans l’imaginaire elle symbolise l’ouverture envers l’Autre, qui malgré sa porosité ne menace
pas son intégrité. Sur le plan du symbolisme plus immédiat, la femme, surtout dans un contexte patriarcal
comme l’était la Grèce antique et Rome, est «pénétrable», et la présence d’une séparation idéalisée entre
Grecs et Phéniciens ne signifie pas qu’il n’y avait pas de contact ni d’échange commercial (voir Thucydide,
Histoire de la Guerre du Péloponnèse, vers 420 a.J.-C.; et Hérodote, Les Histoires, vers 450 a.J.-C.). Les
deux puissances existaient, pour une période, dans un équilibre précaire, ni l’un ni l’autre capable de dominer
le commerce de la Méditerranée orientale; les deux se tournent vers la partie occidentale de «Notre Mer»
(comme les Romains appelaient la Méditerranée), et les Phéniciens établissent des colonies à Carthage
(fondé par une femme, Didon ou Elisha/Elissa/Alissar, qui, comme Europa, vient de Tyr), vers l’an 1000 a.J.C (aujourd’hui, en Tunisie), et les Grecs en Italie méridionale (p.e., Parthénopè/Naples/Neopolis, «nouvelle
ville», et les autres colonies de la Magna Graecia, la «Grandè-Grèce», telles que Messine, Syracuse et au
moins une douzaine d’autres). Entre 250 et 150 a.J.-C., Rome va mettre payé aux deux empires. Rome va
choisir une autre femme, Italia, pour symboliser son empire.
Odysseus et ses hommes
aveuglent le Cyclope
Polyphème, en insérant une
lance dans son œil unique; la
race de Cyclops était sans
doute un symbole de
l’«homme féminin», guerrier
masculin mais «pénétrable»
(et n’oublions pas la
réputation des Grecs comme
«efféminés» et homosexuels).
http://i551.photobucket.com
/albums/ii459/history_of_
macedonia/
Sun%20of%20Vergin
a/odysseus_cyclops.jpg
http://www.peabodyopera.org/s
easons/s0708/dido07/gbtiepolo
480474.jpg
La reine Didon,
Énée et Cupidon,
un mythe qui lie la
Phénicie, la Grèce,
Carthage et Rome;
œuvre de Giovanni
Battista Tiepolo,
1757.
http://johnbatchelorshow.com/images/19%20fall%20of%20roman%20empire.jpg
Europe, donc, serait une femme étrangère douée
d’une sexualité ambigüe (les légendes et les
représentations – toutes non-contemporaines,
bien entendu – suggèrent qu’elle est consentante
à son viol), dont l’histoire offre de parallèles à
Rhéa Silvia la mère de Romulus et Remus
(n’oublions pas, une princesse involontairement
cloitrée dans le temple des Vierges Vestales, qui
a aussi un rapport illégitime avec un étranger
errant venu de l’Orient; une est hyper-sensuelle,
l’autre est cloitrée; une se déplace trop, l’autre se
déplace trop peu, etc.). Les deux mythes
d’origines présentent des ambigüités, ce qui aide
à comprendre l’identité d’Italia et d’Europa, des
lieux politisés très fragilisés au niveau de la
communauté – Italia est entourée d’ennemis, et
Europa est trop vaste pour défendre ou même
pour se constituer en communauté. Elles doivent être continuellement renforcées par une intervention
agressive et donc «masculine», car elles sont toutes les deux «pénétrables». En fait, à différence d’Italia,
l’Europe devient un lieu politisé seulement après la chute de l’Empire romain occidental. Europe est donc un
synonyme d’«Occident», après que la scission oriens – occidens. Bref, l’Occident réaffirme son caractère
féminin au moment de sa plus grande faiblesse, après la chute des vestiges de l’Empire. C’est quasiment avec
soulagement que l’historiographie standard soutient à maintes reprises que Rome a été conquis par les barbares
venus du nord et non par les Orientaux. Heureusement, Hollywood était là pour documenter ces évènements,
taisant les mauvaises langues qui attribuaient la chute de l’ouest à la vertu facile d’Italia.
Un symbole du territoire politisé
Italia porte la couronne à remparts
comme symbole de l’apprivoisement
politique du territoire; ceci s’inspire de la
déesse Cybèle («la grande mère», la
Mater magna) qui est un symbole ancien
(possiblement du néolithique) de la
fertilité de la terre. Son pouvoir est
considéré universel possiblement parce
qu’elle est liée aux montagnes (le «haut»)
et les cavernes (le «bas»), les abeilles (le
«haut») et les lions (le «bas»); dans le
contexte du Père Zeus hyper masculin et
symbole du ciel (et de la survie du
groupe, car il voit « loin »), Italia et ses
cousines retiennent l’association avec le
haut masculin et donc métonymisent la
survie toujours en incarnant la faiblesse
féminine.
Gaule (3e siècle)
Dacia (3e siècle)
Germania (19e)
Gaule et Dacia ne portent pas de couronnes, car ce sont des terres conquises; ce sont les Allemands en phase d’expansion
impérialiste du 19e siècle à placer une couronne sur la tête de Germania pour symboliser leur nouveau pouvoir.
Je crois que ce qui est considéré une simple parenthèse dans la légende d’Europa
est en fait d’une importance capitale pour définir l’orientalisme contemporain.
