Petite leçon de philosophie godardienne

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| CULTURE & IDÉES |
0123
Samedi 17 mai 2014
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Petite leçon
de philosophie
godardienne
Jean-Luc Godard
avec Nathalie Baye,
lors de
la présentation à
Cannes de « Sauve
qui peut (la vie) »,
le 22 mai 1980.
RALPH GATTI/AFP
Les films du cinéaste construisent un pont
entre cinéma et philosophie
A
u fond, peut-être est-ce mieux
ainsi. En demeurant invisible,
en ne nous accordant pas d’interview avant la sortie d’Adieu
au langage, Jean-Luc Godard,
raccord au titre de son nouveau
film, reste fidèle à sa réputation. « Les journalistes publient ce qu’on leur met dans l’oreille, disait-il aux Cahiers du cinéma, en mars 1985. Celui qui fait un bon dossier de presse est sûr qu’il
passe partout. »
Aussi respectable soit-elle, l’abstinence médiatique voulue par le sage de Rolle, lieu de sa
résidence suisse, ne doit pas pour autant nous
conduire à une autre forme d’abstinence, journalistique celle-là. Adieu au langage, qui sera
projeté à Cannes en compétition le 21 mai, est
un film à la fois passionnant et déconcertant.
Une œuvre crépusculaire, le chaînon manquant de sa filmographie.
Ne répondant ni oui ni non à la demande
d’entretien du Monde, Godard avait proposé à
quatre personnes – deux de ses producteurs,
son attachée de presse et Thierry Frémaux – un
« jeu des trois erreurs ». Transmis par son assistant, Jean-Paul Battaggia, un e-mail reproduisait la publicité du hors-série du Monde
consacré à François Truffaut : « Jean-Luc me demande de vous envoyer la page de publicité
jointe dans laquelle se trouvent, d’après lui, trois
erreurs… ! Saurez-vous les repérer en moins de
cinq minutes ? Il vous fait confiance évidemment sur cette durée de lecture… » Facétieux Godard ! Une seule erreur ayant été décelée dans
le temps imparti, l’entretien n’eut pas lieu…
Du coup, Le Monde se retrouva peu ou prou
dans la situation décrite par Jean-Jacques
Schuhl dans Obsessions, le recueil de nouvelles
qu’il vient de publier chez Gallimard (« L’Infini », 148 p., 15,90 €), lorsqu’un jour Antoine
de Baecque, alors à Libération, lui demanda
« Ne plus décrire
la vie des gens,
mais seulement la vie,
la vie toute seule,
ce qu’il y a entre les gens…
L’espace, le son et les couleurs »
belmondo-godard
dans «Pierrot le Fou»
Cecile Camp, Jean-Luc Godard et Bruno Putzulu, en sélection au 54e Festival de Cannes
pour « Eloge de l’amour », en 2001. Le film est reparti bredouille.
BENAINOUS-DUCLOS
cèrement. Comme on dit au tennis, il “renvoie toutes les balles”. Si le cinéma était
un royaume, Godard serait son fou, celui
dont on attend qu’il fasse preuve de maîtrise en disant que le roi est nu, en disant la
vérité d’une façon imprévisible et drôle. »
L’année de Détective à Cannes, Godard
eut même droit, juste avant sa conférence de presse, à un entartage à la crème
Chantilly. L’entarteur, Noël Godin, reprochait à « JLG » son rapprochement avec
Rome et le Saint-Père (Godard avait autorisé le retrait de Je vous salue Marie des cinémas proches du Vatican). L’image fit le
tour du monde. Beau joueur, Godard déclara : « C’est un vieux gag, ça rappelle les
films muets. »
« Globalement, explique aujourd’hui
Thierry Frémaux, on peut dire que la Nouvelle Vague n’est pas très associée à Cannes. S’agissant de Godard, même un film
comme Eloge de l’amour (2001), que je
trouve sublime, n’a pas réussi à convaincre le jury. » Le 22 avril 1959, dans la revue
Arts, saluant le fait que Les 400 Coups allait représenter la France à Cannes, Godard s’en était pris violemment à « la
technique fausse » de nombre de cinéastes français. Parlant au nom du « vrai visage du cinéma français » – Truffaut, Chabrol, Franju, Melville, Rouch, mais aussi
Renoir et Cocteau –, il s’exclamait : « Ce
sont nos films qui vont à Cannes prouver
que la France a un joli visage, cinématographiquement parlant. Et l’année prochaine, ce sera la même chose. N’en doutez pas ! Quinze films neufs, courageux,
sincères, lucides, beaux barreront de nouveau la route aux productions conventionnelles. Car si nous avons gagné une
bataille, la guerre n’est pas finie. »
Et maintenant, souvenons-nous que
Marivaux, dont il était question au début
de cet article, a écrit une pièce dont le titre est Le Dénouement imprévu. Alors,
rendez-vous le soir du palmarès, le
24 mai… p
franck nouchi
d’écrire un portrait de Jean-Luc Godard. Ce
texte est magnifique. S’approchant au plus
près de la relation intime qu’un spectateur
peut entretenir avec un cinéaste aimé, Schuhl
commence par se souvenir : « La Gauloise entre les dents, lentement, je me suis passé le
pouce sur la lèvre inférieure : j’ai imité Belmondo qui imitait Bogart, ça s’appelle la transmission… »
Il avait alors 18 ou 19 ans. C’était ça, le cinéma,
à cette époque, « une façon d’être, la transparence de l’art et du réel (…). Cette impression d’un
peu de vide entre l’acteur et le décor, comme
quand, entre l’étoffe et la peau, soudain il y eut
du jeu, le mouvement du corps, une libération,
de l’air, et l’air du temps autour. Fini le corset du
scénario, de la phrase amidonnée du théâtre ».
