bandes dessinées - Département d`histoire

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Les bandes dessinées et la ritualisation du Moi
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Guy Lanoue, Université de Montréal, 2010-2014
Une demi-heure après avoir décollé à New York le 31 octobre 1999, le vol Egyptair 990,
destination Caire, disparait des écrans radars des contrôleurs aériens. Le Boeing 767
s’écrase dans l’océan; 217 personnes meurent. Le NTSB (National Transport Safety
Board) conclut que le copilote Gameel Al-Batouti est responsable de l’accident,
délibérément pilotant l’avion vers la catastrophe. Ce jugement est disputé par la famille
Al-Batouti, ses amis, ses collègues, et le gouvernement égyptien, qui soutiennent que le
suicide «n’est pas un trait égyptien».
http://www.multiultramedia.com/
conspiracy/images/ntsb%20map.gif
http://www.airlinersnews.com/Air
CrashInvestigate/Images/Egyptair-B763.jpg
http://tomellard.com/wp/wp-content
/uploads/2009/05/741donald-duck-posters.jpg
Du Cairo Times: «The deceased pilot's nephew, Walid Al Batouti, has lashed out in particular
against speculation that his uncle could have been a religious extremist. "He loved the United
States," the nephew said. "If you wanted to go shopping in New York, he was the man to speak
to, because he knew all the stores." The family adopted Donald Duck ("Batout" in Arabic, from
batt, or "duck") as its emblem, and toy Donalds are scattered throughout the nephew's and the
uncle's houses.»
http://web.archive.org/web/20000303092021/http://www.cairotimes.com/news/batouti.htm, consulté le 20-08-2010
Les bandes dessinées ont émergé tôt, avec l’édition de masse au 19e siècle, mais la
propagande politique émerge avant. Dans une époque où plusieurs sont illettrés, l’image
est importante pour véhiculer des sentiments nationalistes. La Révolution française est un
tournant, et d’autres gouvernements réalisent le pouvoir des images pour influencer la
culture populaire. La simplicité des thèmes, du style, et de la composition donne à ces
images une puissance frappante, surtout pour les illettrés. Dès le début, ils ont un côté
moqueur.
Ici, une image de la
Guerre civile américaine
(du gouvernement sudiste,
évidemment), qui joue sur
les peurs populaires que
les Noirs aillent prendre la
place des Blancs et violer
« leurs » femmes
(pourtant, dans l’image,
elles ne semblent pas trop
souffrir). Le tout dans un
ton ironique. La forme
contemporaine
d’aventures présentées
avec des dessins
séquentiels se concrétise
dans les années 1930.
http://www.iath.virginia.edu/utc/xml/pretexts/gallery/figures/aas02.jpg
Les comix et l’innovation esthétique
Souvent, on pense que les BD soient «typiques» de la culture populaire, qu’elles
incarnent tout ce que les soi-disant critiques considèrent mauvais de cette culture:
thèmes simplistes, art primitif, logique surréelle, psychologie enfant, etc. Justement,
c’est leur statut secondaire qui leur a garanti un rôle important, comme domaine où
sont expérimentés et établis plusieurs techniques et traits qui auraient été
impossibles d’explorer dans le cadre de la (haute) culture classique:
1) la frontière séparant la représentation (dans ce cas, le BD) du spectateur est
franchie continuellement et facilement (un clin d’œil au public), permettant de créer
l’impression que le public est impliqué dans les processus de création artistique.
2) Paradoxalement, leur réputation de véhicule pour les jeunes et de médium peu
sérieux a permis aux BD d’incorporer des éléments fantastiques (animaux parlants,
etc.) qui ne respectaient aucunement les conventions de la causalité linéaire. Nous
sommes en fait devant une logique mythique qui sabote directement la comptabilité
rationnelle à la base de la gouvernance étatique.
3) La violence typique des BD ne désensibilise
pas le public à l’agression (comme prétend
certains critiques de la droite américaine), mais
présente la violence (incluant la domination et
la subjugation du Soi) comme renversable (une
logique mythique). Le BD est un domaine où
agit par excellence le biopouvoir individuel, où
l’hégémonie étatique ne semble pas toucher les
http://zip.4chan.org/co/src/1251023454491.jpg
représentations de l’autonomie du Moi.