Après l’enlèvement, le père d’Europa envoie son fils Cadmos à la recherche de sa
sœur. Il n’arrivera jamais à la trouver, mais ses errances en Grèce l’amènent à
fonder une ville qui va devenir un des symboles clés de la Grèce antique, Thèbes
(bien qu’il ne l’a pas baptisé avec ce nom). Thèbes est la ville principale de la
région de Béotie, qui est aussi la région des Grecs, la tribu qui a donné son nom
aux peuples de la péninsule. Thèbes devient célèbre au 19 e siècle quand un certain
médecin autrichien devenu psychanalyste base ses théories de la psyché sur la
mythologie de la ville, la légende du Sphinx (une femelle, ne l’oublions pas, qui
était gardienne de la ville), d’Œdipe et de Jocaste sa mère qu’Œdipe épousera
après avoir tué son père Laïos. L’orientalisme, qui nait 20 siècles a.J.-C. avec la
légende d’Europa (situé par les Grecs 1000 ans avant les évènements de l’Iliade),
signale deux grandes dynamiques: 1) l’interpénétration de deux mondes et les
tentatives de définir une frontière «pénétrable», et 2) la féminisation de la «chose
publique», la res pubblica, la république, la communauté imaginée (pour reprendre
les mots de Benedict Anderson, Imagined Communities, Londres, 1983), pour
souligner sa faiblesse et pour autoriser l’idée de l’intervention «masculine». Ces
deux thèmes deviennent inséparables avec la modernité psychanalytique. Au 19 e
siècle, le colonialisme va «masculiniser» le Nous et féminiser l’Autre qui, jadis,
était une entité masculine qui menaçait de pénétrer l’Europe depuis l’époque de la
chute de l’Empire.
Œdipe et le sphinx, Gustave Moreau, 1864, capte bien le courant sexuel entre les deux, qui
anticipe les évènements à venir, le mariage d’Œdipe avec sa mère.
http://jssgallery.org/other_artists/gustave_moreau/Oedipus_and_the_Sphinx.jpg
Pourquoi le ciel est-il homme et la terre est-elle femme?
Selon leur vocabulaire reconstruit, les Indo-européens de l’Asie centrale qui ont peuplé l’Europe 2-3,000 ans a.J.-C.
étaient de grands éleveurs de bétail et de chevaux (voir J.P. Mallory, In Search of the Indo-Europeans, 1989). Un
régime économique pastoral exige beaucoup de territoire. Il est donc fort probable que les proto-indo-européens
avaient de problèmes à définir ou à contrôler leurs frontières, ce qui souvent mène à la militarisation de la société
(p.e., les Huns). Il n’est pas impossible que ceci ait encouragé, selon Georges Dumézil (Mythe et épopée, 3 vols.,
1968-1973), l’émergence d’une conception tripartite de l’univers et de la mythologie: a) le sacré, lié au désir de
l’ordre dans un univers potentiellement instable, symbolisé par d’archidieux masculins tels que Zeus ou Jupiter, dont
le point de vue surélevé dans les cieux les permet de voir des tentatives étrangères de pénétrer les frontières; b) le
guerrier, qui défend le peuple sur la dimension terrestre; c) les travailleurs (fermiers, éleveurs), qui incarnent la
fertilité et la reproduction. À souligner qu’un problème essentiellement «horizontal» et sans solution parfaite, la
défense du territoire et des frontières, est projeté, dans l’imaginaire, sur une dimension «verticale»: le ciel devient la
métonymie de la défense « masculine », jumelée à la terre lieu métaphorique de la pénétration étrangère et donc
« féminine ». Conceptualiser le problème ainsi permet de proposer de solutions idéalisées: p.e., un dieu omnipuissant
et surtout omniprésent (voir, p.e., les aventures multiples de Zeus); par contre, plus est puissant le dieu protecteur,
plus devient faible la terre féminine et « pénétrable ». Voir PPT La Civilisation Romaine.
http://www.crystalinks.com/worldtree.jpg
L’Arbre Monde (arbor
mundi) est une conception
ancienne de l’univers sous
forme d’arbre (un chêne ou
un frêne; voir le PPT La
civilisation romaine) qui
survit dans quelques
mythologies
indoeuropéennes, surtout
germaniques. Voir E.
Meletinsky, The Poetics of
Myth, 1998, esp Part Two.
Dans ces mythologies, les
aigles (qui volent très haut et
voient très loin), des abeilles
(qui ruchent dans le creux des
arbres), et même les écureuils
(qui courent sur les troncs)
sont considérés comme
sacrés, car ils font le lien
entre le haut souvent
masculin et sacré, et le bas
féminin et profane.
http://nbba.files.wordpress.com/2011/06/anc
ientbeegod.jpg
Les Thriae (ou Melissae)
sont des prêtressesprophétesses liées à Apollon
et aux abeilles (dont le
nom); meli, le miel, est aussi
la manne du frêne.
L’image de la terre féminine et du ciel masculin n’est pas universelle (mais elle se trouve parmi les
Phéniciens et d’autres peuples sémites, et parmi les Étrusques). Pour les Égyptiens pharaoniques, le
ciel est Nout, sœur et épouse de Geb la terre; après qu’elle tombe enceinte, ils sont séparés par leur
père Shou (fils d’Atoum, la lumière primordiale; Nout serait donc la petite-fille et la nièce du soleil
Ra, car parfois Atoum est fusionné avec le soleil [Atoum-Ra], parfois il le crée). Elle devient la voute
céleste parsemée d’étoiles (les ka, les âmes qui montent au ciel après la mort).
Nout peut assumer la forme d’une vache, mais le rôle bovin est
normalement joué par Apis le taureau; cependant, Apis est un animal
vénéré pour ses qualités de force et pour sa sexualité; Nout est
surtout une déesse créatrice.
http://eden-saga.com/img/images/gebNout543po.jpg
Par contre, les premiers Sumériens d’Erech croyaient (selon les
témoignages arrivés 1000 ans plus tard; leur civilisation a produit plusieurs
mythologies) que les dieux ont été créés par l’union d’An (le père céleste)
et de Ki, la terre, qui sont nés de l’océan primordial Nammu (à droite).
