La bonne foi - Analyse économique du droit
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L’analyse économique du droit
comme outil de doctrine: La bonne
foi et la justice contractuelle
Ejan Mackaay - La bonne foi contractuelle
Ejan Mackaay
Professeur émérite à l’Université de Montréal
Fellow de Cirano
[email protected]
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Le puzzle
L’analyse économique du droit aide le juriste à déterminer l’effet
des règles juridiques (« impact calculus »):
Si vous instituez un contrôle des loyers, attendez-vous à une pénurie de
logements
Si vous taxez les gens selon la dimension des fenêtres de leurs maisons,
attendez-vous à ce qu’ils les bouchent et à une augmentation de la
tuberculose en conséquence (cela est arrivé en France)
Effectuez ce calcul « à rebours » et vous pouvez alors regrouper
les règles qui ont des effets semblables
Cela permet de détecter des liens, une unité, là où une approche
plus classique ne ferait peut-être voir que diversité
L’AED devient alors un outil de doctrine juridique
Dans cette présentation, je voudrais essayer cette approche sur
la bonne foi contractuelle et la justice contractuelle, des concepts
notoirement rébarbatifs pour la doctrine juridique
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I La bonne foi dans les textes
La bonne foi est avec nous depuis le droit romain
On la trouve dans un à peu près dans tous les codes civils
Proyecto sobre Principios latinoamericanos de derecho de los contratos
http://www.fundacionfueyo.udp.cl/catedra_derecho_continental.php
pour l’Europe : Hesselink (2010, 619)
Le Code civil du Québec fournit un autre bon exemple
6. Toute personne est tenue d’exercer ses droits civils selon les exigences
de la bonne foi.
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une
manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences
de la bonne foi.
1375. La bonne foi doit gouverner la conduite des parties, tant au moment
de la naissance de l’obligation qu’à celui de son exécution ou de son
extinction.
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La bonne foi dans les textes (suite)
Le rôle de la bonne foi est particulièrement significatif en droit
allemand (242 BGB; Treu und Glauben), où elle est réputée soustendre l’ensemble du droit civil et avoir servi de moule pour
façonner la culpa in contrahendo et d’autres concepts ouverts
Un rôle également ambitieux, sinon davantage, est réservé au
concept néerlandais de redelijkheid en billijkheid (critères de
raison et d’équité)
La bonne foi se trouve de plus dans la Convention sur la vente
internationale de marchandises (art. 7), dans les principes des
contrats d’Unidroit (art. 1.7), dans les Principes du droit européen
des contrats (art. 1.201) et dans le Cadre commun de référence
pour le droit des contrats.
Le droit américain l’a introduite dans le Uniform Commercial Code
(sct. 1-203) et dans le Restatement (Second) of Contract (sct.
205), et de là, dans le droit des États
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II la doctrine sur la bonne foi
La bonne foi est donc omniprésente dans les textes.
S’entend-on sur son sens ? Hélas non
Même sur le genre de concept qu’elle est, l’unanimité n’est
pas faite :
« Un (très important) principe, une règle, une maxime, un
devoir, une règle ou standard de conduite, une source de droit
non écrit, une clause générale » (Hesselink 2010, 622)
« Un principe d'interprétation » (Peden 2002, 246)
« Une norme de conduite » (Rolland 1996, 384)
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Le contenu de la bonne foi
Pas de définition directe, mais une détermination
de sens au moyen de termes voisins:
loyauté,’ ‘honnêteté’, ‘intégrité’, ‘fidélité’, ‘droiture’,
‘véracité’ , ‘comportement loyal’, ‘souci de coopération’,
‘absence de mauvaise volonté’, ‘absence d’intention
malveillante
Et ce n’est guère mieux en anglais:
« fairness, fair conduct, reasonable standards of fair
dealing, decency, reasonableness, decent behavior, a
common ethical sense, a spirit of solidarity, community
standards of fairness' and 'honesty in fact », « an
objective standard based on decency, fairness or
reasonableness of the community, commercial or
otherwise », « having regard to the interests of the
other party »
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Le sens de la bonne foi (suite)
L’absence de bonne foi signale un comportement
qualifié de unconscionable en anglais alors que,
pour les francophones, il est blâmable, choquant,
déraisonnable
Devant cette cacophonie, vous pourriez être
excusé de vous sentir frustré, sentiment
qu’expriment des thèses récentes
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La bonne foi – une mer sans rivages (David-Constant
1990, 7)
« en réalité, la bonne foi n'ayant aucun contenu
objectivement déterminable, elle peut servir à justifier
toute règle du droit des contrats et même hors du droit
des contrats » (Jaluzet 2001, 539, no 1840)
7
Le sens de la bonne foi (suite)
Zimmermann (2001, 172) adopte une autre approche, en
fournissant une liste de « doctrines qui remplissent dans certains
systèmes juridiques les fonctions pour lesquelles dans d'autres on
fait appel à la bonne foi » :
« culpa in contrahendo, obligations d’information, laesio enormis, l'abus de
droit, la personal bar, l'interprétation de l'intention des parties (..),
unconscionability, des doctrines de changements de circonstances ou de
présupposés erronés, la force majeure, l'erreur partagée (mutual mistake) »