Du visuel au mot
Au 19e siècle, dans l’absence d’autres médias, les journaux (et les bandes dessinées) acquièrent
une importance majeure, qui est alimentée par les conditions économiques aux États-Unis au
début du 20e siècle. Celles-ci favorisaient l’émergence de monopoles, et les grosses chaines
(telles que Hearst et Pulitzer) sont devenues très compétitives. Ceci favorise l’innovation parmi
les artistes et distributeurs des BD; par exemple, la couleur dans les journaux dominés par le noir
et blanc apparait en premier dans les BD, car à l’époque la technologie de l’impression de masse
ne permet pas d’imprimer des photos-couleurs de façon économique; par contre, les illustrations
utilisaient des couleurs primaires. D’autres innovations visuelles suivent, mais, peu à peu, les
journaux imposent des limites d’espaces aux artistes, et les BD sont simplifiées pour respecter
l’espace limité. Après les années 1970. L’accent passe au verbal et, donc, facilite l’ironie.
À gauche, les Katzenjammer Kids
(après une dispute avec
l’organisation Hearst, l’artiste
relance la BD sous le nom de
Captain and the Kids; Hearst
engage d’autres artistes pour
continuer avec l’original), créé en
1887, ici en couleur pour un
panneau de 1902. Les enfants
Hans et Fritz ont des problèmes
avec l’autorité.
http://www.blatner.com/adam/cartoons/comic
books/1902happyhooligan.
Le cadre et le mot
Dans les années 1890, The Yellow Kid
(qui avait la tête rasée contre les poux,
il s’habillait avec une vieille robe de
nuit héritée de sa sœur, car la BD était
située dans ghetto new-yorkais)
incorporait des bulles de dialogue sur
ses vêtements. Ceci était une
nouveauté, car en général les BD
précédents avaient présenté le
dialogue dans une bannière sous
l’image. L’inclusion du dialogue à
l’intérieur du cadre et attaché à
chaque personnage établit l’étanchéité
du BD, permettant donc de franchir le
4e mur avec un effet encore plus
dramatique: le personnage semble
parler au spectateur. Le texte émerge
pour contourner la simplicité
caractérielle du personnage et les
limites du format visuel.
http://www.globaldevelopmentcommons.net/files
/imagecache/site_post_teaser/files/group%20color%
Des bulles de différentes
formes:
http://upload.wikimedia.org/wikipedia
/commons/a/a8/YellowKid.jpeg
http://tutorialblog.org/wp-content/uploads/2007/02/83.gif
http://images.freeextras.com/pics/m/mickey_
mouse_cartoon-1100.jpg
http://dapsmagic.com/news/wpcontent/uploads/2011/10/Disne
yChannelLogo1.jpg
http://cf.ltkcdn.net/movies/im
ages/std/136805-347x346Old-Movie-Camera.jpg
Aux États-Unis, les BD passent du domaine de la propagande au divertissement, surtout
grâce aux innovations de Walt Disney (dès les années 1920). Mais nous ne sommes pas
tout à fait dans la culture pop, car les premiers efforts, bien qu’ils recyclent des éléments
de la haute culture, sont présentés totalement sans ironie, et même avec un but éducatif:
amener la haute culture aux masses. P.e., Mickey Mouse né en 1928 (le court métrage
Steamboat Willie) est, à la fin des années 1930, un caractère « fatigué »: il a apparu en
plus de 100 courts métrages. Disney veut le revitaliser auprès du public et lance le long
métrage, Fantasia (1940), qui est structuré autour d’une sélection de musique classique
adaptée aux segments du film par le grand chef d’orchestre Leopold Stokowsi (qui s’est
même offert de diriger l’orchestre gratuitement pour Disney): Bach, Tchaikovsky, et
surtout le Sacre du Printemps de Stravinsky. Le premier segment qui a inspiré les autres
est The Sorcerer’s Apprentice, basé sur une poésie de Goethe Der Zauberlehrling
(l’Apprenti-sorcier, 1797), interprété avec la composition du même nom (1896) par le
maestro français renommé Paul Dukas. Le tout est narré par le célèbre critique
américain Deems Taylor. Bref, un chef-d'œuvre « sérieux » présenté sous guise de
divertissement, sans que le public connaisse les origines « huppées » du film. Fantasia
est aussi connu pour les ingénieurs de Disney qui ont inventé la première version de
l’enregistrement stéréophonique (Fantasound), qui est devenue le véhicule préféré de la
musique pop après les années 1950 (chaque cinéma devait installer de l’équipement
spécial pour projeter le film – il a forcément perdu de l’argent, mais aujourd’hui il est
reconnu comme un des films les plus importants sortis de la culture de masse). À
gauche, Mickey comme symbole de l’entreprise et synecdoque du cinéma. Entre
parenthèses, je crois que c’est Mickey qui a établi la convention que les personnages de
BD n’ont que 4 doigts: c’est un symbole puissant que les images vivent uniquement
dans l’imaginaire, car être fidèle à la réalité de 5 doigts serait signe qu’ils doivent agir
selon les normes conventionnelles.