Indissociable, leur fils ainé Enlil (qui devient dieu principal du panthéon)
réussit à les séparer. An s’envole et devient la voute céleste. La mythologie
de Sumer laisse des traces parmi les autres peuples de la région, surtout les
Akkadiens et Babyloniens sémites: l’histoire biblique du déluge semble être
sumérienne à l’origine (l’agriculture sumérienne dépendait de deux fleuves,
la pluie étant insuffisante). Cependant, l’association mâle = ciel parmi les
Sémites qui est à la base de la pensée politique judéo-chrétienne n’est pas
génétiquement liée à la cosmologie indo-européenne dominée par les
patriarches Dyaus, Zeus et Jupiter.
http://a1.ecimages.myspacecdn.com/images02/151/999e
738116d64a868dbb7195121daec4/l.jpg
En partie, la mythologie « royale » distincte d’Égypte, où le bas/la terre est masculin et le ciel féminin,
est attribuable au fait que le Pharaon était le commandant en chef des forces militaires, mais, plus
important, il était le « gérant en chef » de l’économie. N’ayant pas développé une vraie forme d’argent
(il existait cependant une unité de poids, le deben, en pierre, cuivre ou or, selon le poids), pour faciliter
la comptabilité normalement exprimée avec des sacs de grain), l’économie et surtout la production et
redistribution de surplus étaient organisées par le pharaon et ses prêtres. La religion d’État n’était pas
simplement une théologie censée « coller » ensemble les composants de la société égyptienne par la
manipulation de symboles (comme un système tribale-totémique), mais plutôt un système économique
sur lequel s’érige la communauté incarnée par ses constructions monumentales (p.e., les temples
entreposaient le grain). Cette interprétation (assez standard) est appuyée par le fait que les prêtres et
scribes ne faisaient aucune tentative de normaliser les incohérences parmi les divers mythes de
création, les croyances eschatologiques et le panthéon dont la composition variait selon la ville et selon
les exigences politiques des pharaons. Autrement dit, le pharaon terrestre ni incarne ni symbolise la
communauté, mais la crée par ses actions.
À gauche, Den/Hor-Den, 1re
dynastie, en bataille; plaque
d’ivoire, 2985 a.J.-C., British
Museum; à droite, Ramses II, La
bataille de Qadesh contre les
Hittites, 1274 a.J.-C., Temple de
Abu Simbel.
http://www.kingtutone.com/pharaohs/ramses2/
battles/Ramses-II-War.jpg
http://www.britishmuseum.org/images/ps345241_m.jpg
1) L’équation hauteur=masculin=puissance n’est pas universel, même si elle est répandue parmi les peuples indoeuropéens. La masculinisation de la hauteur n’est pas directement liée à un «complexe» patriarcal.
2) Un régime patriarcal/patrilinéaire est une tentative de créer un modèle de l’univers rangé, avec un Eux et Nous
clairement délimité sur le plan topographique, c.-à-d., «horizontale». La référence à ce modèle est une frontière, la
séparation. Le degré de masculinisation du complexe indique le degré de «pénétrabilité» souhaitée.
3) Par contre, le ciel puissant et masculin projette symboliquement la volonté de l’ordre et de la protection du statuquo
quand les frontières ne sont pas surveillées ou sont continuellement menacées. Un dieu masculin «en-haut» met
l’accent sur le Nous qui tente de «voir», symboliquement, au cœur des intentions ennemies. Les cieux et leurs dieux
masculins deviennent de métaphores «verticales» pour l’hiérarchie politico-sociale puissante.
4) Quand il existe de solutions intermédiaires (p.e., occupation intermittente; potlatch ou rituel équivalent) pour aviser
les voisins que le groupe est néanmoins vigilant même si les frontières ne sont pas totalement sécurisées (p.e., les
Sekani, les peuples de la Côte Ouest du Canada, les anciens peuples scandinaves, les Yanomami), les personnes
peuvent adopter le chamanisme comme compromis, où le chaman humain voit loin, mais uniquement en brisant avec la
quotidienneté (ingérer de psychotropes, s’hypnotiser au son de tambours, fixer des miroirs où se «voit» une autre
dimension, comme Alice au pays des Merveilles; voir E. Meletinsky, The Poetics of Myth, New York, 1998).
http://farm1.static.
5) Au 19e siècle, plusieurs théories proposent que la fertilité
flickr.com/31/6582382
féminine dominât la pensée de tribus agricoles. Par contre, les
0_d5480a454e.jpg
nomades étaient censés avoir de dieux célestes masculins
voués à combattre leurs ennemis; ceci est une projection de la
gouvernance militarisée des victoriens et ignore que toutes les
civilisations dépendent de la fertilité de la terre, mais que
seulement une petite minorité de ces régimes placent la terre
féminine au premier rang dans le panthéon (voir J.G. Frazer,
The Golden Bough, 1890, qui propose que le sacrifice du roi
soit une forme d’union avec la terre, qui, au printemps, Le Rameau d’or se réfère à une cérémonie qui se tenait près
renouvèle la nature). Bref, ce n’est pas la présence ou de Ariccia, une petite communauté 30km au sud de Rome, où
l’absence d’une hiérarchie politique, mais son efficacité à un vieux roi-prêtre romain incarnait les faiblesses et les
malheurs de la communauté, pour être tué par son
régler les problèmes d’accès aux ressources qui pousse les
successeur; ceci est la base de la théorie de Fraser sur la mort
personnes à développer de mythologies qui implicitement et la résurrection des rois-dieux qui renouvèlent la fertilité de
favorisent la hauteur.
la Terre.