Hesselink (2010, 645) résume ainsi ce débat troublant :
La bonne foi n'est pas la norme suprême du droit des contrats ou même du
droit privé; elle n'est pas une norme du tout, et constitue seulement l'organe
(mouthpiece) par lequel parlent les nouvelles règles, ou le berceau dans
lequel elles prennent naissance »
les juges dans les systèmes juridiques du continent européen se sont sentis
mal à l'aise devant un rôle de créateurs de droit (..) vu que le rôle du juge est
de l'appliquer
La bonne foi autoriserait le juge à faire du droit. Idéalement son contenu
devrait être vide
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III L’AED de la bonne foi
Début : Summers en 1968
Comprendre la bonne foi à travers ce qu’elle exclut
Il fournit six groupes de cas typiques, dont par exemple
Le vendeur cachant les vices de ce qu’il vend
Engager un courtier pour vendre son bien et par la suite
l’empêcher de conclure le contrat (et de gagner sa commission)
Invoquer de manière arbitraire une clause contractuelle
permettant de terminer le contrat
Ceci a amené Muris (1981) à postuler un lien explicite entre la
bonne foi et l’opportunisme
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L’opportunisme
Muris 1981, 521 le définit comme suit :
Un problème majeur se présente lorsqu'une partie qui exécute le
contrat agit contrairement à la compréhension du contrat qu'avait
son cocontractant, sans pour autant contrevenir aux termes
exprès du contrat, provoquant ainsi un transfert de richesse du
cocontractant vers elle – un phénomène qui s'est attiré le nom de
comportement opportuniste
Le trait essentiel ici est le transfert (involontaire) de richesse
Comme personne n’aime se faire priver de son bien, chacun se
protège (Muris 1981, 522)
Quelle que soit la stratégie de protection adoptée, cette
protection entrainera des coûts, ce qui empêche certains
contrats d’être conclus
L’opportunisme rétrécit les marchés
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Formes d’opportunisme
Formes connues et étudiées d’opportunisme :
le resquillage, y compris le shirking ou loafing dans les
rapports de travail
le problème d'agence
le risque ou l'aléa moral
le bastion (hold-out)
le hold-up
Une définition générale de l’opportunisme n’est pas facile
à trouver :
Williamson (prix Nobel 2009; 1975, 26 and 1985, 47, 64-67)
la poursuite rusée de son intérêt égoïste (self-interest
seeking with guile)
Si vous voyez ce que cela veut dire, vous êtes
nobélisable !
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L’opportunisme (suite)
Avance importante : Cohen 1992, 957
L’opportunisme - un phénomène omniprésent
Définition : toute conduite par l'un des contractants qui va à l'encontre
des attentes raisonnables de l'autre, fondées sur l'entente des parties,
les normes contractuelles ou la moralité conventionnelle
Souvent difficile à détecter et à distinguer de la simple négligence
(faute contractuelle)
Pour résumer :
une partie à un rapport bilatéral ou multilatéral agit de manière
opportuniste lorsqu'elle s'affaire à modifier, par la ruse ou par la force,
à son avantage et au détriment des autres, la répartition des gains
conjoints résultant de ce rapport, que chaque partie pouvait
normalement envisager au moment de la création du rapport
L’opportuniste obtient « plus que sa part »; l’autre « se fait avoir »
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L’opportunisme (suite)
L’opportunisme mine le caractère gagnant-gagnant qui doit
sous-tendre le contrat
Il s’attaque ainsi à la justice contractuelle
L’opportuniste exploite une asymétrie dans le rapport
Mais la seule asymétrie ne suffit pas : on se fie à des
spécialistes pour toutes sortes d’affaires; sans cela, la vie
serait bien compliquée !
La différence : l’opportuniste tourne l’asymétrie à son
avantage de manière significative
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L’opportunisme (suite)
L’opportunisme a sans doute toujours existé; la nature
humaine ne change pas (Buckley 2005, 168)
Il peut prendre une infinité de formes; chaque avance
technique en génère de nouvelles (l’internet étant la plus
récente avance)
L’opportunisme est dommageable pour la société
en ce qu’il génère des « coûts de transaction » inutiles
en ce que les acteurs renoncent à des transactions valables
ce qui réduit l’ampleur des marchés
Le droit peut-il utilement contribuer au combat de
l’opportunisme ?
Oui, s’il peut amener les individus à « baisser leur garde »
(s’auto-protéger moins et conclure davantage de contrats) à un
coût inférieur à ce que les individus pouvaient atteindre euxmêmes
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L’anti-opportunisme
Le combat de l’opportunisme est un trait fondamental du droit des
contrats (Aviram 2003, 2004) et des sociétés commerciales
(Kraakman 2009)
À la grande diversité des formes d’opportunisme il faut répondre
par un outil flexible et de vaste portée
Proposition : la bonne foi est l’exact contraire de l’opportunisme
Problème : son emploi généralisé entraverait la certitude du droit
Au cours des siècles, le droit a développé une série de concepts
spécifiques anti-opportunistes, avec leurs tests particuliers
Ils peuvent être vus comme des particularisations de la bonne foi,
plus spécifiques et donc plus certaines
Exemples : le dol, les garanties des vices cachés et du titre dans la vente, les
obligations de coopération et d’information et celle de déclarer les conflits
d’intérêt dans le mandat et autres contexte de gestion du bien d’autrui etc.