Les BD ont toujours incorporé des éléments contemporains. Ils
sont particulièrement adaptés à la propagande et à imposer des
courants ethnocentriques. À gauche, une affiche fasciste des
années 1930 qui suggère que les États-Unis soient dominés par
les Juifs. Ci-haut, Terry and the Pirates lutte contre les Japonais
dans les années 1940, mais même un ami-collaborateur-guide
(Connie [Confucius], à droite, un Chinois et donc un allié) doit
être présenté selon les canons racistes de l’époque.
Ici, on voit la
couverture d’un
BD italien des
années 1940s
(ceci vient du
livre homonyme
de Umberto Eco,
2005), où même
les aventuriers
impérialistes (sur
un éléphant,
néanmoins) ont
l’avantage sur les
indigènes. Même
les animaux
sauvages du lieu
semblent
reconnaitre la
supériorité des
blancs et attaquent
les Noirs.
L’univers réaliste des premières BD
Le monde du BD a
toujours illustré
certains aspects de la
culture qui n’étaient
pas représentés dans
les musées ou les
palais; au 20e siècle,
des BD «réalistes»
n’avaient pas peur
d’affronter la pauvreté
et la marginalisation
autrement ignorées par
la haute culture.
En 1930, Ernie Bushmiller présente Nancy, la petite nièce
de tante Fritzi, une garçonne libérée et riche; aux prises
avec les problèmes de classe, Nancy préfère son copain
Sluggo, un garçon pauvre, mal habillé, mais de bon cœur.
Joe Palooka,
1930, un
champion de boxe
qui veut
conserver sa
dignité dans un
monde louche.
http://www.gilchriststudios.
com/images/d2s/09/Nancy.gif
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/c/c5/Joe3palooka42.jpg
http://www.barnaclepress.com/images/block_OurBoardingHouse.gif
Our Boarding House, 1922; les tentatives de Martha Hoople
d’atteindre une respectabilité petite-bourgeoise sont
continuellement sabotées par son mari paresseux et alcoolique.
http://newcritics.com/blog1/wpcontent/uploads/2007/02/g_alley02.jpg
Gasoline Alley, 1918, centrée sur une station-service; la voiture était déjà
symbole de la mobilité sociale et géographique; les personnages qui
fréquentent le lieu sont marginaux, mais «intéressants»; la culture du « petit
peuple » est présentée comme valide et autonome. C’est une des rares BD où
les protagonistes principaux vieillissent en temps réel.
Plusieurs BD apparues avant la 2e Guerre mondiale rentent inchangées même après que la
culture pop commence à dominer les médias dans les années 1950. Parfois, elles semblent un
peu dépassées, mais leur public reste fidèle à la BD telle qu’elle était conçue. Cependant, même
avant l’émergence de l’ironie pop, ces BD « classiques » ont toujours présenté plusieurs aspects
de la vie quotidienne des classes populaires, que les journalistes et les idéologues avaient
tendance à ignorer à la fin du 19e siècle. Les BD ont donc anticipé un des traits importants de la
culture pop, l’utilisation des thématiques simples (p.e., manger ou crever de faim) et sensibles
au vécu quotidien. L’ironie et l’auto-référence arrivent plus tard, mais elles offrent toujours des
commentaires sur les instruments de l’hégémonie étatique.