La féminisation de la nation pour souligner la nécessité de l’interventionnisme n’est qu’une
première étape. Si la féminisation de la communauté signale sa faiblesse métaphorique pour
autoriser l’intervention masculine, les signes du féminin peuvent devenir, par métonymie, un
signe de la puissance masculine. Par exemple, le signe italien traditionnel pour signaler un
mari trompé, cornuto, est les cornes, censées, dans la mythologie populaire italienne, signaler
les cornes du chèvre. Sont-elles les cornes de Zeus-taureau? Quand les doigts pointent vers le
bas, au contraire, ce geste indique une tentative de bloquer le malocchio, le mauvais œil,
la malédiction. Il y a plusieurs théories qui prétendent expliquer ce
symbole.
http://www.luckymojo.
com/manocornuto.gif
Certains, surtout des adeptes du mouvement néo-païen qui émerge en
Angleterre au 19e siècle, disent que les cornes (symbolisées par les
doigts) représentent le Dieu Cornu, l’époux de la Grande Déesse de la
Vieille Europe néolithique, un demi-dieu qui pourrait être le Maitre des
Animaux dans plusieurs mythologies tribales.* D’autres le lie au chèvre,
qui est symbole de Pan, un dieu grec de la nature qui est donc aussi
symbole de fécondité et gardien des bergers.
http://famiglia.messisbugo.it/wpcontent/uploads/2008/04/abi-cornuto.jpg
* Le concept du Maitre des Animaux est évolué avant les recherches plus détaillées du 20e
siècle sur les le concept du pouvoir parmi les chasseurs du Canada septentrional. Voir les
leçons sur les Sekani.
Je pensais avoir faite une grande
découverte en théorisant que la
mano cornuto est féminin, mais
plusieurs personnes mentionnent
que ce signe représente
parfaitement les organes sexuels
féminins, sans pourtant dire le
http://farm1.static.flickr.com
http://3.bp.blogspot.com/_f3SZ5Tu916
37/117719344_595e87dece.jpg
pourquoi. Donc, je ne trouve pas
o/S8nSDtCdwEI/AAAAAAAAQeg/jW
BdEAd5Ptk/s400/170px-Gesture_raised_
une source savante fiable. Pour
Reste l’hypothèse
fist_with_index_and_pinky_lifted.jpg
une vision comparative du
que, dans un
phénomène, voir Alan Dundes
contexte politique où la faiblesse est projetée sur le féminin pour
véhiculer l’idée que l’État a besoin un appui actif et continuel (donc, (dir.), The Evil Eye: A Folklore
Casebook, 1981.
l’État est masculin, tandis que la nation, la ville, et la société sont
féminines), l’appropriation du sexe féminin par
l’homme est une preuve de puissance masculine. Autrement dit, le féminin incarne la faiblesse, oui,
mais ce sont les hommes à dicter ce symbolisme. La mano cornuto est en fait une appropriation
métaphorique qui masculinise l’ensemble sémiotique «faible» du genre féminin. C’est l’équivalent de
la subincision, pratiquée par certaines tribus d’Aborigènes d’Australie centrale (surtout les
Aranda/Arunta/Arrernte) qui veulent communiquer la supercherie que, dans le contexte d’une
idéologie patrilinéaire, les hommes sont des femmes symboliques et contrôlent totalement la
procréation, car ils portent le sexe féminin sur le pénis. Voir Bruno Bettelheim, Symbolic Wounds:
Puberty Rites and the Envious Male, 1954. Plusieurs rituels parmi ces peuples incorporent pour de fins
symboliques le sang menstruel, l’ocre rouge, ou le sang de cette blessure; l’incision est
continuellement «travaillée» pour produire de nouveau sang.
http://tribes.tribe.net/surgicalbodymods/photos/803aa427-6613-47c1-a2ff-0a94fc085cab
Homme rejetant les avances de son épouse (médiévale, France)
Ceci suggère que les femmes pouvaient prendre l’initiative dans les rapports sexuels, donc
qu’elles n’étaient pas nécessairement soumises comme prétend certaines interprétations
contemporaines
Le sexe masculin
L’attention guidée vers le sexe suggère que le pouvoir masculin n’était pas si fort ni si
bien développé, sinon pourquoi le souligner?
Allégorie, fin de l’époque médiévale
L’unicorne et le lion ne peuvent être domptés que par une vierge; l’unicorne est symbole de
pureté; le lion, de la puissance (ici, symbole du pouvoir de la femme, et de l’importance du
rôle qu’elle interprète en cimentant les rapports par le mariage)
En Europe occidentale, la femme était
le véhicule qui établissait par le mariage
les liens entre les maisonnées, mais elle
ne transmettait pas elle-même l’identité
sociale et politique. Son rôle est
important, mais pas marqué (dans le
sens linguistique). Avec la centralisation
du pouvoir étatique, un processus qui
commence à l’époque médiévale et qui
atteint son sommet à la 2e moitié du 19e
siècle, les femmes sont toujours plus
dévalorisées, car les maisonnées cessent
d’être l’unité de production principale
avec la révolution industrielle. Elles
deviennent une catégorie vide, dans le
sens d’Umberto Eco. On peut donc
projeter de valeurs secondaires sur le
féminin. L’État élimine les catégories
sociales traditionnelles qui bloquent sa
politique de réaménager le contrat
social. Dorénavant, il n’aurait que l’État
absolutiste et l’individu affaibli par les
forces du marché capitaliste.
La nouvelle banlieue idéalisée et féminisée, 1950s
Notez le «picture
window», style qui n’a pas
été adopté pour toutes les
cuisines, mais qui est
cohérent avec les
nouveaux salons;
cependant, la cuisine
comme espace habitable
pour la famille (et nonlieu caché et «secret»
uniquement conçu pour la
préparation du repas) est
effectivement soulignée.