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L’anti-opportunisme (suite)
Les concepts spécifiques agissent comme des « ancres »,
chacune permettant de couvrir un secteur circonscrit
Que faire lorsqu’on fait face à un cas d’opportunisme
manifeste, mais pour lequel aucune des ancres existantes
ne peut être utilisée ?
Il est alors opportun de disposer d’un outil ouvert, à
déployer en dernier ressort, certes, mais à déployer tout
de même, et
Dans l’attente que la situation inédite régulée ainsi
donnera lieu à terme à un nouveau concept spécifique
avec ses propres tests précis (se rappeler le
développement de la culpa in contrahendo en droit
allemand)
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L’anti-opportunisme (suite)
Voilà le retour de la bonne foi, mais dans un rôle résiduel, comme
« moule » de concepts
Sa logique sous-jacente – l’anti-opportunisme – réunit toutes les
ancres ainsi que la notion « mère » résiduelle de la bonne foi
Pas surprenant d’observer un débat sur sa véritable nature
ni l’affirmation de l’absence de contenu précis : le concept doit
s’adapter aux formes toujours renouvelées d’opportunisme
Un concept aussi général est-il utile dans la pratique du droit ?
Oui, lorsqu’il dirige le regard sur des faits précis à rechercher ou à
vérifier dans les circonstances des cas litigieux
Illustration à l’aide de la décision américaine Youngs v. Kent case
129 N.E. 889 (N.Y. 1921)
(http://www.courts.state.ny.us/reporter/archives/jacob_kent.htm); Cohen 1992, 990 f.)
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Conclusion
Avons-nous avancé dans la résolution de notre puzzle ?
L’AED identifie l’opportunisme comme un phénomène
omniprésent, qui interpelle partout le droit des contrats et celui
des sociétés commerciales
L’opportunisme a été passablement bien étudié dans la
littérature économique
L’AED propose de lire la bonne foi comme l’exact contraire de
l’opportunisme, ce qui explique son caractère ouvert
L’impératif de la certitude du droit impose la cristallisation de la
bonne foi dans un éventail de concepts spécifiques
opérationnels
Cela laisse à la bonne foi le double rôle d’outil résiduel d’usage
exceptionnel et d’expression sous-jacente de tout le réseau des
concepts anti-opportunistes
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Références
Aviram, Amitai, « Regulation by Networks », (2003) 2003 Brigham Young
University Law Review 1179-1238
Aviram, Amitai, « A Paradox of Spontaneous Formation: The Evolution of Private
Legal Systems », (2004) 22 Yale Law & Policy Review 1-68
Buckley, Frank H., Just Exchange - A Theory of Contract, London, Routledge, 2005
Cohen, George M., “The Negligence-Opportunism Tradeoff in Contract Law,”
(1992) 20 Hofstra Law Review 941-1016
Cohen, George M., Interpretation and Implied Terms in Contract Law, idans
Contract Law and Economics, Gerrit De Geest (ed.), Cheltenham, UK, Edward
Elgar, 2011, pp. 125-151
David-Constant, Simone (ed.), La bonne foi, Liège, Éditions du Jeune Barreau de
Liège, 1990
Farnsworth, E. Allan, Good Faith in Contract Performance, in: Good Faith and Fault
in Contract Law, Jack Beatson and Daniel Friedmann (eds), Oxford, Oxford
University Press, 1997, pp. 153-170
Hesselink, Martijn W., The Concept of Good Faith, in: Towards a European Civil
Code - Fourth Revised and Expanded Edition, Arthur S. Hartkamp, Martijn W.
Hesselink et al. (eds), Alphen aan de Rijn, Kluwer Law International, 2010, (4th
ed.), pp. 619-649
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Références (suite)
Jaluzot, Béatrice, La bonne foi dans les contrats - Étude comparative de droit
français, allemand et japonais, Paris, Dalloz, 2001
Kraakman, Reinier, John Armour et al. (eds), The Anatomy of Corporate Law: A
Comparative and Functional Approach, Oxford, Oxford University Press, 2009,
(2nd ed.)
Muris, Timothy J., “Opportunistic Behavior and the Law of Contracts”, (1981)
65 Minnesota Law Review 521-590
Summers, Robert S., "Good Faith" in General Contract Law and the Sales
Provision of the Uniform Commercial Code, (1968) 54 Virginia Law Review 195267
Williamson, Oliver E., Markets and Hierarchies: Analysis and Antitrust
Implications, New York, Free Press, 1975
Williamson, Oliver E., The Economic Institutions of Capitalism - Firms, Markets,
Relational Contracting, New York, The Free Press, 1985
Zimmermann, Reinhard, Roman Law, Contemporary Law, European Law - The
Civilian Tradition Today, Oxford, Oxford University Press, 2001
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