Dans les années 1920, Little Orphan Annie souligne le
quotidien du prolétariat et de la petite classe moyenne,
puisqu’elle n’est jamais formellement adoptée par son
beau-père Daddy Warbucks (qui a fait fortune fabriquant
des munitions lors de la 1re Guerre mondiale). Ses
absences prolongées permettent aux réalisateurs de
réintroduire Annie dans des situations de pauvreté, et
d’être « sauvée » par Warbucks. Elle joue l’intermédiaire
entre le supercapitaliste Warbucks (qui est charmé par sa
« simplicité », et les « personnes simples ». Cette BD
était généralement favorable au statuquo. Avec l’arrivée
de l’ironie populaire et du sous-texte saboteur, elle perd
beaucoup de popularité, et cesse en 2010 (Annie est, pour
la centième fois, kidnappée ; elle aboutie au Guatemala,
où elle est censée commencer une nouvelle vie).
http://media.ideaanddesignworks.com/library_ameri_comics/
covers/lil_orphan_annie/LOA3_med.jpg
Le carnavalesque et l’ordre moral
Comme dans la présentation PPT du
comique subversif Charlie Chaplin (Charlot),
le monde du BD contient plusieurs éléments
qui font référence à la tradition du monde
renversé (hérité des saturnales romaines), où
certaines libertés (incarnées par un sur-agir,
manifesté par la violence) agissent de
soupape de sécurité contre la pression du
conformisme social et politique. Plusieurs
BD, même les plus conservateurs (Tintin,
Superman, Captain America), ramènent les
autorités gouvernementales à l’ordre en
incarnant des valeurs sociales idéalisées.
D’autres (p.e., les œuvres émergées dans les
années 1960s) sont moins nuancées dans leur
critique du statuquo; ils sont carrément
subversifs.
Même la violence irrationnelle
du Hulk finit par rétablir
l’ordre moral; avec son code de
moralité primitif, il tranche
l’hypocrisie et les prétentions
du pouvoir excessif.
http://gauchedecombat.files.wordpress.com/2009/07/hulk.jpg
http://www.scifiuniverse.com/upload/dossiers/spide
rman/spiderman_fin.jpg
Un aliéné comme
Spiderman (Peter Parker) vit
avec sa tante et s’angoisse à
cause de l’amour. Sa lutte
contre le statuquo
(représenté par le directeur
haïssable du journal où il
travaille, J. Jonah Jameson)
est une lutte contre les
institutions dépersonnalisées
qui empêchent l’amour de
s’exprimer.
Les protagonistes unidimensionnels mènent au recyclage
http://www.bgsu.edu/departments/tcom/faculty/ha/tcom
103%20fall%202001/gp6/FullCopy_files/image023.gif
Des lapins sarcastiques; de beaux mecs gavés de superpouvoirs
qui, à propos, dérivent du fait qu’ils sont des extraterrestres ou des
victimes d’accident; un canard hystérique avec un défaut
d’élocution; un marin déforme qui se nourrit d’épinards; un chien
inventeur d’une machine pour voyager dans le temps et son
«garçon» Sherman; Boris un espion russe incompétent et sa
compagne séduisante Natasha – tous ces personnages (et d’autres)
composent l’univers du BD pop. Le recyclage est aidé par la
recherche de nouveaux défis pour ces protagonistes
unidimensionnels.
http://wickeddelicious.com/blog/wp-content
uploads/2008/08/boris_natasha.jpg
http://blogidaho.biz/dd14.gif
http://clabedan.typepad.com/photos/
uncategorized/2007/10/28/superman.gif
http://www.centralcoastoutdooradventures
.com/wp-content/uploads/2009/06/popeye.jpg
http://uthpstr.files.wordpress.com/2007/
03/mr_peabody_and_sherman.JPG?w=191&h=160
Le 4e mur: la subversion de la perspective
Dans les années 1950s, Ozzie Nelson expérimentait avec la technique de
parler directement au public (franchir le 4e mur), dans son émission Ozzie
and Harriet. C’était radical pour la télé de l’époque, mais tolérée, car le
caractère interprété par Ozzie était tellement conforme aux attentes
conservatrices de l’époque: archi-père traditionnel et patriarcal; l’émission
incluait son épouse IRL ainsi que ses vrais enfants, dont un (Rickie) est
devenu vedette rock dans les années 1960s et 70s. La famille était tellement
parfaite que le public n’était jamais certain si l’émission visait l’ironie.
Peut-être parler directement au public faisait partie du caractère ironique?
Ozzie utilisait cette technique pour offrir de commentaires ironiques surtout
à propos de sa femme, ce qui n’aurait pas été toléré autrement, car ceci
aurait saboté la façade sérieuse de l’émission et aurait été vue comme une
attaque sur la famille américaine. L’idée de franchir le 4e mur avait été
expérimentée dans les BD depuis longtemps: Petit Sammy éternue en 19046 avait démontré que le cadre n’était ni imperméable ni fixe.