La madame est maigre et a
une coiffure «moderne»
Le «pouvoir» féminin dans les banlieues
d’Amérique, années 1960s
http://www.clipartguide.com/
_named_clipart_images/0511-0809-0313-
L’image stéréotypique de la femme fâchée (armée
quasi toujours avec le rouleau de pâtes, symbole de
son identité comme patronne de la cuisine) qui
attend la rentrée de son mari est iconique dans les
années 1960s. Apparemment, la femme semble
incapable de manifester le pouvoir sans utiliser la
force ou sans invoquer son destin de pâtissière.
http://www.cartoonstock.com/newscartoons/
cartoonists/jcr/lowres/jcrn12l.jpg
L’image est si bien établie qu’elle alimente des parodies; ici,
tirée du poème renommé de William Blake, même si l’artiste
s’est trompé (ce n’est pas «immortal symmetry» mais
«fearful symmetry»).«What Immortal hand or eye could
frame thy fearful symmetry?"
http://www.cartoonstock.com/news
cartoons/cartoonists/dpa/lowres/dpan2729l.jpg
Le pouvoir féminin et la cuisine
Enfin, voilà des images qui mettent le point
sur le paradoxe: l’homme apparemment
«libre» de se déplacer, la femme
«prisonnière» de sa cuisine et de ses outils de
cuisson, mais qui en réalité domine la
maison.
http://www.cartoonstock.com/lowres/twl0273l.jpg
http://www.cartoonstock.com/news
cartoons/cartoonists/dpa/lowres/dpan1566l.jpg
http://hollywoodrealitycheck.com/wp
-content/uploads/mad-wife-late-husband-fc.jpg
http://img76.imageshack.us/img76/1968/myw
orld6kr.gif
http://img.freebase.com/api/trans/image_thum
b/en/my_world_and_welcome_to_it?errorid=
%2Ffreebase%2Fno_image_png&maxheight
=110&mode=fillcropmid&maxwidth=110
Voir Susan Saegert, « Masculine Cities and Feminine Suburbs:
Polarized Ideas, Contradictory Realities », Signs 5(3):96-111, 1980
(http://www.jstor.org/stable/3173809). Telles analyses sont
possiblement inspirées par un concept assez répandu à l’époque, celui
de «Man de Hunter» (une icône qui s’est concrétisée avec la
publication en 1968 d’un livre renommé portant ce titre, sous la
direction de Richard Lee et Irwin Devore); la femme serait donc liée à
la sphère domestique et l’homme à l’espace du «travail» (une
définition de l’espace public qui implicitement renforce l’idée que les
tâches domestiques réalisées par les femmes de l’époque ne seraient-ce
pas du travail «vrai»). Les formes arrondies des électroménagers de
l’époque seraient-elles liées à cette féminisation de la banlieue?
Déjà en 1942 l’auteur et
humoriste américain James
Thurber avait conçu la
maison de banlieue comme
féminine. À gauche,
l’originale; à droite, dessin
inspiré du livre servant à
introduire la série télévisée
du même nom de la fin des
années 1960s.
La féminisation de la banlieue (avec les
hommes en navette et les femmes qui
restaient à la maison) a-t-elle contribué à
construire la « tradition » des femmes
opprimées qui est aujourd’hui attribuée à
toute l’époque après la 2e Guerre mondiale,
où émergeait cette nouvelle classe
moyenne? À noter que certains chercheurs
soulignent que cette soi-disant oppression
est véhiculée par la domination masculine
de la sexualité féminine, quand il est assez
évident que c’était également l’époque où
on soulignait certains attributs sexuels.
http://images.4chan.org/b/src/1328691410963.jpg
À gauche, une autre
tentative de contrôler la
sexualité des femmes pour
appuyer le statu quo
patriarcal, celle-ci plus
réussie que l’exemple des
années 1950s.
http://images.4chan.org/b/src/1328690602916.jpg
L’évolution de l’image corporelle
Après des siècles où l’obésité était
considérée signe du pouvoir et du
bienêtre, nous avons fait un pas en
arrière. Aujourd’hui, l’obésité est
signe de faiblesse. Peut-être un
indice pour mieux comprendre ce
changement est la réaction d’une
activiste américaine qui œuvre pour
l’acceptation de l’obésité:
1. Behavior modification does not work.
Weight lost on a diet will be regained even
with lifestyle changes.
2. No known weight loss system works,
which has been proven in scientific studies.
3. The diet obsession is part of a conspiracy
to keep women feeling bad about
themselves. The fashion industry, the diet
industry, the movie industry, and the food
industry all benefit from women's obsession
with thinness.
4. We must rise and stand against the
oppressor and proclaim that all women, of
all sizes, are beautiful.
http://www.sportcrumbs.com/wp-content/uploads/2009/12/fat-miss-america.jpg
http://www.cswd.org/docs/mcafee.html,
consulté le 2-05-2010
Selon ces déclarations (assez répandues parmi les personnes impliquées dans le mouvement pour
l’acceptation du surpoids), il semble que les personnes obèses se voient comme victimes, incapables
d’assumer la responsabilité pour la gestion du Moi placé dans un contexte social. L’obésité est donc une
forme d’auto-marginalisation. Pourquoi?