Schuhl poursuit en s’interrogeant sur la nécessité des points à la fin des phrases, quand
survient une question : et la virgule, à quoi
sert-elle ? « Elle associe en douceur, écrit-il,
comme souvent deux plans ou deux séquences
chez Jean-Luc Godard s’enchaînent par le jeu de
la musique, un léger chevauchement, une superposition du commentaire sur les deux, elles
ont un rapport transparent, musical, singulière
chacune et liée, comme devraient être tous les
rapports. »
C’est ainsi : Godard inspire. Ecrivains, philosophes, historiens, combien sont-ils à avoir
éprouvé un jour le désir d’écrire à propos de
l’auteur du Mépris ? Il faut dire que Godard luimême le leur rend bien, n’hésitant jamais, à la
manière d’un Walter Benjamin, à nourrir ses
films de citations. Personne, sans doute, n’a
autant contribué à la gloire d’Elie Faure que
Ferdinand (Belmondo) dans Pierrot le Fou.
Plongé dans son bain, un volume d’Histoire de
l’art à la main, il énonce à voix haute la théorie
faurienne de la peinture comme art de peindre
non les choses, mais ce qu’il y a « entre les choses ». Peu après, dans le même film, BelmondoGodard affine ce programme esthétique : « Ne
plus décrire la vie des gens, mais seulement la
vie, la vie toute seule, ce qu’il y a entre les gens…
L’espace, le son et les couleurs. »
Oui, il en est ainsi du cinéma de Godard, à la
manière de Vélasquez, une tentative de restituer l’entre-deux, ce « rien qui existe » entre
deux objets. Toujours en quête d’une sorte de
traduction de la philosophie en langage cinématographique, il va même jusqu’à considérer
ceci : « La philosophie contemporaine consiste
(…) à décrire le mélange de la conscience avec le
monde. (…) Ce sujet-là est cinématographique
par excellence. »
Pour aller vite, disons qu’Adieu au langage
est une sorte de point d’aboutissement de la
réflexion philosophique de Godard. D’emblée,
il convoque un certain nombre de grands
auteurs, parmi lesquels Soljenitsyne, Dostoïevski, Levinas, Ezra Pound. Plus inattendu, il
rend un vibrant hommage à Jacques Ellul. Citant le titre du livre que Jean-Luc Porquet a consacré à cet intellectuel hors norme, Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu. Nucléaire, nanotechnologies, OGM, propagande,
terrorisme (Le Cherche-Midi, 2003), Godard
embraye sur l’un de ses sujets favoris : « Quelle
différence y a-t-il entre une idée et une métaphore ? » Et il ajoute : « Que se passe-t-il ? De
quoi sommes-nous les témoins mi-fascinés, midévastés ? Continuation vaille que vaille d’un
monde fatigué ? Crise bénéfique du même
monde, en proie à son victorieux élargissement ? Fin de ce monde ? Avènement d’un autre
monde ? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du
siècle, qui ne semble avoir aucun nom clair dans
aucune langue tolérée ? »
Dans son ouvrage Jean-Luc Godard philosophe (L’Age d’homme, 144 p., 19 €), Stefan Kristensen cite le critique et biographe de Godard,
Alain Bergala, pour qui certaines séquences
de Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967)
sont « le cinéma en même temps que la philosophie du cinéma, une philosophie pas très loin
de celle du Merleau-Ponty de L’Œil et l’Esprit,
mais une philosophie gaie et en acte cinématographique ».
C’est cela, Adieu au langage. L’histoire d’un
couple qui se dispute, recueille un chien et,
grâce à ce dernier, parvient à se réconcilier un
peu. « Ce n’est pas l’animal qui est aveugle, dit
Godard, mais l’homme, aveuglé par la conscience et incapable de voir le monde. » Citant
Darwin et Buffon, il ajoute : « Le chien est le seul
être sur Terre qui vous aime plus qu’il ne s’aime
lui-même. »
Au fond, Godard aimerait ne plus entendre
parler des mots. Des mots d’humains, s’entend. Rien à voir avec l’idée de converser avec
Roxy, sa chienne, d’échanger des idées avec
elle. Dans Vanity Fair (mars 2014), la journaliste
Florence Colombani, que l’on entend dialoguer
avec Godard dans l’une des dernières scènes du film, racontait son tournage : « A la fin
de la journée, il me confie : “Adieu au langage, ça
veut dire adieu à la parole qui se prend pour une
parole et qui parle. Adieu aux speakers. Adieu
aux villageois qui se disent des choses comme :
‘ Ah oui, la Marie, c’est elle qui habitait avec Julien, là.’ Cette pauvre parole.” » « Mais vous, le
langage, vous l’utilisez toujours, non ? », s’enquiert la journaliste. « Tous les jours et je m’en
veux », soupire Godard.
Godard préfère filmer. Il filme comme il respire, disait Truffaut. Il filme aussi comme il
pense. Comme il aime.
A ce propos, ainsi qu’il l’avait dit dans JLG/
JLG. Autoportrait de décembre (1995), Godard
ne fera sans doute jamais le seul film qu’il avait
envie de faire : « Je ne le ferai jamais parce qu’il
est impossible. C’est un film sur l’amour, ou de
l’amour, ou avec l’amour. Parler dans la bouche,
toucher la poitrine, pour les femmes imaginer et
voir le corps, le sexe de l’homme, caresser une
épaule, choses aussi difficiles à montrer et à entendre que l’horreur, et la guerre, et la maladie. » Il était une fois Jean-Luc Godard,
l’homme qui, une bonne fois pour toutes, décida de se servir d’une caméra pour faire de la
philosophie… p
f. n.