Le technique devient une
convention dans les BD, surtout
avec Bugs Bunny et Wiley Coyote
(qui ne parle pas, mais communique
avec des pancartes).
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/
commons/e/e9/Petit_Sammy_%C3%A9ternue.jpg
http://www.methodshop.com/picts/500-facts/bugsbunny.jpg
http://upload.wikimedia.org/
wikipedia/en/0/0e/TheNelsonfamily.jpg
http://www.jroller.com/MasterMark/resource/_21477BP~
Looney-Tunes-Wile-E-Coyote-Posters2.jpg
Un de traits saillants des BD américaines a toujours été un degré très élevé de
violence, au point que des commissions d’enquête et les parents sont intervenus pour
déterminer l’effet sur les jeunes dès les années 1950s
http://blog.uncovering.org/archives/uploads/2007/070612_blog.uncovering.org_luta-beavis-butthead.jpg
Beavis et Butthead, 1993-7, MTV, créé par Mike Judge. La
violence des BD fait partie de la simplification du code moral jadis
attaché à la représentation de la communauté, ce qui permet de
transformer la violence gratuite en justice (parfois, par
inadvertance).
En 1954 le Congrès américain
mène une enquête sur les BD,
convaincu qu’il existe un lien
avec la délinquance, en dépit
du rôle important que les BD
avaient joué pour remonter le
patriotisme durant la 2e Guerre
mondiale. La Commission
sénatoriale Kefauver réussit à
imposer un code éthique sur
les BD. Après, elles ne
peuvent plus jouer le rôle de
critique sociale. Ils doivent
attendre les transformations
profondes des années 1960s,
où dorénavant le social n’est
pas critiqué, mais ironisé.
La violence n’a aucune vraie conséquence
Des incidents se présentent; elles sont traumatiques, mais pas traumatisantes; la violence, qui assume
parfois des dimensions grotesques, ne blesse pas les protagonistes de façon permanente. Même dans les
cas extrêmes (Stewie de Family Guy, par exemple, qui parfois tente de tuer sa mère, ou Kenny de South
Park, qui meurt chaque épisode dans les premières 5 saisons), les personnes guérissent (ou renaissent)
rapidement sans séquelles permanentes: elles incarnent le mythique.
http://4.bp.blogspot.com/_AaTv_iO49g/S_X78fqTTLI/AAAAAA
AAAYk/_pp1pF9rX8U/s1600/kennymccormick.jpg
http://www.szilagyi.us/images/blog/2003/03/loontoon.jpg
http://www.ezthemes.com/previews/o/oopssorrydaffy.jpg
http://ticklebooth.com/wp-content/uploads
/2007/06/0000034668_20061021010455.jpg
Les conventions qui entourent la violence des BD sont tellement bien établies
(p.e., il n’a rarement du sang) que nous savons immédiatement que nous sommes dans
l’imaginaire du mythique
http://infocult.typepad.com/.a/6a00d
83451b88a69e2010535e3ad3d970c-800wi
http://blog.media-freaks.com/wp-content/uploads/2009/03/sylvester_tweety.jpg
Ici, pas des BD classiques, mais deux exemples de Alt Art (alternative art), qui prend comme point
de départ un sujet de BD transformé en caractère vivant (dans l’imaginaire de l’artiste), et
retransformé en BD réaliste. Populaire sur le site 4chan (http://www.4chan.org/). On est dans l’ironie
pure: un commentaire sur le commentaire social de la BD.
La violence et la survie du corps
Inconsciemment, le manque de conséquences permanentes de l’hyper violence des BD est,
comme la mode populaire, signe de la volonté de contrôler la dimension corporelle.
Normalement, «In Real Life», c’est le corps qui subit les politiques de contrôle de la part du
pouvoir central, et la grande partie de telles politiques consiste à limiter l’agir individuel en
imposer un échéancier sur l’individu. À différence des BD, les personnes IRL subissent des
conséquences irréversibles. Les BD définissent un imaginaire où la violence devient une
métaphore pour le pouvoir individuel sans entraves, un signe concret que l’individu n’est
pas victime des politiques temporels de l’État, qu’il vit dans un espace a-temporel.