Les hommes ont un avantage vis-à-vis des femmes, car ils peuvent être massifs sans être
nécessairement considérés obèses – souvent, quand un homme est «robuste», une femme est
considérée «grasse», ce qui la rend plus susceptible d’être sexuellement dépersonnalisée (un
google «BBW»* donne 21m+ de réponses; «fat women» fournit trois fois plus de réponses
que «fat men»). Les hommes ont un avantage, car ils ne doivent pas incarner la perfection
comme les femmes doivent le faire. En fait, les femmes ne doivent forcément incarner la
perfection, mais le champ symbolique auquel elles ont accès est assez limité, ce qui rend la
métaphorisation plus difficile. Dans un régime postmoderne, où les structures
institutionnelles n’encadrent plus la complexité des rapports,
les personnes sont obligées de négocier leur position vis-à-vis
de la société et de l’Autre. Trop de chair signifie une présence
trop imposante vis-à-vis de l’Autre, et donc représente une
menace potentielle qui risque de saboter toute négociation. Un
excès de chair est comme un tatouage un peu trop osé: c’est
proclamer avec une voix un peu trop stridente, «me voici».
http://i.cdn.turner.com/trutv/thesmokinggun.com/graphics/art4/0318083forehead1.jpg
http://i.cdn.turner.com/trutv/thesmokinggun.
com/graphics/art3/0130063tattoo1.jpg
* BBW = Big Beautiful Women
Aurions-nous
compris le message
(à droite) sans le
tatouage explicite? Je
crois que oui. Le
monde postmoderne
est aussi un monde
posttextuel et
fortement orienté au
visuel.
Récemment (avril 2009), le gouvernement
du Japon nomme des ambassadrices
censées «représenter» la culture populaire
japonaise devant le monde. La culture de
jeunes femmes ados fusionne le cinéma
érotique pink avec le brand « Hello
Kitty » (lancé en 1974). Cette culture frôle
celle de la culture Loli, un genre érotique
ouvertement pédophile (mais limité aux
bandes dessinées).
Un sous-genre porno
est récemment apparu,
où les jeunes femmes
sont déguisées en
jeunes filles ou en
poupée sexuelle.
http://lh3.ggpht.com/_b9NlW9J3DFA
/S_P3uh5dmzI/AAAAAAAABeA/t_jv
IbCzv7M/201005200000.jpg
À gauche, une poupée sexuelle;
à droite, une « vraie » femme.
Ceci n’est pas exactement l’ironie, car le gouvernement est
apparemment sérieux. Il s’agit de l’appropriation de la culture
pop selon la logique qu’elle fait partie de la culture « basse »
du peuple. C’est rendu possible grâce au branding de la
culture «pink», qui permet de recycler cette culture.
La femme pulpeuse, années 1940s
(États-Unis)
Ici, dans un monde où l’idéologie
prétend qu’en principe même les
femmes ont accès au pouvoir, on voit le
début d’une métaphorisation par
synecdoque – on réduit la femme à ses
composants biologiques (mais culturels)
– hanches, seins, lèvres pulpeuses, etc.
Notez que le monsieur est chauve, donc
pour les hommes, on peut être puissant
en enlevant (ou en cachant) des
attributs, pas en les exagérant. Un
homme est toujours un homme, mais
une femme sans hanches ou seins est
une garce.
La femme pulpeuse, Europe
(revue française, artiste italien)
Ici, on l’associe à un enfant
qui, lui, semble détenir le
pouvoir sur elle,
comme d’ailleurs fait le
chien.
Ici, on voit la femme pulpeuse dans
son incarnation de porteuse lingerie
intime, qui mène l’attention vers
certaines parties du corps. Donc,
même les vêtements suivent la logique
de la synecdoque: des parties de
vêtements sont considérées plus sexy
qu’un vêtement entier: des demibrassières, des petits bas.
Le Canada a aussi ses belles femmes (Calgary, années 1930s)
Notez qu’au Canada, et pour des raisons inconnues, la synecdoque semble moins
important comme processus symbolique
Ooh la la! Les Françaises
débarquent aux États-Unis
Dans les années 1920, les corps
de femmes sont plus élancés,
mais toujours pulpeux;
Notez les yeux agrandis par le
maquillage
La femme poupée:
Une autre façon de présenter la
femme par synecdoque
(États-Unis, années 1940s)
En conservant le corps
pulpeux et en réduisant le
visage à celui d’un enfant
(néoténie), le message de son
impuissance politique est clair
La belle Berlinoise, Weimar
Avec suggestion d’aisselles non
rasées
Le poil est un symbole sexuel,
donc une autre forme de
synecdoque (les aisselles comme
métonymie du sexe féminin, qui
devient la synecdoque-symbole
de la femme). Le poil est une
particularité allemande de
l’époque, qui n’est pas si
surprenante étant donné leur rôle
très limité dans la république
Weimar et sous le nazisme.
Une troisième incarnation: la femme
dangereuse (France, 1930s)
Ici, l’image est dominée par la cigarette
et la bouche ouverte (les deux sont
symboles d’une synecdoque: la bouche
ouverte est le sexe féminin, et la
cigarette est, disons, plutôt masculine
comme attribut)
Allemande, la femme «naturelle»
Espérons qu’il s’agit d’un
photomontage
Toujours les Allemandes fortes,
mais en pose soumise
La femme hygiénique, années
1920, États-Unis
De première vue d’œil, la situation
est ridicule (que fait cette
femme?), mais elle lance message
de la femme soumise, car c’est
l’homme qui semble dominer. Je
me trompe, où le monsieur a-t-il
vraiment un oiseau mort sur ses
genoux?
Allemande, la santé et (est) la nature
Et aussi, apparemment, infliger de la douleur avec de grosses balles et des fouets
La version américaine?
Mieux ne pas penser aux conséquences de la victoire; je crois qu’une émission de Seinfeld
avait tout dit ce qu’il y avait à dire sur le sujet du froid et les hommes; quel trophée gagne-til l’homme victorieux?
La femme végétale, 1950s
Elle semble fascinée par la plante qui, bizarrement, semble l’avoir hypnotisée
Les secrétaires au naturel
Heureusement, elles ont amené avec eux un dactylo, signe de leur statut inférieur
(mais qui donne la touche requise du «sérieux» à la photo)
Avec quoi monsieur tient-il le foin?