Même la politesse exagérée des gaufres Mac et Tosh réussit à créer un
monde «atemporel», car leur petite guerre de politesse les transforme en
créatures qui ne peuvent participer dans le monde autrui.
http://www.csrplus.co.uk/blog/wpcontent/uploads/2009/03/violence20cartoon2.jpg
http://media-files.gather.com/images
/d807/d859/d745/d224/d96/f3/full.jpg
À droite, Itchy et Scratchy, deux personnages qui sont les vedettes d’une émission à
l’intérieur d’une émission (Krusty the Clown) à l’intérieur de l’émission The Simpsons.
Cliquez: http://www.youtube.com/watch?v=h1YsHgoginU
http://z.about.com/d/animatedtv/1/0/u/q/simpItchyScratchy1_f.jpg
En 1961 Stan Lee est un peu dégouté par sa vie. Il fait des
illustrations pour des cartes de souhaits, et n’aime pas les BD
conventionnelles (Superman, Batman), où les héros, comme
Captain America, sont toujours de la part du statuquo. Avec
d’autres artistes aujourd’hui renommés (surtout Jack Kirby) il
introduit à Marvel Comics les Fantastic Four, Spiderman, Iron
Man, Thor, The Hulk, et d’autres (qui ont tous été l’inspiration
pour des mega-films hollywoodiens dans la dernière décennie). La
compagnie a été vendue à Disney en 2009 pour 4+ milliards. Il
introduit une dimension « noire » à ses protagonistes: Spiderman
est criblé de doutes de ses capacités de trouver l’amour; Thor lutte
pour sauver l’humanité, mais a un alter ego handicapé, et ses
pouvoirs se décuplent uniquement quand il est berserk (où il perde
le contrôle de soi); les Fantastic Four sont animés par un triangle
de jalousie; les pouvoirs du Hulk le transforment en bête
dangereuse (le public le craint, comme Spiderman), etc. Les
analyses de cette nouvelle dynamique ont noté que ce côté
« noir » est lié à l’affaiblissement de la société traditionnelle et de
ces certitudes de sa narration maitre (à la Lyotard). Ce qu’ils n’ont
pas noté est que ces nouveaux héros sont donc en lutte non
seulement avec les forces du mal, mais avec leur propre nature ou
psyché: comme l’ironie et le sémiopouvoir, ceci dédouble leur
agir, car désormais ils luttent contre les forces cachées qu’ils ne
peuvent pas vaincre. Ils sont donc plus individualistes et
postmodernes que leurs prédécesseurs.
Le réalisme: l’antihéros
http://www.wallpaperbase.com/wallpapers/movie/spide
rman/spiderman_12.jpg
http://www.sweetslyrics.com/images/img_gal/36612_F
antastic-Four.jpg
Le hyper-réalisme
Quand, dans les années 1960s et 1970s, le BD prétend devenir plus «réaliste» (car
c’est l’époque où il serait difficilement plausible que leurs protagonistes incarnent
les valeurs idéalisées de l’Ancien Régime, l’ère des grands-parents), ils le font en
fragilisant la psyché du héros, du Soi social. Leurs superpouvoirs sont
essentiellement limités par leurs angoisses psychologiques. Spiderman en est le
pionnier, mais Batman et Superman vont rapidement suivre le même chemin,
rongés par la solitude et par des doutes sur leur capacité de s’intégrer dans la
société. Paradoxalement, le héros réaliste est peut-être devenu trop faible pour
affronter seul le mal; dorénavant, il a besoin d’une équipe, dont les membres vont
souvent agir de miroir psychique pour le protagoniste. Don Quichotte avait son
Sancho Panza, mais
leur rapport était
basé sur l’amour
chrétien dans sa
version médiévale.
Les nouveaux
superhéros, par
contre, se chicanent
incessamment, cars
ils sont fragiles et
sans la foi qui a
motivé Don
Quichotte.
http://wildgrowth.files.wordpress.com/2009/07/fantastic_four1.jpg
http://www.stat.osu.edu/~sprangers/quiz/justice_league.jpg
La violence et son sous texte sémiotique de puissance corporelle (et donc
«naturelle»; c’est le capital symbolique des catégories subalternes, surtout des jeunes
mâles qui représentent un segment important des consommateurs de BD) a été une
partie intégrale du genre dès les années 1960.
http://zip.4chan.org/co/src/1251037638045.jpg
http://zip.4chan.org/co/src/
1251020343625.jpg
http://zip.4chan.orgcosrc
1251025967396.png
http://upload.wikimedia.org/
wikipedia/en/f/fe/Action1.JPG
Dans le monde des BD, même les femmes sont hyper puissantes (mais, curieusement, assez
asexuées). Les muscles sont des métaphores de leurs super pouvoirs; même les parodies
(Super Dupont) doivent suggérer ces qualités. L’hyper sexualité de certains BD avant-gardes
est également un signe de pouvoir. Cette sexualisation est parfois accentuée en le projetant
sur des personnages autrement faibles ou enfantins (par exemple, des yeux grands sont
signes de leur jeunesse et de leur «innocence», ce qui souligne la puissance de leurs autres
qualités, dont le sexe; les Japonais sont les pionniers de cette sémiotique particulière).
La technologie de la nostalgie: le réel « mythique »
Le réalisme n’est pas uniquement dans la dimension de la narration BD et ses références à
la «vraie» vie. Une convention suivie par plusieurs artistes est d’établir un contraste entre
la protagoniste « BD -ifié » et l’arrière-plan « vrai ». Hergé, par exemple, était renommé
pour la simplicité visuelle de ses personnages qui se contrastait au réalisme détaillé de ses
arrières plans. Cette fidélité empirique souligne la dépersonnalisation des personnages, et
donc aide à les définir comme des champs ritualisés anthropomorphisés. Cette
simplification devient la marque de commerce de la BD, au point qu’on parle d’un
«cartoon style»* pour n’importe quelle illustration qui simplifie les éléments visuels.
D’autres adoptent la stratégie inverse: un style
hyperréaliste pour les protagonistes, avec l’arrière-plan
à peine identifiable, ce qui permet à l’industrie cinéma
de créer un style hybride
entre le cinéma classique et
la BD; à gauche, Sin City; en
bas, Batman.
http://boingboing.net/images/capnhaddocksoused.jpg
* N’oublions pas que le mot
(cartouche) dérive de carton, un
dessin simplifié utilisé pour
transférer les images sur une fresque.
http://www.impawards.com/
2005/posters/sin_city_ver7.jpg
http://www.playworksonline.com/blog/wpcontent/uploads/2009/08/batman_arkham_asylum_screen.jpg
Les BD ont évolué: avant, elles étaient des fantaisies; le « réalisme », quand il était présent, se situait
au niveau du sujet (comme Gasoline Alley,) ou par des références « vraies » à la lutte contre la
criminalité, les Nazis, etc. Les BD se distinguaient par des effets visuels exagérés: les yeux qui
sortent des orbites pour indiquer la surprise; la gueule qui s’ouvre jusqu’aux genoux pour indiquer
l’attraction sexuelle, un cœur battant qui défonce la cage thoracique pour indiquer l’amour, des biceps
surgonflés pour indiquer la puissance, etc. Aujourd’hui, South Park utilise de personnages construits
de carton coloré découpé; Archer utilise l’hyper réalisme de l’arrière-plan pour souligner la
superficialité des caractères; American Dad a un extraterrestre et un poisson parlant, pour ne pas
mentionner que le chef de Stan est interprété par et ressemble à « Captain Picard » de Star Trek :
TNG (interprété par le même acteur, sabotant ansi la barrière entre réalité et parodie, qui normalement
cible la « vraie » vie, mais dans ce cas, la « vraie vie » est une émission télévisée): Moral Orel et
Robot Chicken utilisent des poupées d’enfants (les seules exagérations que se permettent les
dessinateurs, c’est la mort, généralement sanglante et ultra violente). Bref, on ne veut pas présenter
aucun lien avec la réalité sauf comme prétexte pour la parodie. Les BD sont devenues plus simples
soit visuellement soit au niveau de caractérisation pour faciliter la parodie et donc l’ironie.