Des beautés censées être «vraiment» orientale
l’orientalisation = féminisation = affaiblissement
Même l’Afrique fait partie de l’Orient
Les foufounes semblent plus naturelles
que le mat totémique «sauvage»
La femme ici n’est pas dans un milieu oriental, mais amène avec elle les attributs nécessaires –
lanternes et parasols «orientaux», mais le sexe non rasé la trahit: c’est une image allemande.
Les femmes domptées
Ceci est particulier aux Américains, où le pouvoir
féminin est maitrisé par la force; notez que la
légende définit ce genre comme «spicy», piquant.
La femme indépendante (États-Unis, 1930s):
une expérience de brève durée
(du film His Girl Friday, Howard Hawks, 1940, avec Rosalind Russell et Cary Grant)
Deux décennies plus tard, la femme
semble rangée et possiblement
soumise
(Mommie Dearest?), mais
apparemment apte à la violence. Voir
le dossier qui explore la féminisation
de la banlieue américaine
http://hollywoodrealitycheck.com/wpcontent/uploads/mad-wife-late-husband-fc.jpg
La famille idéale et idéalisée
La femme-mère idéale (1950s)
L’absence du masculin est signe de la faiblesse de la femme,
car son statut semble être complètement lié à celui des enfants (comme avec les statues
de l’époque néolithique, le féminin sans l’homme est signe de sa faiblesse innée). On
est toujours devant une réduction: une femme est surtout mère.
La réalité ouvrière
Un partenariat plus égal
Attention! La propagande inspirée par le futurisme apparemment peut sérieusement
rétrécir les femmes et renverser le parcours évolutif de l’homme
La famille immigrante (italienne), avec un sous-texte matriarcal
Il est très intéressant que cette famille
immigrante italienne, comme plusieurs
autres de l’époque, choisît de se présenter
avec la mère en position d’honneur, en
premier plan. Dans un contexte patriarcal,
normalement on s’attendrait que ce soit
l’homme, le petit dieu de l’univers public
selon les canons du modèle patriarcal, à
occuper cette position. Mais n’oublions pas
que l’option matriarcale (et ceci ressemble
beaucoup à cela), en combinaison avec la
matrilinéarité, est structurellement plus
ouverte à l’Autre que la patrilinéarité. Dans
les conditions précaires de l’immigrant, une
certaine ouverture vers le monde est peutêtre signe d’une souplesse psychique et
d’un désir d’ouverture vers les mœurs de
l’Autre, de la culture d’accueil.
L’idéal et le réel: la gouvernance a lieu dans l’écart qui sépare l’idéal du concret
L’écart entre l’idéel souhaité et le
concret vécu crée une tension; c’est
l’équivalent psychique de la tension
entre façade et structure portante que
nous avons exploré dans notre enquête
sur l’architecture occidentale. C’est
également ici que naissent les
problèmes de métaphorisation des
femmes: ses problèmes d’inégalité ne
sont pas complètement dus au fait que
le corps social soit masculin (ce qui
oblige les femmes à se «masculiniser»
pour s’y identifier), mais que la
corporalité des femmes change
continuellement. Il est donc difficile
de lier aucun lien stable qui utilise le
corps comme une partie de la
métaphore.
La campagne Dove For Real Beauty lancée en 2003
J’y reviendrai à cette image et à
cette publicité. Pour l’instant,
regardez bien cette photo de femmes
censées être «ordinaires» mais pas
«belles» selon les canons classiques.
Elles sont en fait toutes assez jolies,
mais elles n’ont pas les corps de
modèles, ni même bien
proportionnés dans certains cas. La
«real beauty» consiste à lancer le
message qu’elles sont belles «en
dépit» de ces «déviations»
corporelles, que l’écart entre
l’image du corps parfait et
l’empirique n’est pas important –
notion un peu curieuse pour une
compagnie dont les produits agissent
sur le visage et non le corps.
http://www.theimproper.com/images/art/DoveLadies.jpg
La femme aujourd’hui
•
Comment comprendre la campagne
publicitaire de Dove, «Campaign for Real
Beauty»? Selon les statistiques de Dove (une
compagnie de Unilever; voir G. McCracken
http://www.cultureby.com/trilogy/2007/02/7_bran
ding_less.html), seulement 2% des femmes
échantillonnées se sentent «belles».
Il est clair que pas toutes les femmes sont
vraiment belles, dans le sens d’être conformes
à des standards idéalisés, mais que les femmes
choisies par Dove sont en fait très belles,
même si elles ne sont pas 100% conformes
aux canons de la beauté.
http://www.theimproper.com/images/art/DoveLadies.jpg
Je crois Dove est arrivé à un moment particulier dans l’évolution de l’individualité dans un
monde davantage dominé par des frontières poreuses (nationales, individuelles et même
autour des catégories standards), où les personnes se sentent faibles et non fortes, et donc
cherchent à renforcer leur individualité à tout prix. Ceci prend plusieurs formes, mais un
exemple très populaire est de transformer tout le monde en vedette, comme propose la parodie
Meet the Fokkers. Triomphaux, on devient tous maitres de notre petit univers corporel.
L’accomplissement et la réalisation du Soi
•
http://tainnainottawa.typepad.com/.a/6a010534a8dfaa970b0111686b47fb970c-800wi
Récemment, on a vu aux États-Unis la prolifération de
«concours» de beauté pour tous les âges et pour toutes
les catégories sociales. Tout le monde gagne un prix.
Ceci est censé renforcer le sens de la valeur du Soi,
mais on peut s’interroger si telles victoires vides ne
vont pas tout simplement mener ces petites filles à la
psychothérapie dans une douzaine d’années …..