À droite, des Cheesy Poofs, le
C’est pour cette raison
snack préféré de Cartman dans
que Itchy and Scratchy de
l’émission South Park. Les
l’émission The Simpsons
Cheesy Poofs sont une parodie
est une parodie: il suit les
(poof = homosexuel) des Cheese
ancienne conventions
Puffs (nom générique). La
visuelles, carrément en
compagnie Frito-Lay a produit
contraste avec les
quelques millions d’exemplaires:
la vie imite l’art qui imite la vie.
personnages principaux
http://25.media.tumblr.com/tumblr_l
http://i.huffpost.com/gen/310271/CHEESY-POOFS.jpg
qui visionnent l’émission. sxg7nE21L1qhxb0po1_400.jpg
Self-Aware Comix
Non seulement est-ce ironique parce que
les protagonistes brisent le 4e mur (en
admettant qu’ils sont de personnages de
BD), mais il s’agit de recyclage
doublement ironique, car un bloggeur
anonyme de 4chan a changé le texte
originale, où l’échange est à propos du
sexisme dans les bandes dessinées (sans
admettre qu’il sont de caractères de BD).
Le BD semble
recycler Daria,
personnage de la
série télévisée MTV
de 1997-2002 crée
par Mike Judge; elle
était originalement la
protagoniste
« serieuse » de
Beavis and Butthead.
http://i.4cdn.org/b/src/1397807647426.jpg
La subversion et le recyclage
Les BD sont tellement
adaptées à la subversion
qu’elles sont un format
idéal pour se moquer du
genre comiquesubversif, dans un genre
d’autoréflexion
récursive.
http://images.google.ca/imgres?imgurl=htt
p://underdark-tavern.com/ds/Catharsis2008.03.20.jpg&imgrefurl=http://underdar
kavern.com/ds/&usg=__ATP88RojcUVAz
HBspmkC7Cmxpg=&h=535&w=520&sz
=78&hl=fr&start=12&um=1&tbnid=325S
d9Fd3suDjM:&tbnh=132&tbnw=128&pre
v=/images%3Fq%3Dcomics%2Bcatharsis
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La réponse à la question de la bizarrerie des BD est simple: l’aspect ludique, les superpouvoirs et les
personnages curieux ou simplement bizarres créent un espace imaginaire où les règles de la vie
quotidienne sont suspendues. Leurs qualités les permettent d’être les défenseurs de personnes
marginalisées. Ils deviennent les intermédiaires entre l’individu et le pouvoir, peut-être parce qu’ils
possèdent des traits qui permettent une identification cathartique: même s’ils sont associés à des
positions idéologiques assez complexes, ils ont un caractère émotif peu nuancé. C’est ce noyau simple
qui les permet d’incarner le rôle de héros pour la personne quelconque. C’est cette simplicité émotive et
morale qui les permet de questionner le pouvoir déguisé par la «tradition» sous toutes ses formes.
http://knowyourmeme.com/i/292/original/Mona_Lisa_300.jpg
Mona Leonidas: «Tonight,
we … dine … at … K …
F… CEE!»
Tous ces éléments:
1) un contraste esthétique entre l’arrière-plan et le protagoniste;
2) une corporalité exagérée ou déformée, même pour les héros dont
les pouvoirs n’impliquent pas la force physique;
3) une contradiction entre l’ordre séquentiel rigide avec lequel les
panneaux sont présentés et la logique temporelle des événements,
qui inverse la causalité;
4) la causalité mise en question par la violence irréelle, sans
conséquence;
5) la faiblesse psychique, émotive et caractérielle des protagonistes;
6) la capacité de franchir le 4e mur, qui favorise un lien cathartique
avec les protagonistes, mais qui sabote le rapport normalisé du
sujet-spectateur géré par la perspective centrale;
7) des effets sonores explicités et exagérés, car écrits dans un cadre
où l’espace réservé pour les mots est limité;
8) l’identification du protagoniste avec une position idéaliste,
idéologique ou philosophique souvent non réalisable, mais
prétendument «fondamentale» pour l’humanité;
9) surtout, les thématiques simplifiées et exagérées …
signifient que les BD sont un champ rituel, et donc représente un
domaine d’exploration du pouvoir – spécifiquement, la tension entre
la biopolitique étatique et le biopouvoir individuel. Les BD
deviennent de plus en plus populaires à fur et à mesure que la
mondialisation transforme le pouvoir d’institution à tendance
fugace, laissant les individus à la dérive. «In space, no one can hear
you scream» proclamait le film pivot Alien. Mais, c’était les années
1970s. Aujourd’hui, le silence des institutions classiques vis-à-vis le
Soi à permis à la cacophonie de fond d’émerger et d’assourdir le
Moi. Dans le BD, tout le monde peut t’entendre crier, car chacun est
un Superman potentiel.