«Americans were much more
demanding of effort and
accomplishment than my Canadians
friends, but they were also much
more prepared to expand the
competitive domain to give
everyone, or almost everyone, a
place to play. Being the best at
something was important, but it was
ok if you were merely taking gold at
an obscure bowling tournament in
the rural Midwest … And that's
when I came to understand the
penalty of being good at nothing at
all in America. I sometimes wonder
if this is the unexamined motive of
self destructive behavior (drug
abuse, etc.). In Canada it's ok to be
unexceptional. In the US, God save
you if this is so.» - Grant
McCracken, Culture by Commotion
http://www.cultureby.com/trilogy/2007/02/beauty_and_the_.html
Meet the Fokkers (2004)
•
http://ia.media-imdb.com/images/M/MV5BMjAwNzY4NjE5Nl5B
Ml5BanBnXkFtZTYwNDM4Nzc2._V1._CR81,0,323,323_SS100_.jpg
Bien sur, ce simulacre de «victoire» (censé, selon l’idéologie
américaine, souligner l’agir du Soi) où tout le monde brille
dépend entièrement de la capacité de préciser des frontières
suffisamment restreintes dans l’espace et dans le temps pour
garantir que la communauté de référence soit compacte, où le
Soi peut réciter sans réserve cette comédie d’autoglorification.
Dans ce film, Ben Stiller
présente ses futurs beaux
parents (Robert De Niro et
Blythe Danner) aux siens
(Dustin Hoffman et Barbra
Streisand). Ces derniers
incarnent une parodie des
parents parfaits, toujours prêts à
applaudir n’importe
accomplissement de leur fils (le
fait que Stiller -Gaylord Fokker
- soit un infirmier et non un
médecin est un des engins qui
animent la tension narrative).
De Niro est horripilé quand il
découvre une châsse qui célèbre
tous les soi-disant
accomplissements de Gaylord:
9e ruban dans une compétition
locale d’orthographie, 3e place
dans une compétition locale de
natation, etc.
Le «réalisme» contemporain
Notez les métaphores qu’on choisit pour transformer ces formes en versions
standardisées; ici, on tente de convaincre le public que la diversité est la nouvelle
norme, mais le sous-texte communique que les femmes sont métaphorisées en objets
banals
D’autres formes transformées et homogénéisées
où sont les équivalents masculins; en fait, il ne s’agit pas de métaphores, mais de
métonymies, car le lien entre l’image et son appellation n’est pas immédiatement évident
Habillement féminin
Notez la petite taille et surtout la séparation des seins en contraste avec le look «mono
fesses» typique des années 1940
Mode masculine, 1950s
(d’un catalogue de l’époque)
Il y a-t-il un précurseur de la mode Brokeback
Mountain dans ces images?
Notez la taille étroite;
est-ce que ceci est
une manifestation de
la féminisation de la
culture de la
banlieue?
Esquire (revue), 1950
Les explications pour la taille de guêpe classique (qui est émergée sous sa forme contemporaine
dans les 1890s avec la Gibson Girl, image créée par Charles Dana Gibson qui a influencé la
mode féminine à la fin du siècle) tournent autour du lien femme-sexe, où la taille extrêmement
réduite était censée porter attention aux seins et aux hanches arrondis des femmes afin de
sexualiser leur image. Cependant, la mode masculine des années 1940 et 1950 souligne aussi
une taille plus petite, ce qui suggère que ce n’est pas pour porter attention à leurs fesses
arrondies et à leurs hanches. Je crois que, dans un monde où la
voiture et le voyage « On the Road »
http://nla.gov.au/nla.pic-an10714209-3-v
incarnent la nouvelle individualité de la
banlieue, dans le contexte du discours
populaire américain qui invoque
l’expansion « horizontale » (p.e., la
« conquête » de l’Ouest; l’importance
de la « frontière » dans l’idéologie), et
dans le contexte du rejet des modèles
hiérarchiques rigides, le rapport entre
« haut » et « bas » est repensé et
réémerge sous autres formes. Peut-être
la taille mince est une façon
d’expérimenter symboliquement le
rapport haut-bas, pour déplacer son
signifié de la hiérarchie
http://www.favolosi-cappelli.it/pics/cappelloinstitutionnalisée.
Une vraie « Gibson Girl », la vedette
américaine Camille Gifford, 190?.
900/eleganza-anni-50.jpg
On dit que « Sex sells » en ce qui concerne la publicité. Mais, les femmes sont désormais des
consommatrices avec un pouvoir d’achat assez impressionnant, et ceci même à l’époque qui nous
intéresse. Or, les vedettes féminins de la culture pop ont souvent recours à de petites aides
artificielles pour rehausser les seins, autant qu’elles montrent les jambes (une chanteuse pop qui ne
danse pas « pour faire spectacle » a rarement autant de succès qu’une plus acrobatique). Serait-ce un
exemple des courbes qui souligne la division haut-bas? Jadis symbole qui induit la complaisance
avec la hiérarchisation du pouvoir (voir PPT Gouvernance), les courbes féminines aujourd’hui
deviennent une métonymie pour repenser le rapport « haut - bas », dont les premières traces se
manifestaient dans les années 1950s dans les tailles minces, dans les courbes des électroménagers et
des voitures, et dans la féminisation de la banlieue.
De gauche: the
Material Girl,
Shy’m,
Shakira; ne
parlons pas de
Lady Gaga, qui
semble avoir
transformé
l’exposition du
corps en
science.
http://fc05.deviantart.net/fs42/i/2009/111/9/8/
Madonna_Like_a_Virgin_by_Eurokike.jpg
http://i.dailymail.co.uk/i/pix/2012/01/28/article2093234-118096F6000005DC-901_634x899.jpg
http://www.latinshakira.com/wpcontent/uploads/2011/04/shakira-stolen-ring.jpg